Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes

BASTIN, Agnès

Auteur moral
France. Plan Urbanisme construction architecture
Auteur secondaire
Résumé
<p><span liberation="" serif="" style="font-size:10.0pt;font-family:">Alors que des millions de tonnes de terres excavées sortent des chantiers franciliens chaque année, que cette matière représente environ 60 % des déchets de chantier en Île-de-France (la principale matière solide produite par les activités urbaines), que ces déblais deviennent des ressources pour l'aménagement, que de nouvelles utilisations se structurent (notamment pour des usages constructifs en génie civil et dans le bâtiment, cette publication s'appuie sur une étude doctorale et une observation participante pour apporter un éclairage sur les jeux d'acteurs autour de ces flux de déblais et sur les transformations au sein du système socio-technique existant. L'autrice explore la gestion existante des terres excavées et l'émergence de nouvelles modalités de gestion à partir du cas du projet Cycle terre de création d'une unité de recyclage de déblais franciliens en matériaux de construction en terre crue. </span></p>
Editeur
PUCA
Descripteur Urbamet
gestion ; opération de construction ; chantier de bâtiment ; chantier de travaux publics ; recyclage ; expérimentation ; matériau de construction
Descripteur écoplanete
Thème
Architecture ; Economie
Texte intégral
Plus de 20 millions de tonnes de terres excavées sortent des chantiers franciliens chaque année. Cette matière représente environ 60 % des déchets de chantier en Île- de-France, soit la principale matière solide produite par les activités urbaines. Ces déblais deviennent des ressources pour l?aménagement suivant des pratiques anciennes de remblais et d?aménagement paysager. Le régime métabolique actuel se recompose sous l?effet combiné des chantiers du Grand Paris et de la mon- tée du référentiel de l?économie circulaire qui contri- bue à mettre les terres à l?agenda politique. De nou- velles utilisations se structurent, notamment pour des usages constructifs en génie civil et dans le bâtiment. Comprendre les jeux d?acteurs qui sous-tendent les flux de déblais permet d?éclairer les transformations à l?oeuvre au sein du système sociotechnique existant, c?est-à-dire à la fois les dynamiques de changement et les effets de verrouillage. Cet ouvrage explore la ges- tion existante des terres excavées et l?émergence de nouvelles modalités de gestion à partir du cas de Cy- cle terre, projet de création d?une unité de recyclage de déblais franciliens en matériaux de construction en terre crue. Il s?appuie sur une recherche doctorale et une observation participante au sein de Cycle terre, projet soutenu par le PUCA dans le cadre de l?appel à projet Démonstrateur industriel pour la ville durable. PU CA G ou ve rn er le m ét ab ol is m e : l es te rr es e xc av ée s fr an ci lie nn es AGNÈS BASTIN GOUVERNER LE MÉTABOLISME : LES TERRES EXCAVÉES FRANCILIENNES Co lle ct io n Ré fle xi on s en p ar ta ge Organisme national de recherche et d?expérimenta- tion sur l?urbanisme, la construction et l?architecture, le Plan Urbanisme Construction Architecture, PUCA, développe à la fois des programmes de recherche inci- tative, et des actions d?expérimentations. Il apporte son soutien à l?innovation et à la valorisation scientifique et technique dans les domaines de l?aménagement des ter- ritoires, de l?habitat, de la construction et de la concep- tion architecturale et urbaine. Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes AGNÈS BASTIN Plan Urbanisme Construction Architecture Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires Arche Sud - 92055 La Défense cedex www.urbanisme-puca.gouv.fr Directrice de la publication Hélène Peskine, secrétaire permanente du PUCA Responsable de l?action Sophie Carré Maquette et mise en page Bénédicte Bercovici, chargée de valorisation ISBN 978-2-11-138220-6 ISSN 2649-4949 (imprimé) ISSN 2801-8532 (en ligne) Couverture : © Agnès Bastin N.B.: Sauf indication contraire, les figures ont été réalisées par l?autrice Février 2023 SOMMAIRE 07. AVANT-PROPOS 09. INTRODUCTION 14. PARTIE 1. LES TERRES EXCAVÉES EN ÎLE-DE-FRANCE: UN RÉGIME SOCIOTECHNIQUE EN MUTATION 19. Des déblais aux remblais: co-production d?une ressource pour l?aménagement? 47. Des circulations et des stocks générateurs de contestations 58. PARTIE 2. UNE DIVERSIFICATION PROGRESSIVE DES PRATIQUES DE GESTION DES DÉBLAIS: QUELLES BIFURCATIONS DEPUIS LE RÉGIME SOCIOTECHNIQUE EXISTANT ? 59. Le Grand Paris Express comme révélateur et facteur de déstabilisation du régime sociotechnique actuel 66. De nouvelles pratiques entre exploration de valorisations matière et consolidation des valorisations volume 76. PARTIE 3. CYCLE TERRE: GENÈSE ET APPRENTISSAGES D?UNE EXPÉRIMENTATION DE SURCYCLAGE DES TERRES EXCAVÉES 78. Expérimenter une filière circulaire des terres aux marges du régime existant de gestion des déblais: la fabrique Cycle terre 94. Un dispositif territorialisé de surcyclage des déblais 100. Approvisionner la fabrique dans un contexte incertain: l?expérimentation d?un dispositif flexible 116. Possibilités et enjeux de diffusion de la fabrique Cycle terreau sein du régime sociotechnique actuel 134. CONCLUSION 144. BIBLIOGRAPHIE 151. TABLE DES FIGURES 153. LISTE DES SIGLES 154. L'AUTRICE 4 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Crédits : Agnès Bastin | 5 Je remercie chaleureusement l?ensemble des personnes qui ont participé à cette enquête et, bien sûr, l?ensemble des partenaires du projet Cycle terre. Je remercie tout particulièrement Silvia De- vescovi et Magali Castex pour leur bienveillance. Mes remercie- ments vont également à mon directeur de thèse, Éric Verdeil, pour ses conseils et relectures et au PUCA pour l?opportunité offerte et son suivi tout au long du processus de publication. AVANT-PROPOS | 7 A l?automne 2021 était inaugurée à Sevran la Fabrique Cycle Terre, et fêté le lancement de la production de matériaux de terre crue issue des chantiers d?excavation du Grand Paris. Destiné à être dupliqué partout où la ressource « terre d?excava- tion de chantiers » est en quantité et qualité suffisante pour être utilisée sur le lieu même des chantiers de construction, le projet Cycle Terre se veut démonstrateur d?une nouvelle façon d?envisa- ger la construction en milieu urbain, en faveur d?une économie circulaire qui minimise la dépense énergétique et la production de déchets. Le volume global de déblais généré par l?ensemble des travaux liés notamment à la création du nouveau réseau de métro du Grand Paris d?ici 2030 est évalué à 400 millions de tonnes. Cycle terre projette de traiter 8000 tonnes par an. Ce projet précurseur ne résout donc pas le problème de l?utilisation ou du stockage des terres déblayées lors des chantiers de construction. Mais il met en lumière le défaut d?une économie linéaire de la construction, à l?heure de la raréfaction des ressources et de la né- cessaire transformation énergétique de nos modes de vie, et pro- pose une réponse, audacieuse. Cet ouvrage s?interroge sur ce que deviennent ces terres excavées qui ne trouvent pas une seconde vie dans les matériaux produits par la Fabrique de Sevran. Agnès Bastin nous expose dans le travail de recherche que le PUCA est heureux de vous présenter ici, le régime de gestion des terres excavées en Ile-de-France, son évolution en lien avec l?ap- parition d?une surproduction de déblais liée à la construction du réseau ferré du Grand Paris Express et des quartiers attenants, et l?émergence de nouvelles filières de valorisation de ces déblais. Ce travail de recherche nourrit la réflexion développée par ailleurs dans différents programmes de recherche ou d?expérimentation soutenus par le PUCA, centrés sur les conditions économiques, sociales et environnementales de la ville productive, sur l?ancrage des villes dans leur territoire, sur la sobriété foncière et la mise en oeuvre du ZAN au sein des collectivités territoriales, ou sur les nouveaux modèles de l?aménagement. Nous remercions vivement Agnès Bastin pour cette contribution à nos travaux. Sophie Carré INTRODUCTION | 9 En 2016, l?exposition Terres de Paris organisée au Pavillon de l?Arsenal a donné à voir les importantes extractions de terre et les mouvements de matériaux excavés que génèrent les chantiers. Les photographies des chantiers urbains et des différents sites de gestion des déblais révélaient un paysage de trous, de tranchées, de tas et de buttes. Les volumes, la variété des matières et des cou- leurs étaient saisissants. L?exposition démontrait l?intérêt de re- garder ces matières comme des ressources pour l?architecture à travers le matériau terre crue (Agence Joly&Loiret, 2016). En écho à la question des déblais du Grand Paris Express, elle a contribué à faire connaître le sujet des terres excavées et à dresser de pre- mières perspectives pour transformer la gestion de ces matières. L?attention à la matérialité de la ville et aux opérations techniques qui la façonnent est au coeur de l?approche socio-écologique et métabolique des systèmes urbains. Le métabolisme urbain dé- signe «l?ensemble des processus par lesquels les villes mobilisent, consomment et transforment des ressources naturelles» (Barles, 2008). De nombreuses analyses quantitatives ont montré que les terres excavées constituent la principale matière rejetée par les villes. En Île-de-France, environ 30 millions de tonnes de terres sont excavées chaque année. L?économie de la production urbaine francilienne s?appuie sur d?importantes excavations pour les fon- dations des bâtiments en hauteur, l?aménagement de parkings et d?infrastructures de transports en sous-sol. Dans un environne- ment urbain dense et fortement artificialisé, les espaces souter- rains sont devenus d?importantes réserves foncières dont l?amé- nagement génère des déblais. La production de matériaux excavés provient majoritairement de la construction et de la démolition bâtimentaire puis de la construction des infrastructures comme le Grand Paris Express (Augiseau, 2017 ; CitéSource et al., 2022). Le devenir de ces terres constitue un enjeu de poids en Île-de- France. Se pose tout d?abord la question de la gestion de ces ma- tières pondéreuses et volumineuses qui prennent, pour une large part, le statut de déchet. Quelles filières de gestion suivent-elles et 10 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes avec quels effets spatiaux et environnementaux? D?autre part, ces matières excavées contiennent des ressources pour la construc- tion, granulats mais aussi terres cohésives pouvant alimenter des filières de matériaux géo-sourcés (Gasnier, 2019). Alors que les ressources minérales locales nécessaires à la réalisation des chan- tiers de renouvellement urbain et de densification s?amenuisent, comment les terres excavées pourraient-elle être davantage valo- risées dans le cycle de la construction? Cet ouvrage traite principalement des terres excavées non concer- nées par des pollutions anthropiques1. Elles constituent en fait une large majorité des excavations, la pollution anthropique se concentrant dans les couches de surface. Cependant, le caractère inerte des terres ne signifie pas qu?elles ne contiennent aucun pol- luant mais que les concentrations de polluants sont inférieures aux seuils fixés pour le critère inerte, ceux-ci étant très bas. En outre, les terres inertes peuvent avoir été anthropisées. En s?inté- ressant à la topographie parisienne, Mathieu Fernandez a montré qu?une grande partie du sol urbain résultait de mouvements de sol liés à l?urbanisation progressive de la métropole parisienne (Fernandez, 2018). Ainsi, inerte ne veut pas dire naturelle ou non anthropisée. L?ouvrage poursuit deux axes principaux de questionnement. Le premier concerne la compréhension du métabolisme existant des terres excavées métropolitaines à travers le cas de l?Île-de-France. Les analyses de flux de matière révèlent les matières qui entrent et sortent du système urbain, et s?y accumulent. Elles ont permis de mettre en évidence l?importance quantitative des matériaux excavés parmi les déchets de chantier. En revanche, elles ne per- mettent pas d?étudier le fonctionnement interne du système ur- bain, qui demeure une boîte noire. Je m?emploie ici à ouvrir cette boîte en documentant les échanges de matières entre espaces producteurs et récepteurs de terres excavées ainsi que les formes 1 Il s?agit donc principalement de terres correspondant à la codification 170504 «terres et cailloux autres que ceux visés à la rubrique 170503» et, dans une moindre mesure, à la codification 170503 «terres et cailloux contenant des substances dan- gereuses» de la nomenclature des déchets (Annexe de la décision 2014/955/UE). Introduction | 11 prises par les lieux de leur gestion. J?étudie également les déter- minants sociaux, économiques et politiques qui orientent les cir- culations et les accumulations de matière, dans une perspective d?écologie politique urbaine. Il s?agit de rendre compte des rap- ports de force et des processus de régulation des échanges et des différentes opérations de transformation des matières (Desvaux, 2019). Le second questionnement s?attache à identifier les facteurs et les formes de recomposition des modes existants de gestion des terres excavées. Les modalités existantes de gestion forment un régime sociotechnique, c?est-à-dire un ensemble de règles, de normes, de techniques et de processus socio-économiques stabi- lisés (Geels et Schot, 2007). L?emploi du terme «sociotechnique» souligne le fait que les objets techniques sont le résultat d?inno- vations techniques et de transformations sociales. Ils sont ainsi analysés dans la complexité du tissu de relations sociales dans les- quels ils prennent place (Akrich, 1989). Le régime sociotechnique de gestion des terres excavées connaît aujourd?hui des facteurs de transformation liés à la fois au tarissement progressif des exutoires historiques de gestion des déblais, à des contestations habitantes et politiques ainsi qu?à l?émergence de nouvelles valorisations des terres. Dans quelle mesure le régime métabolique existant des terres excavées s?en trouve-t-il transformé et via quels processus? Ce travail s?appuie sur une recherche doctorale intitulée « Des métabolismes territoriaux en transformation? Gouvernance des matériaux de chantier et expérimentations de nouvelles valorisa- tions en Île-de-France et dans la région de Bruxelles ». Dans ce cadre, j?ai mené des entretiens auprès des représentants de fédé- rations et de syndicats professionnels de la construction, des tra- vaux publics et des activités extractives. J?ai également conduit des entretiens auprès de maîtres d?ouvrage, d?acteurs en charge de la planification territoriale et de porteurs d?innovations en Île-de- France. Ces entretiens ont été intégrés à un réseau documentaire plus large comprenant des documents de communication, des plaidoyers de groupes professionnels, des rapports, des articles de presse et l?observation de réunions de travail et de visites or- ganisées par les administrations publiques et/ou des fédérations professionnelles. J?ai également participé au projet Cycle terre, 12 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes piloté par la commune de Sevran et Grand Paris Aménagement. Lauréat de l?appel à projet européen Actions innovatrices urbaines, ce projet désigne la réalisation d?un site urbain de production de matériaux de construction en terre crue à partir de terres excavées franciliennes. Il a également été sélectionné lors de l?appel à pro- jets Démonstrateur industriel pour la ville durable en 2017 et a, à ce titre, été accompagné par le Plan Urbanisme Construction Ar- chitecture (PUCA). En tant que partenaire académique du projet, j?ai documenté par observation participante les différentes étapes de sa conception, du lancement à l?ouverture du site en septembre 2021. Cycle terre a constitué une scène d?observation de l?expé- rimentation urbaine en train de se faire et de ses effets avérés et potentiels sur le régime existant des terres excavées franciliennes. L?expérimentation est comprise ici comme une opération ur- baine caractérisée par l?incertitude, la recherche de changement par rapport aux modalités existantes de gestion des déblais, la production de nouvelles régulations et son caractère située (Ka- rvonen et Heur, 2014). Se pose la question de la création de l?expé- rimentation, de ses évolutions jusqu?à la stabilisation du dispositif technique puis de sa pérennité voire de sa diffusion. L?ouvrage s?organise en trois parties. La première dresse un por- trait du régime sociotechnique existant des terres excavées fran- ciliennes. Elle expose les principales filières de gestion suivies par les terres entre valorisation et stockage, deux modalités parfois difficiles à distinguer, et souligne les relations de pouvoir dans lesquelles elles sont imbriquées. La deuxième partie identifie des facteurs de transformation du régime sociotechnique existant, qui contribuent à une progressive mise à l?agenda régional des terres excavées. La troisième partie se centre sur le projet Cycle terre, analysé comme une expérimentation de surcyclage des déblais dans la construction. Elle contribue à explorer des bifurcations par rapport au régime sociotechnique actuel. | 13 Crédits : Agnès Bastin PARTIE 1 Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation Introduction | 15 Les terres excavées sont principalement réutilisées en sols et en sous-sols via le réaménagement de carrières et l?aménagement de remblais. Elles participent donc à produire des sols anthro- piques. Ces usages s?inscrivent dans la continuité des pratiques historiques de gestion des terres dont les traces sont aujourd?hui perceptibles dans les buttes parisiennes et les parcs franciliens tels que celui de Georges-Valbon à la Courneuve (Fernandez, 2018; Semlali et Landau, 2020). Une des caractéristiques de la pé- riode contemporaine est l?augmentation des volumes excavés et, par conséquent, l?intensité des transformations du sol. En 2015, l?Observatoire régional des déchets d?Île-de-France établit que 8 millions de tonnes de terres sont utilisées en réaménagement de carrière en activité et 6,5 millions de tonnes déposées en ins- tallation de stockage des déchets inertes. Une très faible quantité est recyclée en matériaux routiers comme les terres chaulées, en matériaux de construction comme les briques de terre et en terres végétales. Environ 4 millions de tonnes sont réemployées dans d?autres chantiers, dans des projets d?aménagement tels que des remblais servant de support pour des golfs, des merlons acous- tiques ou des parcs, par exemple, ou partent dans des décharges illégales (Institut Paris Région et Ordif, 2019). Cette dernière statistique est soumise à de fortes incertitudes. D?une part, les terres réemployées au sein des chantiers d?exca- vation ou bien dans d?autres chantiers du même maître d?ouvrage ne prennent pas le statut de déchet et ne font donc pas l?objet d?un suivi statistique. Les estimations pour ces terres en Île-de-France sont réalisées à partir des données de l?activité économique du secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP) et de dires d?ac- teurs. Elles varient ainsi entre environ 1,8 millions de tonnes et 50 millions de tonnes pour 2013 (Augiseau, 2017). Le chiffre de 4 mil- lions de tonnes s?appuie sur les travaux du Plan régional de pré- vention et de gestion des déchets qui estiment plus crédible l?es- timation la plus basse. D?autre part, il n?existe pas de statistiques centralisées concernant les projets d?aménagement. Ils sont sou- mis à déclaration préalable ou à autorisation sous la forme d?un 16 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes permis d?aménager délivré par le maire2. Cependant, ces permis ne sont pas compilés dans une base de données unique et ne font donc pas l?objet d?un suivi statistique régional, à la différence du remblayage de carrière et des installations de stockage des dé- chets inertes (ISDI). Par conséquent, l?évaluation de la quantité totale de déblais produits en Île-de-France reste incertaine et la connaissance des mouvements de terres demeure parcellaire. Malgré leurs limites, ces mesures donnent à voir les ordres de grandeur pour les différentes filières de gestion des terres franci- liennes. Selon les catégorisations issues de la règlementation eu- ropéenne, les quantités de terres valorisées et éliminées semblent à peu près équivalentes. En effet, la directive européenne relative aux déchets assimile le recyclage, le remblayage de carrières et les permis d?aménager à de la valorisation tandis que le stockage en ISDI est considéré comme une élimination3. Cependant, ces ca- tégories juridiques ne rendent pas toujours compte des pratiques réelles. En particulier, certains aménagements peuvent s?appa- renter à du stockage quand certaines installations de stockage peuvent prendre la forme d?aménagements paysagers. Une même pratique de remblai peut donc être qualifiée de stockage ou de valorisation selon le véhicule juridique choisi par l?entrepreneur, à savoir ISDI ou permis d?aménager. Au-delà de la catégorisation des pratiques comme valorisation ou élimination sujette à discus- sion, la question posée est celle de leur contribution à une gestion circulaire des terres excavées. Cette partie rend compte du fonc- tionnement des circulations franciliennes de déblais ainsi que des relations et contestations sociales qui se nouent autour de l?accu- mulation des terres en certains endroits. 2 Les projets d?aménagement peuvent également être soumis à une autorisation environnementale s?ils dépassent 10 hectares ou s?ils sont soumis à la loi sur l?eau (Direction régionale et interdépartementale de l?environnement et de l?énergie Ile- de-France, 2018, p.7). 3 Directive européenne 2018/851, Article 3. 15bis et17bis et Article 11.bis§5. Introduction | 17 ENCART MÉTHODOLOGIQUE : QUELLES SOURCES DISPONIBLES POUR ÉTUDIER LES REMBLAIS ? Afin de commencer à quantifier et à cartographier les rem- blais, d?objectiver l?évolution de leurs formes et de leurs usages et d?identifier les types de terrain sur lesquels ils sont aménagés, une base de données des ISDI et des principaux aménagements réalisés entre 2008 et aujourd?hui a été consti- tuée. Ce recensement demeure cependant très partiel. Si les remblais sous le régime des ISDI sont relativement faciles à étudier grâce aux autorisations préfectorales qui précisent les volumes autorisés, les dates, le nom de l?exploitant et les parcelles cadastrales sur lesquelles l?installation est réalisée, il n?en va pas de même pour les permis d?aménager. Délivrés par le maire, ils demeurent mal connus. Un premier recense- ment a donc été réalisé à partir d?une revue de presse dans Le Parisien, quotidien régional doté d?éditions départementales, Le Monde et Les Echos. Un corpus d?articles a été constitué à partir des mots-clés «terre», «déblais», «remblais», «permis d?aménager», «décharges sauvages» et «ISDI» depuis les ar- chives disponibles en ligne. Il a permis d?identifier de grands projets d?aménagement mais aussi de renseigner des conflits entourant les projets de remblais. Il introduit néanmoins un biais vers les gros remblais et les remblais litigieux. Or, les en- tretiens réalisés ont montré que de nombreux permis d?amé- nager, parfois de petite taille, sont autorisés par les maires et que de nombreux circuits informels de gestion des terres existent allant de l?échange de terre entre chantiers aux dépôts illégaux. Ils témoignent des enjeux de traçabilité associés aux circulations des terres. Si les installations font l?objet d?une traçabilité via des bordereaux de suivi des déchets, les flux issus des chantiers qui vont vers d?autres exutoires, comme la réutilisation entre chantiers, ne sont pas suivis. Une partie part en aménagement mais une autre est gérée via des circuits informels. Ceux-ci ont été ici laissés de côté mais pourraient être approfondis dans le cadre d?une autre étude. Enfin, les sites internet des gestionnaires de déblais (ECT, Picheta, Cosson, Société du Grand Paris, etc.) ont permis de compléter la base de données. Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation 18 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes La base a été organisée en trois dates(2008, 2014, aujourd?hui) qui délimitent trois périodes caractérisées par des régimes ju- ridiques et des cycles de la construction différents. En 2006, le régime des ISDI remplace celui des décharges de classe 3 avec l?apparition de la réglementation des installations clas- sées pour la protection de l?environnement (ICPE). Entre 2006 et 2008, beaucoup d?autorisations d?exploiter des ISDI sont délivrées dans une période de croissance du BTP. Entre 2009 et 2014, le BTP connaît une période de recul à la suite de la crise économique. Peu de nouvelles ISDI sont ouvertes mais beaucoup d?extensions et de prolongations d?ISDI existantes sont autorisées. Enfin, la période récente est caractérisée par la reconfiguration de pratiques suite à l?élaboration du Plan régional de prévention et de gestion des déchets issus des chantiers en 2015 et au lancement des travaux du Grand Paris Express. Les données renseignées combinent des informa- tions administratives (date et durée d?autorisation, volume de terres autorisé, statut juridique), géographiques (commune, superficie des remblais et mode d?occupation du sol avant le remblai), fonctionnelles (usage du remblai) et d?autres plus qualitatives concernant les conflits éventuels, les acteurs im- pliqués, etc. La provenance des déblais, donnée intéressante pour connaître les liens métaboliques entre territoires de la région, n?a quasiment jamais pu être renseignée. L?enquête s?est également appuyée sur des entretiens avec des entreprises gestionnaires de déblais, la Société du Grand Pa- ris ainsi que sur des observations lors d?événements autour du devenir des déblais en Île-de-France afin de comprendre les logiques d?acteurs qui sous-tendent les filières existantes et les évolutions en cours. Des entretiens ont également été réalisés auprès des collectivités locales : la Région Île-de- France en charge de la planification des déchets, le départe- ment de Seine-et-Marne qui accueille de nombreuses ISDI et une commune de Seine-et-Marne, choisie parce qu?elle concentre plusieurs remblais. Cette enquête par entretiens a permis d?approfondir les dimensions sociopolitique et terri- toriale des pratiques de remblais dans une perspective d?éco- Introduction | 19 logie politique. En revanche, elle n?interroge pas de manière systématique les relations nouées entre maîtres d?ouvrage, entrepreneurs de travaux, terrassiers et gestionnaires finaux des déblais. Cette perspective serait intéressante pour étudier plutôt la chaîne de décisions quant au devenir des déblais et pour identifier des leviers de transformation. Elle pourrait faire l?objet d?une enquête future. Des déblais aux remblais: co-production d?une ressource pour l?aménagement? Les terres excavées, sous-produits d?activités de construction et de travaux publics devenus déchets, sont utilisées comme ressources matérielles et financières dans le cadre du réaménagement de carrière, de l?aménagement de remblais sous la forme d?instal- lation de stockage des déchets inertes ou de permis d?aménager. Ces formes de valorisation peuvent être qualifiées de valorisation «volume», par distinction de la valorisation «matière». Elles s?ap- puient sur la quantité des terres davantage que sur leurs carac- téristiques granulométriques, chimiques et hygrométriques qui sont, elles, déterminantes pour la transformation des matières excavées en matériaux de construction routière ou bâtimentaire4. Trois types d?entreprises participent au marché de la gestion des terres excavées: les exploitants de carrière qui pratiquent du rem- blayage dans leur sites d?extraction, les entreprises de terrasse- ment et de travaux publics détenant des installations de stockage et les entreprises spécialisées dans la gestion des déblais. 4 Cette distinction diffère de celle opérée par la législation européenne entre «va- lorisation énergétique» et «valorisation matière» dans la mesure où la directive cadre déchets intègre le remblayage à la « valorisation matière » selon l?Article 15)bis de la directive n°2008/98/CE. Elle se rapproche davantage de la distinction opérée entre «valorisation matière de manière qualitative» et de «manière quan- titative» récemment utilisée par la Région Île-de-France dans le Plan régional de prévention et de gestion des déchets. Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation 20 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Le remblayage de carrières en activité est réalisé par les exploitants qui y sont autorisés dans le cadre du réaménagement de carrière pour la remise en état du site, sa stabilité et sa restitution à la col- lectivité ou au propriétaire privé. Les autorisations préfectorales délivrées aux exploitants de carrière concernent l?exploitation de la carrière mais aussi son réaménagement, qui fait l?objet d?un plan de remise en état, d?une étude d?impact et d?une enquête pu- blique5. Le remblayage ne constitue pas leur coeur de métier mais une activité connexe qui permet le réaménagement des carrières à un moindre coût. En effet, l?utilisation de déchets inertes, prin- cipalement des terres, s?avère financièrement intéressant pour les exploitants qui substituent une ressource secondaire ayant le statut de déchet et donc un coût, à une ressource primaire ayant un prix. Autrement dit, les exploitants de carrière sont rémunérés pour recevoir les déblais inertes alors qu?ils devraient payer pour s?approvisionner en matières primaires autrement. Cette pratique est considérée et comptabilisée comme de la valorisation dans la mesure où elle repose justement sur la substitution d?une matière primaire par une matière secondaire6. Les installations de stockage des déchets inertes et les permis d?aménager sont pour une petite partie réalisée par des entre- prises de terrassement et de travaux publics. Celles-ci ont déve- loppé des activités de gestion des terres de manière à maîtriser leurs coûts d?élimination au sein de leurs chantiers, et à proposer ainsi des réponses aux appels d?offres attractives parce que moins coûteuses. Comme pour les exploitants de carrière, il ne s?agit pas de leur coeur de métier mais d?une activité connexe aux côtés d?ac- 5 La législation distingue le remblayage de carrières en activité, qui se fait dans le cadre de la gestion des carrières, et le remblayage d?anciennes carrières, qui se fait dans le cadre des installations de gestion des déchets inertes. Par ailleurs, l?arrêté ministériel du 22 septembre 1994 encadre le remblayage en précisant les caracté- ristiques des matériaux pouvant être utilisés. 6 La substitution est la condition pour considérer ces remblayages comme de la valorisation, comme le précise la directive européenne 2018/851, 17bis): «Les dé- chets utilisés pour le remblayage doivent remplacer des matières qui ne sont pas des déchets, être adaptés aux fins susvisées et limités aux quantités strictement nécessaires pour parvenir à ces fins.» Introduction | 21 tivités de terrassement, de travaux de voirie, de recyclage de maté- riaux et de commerce de matériaux de construction. Enfin, une majorité des ISDI et des projets d?aménagement en Île-de-France sont réalisés par une entreprise, ECT, qui s?est spé- cialisée dans la gestion des déblais et se trouve en situation de quasi-monopole sur le marché des valorisations volume hors remblayage de carrière. Elle regroupe 190 salariés et gère envi- ron 15 millions de tonnes de matériaux excavées par an dans des installations de stockage des déchets inertes ou dans des projets d?aménagement pour un chiffre d?affaires d?environ 160 millions d?euros en 20197. L?entreprise se définit comme un «réemployeur de terre»8 et un aménageur d?espaces paysagers. Son modèle éco- nomique repose sur les coûts d?acceptation des terres à l?entrée des installations. Elle est donc rémunérée par les terrassiers pour gérer leurs déblais. La carte ci-après (Figure 1) localise les carrières accueillant des déblais inertes pour remblayage et les installations de stockage des déchets inertes. Les volumes représentent les capacités auto- risées de remblayage et pas les quantités de déblais effectivement reçues. Celles-ci varient chaque année selon le phasage d?exploi- tation des installations, ce qui rend la cartographie difficile à ré- aliser. Les projets d?aménagement, qui ne font pas l?objet d?une base de données régionale, n?y sont pas représentés. Cette carte dessine une géographie marquée par la concentration des instal- lations au Nord-Ouest et au Nord-Est de l?Île-de-France. Cette partie se concentre sur le devenir des terres excavées dans le cadre des installations de stockage des déchets inertes et des pro- jets d?aménagement. Le réaménagement de carrière est laissé de côté car considéré comme différent du fait de sa large dimension souterraine et dans la mesure où le remblayage est intégré dès la phase d?exploitation de la carrière. Je m?intéresse en fait ici à la 7 Selon les chiffres communiqués dans la presse (Lupieri, 2020). 8 Communication de Laurent Mogno, président d?ECT, au colloque intitulé La terre dans tous ses états, coorganisé par l?École des Ingénieurs de la Ville de Paris et ECT, 10 avril 2019. Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation 22 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Figure 1. Localisation des ISDI et des principales carrières autorisées au remblayage en 2015 Source: Vialleix M., Augiseau A. et Bastin A., mai 2020, « Vers un modèle circulaire pour les matériaux de construction », Note rapide de l?Institut Paris Région, n°849, p. 2 | 23 contribution des terres excavées à l?aménagement des espaces franciliens. L?analyse des formes prises par les installations de stockage des déchets inertes et les grands projets d?aménagement entre 2008 et aujourd?hui montre que ces remblais remplissent des fonctions locales variées: protection phonique et visuelle sous la forme de merlon, aménagements paysagers, comblement de carrières, etc. (Figure 2). Ces fonctions évoluent au cours de la pé- riode. Entre 2008 et 2014, les remblais prennent principalement la forme de merlons phoniques et visuels et d?exhaussement de ter- rains agricoles. Des usages ponctuels pour des aménagements de type golf existent également. Actuellement, ces usages perdurent mais d?autres se développent comme l?aménagement de grands parcs urbains. Ils ne constituent pas une nouveauté et s?inscrivent plutôt dans la continuité des pratiques de gestion des terres réu- tilisées pour l?aménagement urbain et paysager lors des périodes de grands travaux. Les Parcs Montsouris et des Buttes-Chaumont, aménagés au XIXème siècle notamment à partir des déblais des tra- vaux haussmanniens, et le Parc Georges-Valbon à la Courneuve, réalisé grâce à l?apport de terres du creusement des Halles, de la construction du périphérique et de l?autoroute A86 dans les an- nées 1970, en sont des exemples frappants (Semlali et Landau, 2020). Des usages nouveaux mais plus marginaux se développent comme l?installation de centrales photovoltaïques sur les pentes des remblais. Enfin, l?analyse spatialisée montre une surreprésen- tation des remblais en Seine-et-Marne et leur concentration dans quelques communes ou intercommunalités périurbaines proches du front d?urbanisation au cours de la période. Cette concentration et cette stabilité dans le temps s?expliquent par l?existence de contraintes réglementaires comme la patrimoniali- sation de l?Ouest francilien, qui rend difficile des modifications du modelé paysager, des caractéristiques géographiques comme la faible densité et la présence de grands réseaux de transports rou- tiers à l?Est mais aussi la spécialisation de certains territoires dans l?accueil des déblais. Certaines communes semblent se spéciali- ser dans cette activité, pourtant porteuse de risque juridique en cas de stockage de terres polluées et de risque politique en cas de contestation habitante des infrastructures de gestion des déchets. Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation 24 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Nous faisons l?hypothèse de l?existence de coalitions locales im- pliquant des entreprises de gestion des terres, des communes, des intercommunalités et des propriétaires fonciers privés qui valo- risent le volume de terre inerte pour financer et réaliser des amé- nagements. Ces coalitions désignent l?alignement et la conver- gence des intérêts de ces différents acteurs. Elles contribuent à l Val d'Oise Thoiry Essonne Types de foncier initial Parcelles agricoles Zoo Carrière ? Décharge ? Friche industrielle ? Parcelles agricoles et carrière Volume de terre (t) 0 16000000 0 5348920 2008 Annet· sur-Marne Moissy? Cramayel ? Golf ? ISDI Seine-et-Marne (-? Autorisation en cours ,_, 0 1176898 ? 100000 Val d'Oise Yvelines Essonne 2014 ? Villeneuve f Annet­ sur-Marne Moissy­ Cramayel Seine-et-Marne 2021 Annet- ? sur-Marne  Seine-et-Marne 18 km | 25 Figure 2. Évolution des formes de valorisation volume (ISDI et permis d?aménager) entre 2008 et 2021 Sources: Autorisations préfectorales, revue de presse, entretiens (voir l?encart mé- thodologique). Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation l Val d'Oise Thoiry Essonne Types de foncier initial Parcelles agricoles Zoo Carrière ? Décharge ? Friche industrielle ? Parcelles agricoles et carrière Volume de terre (t) 0 16000000 0 5348920 2008 Annet· sur-Marne Moissy? Cramayel ? Golf ? ISDI Seine-et-Marne (-? Autorisation en cours ,_, 0 1176898 ? 100000 Val d'Oise Yvelines Essonne 2014 ? Villeneuve f Annet­ sur-Marne Moissy­ Cramayel Seine-et-Marne 2021 Annet- ? sur-Marne  Seine-et-Marne 18 km 26 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes gérer le devenir de ces matières faiblement gouvernées par les acteurs publics. La circulation et le stockage des terres s?accom- pagnent de circulation et d?accumulation monétaires entre des acteurs économiques et territoriaux (Heynen et al., 2006). Quels sont les mécanismes de coordination et de coopération entre ces acteurs et dans quelle mesure contribuent-ils à une économie cir- culaire des terres en Île-de-France ? Acteurs et ressources des coalitions locales de valorisation volume des déblais La gouvernance des terres excavées franciliennes ne peut pas se comprendre uniquement par l?analyse des acteurs administratifs et institutionnels et de leurs compétences. En effet, la gestion des terres excavées est de la responsabilité des entreprises qui les pro- duisent. À la différence des déchets ménagers, par exemple, les collectivités locales n?ont pas la responsabilité de leur gestion. La gouvernance des terres excavées en Île-de-France peut être comparée à un régime au sens de Clarence Stone, c?est-à-dire un processus de gouvernance stabilisé dans le temps qui s?appuie sur des coalitions d?acteurs urbains, publics et privés. Celles-ci sont caractérisées par leur composition, la nature des relations entre leurs membres et les ressources qu?ils y apportent (Stone, 1993). Les coalitions constituent des groupes d?acteurs dont les relations sont «stabilisées autour de mécanismes d?échanges de ressources et de partages de bénéfices tirés de l?action conjointe» (Dormois, 2006). Leur fonctionnement repose sur des mécanismes de coor- dination et de stabilisation dans le temps ainsi que sur des inter- dépendances entre les ressources dont dispose chaque acteur. Les coalitions de gestion des terres excavées impliquent des com- munes de seconde couronne, plutôt pavillonnaires, à l?interface entre espace urbain et rural, des entreprises de gestion des terres et des propriétaires fonciers. Elles sont qualifiées de locales dans la mesure où elles s?appuient sur la rencontre entre les intérêts lo- calisés des entreprises de gestion des déblais qui recherchent des terrains pour valoriser les déblais et les intérêts locaux de com- munes périurbaines de l?aire métropolitaine francilienne qui fi- nancent ainsi des aménagements à moindre coût. | 27 Au sein de ces coalitions, l?entreprise de gestion des terres apporte des ressources monétaires issues de la rémunération des terres. Le prix d?acceptation des terres inertes varie selon les installations mais se situe entre 6 et 10 euros par tonne. Elle apporte également des ressources cognitives à travers son expertise dans le stoc- kage et le réemploi des déblais et sa capacité de réalisation opé- rationnelle (machines et ressources humaines). Les collectivités, notamment les communes, apportent des ressources juridiques. Elles disposent d?un pouvoir règlementaire d?autorisation via les permis d?aménager et de contrôle via la police du maire. Elles ap- portent également leur connaissance du territoire et des habitants ainsi que la confiance qu?elles ont nouée avec certains d?entre eux. En mobilisant cette «ressource interactive», selon les termes de Stéphane Lambelet et Géraldine Pflieger (2016, p.9), elles peuvent faciliter la négociation entre un propriétaire foncier privé et l?en- treprise de gestion des terres mais peuvent aussi apporter des ressources foncières directement. Enfin, les propriétaires privés apportent principalement des ressources foncières. Chaque acteur impliqué dans la coalition bénéficie de sa partici- pation. Les collectivités tirent des bénéfices à la fois économiques, politiques et matériels. Elles font réaliser des aménagements tels que des merlons anti-bruit et des parcs à moindre coût dans un contexte de raréfaction des ressources budgétaires locales (Fi- gure3). Le maire d?une commune francilienne donne l?exemple de la remise en état d?une friche agricole par une entreprise spé- cialisée dans la gestion des terres, qui lui a permis d?économiser environ 100 000 euros grâce à la construction d?un chalet et à la plantation de vignes par l?entreprise à titre gratuit9. Les aména- gements peuvent dépasser la réalisation du remblai paysager et intégrer des réhabilitations de bâtiments ou des constructions de 9 Entretien avec le maire d?une commune francilienne, 10 décembre 2019. On pourrait citer de multiples autres exemples. À Claye-Souilly, par exemple, la même entreprise a réalisé un bassin de rétention en partenariat avec le Syndicat Inter- communal du Bassin de la Haute et Basse Beuvronne, ce qui a permis à la com- mune d?économiser 230 000 euros selon le journal de Claye Souilly («Bassin de ré- tention de Mauperthuis. Une protection pour les riverains.», J?aime Claye-Souilly, le mag. n°128, Octobre 2019, p. 26). Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation 28 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes ronds-points. Les circulations de terre s?accompagnent donc de circulations monétaires mais aussi de services matériels, comme l?expriment un cadre d?une entreprise spécialisée : « Comment rémunère-t-on les communes? Ou bien on achète les terrains, ce qui leur fait un apport de fonds, ou bien on pro- cède par offre de concours. Les communes nous disent que ce qui les intéresse, ce n?est pas de récupérer les fonds mais plutôt qu?on leur construise un rond-point ou qu?on finance la rénovation de la toiture d?une église.» (Cadre d?une entreprise spécialisée dans la gestion des terres excavées, 2019) Figure 3. Exemples d?aménagements en volume franciliens Sources: Agnès Bastin, 2018 et 2019 | 29 Les propriétaires fonciers privés tirent en premier lieu des béné- fices monétaires. Le maire d?une commune francilienne donne l?exemple des agriculteurs pour qui la vente ou la location de leur terrain à une entreprise pour gérer des terres excavées, est plus rentable que son exploitation: «Le terrassier a des besoins pour faire une installation de stoc- kage des déchets inertes. Il peut acheter ou louer le terrain. Il met la terre, exhausse le terrain et restitue ensuite le terrain à l?agriculteur. Pour les agriculteurs, cela finance des travaux. Cela peut aussi être intéressant s?ils n?ont pas de repreneur; alors ils peuvent donner un autre usage à leur terrain.[?] Ce sont souvent des agriculteurs avec beaucoup de terrains. Vous voyez, les terrains en question, ce sont des terrains morcelés, difficiles à exploiter. Ils se disent qu?avec ces terrains, autant s?en séparer et gagner un peu d?argent dessus. » (Maire d?une commune francilienne, 2019) Cependant, la rémunération des propriétaires privés dans le cadre d?aménagement a été interdite par la loi pour la transition énergé- tique et la croissance verte en 201510 afin de limiter les pratiques abusives, notamment le stockage dissimulé de terres excavées. Cette mesure favorise le recours aux ISDI plutôt qu?aux permis d?aménager dans le cas de fonciers détenus par des propriétaires privés. Enfin, l?entreprise de gestion des terres tire des bénéfices écono- miques directs de la réalisation des aménagements via la marge réalisée. Les prix d?acceptation des terres à l?entrée des installa- tions, qu?il s?agisse de permis d?aménager ou d?ISDI, varient d?un projet à l?autre. Plusieurs critères11 entrent en jeu dans la forma- tion des prix à l?entrée des installations: ? l?emplacement du terrain récepteur des déblais: plus il est loin du site d?excavation et difficilement accessible, moins le prix des terres est élevé. Pour le terrassier, le coût d?acceptation des terres à 10 Article L541-32-1 du Code de l?Environnement. 11 Entretien avec deux cadres d?une entreprise spécialisée, 20 mai 2019. Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation 30 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes l?entrée des installations s?ajoute au coût du transport. Si la somme des deux est trop élevée, il n?y a pas d?incitation à venir déposer ces terres dans l?installation en question ; ? le prix du foncier et le coût de l?aménagement: ils se répercutent sur le prix des terres afin de financer l?aménagement. Le coût d?acceptation des terres à l?entrée des carrières autorisées au rem- blayage est en moyenne inférieur à celui des ISDI. Selon des dires d?acteurs, il se situe entre 3 et 6 euros la tonne. On peut expliquer cette différence par le fait que le bilan économique global de la carrière intègre le remblayage mais aussi la vente des matériaux extraits au cours de l?exploitation. De même, les coûts des ma- chines sont mutualisés entre l?exploitation et le remblayage. En- fin, la localisation souvent plus lointaine des chantiers de la zone dense métropolitaine peut également contribuer à ce coût plus faible. Ces éléments diffèrent des ISDI et projets d?aménagement dans lesquels le financement de l?opération repose uniquement sur la réception des déblais ; ? la catégorie des terres: certaines terres qui ne répondent pas aux critères de l?inerte peuvent être stockées dans des ISDI dite 3+ plu- tôt qu?en décharge d?ordures ménagères (installations de stockage des déchets non dangereux non inertes). L?installation est alors équipée de casiers spécifiques pour accueillir ces terres et celles- ci coûtent plus chères à l?entrée ; ? la marge appliquée par l?entreprise, qui n?est pas connue. Au-delà du bénéfice monétaire, l?entreprise de gestion des terres excavées développe un réseau de bonnes relations avec les com- munes qui deviennent des partenaires privilégiés pour la réalisa- tion de nouveaux aménagements. Dans un contexte de durcisse- ment des autorisations préfectorales d?ISDI, de contrôle citoyen grandissant, de régulation croissante des permis d?aménager et, plus généralement, de pénurie de foncier disponible, ces rela- tions constituent une ressource importante pour la prospérité de l?entreprise. Par exemple, ECT bénéfice d?une bonne réputation dans un secteur où les pratiques informelles voire illégales sont fréquentes: | 31 « ECT est une référence en la matière : il y a beaucoup de contrôle, il y a des caméras. Qu?on fasse un modelé de ter- rain, en faisant très attention à l?hydraulique, à l?écoulement des eaux, ça me paraît bien.» (Maire d?une commune franci- lienne, 2019) Gestionnaires de terres excavées, communes et propriétaires fon- ciers échangent donc des ressources à la fois matérielles et imma- térielles (Figure 4). Ces échanges répétés conduisent à la mise en place de routines de coopération, qui se traduisent spatialement par la continuité des pratiques de valorisation volume et leur concentration dans quelques communes. Les valorisations vo- lume mises en oeuvre dans le cadre de ces coalitions ne se font pas pour autant sans régulation publique supra locale. L?État via les préfectures de région, leurs unités départementales et les services dédiés comme la Direction régionale et interdépartementale de l?environnement et de l?énergie (DRIEE12) ainsi que les collectivi- tés territoriales exercent un contrôle sur une partie des valorisa- tions en volume. Elles participent également aux décisions de po- litique publique prises dans le cadre de la planification régionale des déchets pouvant influer sur la dynamique de ces coalitions. Une des spécificités de l?Île-de-France est la présence d?une en- treprise dont le coeur de métier est le réemploi des terres excavées dans des projets d?aménagement. Ce modèle économique fondé sur le financement d?aménagements par l?apport de terres s?est dé- veloppé dans les années 1970 avec l?aménagement du Parc de la Courneuve. Un projet de parc au nord de l?Île-de-France existait depuis la fin du XIXème siècle. Il avait pris forme dans les années 1930 dans le cadre de la politique d?aménagement « d?espaces libres» au service des populations ouvrières du Conseil Général de la Seine dans une zone du département faiblement pourvue en parc contrairement à l?Ouest (Bois de Boulogne), à l?Est (Bois de Vincennes) et au Sud (Parc de Sceaux). Après-guerre, le pro- 12 La DRIEE et la Direction régionale et interdépartementale de l?équipement et de l?aménagement (DRIEA) ont fusionné en 2021 pour donner lieu à la Direction régionale et interdépartementale de l?environnement, de l?aménagement et des transports (DRIEAT). Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation 32 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes jet de parc était toujours d?actualité mais l?aménagement était limité faute de financements suffisants. Dans les années 1970, la création du département de la Seine-Saint-Denis a remis l?amé- nagement du parc en haut de l?agenda politique. Celui-ci était par ailleurs intégré au «croissant vert» du Nord parisien envisagé par Valéry Giscard d?Estaing afin d?équilibrer le développement ur- bain francilien. Enfin, il a été décidé de financer l?aménagement du parc par un système de « décharge contrôlée », c?est-à-dire l?accueil de terres excavées venant des travaux de terrassement parisiens et franciliens (Legrand, 2015). Claude Picard, entrepre- neur dans le bâtiment et les travaux publics et futur fondateur de l?entreprise ECT, a participé à cet aménagement et à la mise en place du modèle économique reposant sur l?accueil de déblais. Cette première expérience, qui s?est poursuivie jusqu?aux années 2010 a constitué une démonstration de l?intérêt de ce modèle qui Figure 4. Ressources échangées au sein de la coalition | 33 est devenu le coeur de métier de la société ECT, créée en 199313. Aujourd?hui, peu d?entreprises sont spécialisées dans la gestion des déblais et ce modèle économique demeure original. Les en- tretiens et échanges conduits à la fois en Île-de-France et en Bel- gique, dans le cadre de la thèse, semblent aller dans le sens d?une faible présence de ce type d?entreprises en Europe du Nord et de l?Ouest. En Wallonie, nous avons identifié une société coopérative spécialisée dans le recyclage des déchets inertes de chantier, qui développe des projets d?aménagement à partir des terres exca- vées. Le développement de cette activité est récent et limité à la Wallonie. En Flandre, les terres excavées sont principalement réu- tilisées in situ et entre chantiers et sont donc davantage gérées par les entreprises de terrassement et de travaux. Des comparaisons avec d?autres métropoles européennes seraient intéressantes pour évaluer la diffusion de ce type de coalition de valorisation volume. La valorisation «volume» des déblais au service d?intérêts locaux: recyclage, nettoyage et développement foncier Les remblais de terres excavées permettent, aux acteurs qui les accueillent, de recycler des fonciers en friche. L?aménagement du Parc de la Courneuve évoqué ci-dessus est un exemple de recy- clage foncier. Le parc est aménagé sur d?anciennes terres agricoles humides qui ont progressivement été abandonnées à mesure que l?urbanisation gagnait les terrains adjacents. Dès les années 1930, le Conseil départemental de la Seine a perçu la réalisation d?un parc paysager comme un moyen à la fois «d?assainir» cette zone humide dans le contexte de la pensée hygiéniste, tout en équipant la banlieue ouvrière d?espaces de loisirs et de verdure (Legrand, 2015). Au-delà de ce cas particulier, l?analyse des types d?usage du foncier sur lesquels sont installés les ISDI et quelques permis d?aménager entre 2008 et aujourd?hui, montre une assez grande diversité. Jusque dans les années 2014, la plupart des ISDI s?ins- tallent sur des terrains agricoles. Les déblais sont gérés dans de grandes installations de stockage à la fois en termes de volume de 13 Entretien avec un responsable du développement et de l?innovation d?ECT, 5novembre 2020 (en ligne). Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation 34 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes terre accepté et en termes de surface consommée. Depuis la fin des années 2010, les nouvelles installations de stockage ouvrent principalement sur des installations existantes pour finaliser un aménagement paysager (parc urbain, retour à l?agriculture, etc.) mais également sur des friches industrielles, d?anciennes car- rières, d?anciennes décharges de déchets ménagers ou des dépôts sauvages, souvent de plus petite taille. (Figure 5). l Val d'Oise Thoiry Essonne Types de foncier initial Parcelles agricoles Zoo Carrière ? Décharge ? Friche industrielle ? Parcelles agricoles et carrière Volume de terre (t) 0 16000000 0 5348920 2008 Annet· sur-Marne Moissy? Cramayel ? Golf ? ISDI Seine-et-Marne (-? Autorisation en cours ,_, 0 1176898 ? 100000 Val d'Oise Yvelines Essonne 2014 ? Villeneuve f Annet­ sur-Marne Moissy­ Cramayel Seine-et-Marne 2021 Annet- ? sur-Marne  Seine-et-Marne 18 km Figure 5. Évolution des types de foncier recevant des remblais (ISDI et permis d?aménager) entre 2008 et 2021 Sources: Autorisations préfectorales, revue de presse, entretiens (voir l?encart mé- thodologique). | 35 Ces terrains en friche, parfois pollués, coûtent chers à réhabiliter pour les collectivités locales. L?apport de terres excavées permet de financer ces réhabilitations. Claye-Souilly fournit différents exemples de recyclage du foncier par l?apport de déblais. Le Papil- lon de la Prée, parc de 38 hectares, a été aménagé sur une ancienne décharge illégale de déchets de chantier. La mairie de Claye-Souil- ly a mandaté l?entreprise Les Remblais Paysagers en 1994 pour ré- aliser un belvédère sur cette ancienne parcelle agricole devenue décharge informelle. Cependant, les dépôts sauvages ont conti- nué jusqu?à former un remblai illégal d?une hauteur de 12 mètres. L?entreprise fait faillite en 2009 sans avoir finalisé l?aménagement. ECT est alors missionné par la ville pour remodeler le terrain et finaliser l?aménagement du parc qui est inauguré en 201114. L?ex- trait d?article de presse ci-dessous met en évidence les acteurs de la coalition ainsi que les circulations monétaires et immatérielles, image de marque et confiance, qui accompagnent les mouve- ments de terre: «Sur la base d?un accord signé avec la mairie et le propriétaire du terrain, c?est la société ECT, déjà à l?oeuvre à An- net-sur-Marne, qui a été choisie pour retravailler la butte. « Nous ne réaliserons aucun bénéfice sur cette opération, assure Virginie François, directrice du développement d?ECT. Nous intervenons dans le seul but de redorer le blason de notre activité avant que le dossier des Remblais paysagers ne crée un problème de confiance dans la région15.». Ce terrain, caché par des arbres et enclavé entre le canal de l?Ourcq au nord et une importante zone d?activités au sud, est caracté- ristique des types de foncier accueillant des remblais (Figure6). Parmi les ISDI et les projets d?aménagement repérés, beaucoup concernent des merlons acoustiques et paysagers aménagés sur des fonciers enclavés à proximité d?infrastructures de transport 14 Entretien avec le maire d?une commune francilienne, 10 décembre 2019. Don- nées d?entretien croisées avec des articles de presse, notamment : Christel Bri- gaudeau, « La ville veut en finir avec la décharge sauvage de la Prée », Le Pari- sien, 22/09/2009 et «Une butte paysagère sur l?ancienne décharge», Le Parisien, 16/03/2009. 15 Christel Brigaudeau, «Une butte paysagère sur l?ancienne décharge», Le Pari- sien, 16 mars 2009. Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation 36 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes (autoroutes, voies ferrées, etc.) en lisière d?urbanisation. Parmi ces fonciers, certains sont le support de pratiques informelles, comme les dépôts illégaux de déchets et l?installation de camps d?habitation pour des populations marginalisées. L?aménagement de ces espaces peut ainsi donner lieu à des évictions de popula- tions jugées « indésirables » et empêcher de manière définitive leur réinstallation. Le projet d?aménagement appelé «Colline de Gibraltar », réalisation d?un parc de 32 hectares à Champs-sur- Marne, combinait ces différentes caractéristiques: localisation en marge du centre urbain, espace boisé et enclavé à proximité de l?autoroute, présence de pollution résiduelle et lieu de vie de po- pulations roms16. Avant d?être récemment abandonné, il prévoyait l?aménagement d?une colline boisée d?une hauteur moyenne de 50 mètres grâce à l?apport d?environ 3 millions de tonnes de terres 16 Julie Olagnol, « Marne-la-Vallée : la colline de Gibraltar, futur phare vert du Grand Paris», Le Parisien, 5/09/2018. Figure 6. Localisation du Parc du Papillon de la Prée à Claye-Souilly Source : Géoportail (IGN), 2020 | 37 excavées. L?Établissement public d?aménagement de Marne-la- Vallée, maître d?ouvrage, et les élus locaux le présentait comme un projet de rétablissement d?une continuité écologique via la construction d?un éco-pont au-dessus de l?autoroute d?une part et comme un projet de reconquête de terrains publics appropriés par des usages considérés comme indésirables d?autre part. Ces dif- férents exemples montrent la multiplicité et l?enchevêtrement des intérêts locaux que l?économie des déblais/remblais contribue à financer. Le recyclage foncier peut également prendre la forme de déve- loppement urbain. L?apport de déblais facilite l?ouverture à l?ur- banisation de nouveaux terrains grâce à l?aménagement de mer- lons phoniques ou visuels. Les merlons, construits aux abords des voies rapides et des lignes à grande vitesse, rendent urbanisables des terrains anciennement soumis au bruit des voitures et des trains. Dans certains cas, l?analyse locale du rythme de développe- ment urbain de communes accueillant des remblais montre que Figure 7. Présentation de l?aménagement du Parc du Papillon de la Prée par ECT Source : site internet d?ECT, 2020 Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation 38 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Figure 8. Le projet de la Colline de Gibraltar | 39 les merlons s?accompagnent de projets d?urbanisation sur les fon- ciers limitrophes. Ainsi, la valorisation volume des terres excavées se fait au service de la croissance urbaine. Entreprises de réem- ploi des terres, propriétaires fonciers et collectivités forment dans ce cas des coalitions de croissance au sens de Molotch (1976), c?est-à-dire des alliances pour favoriser la croissance de l?urbani- sation et de l?économie urbaine. Le merlon paysager et phonique construit entre Moussy-le-Neuf et Vémars en fournit un exemple intéressant. Ce merlon est construit sur 14 hectares entre 2011 et 2015 selon le régime juridique de l?ISDI17. Il accompagne l?exten- sion du front d?urbanisation de Vémars vers le sud, à proximité de la ligne à grande vitesse dans le lieu-dit «La Butte d?Amour» (Figure 9). En 2015, un projet d?extension de l?ISDI a été déposé 17 Arrêté inter préfectoral n° 2011/DDT/SEPR/157 autorisant la société ECT à exploiter une installation de stockage de déchets inertes aux lieudits « La Grande Borne » sur le territoire de la commune de Moussy-le-Neuf (77) et « L?Orme de Geai» sur le territoire de la commune de Vémars (95). Figure 9. Merlon acoustique et extension du front d?urbanisation à Vémars Source : Géoportail (IGN), 2019 Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation 40 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes mais a suscité de nombreuses oppositions, notamment de la part des habitants de Vémars, craignant de voir leurs conditions de vie dégradées par le passage des camions18. Cet exemple illustre les paradoxes de ces aménagements, à la fois recherchés pour les développements fonciers qu?ils permettent, et critiqués pour les nuisances qu?ils génèrent au cours de leur création. Valorisation ou stockage? Une économie circulaire du foncier plus que des terres L?utilisation des terres excavées en remblais, que ce soit en mer- lons phoniques, paysagers, en parcs, en aménagements spor- tifs ou en exhaussement de terrains agricoles, contribue à don- ner un nouvel usage aux friches et, par conséquent, participe à une gestion circulaire du foncier. Les entreprises de gestion des terres excavées modifient d?ailleurs leur communication autour de la mise en valeur de l?économie circulaire. Par exemple, dans sa brochure de présentation, ECT fait de l?économie circulaire le coeur de sa stratégie de développement: «La société ECT inscrit sa croissance dans une stratégie d?économie circulaire: réutiliser les terres inertes des chantiers franciliens pour s?engager avec les collectivités locales dans des projets d?aménagement concertés et durables.19» ECT se définit d?ailleurs comme une entreprise de «réemploi des terres». Le terme ne renvoie pas ici à la catégorie juridique, qui désigne la réutilisation de matières qui ne sont pas des déchets pour un usage identique20, mais à un usage proche du sens courant désignant la réutilisation de matière avec peu de transformation. Laurent Mogno, président du groupe, insiste sur l?utilisation de ce terme plutôt que celui de recyclage, qui suppose une transformation21. L?usage de ce terme nourrit la représenta- 18 Faustine Léo, «Des riverains en lutte contre le projet de décharge», Le Parisien, 17/10/2014. 19 Présentation d?ECT sur son site internet. ECT, 2018, Brochure de présentation: Valoriser les terres excavées pour développer des projets d?aménagement locaux, 8 p. En ligne : https://www.groupe-ect.com/wp-content/uploads/2018/09/ECT-bro- chure-de-pr%C3%A9sentation.pdf 20 Article L 541-1-1 du Code de l?Environnement. 21 Communication de Laurent Mogno au colloque intitulé La terre dans tous ses | 41 tion d?une activité sobre et faiblement perturbatrice des écosys- tèmes. La modification de la topographie par les remblais de terre est d?ailleurs présentée comme une activité créatrice de paysage et protectrice d?espaces verts participant ainsi à la lutte contre le mitage et l?artificialisation des sols22. Les mouvements de terre peuvent effectivement participer à protéger les sols mais, ils contri- buent principalement à les transformer. En effet, ces mouvements d?importantes quantités de terre contribuent à remodeler la géo- logie urbaine en créant une couche de sols anthropiques. Comme le suggère Mathieu Fernandez, cette couche peut-être considérée comme une trace de l?Anthropocène23, comprise comme une nou- velle époque géologique et climatique caractérisée par l?influence prépondérante des activités humaines sur le système terrestre et ses transformations : «L?analyse métabolique montre également que la plus grande part des déchets solides urbains prennent in fine la forme de sol, pour partie réagencé lors d?opérations d?urba- nisme et pour partie stocké à la périphérie de la ville sous la forme de monticules.» (2018, § 43). La croissance de l?activité du BTP, qui se traduit notamment par la croissance des mouvements de terre et la modification de la topographie locale, est un des aspects participant à caractériser l?accélération des transformations envi- ronnementales globales. Enfin, ECT utilise le cadre théorique du métabolisme urbain et se définit comme un acteur de la circularisation des métabolismes: « C?est par la création de boucles de réutilisation des terres des chantiers de construction qui sont autant de projets d?aménage- ment locaux qu?ECT contribue à une optimisation de la circularité états, coorganisé par l?École des Ingénieurs de la Ville de Paris et ECT, 10 avril 2019. 22 Entretien avec un cadre d?une entreprise de gestion des terres excavées, 20 mai 2019. 23 Un consensus scientifique s?est établi autour de la notion d?anthropocène. Ce- pendant, des débats scientifiques demeurent, notamment en géologie, pour dater le passage de l?holocène à l?anthropocène et pour identifier les marqueurs géolo- giques de ce passage. Cette question est importante pour les géologues car l?iden- tification de marqueurs est la condition pour définir une couche géologique (Le Gall, Hamant et Bouron, 2017). Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation 42 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes du métabolisme urbain des terres de chantier24.» La valorisation est au coeur de la vision de l?économie circulaire défendue par le groupe. Le mot valorisation n?est pas employé dans son sens juri- dique: les ISDI ne sont pas juridiquement considérés comme des valorisations. ECT insiste d?ailleurs régulièrement sur la nécessité de distinguer l?aménagement réalisé du véhicule juridique utili- sé. Le terme valorisation est ici utilisé dans un sens à la fois éco- nomique, c?est-à-dire la création de valeur monétaire, et social, c?est-à-dire la création de valeur symbolique et d?attractivité terri- toriale25. On note également que la valorisation renvoie davantage aux sites qu?aux terres elles-mêmes, celles-ci étant au service de la valorisation de sites dépréciés. D?ailleurs, ECT se présente comme une entreprise d?aménagement durable. Les brochures et le site internet témoignent d?ailleurs de ce tournant environnemental dans la communication de l?entreprise. Les différentes valorisa- tions de terres proposées par l?entreprise sont présentées comme une gamme de «solutions d?aménagement durables» à destina- tion des collectivités et des propriétaires fonciers associant va- lorisation environnementale (renaturation, agriculture, produc- tion énergétique) et amélioration de la qualité de vie (protection acoustique, aménagements paysagers et équipements sportifs). L?inscription de ces pratiques de gestion des déblais dans le réfé- rentiel de l?économie circulaire se retrouve au sein d?autres entre- prises de gestion des terres excavées. Elle donne lieu à des mobili- sations collectives de la part des groupes d?intérêt qui revendiquent le statut juridique de valorisation pour les ISDI alors qu?elles sont aujourd?hui catégorisées comme des éliminations. L?Union natio- nale des exploitants du déchet (Uned26) et la Fédération nationale des travaux publics (FNTP), qui regroupent des carriers, des rou- tiers et des entreprises spécialisées dans la gestion des déchets de 24 Présentation du Groupe ECT sur son site internet: «ECT acteur de l?économie circulaire et du métabolisme urbain»: https://www.groupe-ect.com/groupe-ect/ economie-circulaire-et-metabolisme-urbain/ 25 Entretien avec un cadre d?ECT, 20 mai 2019. 26 L?Uned a été renommée Union Nationale des Entreprises de Valorisation en 2020. | 43 chantier, se sont mobilisées entre 2017 et 2020 pour transformer les installations de stockage des déchets inertes en installations de valorisation des déblais inertes (IVDI). Cette mobilisation n?a pas abouti mais nous renseigne sur les modes d?action des entre- prises. Elle s?est appuyée sur l?organisation d?événements comme le colloque «Les IVDI pour valoriser les terres inertes: réalité ou utopie?» organisé en 2018 par la FNTP et l?Uned. Ce colloque a rassemblé les entreprises du secteur, des experts, des élus locaux dans une logique de démonstration de leur unité face aux admi- nistrations décentralisées en charge de la régulation juridique et du contrôle environnemental, également présentes (Figure 10). Les acteurs y ont présenté leur argumentaire autour de l?utilité sociale, territoriale et environnementale des installations dites de stockage. Le stockage, associé à l?élimination, devient valorisation, et les déchets, associés dans l?imaginaire collectif à la saleté et à la dangerosité, deviennent déblais. Cette évolution terminologique entend favoriser l?acceptabilité sociale des installations par les élus locaux et les habitants, aujourd?hui méfiants à leur égard. Elle s?accompagne d?une évolution juridique permettant de compta- biliser ces installations comme des valorisations. Selon les acteurs du secteur, les ISDI sont, dans la plupart des cas, similaires aux projets d?aménagement qui sont pourtant catégorisés comme va- lorisations. Seul le véhicule juridique change, l?ISDI garantissant d?ailleurs un contrôle environnemental par la préfecture, ce qui n?est pas le cas des permis d?aménager délivrés par les maires27. Enfin, cette évolution permettrait d?atteindre l?objectif de 70% de valorisation des déchets de chantier fixé par la loi de Transition écologique pour la croissance verte de 2015. L?argumentaire des acteurs économiques de la gestion des terres mobilise donc à la fois des arguments juridiques (égalité de traitement entre des pratiques similaires), sociaux (utilité sociale des aménagements réalisés) et politiques (objectifs de valorisation), comme l?illustre l?extrait d?entretien ci-dessous: 27 Les permis d?aménager sont cependant soumis à un contrôle environnemen- tal de l?État selon leur superficie et la hauteur des remblais. Au-delà de 10 ha, les aménagements donnent lieu à un contrôle environnemental et entre 5 et 10 ha, un contrôle environnemental au cas par cas s?exerce. Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation 44 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes «À partir du moment où on a été installation de stockage, on est passé dans le domaine de l?élimination. On fait de l?élimi- nation terminologique, si j?ose dire, car nos installations per- mettent vraiment de faire de la valorisation des terres même si elles sont ISDI. Ce qui nous intéressait dans le statut ISDI, c?est d?apporter le contrôle environnemental. Dans un permis d?aménager, c?est la porte ouverte à n?importe quoi. Vous avez un maire qui signe un permis et puis, le gars derrière, il fait ce qu?il veut. C?est du zéro contrôle; on ne sait pas ce qui rentre. Ici, avec le statut de déchet et d?ISDI, vous avez une bascule en entrée, un enregistrement; on peut faire la traçabilité très exigeante demandée par le Grand Paris. Chaque camion qui rentre est enregistré. On sait d?où il vient. Il y a des certificats d?acceptation préalable. On est capable de vous dire qui a li- vré, quel jour avec quel lot et positionné à tel endroit. On a vraiment un suivi environnemental intéressant et on a des contrôles labo. On a vraiment quelque chose qui est rassu- rant quant à l?utilisation des déblais. Après, la destination du site, pour moi, ce n?est pas un stockage. C?est pourquoi on est en train d?essayer de passer ce type d?installation en Installa- tion de Valorisation des Déblais Inertes. » (Représentant de l?Union nationale des exploitants du déchet, 2018) Pour l?administration décentralisée en charge des contrôles en- vironnementaux, représentée par la Direction régionale et inter- départementale de l?environnement et de l?énergie, la distinction entre valorisation et stockage repose sur plusieurs critères : utilité démontrée de l?aménagement réalisé, absence d?impacts environ- nementaux et proportionnalité des quantités de terres utilisés28. Ces critères sont, en réalité, des critères de circularité dans la me- sure où ils évaluent si et dans quelle mesure les terres de déblais sont utilisées en substitution de terres naturelles. 28 Intervention de Cédric Herment, chef du service Prévention des Risques et des Nuisances à la DRIEE jusqu?en 2019, au colloque IVDI organisée par la FNTP et l?Uned le 7 juin 2019. | 45 Figure 10. Programme du colloque «Les IVDI pour valoriser les terres inertes : réalité ou utopie ? » Source: invitation au colloque, juin 2018 Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation 46 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Ainsi, les valorisations volume, qu?il s?agisse de permis d?aména- ger ou d?ISDI, peuvent être qualifiées de circulaires dans la me- sure où elles participent au recyclage du foncier. En revanche, il n?est pas évident qu?elles constituent une pratique «authentique- ment circulaire» de gestion des terres au sens de Christian Arns- perger et de Dominique Bourg (2016). L?économie authentique- ment circulaire se définit par la réduction nette des quantités et du rythme des flux de matières mobilisées par les sociétés. Elle ne peut se limiter au réemploi, à la réduction et au recyclage des dé- chets et sous-produits de l?activité économique. En effet, ces stra- tégies permettent de retarder l?épuisement des ressources mais ne suffisent pas à limiter fortement les extractions de matières pri- maires. Or, les aménagements en volume ne participent pas mé- caniquement à une réduction des extractions de matière primaire. La limite entre stockage et valorisation est parfois ténue dans les pratiques de remblais et d?autant plus difficile à tracer que le vo- lume de terre finance l?aménagement. En effet, le modèle écono- mique des entreprises de réemploi des terres repose sur le statut de déchet des terres excavées. En tant que déchets, elles ont un coût de gestion payé par les terrassiers aux entreprises de réem- ploi des terres. Le contenu des projets d?aménagement résulte d?un arbitrage entre bénéfices sociaux et économiques. Suivant cette logique, plus le volume à combler ou à remblayer est grand, plus l?aménagement est profitable pour l?entreprise. La propor- tionnalité entre quantité de terre apportée et utilité de l?aména- gement est difficile à apprécier. Aujourd?hui, les entreprises qui pratiquent le réemploi des terres prospectent des terrains «valori- sables» auprès des collectivités locales afin de sécuriser des exu- toires pour les terres excavées qu?elles reçoivent. Ainsi, il n?est pas évident de déterminer dans quelle mesure les aménagements au- raient été réalisés de toute façon. Or, cela permettrait de s?assurer que les terres excavées sont utilisées en substitution de matières premières primaires, condition nécessaire à la catégorisation des aménagements comme valorisation des déblais. Cela dit, l?application du cadre de la circularité aux terres excavées n?est pas évidente et soulève des ambiguïtés du fait de la spécifici- té de ces matières par rapport aux autres déchets de chantier. Du | 47 point de vue réglementaire, les terres excavées sont des déchets en tant que sous-produits de l?activité de construction dont ses pro- priétaires souhaitent se débarrasser. Cependant, du point de vue matériel, les terres ne sont pas de même nature que les gravats de béton ou de brique qui constituent des matières transformées issues du stock anthropique. Les terres, elles, sont extraites du mi- lieu naturel. Dans la comptabilité nationale, elles sont d?ailleurs comptabilisées comme une extraction locale inutilisée plutôt que comme une extraction de la mine urbaine (CitéSource et al., 2022). Cela soulève un ensemble de questionnements: les terres excavées constituent-elles des ressources secondaires ou pri- maires? Est-il plus juste de parler de valorisation, d?utilisation ou de mouvements de terre? En suivant ces réflexions, l?enjeu est dé- calé de la circularité des terres excavées vers les effets des mouve- ments de terre sur la qualité socio-écologique des sols et des pay- sages ainsi que sur les émissions de gaz à effet de serre. Malgré ces difficultés, il me semble pertinent d?analyser la gestion des terres excavées à l?aune de leur contribution à la circularité du métabo- lisme des matières mobilisées par les chantiers. Premièrement, comme l?ont montré les travaux de Mathieu Fernandez, les sols et sous-sols métropolitains sont en large partie anthropisés. Consi- dérer les sols comme hors du stock anthropique est discutable. D?autre part, cela permet d?inscrire la gestion des terres excavées dans la compréhension générale du métabolisme territorial de la construction afin de distinguer les différentes pratiques selon leur contribution à la réduction des extractions de matières primaires. Des circulations et des stocks générateurs de contesta- tions Les opérations de remblayage, de stockage et d?aménagement à partir de terres excavées peuvent générer des contestations de la part des riverains, des habitants et élus des communes avoi- sinantes. Elles mettent en jeu différentes échelles à la fois très locales autour d?enjeux de transformation du cadre de vie, mais aussi départementales et régionales autour d?enjeux d?équilibre territorial. Ces contestations dessinent une géopolitique de la ges- tion des terres excavées qui recoupe la géopolitique de la région Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation 48 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes francilienne où l?État conserve un rôle important dans les orienta- tions d?aménagement. Géopolitique locale des conflits autour des stocks de déblais Les projets d?ouverture et d?extension d?installations de stockage des déchets inertes concentrent les contestations. Les différents conflits d?aménagement suscités suivent des logiques similaires. Les aménagements sont défendus par les élus de la commune qui les reçoit. Les nuisances associées aux opérations de remblayage comme le transport par camions et la poussière donnent lieu à des compensations financières ou matérielles comme la construction gratuite d?infrastructures par l?entreprise de gestion des terres. Les contestations sont davantage menées par les communes avoisi- nantes qui ne bénéficient pas ou faiblement des compensations alors qu?elles sont également concernées par les nuisances. Le récent conflit autour de l?ouverture d?une installation de stoc- kage des déchets inertes à Villebon-sur-Yvette illustre en partie ces enjeux de redistribution locale. L?entreprise de gestion des terres prévoyait l?aménagement d?un parc paysager grâce à l?ap- port de 2,7 millions de tonnes de remblais sur une friche agricole de 22 hectares. Face aux oppositions d?associations locales de défense de l?environnement et des communes voisines de Cham- plan, Longjumeau et Saulx-les-Chartreux, le projet a été aban- donné par l?entreprise. Soutenu par la commune de Villebon et le Syndicat de la Vallée de l?Yvette, le projet permettait de finan- cer, grâce à l?apport de terres inertes, le recyclage foncier de ce site pollué ayant fait l?objet de remblais illégaux depuis les années 1960. La réaction du maire de Villebon-sur-Yvette, à la suite de l?abandon du projet, témoigne de l?attractivité du modèle écono- mique proposé par l?entreprise pour les communes qui reçoivent l?aménagement. Dans le même temps, elle montre les limites de ces pratiques en termes de circularité des déblais puisque le parc n?était pas envisagé avant le projet d?installation de stockage des déchets inertes : «Villebon-sur-Yvette - dont le centre se trouve à 3,5 kilomètres du site - et ses 11 000 habitants peuvent « se passer d?un parc », selon leur maire, M. Fontenaille. « Mais la zone reste- ra alors dans son état de semi-décharge, prévient-il. Car si l?ISDI | 49 ne voit pas le jour, qui paiera pour décaisser et faire évacuer les 8 mètres de remblais pollués ? »(Jolly, 2018). Pour les communes alentours, les nuisances ne sont pas compensées, notamment le trafic de camions générés par l?ISDI. Dans le cas présent, celui-ci est estimé à 150 rotations par jour29. Le département de l?Essonne et la Communauté d?agglomération Paris-Saclay qui regroupe 27 communes dont Villebon, Champlan, Saulx-les-Chartreux, Lon- gjumeau et Palaiseau ont émis des avis défavorables au projet et demandé à l?entreprise de l?amender. Le croisement de la base de données des valorisations volume avec le corpus d?articles de presse sur les remblais et les entretiens menés, montre qu?on re- trouve ce type d?oppositions dans d?autres conflits concernant les ISDI30. Comme le montre l?exemple de Villebon, ces conflits ne se limitent pas à l?échelle locale mais mettent également en jeu l?échelle régionale. La question de la répartition des installations de stockage est fortement politisée aux échelles départementales et régionales. En effet, la Seine-et-Marne et, dans une moindre mesure, le Val d?Oise, principaux départements récepteurs d?ISDI, souhaitent la limitation de leur concentration sur leurs territoires. Le Plan de réduction, de prévention et de gestion des déchets de chantier (PREDEC), voté en 2015, comprenait un moratoire empêchant la création de nouvelles ISDI en Seine-et-Marne. Celui-ci a été an- nulé par le Tribunal administratif de Paris à la suite des recours de l?Union nationale des exploitants du déchet, de la Préfecture d?Île-de-France et du département du Val d?Oise qui dénonçaient le risque de saturation des exutoires existants et, in fine, le risque de développement de décharges dites «sauvages». L?annulation a été confirmée en appel. En particulier, l?interdiction de l?ouverture de nouvelles ISDI en Seine-et-Marne a été considérée comme illé- gale. La Cour d?Appel de Paris met en avant l?incohérence du Plan 29 Selon l?avis de l?autorité environnementale remis le 3 octobre 2017 par le préfet de la Région Ile-de-France. 30 C?est le cas, par exemple, à Vémars à propos du projet d?ISDI qui a été abandon- né mais aussi dans le canton de Claye-Souilly où les projets d?ISDI et de remblais sont très nombreux. Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation 50 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes qui mentionne le risque de saturation des installations existantes avec la multiplication à venir des chantiers, tout en interdisant de nouvelles ouvertures en Seine-et-Marne alors que ce département représente environ la moitié de la superficie de l?Île-de-France. Par ailleurs, cette décision n?est pas motivée par des critères ob- jectifs comme le risque de non-respect du principe de proximité entre chantiers producteurs de déchets et site de stockage31. Les acteurs des administrations des collectivités locales et de la préfecture rencontrés ont évoqué la faible acceptabilité des instal- lations de stockage en Seine-et-Marne dont les élus, notamment départementaux, se font le relais dans le cadre de l?élaboration du Plan. Comme l?explique une responsable du service de l?expertise déchets, énergie, climat du département de Seine-et-Marne, le département «se pose comme défenseur de la Seine-et-Marne.» Il a donc tendance à s?opposer aux projets de valorisation volume, qu?ils prennent la forme d?ISDI ou de permis d?aménager : «On a besoin de justification [concernant les quantités de terre utili- sées]. (?) Dans tous les cas, il vaut mieux une ISDI qu?un permis d?aménager parce qu?il y a un cadre. Oui, aux opérations d?amé- nagement mais non aux ISDI déguisées.32 » Le département n?a pas de compétence règlementaire concernant les ISDI et les per- mis d?aménager. En revanche, il est régulièrement consulté par la préfecture dans le cadre des autorisations d?Installations classées pour la protection de l?environnement et du contrôle environne- mental des aménagements. Les intérêts divergent entre les dé- partements d?Île-de-France du fait de la répartition inégale des installations de stockage des déchets et des enjeux associés aux dépôts illégaux. La Région, compétente en matière de planifica- tion des installations de gestion des déchets de chantier, établit des orientations stratégiques concernant la localisation des ISDI qui tentent de prendre en compte les divergences politiques. Dans ce contexte conflictuel, l?État conserve un pouvoir important via 31 Cour administrative d?appel de Paris, 1ère chambre, 30/07/2019, 17PA01542, 17PA01543, Inédit au recueil Lebon. 32 Entretien avec une responsable du service de l?expertise déchets, énergie, climat du département de Seine-et-Marne, 2019. | 51 la préfecture d?Île-de-France qui exerce un contrôle de légalité sur les permis d?aménager et délivrent les autorisations d?ouverture d?ISDI. Selon un chef de pôle au sein de la Direction régionale de l?environnement et de l?énergie Île-de-France, ce rôle est plus fort que dans d?autres régions. Habituellement, la préfecture demande aux services de la Région son avis concernant la compatibilité des projets d?ISDI ou d?aménagement avec le Plan régional de gestion des déchets33. Or, en Île-de-France, la Préfecture ne passe pas par la Région pour décider des autorisations d?ISDI. L?État semble donc jouer un rôle d?arbitre dans un territoire où la question des ISDI est mise à l?agenda politique et fait l?objet de contestations. Différents registres de contestations au sujet des accumulations de matières Les conflits environnementaux qui entourent les projets de rem- blais sous la forme d?ISDI ou de permis d?aménager impliquent également des habitants et des collectifs de citoyens. Les nui- sances correspondant au temps des travaux, comme le bruit, la congestion routière et la poussière, constituent un motif d?oppo- sition récurrent. Les opposants dénoncent ce qu?ils nomment fré- quemment le « ballet des camions », celui-ci pouvant avoir lieu pendant plusieurs années. Ce registre d?opposition conduit, dans un premier temps, à analyser ces contestations comme des ma- nifestations du phénomène dit NIMBY pour Not in My Backyard. Cette analyse est renforcée par le fait que l?augmentation de la va- leur paysagère et d?usage de ces sites, auparavant dépréciés, n?est jamais évoquée par les opposants alors qu?elle pourrait être perçue positivement. Les gestionnaires de sites de stockage ou d?aména- gement ont d?ailleurs tendance à l?évoquer. Dans l?extrait d?entre- tien ci-dessous, un représentant de l?Unicem présente son activité comme garante de l?intérêt général («il faut bien construire») par opposition aux habitants et aux associations dont les oppositions seraient mues par l?individualisme et la protection d?intérêts pri- vés («C?est moi, moi, moi.»): 33 Les Régions établissent des orientations concernant la localisation des ISDI qui sont contraignantes. Entretien avec un chef de pôle de la DRIEE, 2019. Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation 52 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes « Au cours des enquêtes publiques, on se rend compte que tout est motif d?oppositions. (?) C?est moi, moi, moi. Pas une fois, les opposants ne se disent qu?il faut bien construire. » (Représentant de l?Unicem Île-de-France, 2018) Cette explication met l?accent sur l?utilité sociale des activités d?ex- traction et de gestion des déchets mais elle disqualifie mécanique- ment les oppositions en les réduisant à l?expression d?égoïsmes locaux. Or, les habitants riverains participent également à la construction de l?intérêt général en tant que citoyens et ont, de ce point de vue, une légitimité. Au-delà du NIMBY, les contestations peuvent être analysées comme des moments de mise en débat de l?intérêt général et peuvent être vectrices de conceptions alterna- tives de celui-ci (Jobert, 1998). Dans notre cas, des registres d?opposition de long terme autour de la transformation des sols, de la protection de la biodiversité et des risques d?inondation et de pollution des eaux s?entremêlent aux oppositions de court terme visant à la seule protection du cadre de vie individuel. Par exemple, à Villebon-sur-Yvette, la contesta- tion, portée par le maire de Champlan et des associations environ- nementales34, s?est structurée autour des incertitudes concernant les effets de l?aménagement en volume sur le risque d?inondation dans la vallée de l?Yvette. Le projet de remblais qui borde la zone d?expansion de crue de la rivière, a réactivé le souvenir de la crue cinquantennale de 2016 ayant causé d?importantes inondations et les inquiétudes soulevées par cet épisode. Les associations oppo- sées au projet rappellent toutes cet événement, comme l?illustre la motion ci-après: « Nous pouvons rappeler les inondations de fin mai/début juin 2016, qui ont fortement impacté de nombreuses pro- priétés du secteur alors qu?avant les travaux de modification de la zone de la prairie de Villebon en 2014, et la création du soi-disant « espace naturel paysager » apportant des impo- 34 Association pour la sauvegarde de l?environnement à Villebon (ASEVI), Essonne Nature Environnement, Biodiversité 91, Palaiseau Terre Citoyenne, Association pour la Défense et la Santé de l?Environnement. On note que ces associations sont à la fois locales et départementales. | 53 sants merlons de déchets inertes, les rivières de l?Yvette et la Boëlle débordaient naturellement sur les espaces de friches et de prairies humides du côté de Villebon.» (Motion de l?As- sociation pour la Défense de la Santé et de l?Environnement, A.D.S.E, 26/06/2018) Elle témoigne d?une méfiance envers les opérations de rem- blayage qui ont fortement modifié la topographie et la géologie de la zone depuis les années 1960 et associe implicitement ces trans- formations à l?augmentation du risque d?inondation. On retrouve ici l?importance de l?histoire locale et le rôle d?événements parti- culiers dans le déclenchement de conflits mis en évidence pour d?autres conflits environnementaux, par exemple dans le cas des oppositions aux projets de décharges d?ordures ménagères (Cirel- li, 2015). Ces contestations mobilisent des expertises et des visions diffé- rentes de la gestion de l?environnement entre les porteurs de pro- jets et les collectifs d?opposants. Dans le cas de Villebon-sur-Yvette, les opposants au projet d?ISDI ont formulé un projet alternatif d?aménagement d?une zone d?expansion de crue et d?une zone humide via le déblayage et la dépollution du terrain. Ils favorisent ainsi une «renaturation» du site par la remise en état de la prairie. L?entreprise porteuse du projet entend également «renaturer» le site mais via l?aménagement d?un parc paysager. Deux concep- tions différentes de l?aménagement et de la gestion de l?eau en ville se distinguent. L?entreprise s?appuie plutôt sur des techniques d?ingénierie hydraulique qui modifient les cours d?eau. Elle pro- pose en effet de maîtriser le risque d?inondation en aménageant des fossés collecteurs des eaux de ruissellement qui compensent l?augmentation du ruissellement causé par la création de pente35. De leur côté, les opposants au projet développent plutôt une ap- proche d?ingénierie écologique qui consiste à recréer et à utiliser des processus et des écosystèmes naturels pour l?aménagement. Ils proposent de restaurer le site en revenant à un état plus an- 35 Ce dispositif est explicité dans l?Avis de l?autorité environnemental rendu par la préfecture. Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation 54 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes cien et promeuvent ainsi une régulation naturelle de la rivière36 (Thébault, 2019). Ce projet s?inscrit d?ailleurs dans les orientations du Schéma d?aménagement et de gestion des eaux Orge-Yvette qui prescrit la préservation et la restauration des zones d?expansion de crue. Le collectif Palaiseau Terre Citoyenne, qui regroupe des élus de la gauche et des écologistes, des habitants et des associa- tions locales, explique l?intérêt de ce projet dans un espace déjà fortement imperméabilisé : « Les graves inondations survenues le long de l?Yvette fin mai-début juin 2016, particulièrement autour de ces endroits, ont réactivé la demande de zones d?expansion de crues de la part des riverains inondés, ce qui est déjà difficile à trouver en territoire urbain. Elles auraient dû encourager au contraire le déblaiement de la totalité de ces terres de déchets pour re- trouver une cuvette et restaurer la zone humide sur une très grande superficie. Il semble malheureusement que le coût probable de cette opération rende séduisant ce projet de «verdissement» superficiel de cette zone-poubelle et que la vision très locale et à court terme prévale sur l?intérêt général de lutter contre les inondations dans la vallée. Compte-tenu du réchauffement climatique, la lutte contre les inondations doit être la priorité n°1 dans ce secteur.» (Avis du groupe d?op- position Palaiseau-Terre Citoyenne, 30 janvier 2018). Ces analyses montrent que les conflits environnementaux suscités par les projets d?ouverture ou d?extension d?installations de stoc- kage des terres et, dans une moindre mesure, de permis d?aména- ger articulent différents registres et temporalités. Si la crainte et le refus des nuisances immédiates sont d?importants vecteurs de ces mobilisations, ce ne sont pas les seuls. Les effets de long terme de ces aménagements sont interrogés, parfois en convoquant la mémoire d?événements passés. 36 Les objectifs de ce projet dit «alternatif» sont précisés dans l?extrait du registre des délibérations municipales n°2017-109 de la Commune de Champlan (22 dé- cembre 2017). | 55 Des contestations habitantes révélatrices d?inégalités métaboliques Les mobilisations contre les projets de création et d?extension d?ISDI dénoncent également la concentration de ces installations au nord-est de la région et, à une échelle plus fine, dans quelques communes. Par exemple, l?Association de défense de l?environne- ment de Claye-Souilly et ses alentours, section locale de France Nature Environnement, met en regard les pourcentages de dé- chets accueillis par les différents départementsdans ses commu- niqués : «77% pour la Seine-et-Marne (59 % pour le seul nord Seine-et-Marne + 18% pour le reste du département), 6% pour l?Essonne, 8% pour les Yvelines et 9% pour le Val d?Oise»37. Elle souligne ainsi la concentration des sites de gestion des terres ex- cavées dans quelques espaces de l?Île-de-France et le déséquilibre territorial entre espaces de production et espaces de réception des déblais. Les pourcentages présentés correspondent aux statistiques pro- duites par l?Observatoire régional des déchets d?Île-de-France pour les installations de stockage des déchets inertes pour l?année 2016 (Ordif, 2019: 65). Ils ne rendent pas compte de l?important volume de déblais qui part en remblayage de carrière. Selon l?Or- dif, en moyenne, entre 2010 et 2016, les Yvelines ont reçu 33 % des déblais allant en carrière, le Val d?Oise 30 %, la Seine-et-Marne 23 %, l?Essonne 10 % et la Seine-Saint-Denis 6 % (Institut Paris Région et Ordif, 2019, p.59). Il existe donc un important flux de déblais allant vers d?autres départements que la Seine-et-Marne, notamment ceux de l?Ouest et du Nord. Cependant, la répartition entre départements des flux de déblais partant en remblayage de carrière est beaucoup plus équilibrée que celle des flux partant en ISDI dont entre 70 et 80% sont dirigés vers la Seine-et-Marne. Ainsi, si les pourcentages présentés dans ce document doivent être relativisés, le déséquilibre territorial aux dépens du Nord-Est francilien est réel. Le métabolisme actuel des déblais crée des iné- galités spatiales entre territoires de production et de réception des terres excavées. 37 Extrait d?une publication du 10 novembre 2017 sur le blog de l?association. Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation 56 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Les projets d?ouverture ou d?extension d?ISDI participent souvent d?une dévalorisation symbolique des espaces qui les accueillent. Les termes employés par les associations pour désigner ces projets en témoignent, tels que «zone-poubelle», «décharge» et «dépo- toir ». Les associations militant pour la protection de leur envi- ronnement et contre ces projets utilisent souvent des guillemets pour désigner les «déchets inertes», exprimant ainsi une distance voire une méfiance face aux catégories règlementaires utilisées pour désigner les matières. Les opposants assimilent ces projets à des décharges de déchets ménagers plutôt qu?à des projets de valorisation, à la différence des porteurs de projets. Cette défiance peut s?expliquer par la catégorisation des terres comme déchets mais aussi par l?environnement dans lesquels ces infrastructures prennent place. La concentration des sites de gestion des terres excavées se double souvent de la concentration préexistante d?autres infrastructures au service du fonctionnement métabolique de la métropole. Les opposants aux projets d?ISDI se vivent comme des habitants de territoires servants de la métropole. À Champlan, par exemple, les opposants rappellent la présence à la fois d?échangeurs auto- routiers, de sites de concassage des déchets de chantier, de l?in- cinérateur de Massy, des lignes à haute tension et de la zone aé- rienne à proximité38. Dans le canton de Claye-Souilly, on retrouve la concentration d?équipements participant au fonctionnement métabolique de la métropole mais aussi à la dégradation locale des conditions d?habitat, comme la présence d?un centre de va- lorisation multi-filières des déchets de Veolia, plusieurs ISDI et, dans le canton voisin de Mitry-Mory, d?usines classés Seveso. Une habitante parle d?ailleurs de « Claye-Souillé et Fresnes-sur-dé- charge39». Sans que cela soit directement nommé, les opposants dénoncent des inégalités métaboliques, c?est-à-dire un fonction- nement métabolique qui produit des inégalités spatiales (McFar- lane, 2013). 38 Patricia Jolly, «Dans l?Essonne, un projet de stockage des déchets inertes divise les élus», Le Monde, 6 octobre 2018. 39 V.R., «C?est devenu Fresnes-sur-décharge et Claye-Souillé», Le Parisien, 7 mars 2015. | 57 Conclusion Le régime francilien actuel de gestion des terres excavées se carac- térise par la prédominance de pratiques de valorisation volume, c?est-à-dire de l?utilisation des terres en comblement de carrière ou en remblais pouvant jouer différentes fonctions. Cette utilisa- tion des terres excavées contribue à une circularité du foncier en finançant l?aménagement et la reconversion de terrains dépré- ciés et laissés en friche. Cependant, elle ne vient pas systémati- quement en substitution de matières primaires qui auraient été de toute façon utilisées pour réaliser ces aménagements. Ainsi, la limite entre valorisation et stockage est ténue. Cette gestion par le stockage et les valorisations volume connaît des facteurs de dés- tabilisation à la fois sociaux, à travers les contestations habitantes qu?elle génère parfois, techniques et métaboliques, à travers la di- minution progressive des débouchés historiques pour ces terres en parallèle d?une augmentation des terres excavées générées, et aussi politiques, à travers la montée du cadre de l?économie cir- culaire. PARTIE 2 UNE DIVERSIFICATION PROGRESSIVE DES PRATIQUES DE GESTION DES DÉBLAIS : QUELLES BIFURCATIONS DEPUIS LE RÉGIME SOCIOTECHNIQUE EXISTANT ? | 59 Les valorisations de terres excavées reposent aujourd?hui princi- palement sur du remblayage tantôt qualifié de valorisation tantôt qualifié de stockage. Ainsi, la gestion des déblais en Île-de-France constitue un système sociotechnique semi-circulaire. Il s?appuie sur un ensemble de relations entre acteurs qui participe à faire des déblais une ressource matérielle pour recycler des sites dé- laissés et une ressource économique pour financer ces aménage- ments. Ce système est aujourd?hui partiellement recomposé par la montée du référentiel de l?économie circulaire d?une part et par la situation métabolique spécifique de l?Île-de-France d?autre part. Celle-ci est caractérisée par la production de quantités im- portantes de déblais dans le cadre des chantiers du Grand Paris Express. Dans quelle mesure ces facteurs de transformation à la fois internes et externes au système sociotechnique actuel contri- buent-ils à faire émerger de nouvelles pratiques de valorisation? Le Grand Paris Express comme révélateur et facteur de déstabilisation du régime sociotechnique actuel Le chantier du Grand Paris Express: un événement métabolique qui déstabilise le régime actuel de gestion des déblais? La réalisation du Grand Paris Express, métro essentiellement sou- terrain, a des conséquences matérielles qui créent un «dérègle- ment métabolique», c?est-à-dire une perturbation du cycle habi- tuel des matières qui déstabilise le système de gestion des déblais en place (Verdeil, 2017). Ces chantiers constituent un événement métabolique. Événement dans la mesure où les chantiers sont ré- alisés dans un temps relativement court ? une quinzaine d?années ? au regard de la temporalité des autres transformations du pay- sage et où ils sont d?une ampleur exceptionnelle. Ils engendreront environ 45 millions de tonnes de déblais, ce qui représente une augmentation de 10 % de la production annuelle de déchets de chantier franciliens (Société du Grand Paris, 2017). Métabolique dans la mesure où le potentiel de déstabilisation réside dans les conséquences matérielles engendrées par la production et la cir- culation des déblais. La concentration d?importants volumes de déblais en certains points comme les futures gares et les puits de 60 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes sécurité et la quantité de déblais à transporter mettent en évi- dence les limites des pratiques et des infrastructures existantes. Elles génèrent des risques de congestion routière et de saturation des exutoires existants pouvant conduire au développement de décharges illégales et rompre l?équilibre actuel du régime. Ces risques sont d?autant plus visibles, qu?à la différence d?autres matières, les excédents de déblais ne peuvent pas simplement être mis à distance, renvoyés plus loin dans d?autres territoires. En effet, le transport des déblais, déchets pondéreux et de faible valeur économique, sur de longues distances est trop coûteux. Les chantiers du Grand Paris Express et des quartiers de gare qui l?accompagnent constituent des «chocs», c?est-à-dire des facteurs externes de transformation du régime sociotechnique. Dans le même temps, cet événement renforce des pressions plus struc- turelles exercées sur le système actuel de gestion des déblais. En effet, jusque dans les années 2000, l?extension urbaine a fourni les débouchés pour la gestion des déblais via les carrières à combler (résultat de l?extraction de granulats pour la construction) et via les remblais permettant la construction des infrastructures accompa- gnant l?étalement urbain (échangeurs autoroutiers, lignes de train, remblais dans le cadre de grandes zones d?aménagement concer- té, etc.). Or, l?étalement urbain diminue sous l?effet de diverses po- litiques publiques, limitant ainsi les débouchés historiques pour les déblais, dont la quantité, elle, ne diminue pas. Le renouvelle- ment urbain génère des besoins en terres de remblais notamment pour le confinement des terres polluées. Cependant, ces besoins semblent inférieurs aux quantités de terres excavées (Fernandez et al., 2018). Les grandes infrastructures de stockage des déblais, comme les ISDI d?Annet-sur-Marne et de Villeneuve-sous-Dam- martin, permettent de gérer les déblais excédentaires. Mais, la montée des exigences de valorisation et la conflictualité générée par ces installations, conduisent aujourd?hui à limiter l?ouverture de nouvelles capacités de stockage des déblais. Ainsi, la produc- tion élevée de déblais due à l?importante activité de construc- tion-déconstruction-réhabilitation risque de congestionner les débouchés actuels et devenir insoutenable (Diab et Fernandez, 2020). La temporalité ponctuelle de l?événement s?entremêle avec | 61 la longue durée de la pression et conduit à la déstabilisation du régime actuel de gestion des déblais. Ce dérèglement métabolique modifie également les acteurs et leurs rapports de force dans la gestion des déblais en Île-de- France. La Société du Grand Paris, du fait des volumes de déblais générés, de la taille des marchés de travaux publics dont elle a la charge et de la priorité politique accordée à l?infrastructure qu?elle réalise, occupe une place nouvellement centrale. Elle dispose de leviers économiques et règlementaires pour contribuer à modi- fier les pratiques de gestion des déblais. Depuis le rapport de la Cour des comptes sur la Société du Grand Paris communiqué en décembre 2017 qui a souligné l?augmentation des coûts du pro- jet par rapport au budget initial et le risque d?augmentation de la dette qui en découle, la gestion des déblais a été identifiée comme un poste d?innovations permettant d?optimiser les coûts. Les ser- vices de l?État actifs dans la Région (préfecture et sous-préfecture, DRIEE, DRIA) et les établissements publics (Société du Grand Pa- ris, Ports de Paris) se coordonnent autour de la question des dé- blais au cours de réunions régulières organisées par la préfecture de Région. A l?échelle de la Société du Grand Paris, la direction de l?innovation a identifié les déblais comme source possible d?opti- misation à la fois économique, logistique et financière. La gestion des déblais est donc devenue un sujet prioritaire. ? et qui met en évidence l?inadéquation des catégories règlemen- taires aux spécificités des terres excavées Les chantiers du Grand Paris Express ont été confrontés à la ma- térialité spécifique des terres excavées à des profondeurs inhabi- tuelles, entre 10 et 60 mètres40. Le caractère inerte de ces terres est sujet à débat. Du point de vue de la règlementation, il s?agit de terres non soumises à des pollutions anthropiques. De ce fait, 40 Je me concentre sur cette spécificité matérielle car elle produit des effets sur le régime. Cependant, les terres excavées du Grand Paris Express présentent d?autres spécificités qui sont liées aux méthodes de creusement (notamment les tunne- liers) et de réalisation des parois. Ces terres sont très humides, ce qui rend leur déplacement puis leur gestion dans des installations de stockage particulièrement complexes. Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais : quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ? 62 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes elles peuvent être considérées comme inertes. Cependant, du fait de la géologie du sous-sol francilien, beaucoup de ces terres contiennent des sulfates et d?autres pollutions dites environne- mentales parce qu?elles ne proviennent pas d?une activité hu- maine. Du point de vue de leur composition chimique, elles ne peuvent donc pas être considérées comme des terres inertes. Elles rentrent dans la catégorie des déchets non dangereux non inertes et sont stockées dans des décharges d?ordures ménagères41. Ces exutoires, peu appropriés aux terres, sont très coûteux. Le stockage des terres sulfatées des chantiers du Grand Paris en Installations de stockage des déchets non dangereux (ISDND) aurait conduit à une très forte augmentation des coûts de la gestion des déblais comme l?ont expliqué l?ensemble des personnes interrogées42. Cette situation a entraîné deux évolutions normatives impor- tantes, qui illustrent le rôle joué par les chantiers du Grand Pa- ris Express dans la transformation du régime sociotechnique. La première concerne la possibilité de remblayer des carrières de gypse avec des terres sulfatées alors que cette pratique était inter- dite jusqu?alors43. Selon des personnes interrogées au sein de la Société du Grand Paris, ceci devrait permettre la valorisation d?en- viron 4 millions de tonnes de terres sulfatées dans des carrières de gypse, soit un peu moins de la moitié de l?ensemble des terres sulfatées générées. L?extrait d?entretien ci-dessous témoigne de la bifurcation règlementaire engendrée par le caractère extraordi- naire des chantiers de la Société du Grand Paris et les coûts éco- nomiques de la gestion actuelle. 41 Le terme règlementaire pour désigner les décharges d?ordures ménagères est Installations de stockage des déchets non dangereux (ISDND). 42 Entretiens avec un responsable de la direction de l?ingénierie environnementale de la SGP (2017), avec la DRIEE (2019), avec Haropa ? Ports de Paris (2018) et avec l?Unicem (2018). 43 L?arrêté ministériel du 30 septembre 2016 modifiant l?arrêté du 22 septembre 1994 relatif aux exploitations de carrières et aux installations de premier traitement des matériaux de carrières autorise le remblayage de carrières de gypse par des terres sulfatées tant que les concentrations en sulfate ne dépassent pas celles du fond géochimique local et que le remblayage ne nuit pas à la stabilité et à la qualité des sols et des eaux. | 63 «La Société du Grand Paris a réussi à faire accepter le fait que les carrières de gypse puissent accepter des terres gypsifères. (?) La question du gypse, tout le monde se l?est posée mais quand ça ne concerne que quelques milliers de tonnes, on ne veut pas mettre le doigt dedans. Quand c?est beaucoup de terre, alors, on commence à se poser des questions. Là, main- tenant, il y a cette question pour certaines terres pour les faire basculer d?ISDND à ISDI ou ISDNI. Là, on est quand même dans de l?économie circulaire parce que prendre une terre et la mettre dans un truc d?ordure ménagère à un coût farami- neux, ça n?a pas de sens. » (Entretien avec un cadre d?Haropa Ports de Paris, 2018) La deuxième concerne la possibilité de stocker en ISDI ou de valo- riser en carrière ou en aménagement des terres dont la teneur en sulfate est naturellement supérieure aux seuils autorisés en ISDI après une évaluation au cas par cas des effets environnementaux associés. Ces terres sont alors dites « terres naturellement mar- quées» ou «TN+». Sans caractérisation, elles seraient considé- rées comme inertes car, selon l?arrêté ministériel du 12 décembre 2014 fixant les conditions d?admission des déchets en ISDI44, elles ne sont pas issues de sites pollués et peuvent donc être acceptées sans analyse préalable. Mais, si elles ont fait l?objet d?une analyse et que celle-ci a révélé des teneurs supérieurs aux limites fixées dans l?arrêté alors elles ne sont plus considérées comme inertes. Cette situation génère une zone grise. La Direction générale de la prévention des risques, rattachée au ministère de la Transition écologique et solidaire, a précisé dans un courrier adressé à la So- ciété du Grand Paris que les analyses réalisées doivent être prises en compte. Ces terres «TN+» peuvent être stockées en ISDI ou valorisés dans des aménagements après une évaluation au cas par cas établissant l?absence d?effets néfastes sur l?environnement45. 44 Arrêté ministériel du 12 décembre 2014 relatif aux conditions d?admission des déchets inertes dans les installations relevant des rubriques 2515, 2516, 2517 et dans les installations de stockage des déchets inertes relevant de la rubrique 2760 de la nomenclature des installations classées. 45 Lettre du DGPR à la société du Grand Paris n° BPGD-17-295-104500 du 11 dé- cembre 2017 relative à l?acceptabilité de terres naturelles excavées en ISDI. Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais : quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ? 64 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Cette disposition est précisée dans le guide technique rédigé par la DRIEE à l?attention des gestionnaires de déblais46. Les terres du Grand Paris ont mis en évidence les incohérences engendrées par les catégories très larges de déchets inertes et non inertes qui ne permettent pas de rendre compte des spécificités des déblais par rapport aux autres déchets du bâtiment et des travaux publics. Les débats entourant la valorisation des déblais du Grand Paris Express ont fait émerger la notion de « terre na- turelle» qui désigne les terres qui n?ont pas été «impactées» par les activités anthropiques du fait, par exemple, de leur profondeur. Les évolutions règlementaires permettent de réutiliser les déblais comme sols dans des sites dont les caractéristiques chimiques correspondent à celles des déblais. Ainsi, la qualité des sols sur les sites récepteurs est conservée. Le critère pris en compte est l?adéquation entre les caractéristiques des déblais et celles du site récepteur plutôt que le critère inerte défini par des seuils de composants chimiques présents dans les déblais. Ceci permet de mieux valoriser les déblais comme sols là où le critère inerte était très limitant et conduisait à alimenter des filières industrielles de gestion des ordures à un coût élevé. Le critère inerte est en fait guidé par une logique de stockage: il s?agit de caractériser les déblais pour s?assurer que leur concen- tration en un site ne polluera pas les eaux souterraines et de sur- face. Le critère proposé par la DRIEE suit davantage une logique de valorisation: il s?agit de caractériser les déblais par rapport à un usage futur, en l?occurrence comme sols. Les deux extraits d?en- tretien ci-dessous mettent en avant ce changement de conception qui nécessite une caractérisation du fonds géochimique local, c?est-à-dire des teneurs en composants chimiques naturellement présents dans le sol et le sous-sol. 46 Direction régionale et interdépartementale de l?environnement et de l?énergie Ile-de-France, Guide d?orientation. Acceptation des déblais et terres excavées. Ver- sion 2., 2 septembre 2018, p. 3 (2018). | 65 «Aujourd?hui, c?est qu?en Île-de-France, il y a des terres qu?on envoie en décharge, et donc qui coûtent très chère à la collec- tivité, qui en fait sont des terres d?horizon géologique naturel, parfois profond, et pour lesquelles, on sait à peu près, en tout cas, on présuppose qu?il n?y a pas eu d?impacts anthropiques. On est vraiment dans l?horizon géologique naturel. Et donc, on se dit, on constate qu?il y a des taux de polluants qui sont naturellement élevés mais, en fait, ça n?est pas problématique parce que c?est des terres naturelles. Or, ces terres-là, on les envoie en décharge à des coûts très importants alors qu?il n?y a pas de raison. C?est un positionnement partagé par nombre d?acteurs dans le secteur.» (Cadre d'une entreprise d'accom- pagnement des entreprises du BTP dans la gestion de leurs déblais, 2019). « L?idée derrière, c?est de dire que si on creuse quelque part, qu?on sort un volume de terre et qu?on dit que ça, c?est un dé- chet, et qu?on veut le remettre, on n?a pas le droit alors que toutes les couches d?Île-de-France sont sulfatées. C?est pour cela qu?on a introduit cette idée d?analyse géochimique pour être sûrs qu?on ne va pas le mettre dans un endroit oùce serait un contexte géologique complètement différent où là, ça peut avoir des impacts et où ça n?a plus de sens de remettre un dé- chet qui n?est effectivement pas inerte.» (Chef de pôle au sein de la DRIEE, 2019) D?un point de vue purement quantitatif, les terres excavées du Grand Paris Express ne constituent pas la majorité des terres fran- ciliennes, celles-ci étant principalement issues de la construction de bâtiment et de démolitions diffuses. Cependant, la tempora- lité, la spatialité et la matérialité spécifique de ces terres posent des problèmes particuliers de gestion, qui ont contribué à mettre la question des terres à l?agenda public régional. Les chantiers du Grand Paris ont contribué à faire émerger les terres comme un ob- jet spécifique au sein de la régulation des déchets de chantier. Ils ont conduit à interroger les filières de gestion actuelles tournées vers le stockage et les valorisations volume et à explorer d?autres filières de valorisation. Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais : quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ? 66 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes De nouvelles pratiques entre exploration de valorisations matière et consolidation des valorisations volume Les acteurs franciliens de la production et de la gestion des terres excavées développent des innovations visant à orienter des vo- lumes grandissant de terres vers des filières de valorisation. Ce- pendant, toutes les filières de valorisation ne sont pas équiva- lentes. De la même manière que le critère inerte ne rend pas bien compte de la qualité d?une terre, le terme de valorisation ne rend pas bien compte de la diversité des pratiques de gestion des terres. Il rassemble des pratiques très différentes sans hiérarchisation. Le remblayage de carrière est considéré comme une valorisation au même titre que la réutilisation entre chantiers, l?utilisation en aménagement ou que la production de nouveaux matériaux. Or, ces pratiques ont des effets différents sur la circularité des flux de terre d?une part (dans quelle mesure les déblais se substituent-ils aux matériaux naturels?) et sur les conséquences environnemen- tales locales d?autre part (dans quelle mesure une valorisation contribue-t-elle à préserver la qualité des sols et des eaux?). Les innovations dans la stratégie de la Société du Grand Paris La stratégie de valorisation des déblais de la Société du Grand Paris a d?abord concerné le transport des terres par voie fluviale et l?export des terres vers des unités de valorisation dans d?autres régions ou à l?étranger. Elle s?est aussi appuyée sur les proposi- tions des entreprises pour gérer différemment les déblais mais ces propositions se sont avérées peu ambitieuses47. Depuis 2018, la Société du Grand Paris est davantage proactive. Elle incite les en- treprises de travaux publics intervenant sur ses chantiers à réem- ployer sur site ou réutiliser entre chantiers du Grand Paris Express, ce qui s?avère difficile du fait du caractère majoritairement souter- rain de l?ouvrage. Elle incite à valoriser les déblais dans des projets d?aménagement conçus pour répondre à des besoins exprimés par les collectivités et à recycler une partie des terres excavées dans des filières de production de matériaux en substitution à des 47 Entretien avec un chargé de l?innovation, direction de l?innovation, Société du Grand Paris, juin 2019. | 67 matières primaires. Afin de développer ces filières de valorisation matière, elle a établi une liste d?éco-matériaux, c?est-à-dire des matériaux de construc- tion et de génie civil intégrant au moins 10 % de terres excavées, à partir des différents profils de déblais. Elle a lancé un appel à ma- nifestation d?intérêt nommé «Plateforme» en 2019 pour repérer et développer des partenariats avec des entreprises détenant du foncier permettant de stocker, traiter, trier et valoriser des déblais pour la production d?éco-matériaux. Les nouveaux marchés pas- sés par la Société du Grand Paris fixent des objectifs de valorisa- tion matière: par exemple entre 15 et 20 % pour les lignes 15 Est et Ouest alors que seuls 2 % des terres excavées ont actuellement fait l?objet d?une valorisation matière. Le dossier de consultation mis à disposition des entreprises qui souhaiteraient décrocher ces mar- chés intègrent alors les plateformes ayant établi des partenariats avec la Société du Grand Paris à l?issue de l?appel à manifestation d?intérêt. Les entreprises sont ainsi incitées à se tourner vers ces plateformes pour construire leurs réponses aux marchés. Cette démarche conduit les entreprises de terrassement d?un côté et de production de matériaux de l?autre à envisager les terres excavées comme une ressource. Pour la Société du Grand Paris, l?incitation à la valorisation ma- tière combine des intérêts environnementaux et économiques. Aujourd?hui, sur un chantier, les déblais ne représentent qu?un déchet et donc un ensemble de coûts associés. Or, il s?agit égale- ment d?une ressource. La Société du Grand Paris aimerait capter la valeur ajoutée associée à cette ressource et transformer le coût de mise en décharge en prix d?achat des terres de déblais. Les fi- lières de valorisation matière permettent de donner aux terres un prix positif ou négatif48 en les faisant entrer dans un processus de production. Le prix des terres excavées intégrées dans la pro- duction d?éco-matériaux est égal au prix de marché des matières premières auxquelles se substituent les terres moins les coûts de production (stockage, préparation, traitement, transformation). 48 Dans ce cas, il s?agit d?un coût. Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais : quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ? 68 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Le prix serait payé par l?entreprise qui produit les éco-matériaux s?il était positif. S?il était négatif, alors il serait payé par la Socié- té du Grand Paris à la manière d?une subvention. Ce système est intéressant tant que le prix payé par la SGP est inférieur au coût d?acceptation des déblais en ISDI ou dans d?autres installations de traitement. Cette démarche témoigne ainsi de la volonté d?expéri- menter de nouveaux modèles économiques fondés non pas sur le coût d?acceptation des déblais liés au statut de déchet mais sur la valeur de la ressource produite. La stratégie de valorisation de la Société du Grand Paris repose également en grande partie sur la valorisation volume dans des projets d?aménagement. Elle a lancé en 2019 un appel à manifes- tation d?intérêt appelé « Ligne Terre » à destination des maîtres d?ouvrage publics ayant des projets d?aménagement nécessitant des terres et un similaire auprès de maîtres d?ouvrage privés. Elle devient ainsi fournisseur de terres pour des aménagements. Ces appels à projet permettent de s?assurer que les projets d?aména- gement répondent bien à des besoins des maîtres d?ouvrage et constituent donc des valorisations. Elle développe ainsi des par- tenariats avec ces acteurs pour leur fournir des terres. La SGP dé- veloppe des partenariats avec des collectivités pour réaliser des aménagements. Par exemple, elle fournit les terres pour l?amé- nagement du parc du Sempin à Chelles en collaboration avec la Société d?aménagement foncier et d?établissement rural et ECT. Il s?agit du comblement d?anciennes carrières de gypse et de leur aménagement en parc paysager. Elle court-circuite ainsi les ges- tionnaires de déblais dont un des savoir-faire est de regrouper des terres excavées et de coconstruire des projets d?aménagement les réemployant. Cependant, la Société du Grand Paris ne dispose pas de la capacité de mise en oeuvre opérationnelle des terres pour la réalisation des aménagements. Les maîtres d?ouvrage de ces amé- nagements s?appuient donc sur les opérateurs existants pour leur réalisation, par exemple ECT dans le cas du Parc du Sempin. D?autres acteurs explorent également des modes de valorisation matière, parfois en étant soutenus par la Société du Grand Paris dans le cadre d?appels à projets. C?est le cas de l?entreprise Val- horiz qui explore la création de technosols et de sols fertiles à | 69 partir des déblais. L?entreprise ECT se positionne également sur ce marché via son produit appelé urbafertile associant déblais et compost49. Elle développe en parallèle des projets au croisement entre l?aménagement et le land art, comme le réaménagement de l?ISDI de Villeneuve-sous-Dammartin en parc bélvédère50. Le sur- cyclage des déblais en matériaux de construction, comme le pro- pose le projet Cycle terre associant des experts de la construction en terre et du sol (laboratoires de recherche et architectes, cabinet de conseil Antea), la municipalité de Sevran, l?aménageur Grand Paris Aménagement, le promoteur Quartus, la Société du Grand Paris et ECT, se développe également. Enfin, d?autres travaillent à l?optimisation de la réutilisation entre chantiers comme Hesus, plateforme numérique d?échange de terre entre producteurs de déblais et consommateurs de terre. Le paysage des acteurs de la gestion des déblais se recompose donc avec de nouveaux entrants mais aussi avec l?adaptation des acteurs existants et leur participa- tion aux innovations de filières. La prise en compte des terres dans le Plan régional de prévention et de gestion des déchets La limitation des pratiques de stockage des déblais se retrouve dans les objectifs du Plan régional de prévention et de gestion des déchets voté en 2019. Cependant, à la différence du Plan précé- dent (Predec), celui-ci n?interdit pas l?ouverture de nouvelles ca- pacités de stockage en Seine-et-Marne51 mais encadre l?ouverture de nouvelles capacités de manière à limiter leur concentration, à réserver le stockage aux matériaux excavés non recyclables et à garantir des réaménagements des ISDI lorsqu?elles arrivent en fin de vie. Cette décision résulte d?un compromis entre différents 49 Entretien avec un responsable développement et innovation d?ECT, 2020. 50 Ce projet est réalisé en étroite collaboration avec l?architecte, paysagiste et urba- niste Antoine Grumbach. Il s?intitule «La colline a des yeux». 51 «La confrontation de ces capacités prospectives avec les besoins en matière de stockage selon le scénario de gestion des déchets inertes présenté dans le chapitre II partie E montre qu?il sera indispensable de créer des capacités de stockage sur l?ensemble de la durée du plan.» (Région Ile-de-France, Plan Régional de Préven- tion et de Gestion des Déchets- Chapitre III, p. 164) Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais : quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ? 70 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes impératifs. Selon plusieurs acteurs rencontrés à la fois à la préfec- ture, à la Région et parmi les entreprises, une diminution des ca- pacités de stockage risquerait d?augmenter le coût des chantiers et de la construction en Île-de-France et pourrait aussi conduire au développement de dépôts sauvages. Ce dernier risque est consi- déré comme élevé car le secteur du terrassement s?appuie sur de nombreuses petites et très petites entreprises réalisant de faibles marges, travaillant parfois dans l?informalité et sur des chantiers diffus, difficiles à contrôler. Une augmentation des prix du stoc- kage, liés à la réduction des capacités et l?augmentation des dis- tances de transport, pourrait les inciter à ne plus déposer les dé- blais en installations. Concernant la répartition des ISDI, le rééquilibrage territorial est bien mis à l?agenda des politiques publiques régionales. Cepen- dant, le transfert des capacités de stockage de la Seine-et-Marne vers d?autres départements franciliens s?avère particulièrement difficile du fait des contestations générées par les projets d?ouver- ture d?ISDI. Les groupes de réflexion qui ont accompagné la ré- daction du Plan régional de prévention et de gestion des déchets entre 2017 et 2019 se sont interrogés sur les formes de solidarité et de réciprocité qui pourraient émerger entre territoires produc- teurs et récepteurs des déblais. Le Plan régional de prévention et de gestion des déchets d?Île-de-France a ainsi fixé des critères pour l?ouverture de nouvelles ISDI et l?extension des ISDI exis- tantes afin de limiter la concentration des installations et l?allon- gement de la durée de vie des installations existantes52. Face aux risques induits par une trop forte limitation concernant les capacités de stockage, le Plan oriente vers le développement des pratiques de valorisation volume comme le remblayage des carrières et les projets d?aménagement labellisés. Il s?agit d?enca- drer ces pratiques et d?accompagner les élus locaux dans la régu- lation des permis d?aménagement grâce à une démarche de label- lisation pilotée par l?État à travers le Cerema (Cerema, 2020). Le Plan incite également à la diversification des modes de valorisa- 52 Région Ile-de-France, Plan Régional de Prévention et de Gestion des Déchets- Chapitre III, p. 169. | 71 tion des déblais via le recyclage. Celui-ci ne vise pas à se substituer aux pratiques de valorisation volume du fait des quantités en jeu mais plutôt à compléter les filières de gestion existantes de ma- nière à limiter progressivement le stockage. Le tableau ci-dessous montre les objectifs de recyclage des terres excavées envisagés par le Plan. Celui-ci prévoit la montée en charge des filières existantes de production de terres chaulées et de sables et graviers ainsi que le développement de filières nouvelles comme les terres fertiles et les matériaux de construction en terre. Les quantités de déblais ainsi recyclés visées par le Plan font sortir ces usages de la margi- nalité tout en restant minoritaires. Figure 11. Objectifs de recyclage des déblais envisagés par le PRPGD 2015 2025 2031 Production de terres chaulées 0,37 Mt 1,3 Mt 2 Mt Production de sables et graviers issus du traitement mécanique et du lavage 0,13 Mt 0,5 Mt 0,6 Mt Production de terres «fertiles» amendées pour l?aménagement 0 0,6 Mt 1 Mt Production pour la construction (terre crue) 0 <0,1 Mt 0,4 Mt Total 0,5 Mt 2,5 Mt 4 Mt Source: Plan Régional de Prévention et de Gestion des Déchets - Chapitre II, 2019, p. 264. Enfin, il prévoit l?instauration d?un comité régional sur la gestion des déblais qui associe la Région, des représentants de l?État, des collectivités et des filières économiques. Une première réunion du comité a eu lieu en décembre 2021. Il constituera une scène d?observation, particulièrement intéressante, de la gouvernance des déblais franciliens. Au-delà des déchets, une politique des terres en Île-de-France ? La recomposition des modes de gestion des terres excavées fran- ciliennes s?appuie sur la transformation des filières allant de la Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais : quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ? 72 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes gestion des matières-déchets à l?approvisionnement des chantiers en matériaux issus de la valorisation. Ce second aspect demeure peu traité par les politiques publiques alors que la réussite de ces filières dépend fortement de l?existence d?une demande pour les matériaux issus de la valorisation par les maîtres d?ouvrage. La So- ciété du Grand Paris entend participer à la stimulation de cette demande via des chartes avec les collectivités, incitant les amé- nageurs agissant sur leur territoire à prescrire des matériaux inté- grant des terres excavées dans leurs marchés. Les politiques régio- nales commencent également à sortir d?une approche centrée sur la gestion des déblais comme déchets pour envisager l?ensemble des filières et, en particulier, la question de l?approvisionnement à travers le référentiel de l?économie circulaire. À la suite de la Ville de Paris, qui a lancé un Plan économie cir- culaire dès 2015, la Métropole du Grand Paris et certains éta- blissements publics territoriaux comme Plaine Commune et Est Ensemble, la Région a établi une Stratégie régionale d?économie circulaire qui prolonge le Plan régional de prévention et de gestion des déchets. Cette stratégie cible les matériaux de chantier par- mi les quatre groupes de matières principalement consommées par la Région : la biomasse agricole et les produits alimentaires, les combustibles fossiles, les matériaux de construction, les pro- duits finis et les minerais métalliques (2020, p.9). Un des leviers est dédié à la circularité dans les chantiers. Celle-ci n?est pas abor- dée uniquement sous l?angle du recyclage mais aussi sous celui du métabolisme, de manière à mettre en relation l?approvision- nement en matériaux, la gestion du stock et celles des résidus de chantiers. En effet, le constat dressé souligne la dépendance de la Région pour son approvisionnement en granulats (Augiseau, 2017). Le développement de filières de recyclage, de réemploi et une meilleure gestion du stock existant sont envisagés comme des manières de créer des boucles régionales permettant de limiter cette dépendance (Région Île-de-France, 2020, p. 42). Alors que les matériaux en terre étaient totalement absents de la stratégie régionale pour l?essor des filières de matériaux et produits biosourcés en Île-de-France élaborée en 2018, ils sont mention- | 73 nés dans la stratégie régionale d?économie circulaire élaborée en 2020. Celle-ci prévoit le lancement d?un appel à projet autour des «filières franciliennes de réemploi et de recyclage dans le BTP», qui mentionne explicitement la construction en terre : « expéri- menter et innover pour réemployer des matériaux géo-sourcés produits localement (terres excavées sous forme de matériaux en terre crue, terres cuites, ou terres fertiles).» (Région Île-de-France, 2020, p.43). Une politique des terres, dépassant le cadre de la ges- tion des déblais-déchets, commence à émerger. Conclusion La situation métabolique des terres excavées franciliennes, mar- quée par la diminution progressive des débouchés historiques d?un côté et un flux croissant de terres excavées de l?autre, déstabi- lise le régime de gestion actuel. On observe une diversification des pratiques de gestion des déblais. Les comblements de carrière, pratiques anciennes de valorisation volume, sont facilités pour limiter le coût économique du traitement des déblais du Grand Paris. Des projets d?aménagement, souvent paysagers, fortement consommateurs de terres, voient le jour comme l?aménagement du Parc du Sempin ou du belvédère de Villeneuve-sous-Dammar- tin intitulé « la colline a des yeux ». Ils témoignent d?une adap- tation des acteurs classiques de la gestion des déblais à l?enca- drement politique et règlementaire qui limite les installations de stockage des déchets inertes et participent d?une amélioration qualitative des sites accueillant des terres excavées. Cependant, ils s?inscrivent dans la continuité des pratiques historiques de ges- tion des déblais et continuent de s?appuyer sur les mêmes modèles économiques et les mêmes représentations. Si ces aménagements rendent des services à la société et permettent un nouvel usage pour des fonciers dégradés, ils ne participent pas de manière sys- tématique à une transformation des métabolismes vers davantage de circularité. En effet, les terres ne se substituent pas systémati- quement à des matières primaires. De même, une partie de ces débouchés dépend de la poursuite des extractions de ressources primaires via les carrières. Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais : quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ? 74 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Parallèlement, des pratiques émergentes comme la réutilisation entre chantiers, la production de matériaux en terre crue, la ferti- lisation en terre végétale et la conception de technosols créent des bifurcations par rapport au régime actuel de gestion des terres. Ces différentes pratiques ont pour point commun de qualifier la terre au regard de son potentiel d?utilisation pour de nouveaux usages et pas uniquement comme déchet au contact du sol. Elles ouvrent la voie à un métabolisme plus circulaire en substituant les terres excavées à d?autres matières premières via leur intégra- tion dans le cycle de la construction et de l?aménagement. Mais, face aux volumes de déblais en jeu, la capacité de ces valorisations matière à générer des débouchés suffisants, peut légitimement être interrogée. Cela conduit à questionner la quantité de déblais produits. La diminution de ces quantités, assimilable à la préven- tion dans l?échelle de Lansink, demeure cependant absente des débats. Elle supposerait un changement plus global des pratiques constructives et urbanistiques. Il est donc encore difficile de qua- lifier les transformations actuelles, qui combinent consolidation du régime dominant via l?encouragement des remblais en carrière et en projets d?aménagement, adaptation de celui-ci via une meil- leure adéquation des quantités de terres réemployées aux besoins réels des aménagements et, enfin, émergence de valorisations en matière. | 75 Crédits : Agnès Bastin PARTIE 3 Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées | 77 Parmi les filières alternatives au stockage et à la valorisation dans le cadre de projets paysagers, la production de matériaux en terre à partir des déblais est explorée en Île-de-France, notamment via le projet Cycle terre. Il s?agit de la création d?une unité de production de matériaux en terre crue issus du surcyclage des terres excavées du Grand Paris. Le surcyclage désigne la transformation d?une matière considérée comme un déchet en une nouvelle matière ayant une valeur ajoutée et des qualités matérielles supérieures à celle du produit initial. On ne peut parler ici de recyclage dans la mesure où l?usage des terres n?est pas équivalent à leur fonction initiale comme sol. Cette unité de production, appelée fabrique, est située à Sevran, commune de Seine-Saint-Denis. Le projet en- tend également participer au développement et à la structuration d?une filière francilienne de production de matériaux en terre crue à partir des déblais. Il expérimente donc la faisabilité et la viabilité d?un dispositif sociotechnique de surcyclage qui pourrait consti- tuer un nouveau débouché pour la gestion des terres excavées et une nouvelle forme de valorisation matière. Ce projet a une dimension exploratoire et ne concerne qu?une faible quantité de matières, 8 000 tonnes par an pour les pre- mières années d?exploitation à mettre en comparaison avec les 20millions de tonnes de déblais produits chaque année en Île-de- France. Il n?entend donc pas constituer une réponse aux enjeux quantitatifs du contexte francilien et n?a pas vocation à se subs- tituer entièrement aux filières existantes de gestion des déblais mais plutôt à les diversifier. Dans le Plan régional de prévention et de gestion des déchets, les filières émergentes de valorisation matière doivent d?ailleurs permettre la suppression progressive du stockage des déblais mais demeurent complémentaires des pra- tiques de valorisation volume. Filières consolidées et émergentes sont également complémentaires du point de vue de la qualité des terres, toutes les terres excavées n?ayant pas les caractéristiques granulométriques adaptées à la production de matériaux en terre crue. Le projet Cycle terre explore une filière de valorisation de la partie fine des déblais, aujourd?hui difficile à valoriser. Les parties à plus fortes granulométries entrent déjà dans des filières de valo- 78 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes risation en travaux publics53. L?originalité du projet réside donc dans l?intensité du bouclage qu?il propose, à savoir un surcyclage des terres et une substitution des matières secondaires (béton de terre) aux matières primaires (béton de ciment), et dans sa gouvernance infrarégionale et coo- pérative, qui diffère de l?organisation actuelle du secteur. L?analyse de la genèse de cette expérimentation et des caractéristiques du dispositif sociotechnique expérimenté met en évidence les trans- formations du métabolisme qui pourraient en découler. Cette ex- périmentation est aussi envisagée au prisme des recompositions des régimes sociotechniques qu?elle induit, de ses possibilités de diffusion ainsi que de sa participation à la structuration d?une nouvelle filière de gestion des déblais d?un côté et du développe- ment de l?architecte de terre crue de l?autre. Expérimenter une filière circulaire des terres aux marges du régime existant de gestion des déblais: la fabrique Cy- cle terre Cycle terre résulte de la coopération d?acteurs territoriaux et éco- nomiques issus du milieu de la terre crue, de l?aménagement et de la construction. Il est donc le produit d?une coalition d?acteurs hétérogènes dont les intérêts se sont alignés pour expérimenter un dispositif sociotechnique et une filière nouvelle. L?analyse des ressorts de la formation de cette coalition d?acteurs et du dispo- sitif expérimental met en avant le positionnement ambivalent de l?expérimentation par rapport aux régimes en place. Les acteurs en jeu regroupent, dans un premier temps, des acteurs extérieurs au régime de la gestion des déblais mais parties prenantes, pour plusieurs d?entre eux, des régimes dominants de l?aménagement et de la construction. La formation d?une coalition singulière d?acteurs aux expertises et aux intérêts complémentaires autour des terres excavées La coalition d?acteurs parties prenantes de Cycle terre s?est forma- 53 Entretien avec un responsable valorisation des matériaux d?Antea, 2019. | 79 Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées lisée dans un partenariat impliquant l?Union Européenne à tra- vers le dispositif Actions Innovatrices Urbaines du Fond européen de développement régional. Elle rassemble une diversité d?acteurs dont les compétences correspondent à différentes étapes de la chaîne de transformation des déblais en éléments constructifs en terre crue: la connaissance du sous-sol via l?ingénierie de l?envi- ronnement apportée par Antea Group, les procédés de transfor- mation de la matière en matériaux via l?expertise en sciences de la matière d?Amàco et du CRAterre, et l?intégration de ces matériaux dans le bâti via l?expertise architecturale et la certification appor- tées par CRAterre, AE&CC et Joly & Loiret. À ces acteurs, experts du traitement, de la circulation et de la transformation des terres, s?ajoutent des maîtres d?ouvrage, producteurs de déblais et poten- tiels prescripteurs de matériaux en terre crue: la Société du Grand Paris, Grand Paris Aménagement, un des principaux aménageurs d?Île-de-France, la commune de Sevran, maître d?ouvrage de la ZAC Sevran Terre d?Avenir et site d?accueil de la fabrique, ainsi que Quartus, promoteur engagé dans la construction et la commercia- lisation de projets immobiliers en terre crue. La création de com- pétences, nécessaires à l?émergence d?une filière, est assurée par Amàco et Compétences Emploi, agence communale en charge de l?emploi et de la formation. Enfin, des organismes de recherche se chargent de l?évaluation de l?empreinte environnementale des matériaux produits (AE&CC) et de l?analyse des effets de la fa- brique sur la transformation du métabolisme des projets urbains. C?est le cas du laboratoire Systèmes productifs, logistique, orga- nisation du travail et transports de l?IFSTTAR et le Centre de re- cherches internationales de Sciences Po54. Ce projet correspond à la rencontre de deux trajectoires d?acteurs. D?un côté, la directrice de l?urbanisme d?Antea Group, cabinet de conseil et d?ingénierie en environnement, et la cheffe de projet environnement et agriculture de l?Établissement public d?amé- nagement de la Plaine de France ont conçu un projet à présenter 54 J?ai participé au projet Cycle terre dans ce cadre ainsi que mon directeur de thèse, Éric Verdeil. Voir l?introduction pour davantage d?informations concernant le dispositif d?observation participante. 80 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Figure 12. Localisation de la commune de Sevran au sein de la Métropole du Grand Paris Source: Géoportail, 2022 dans le cadre de l?appel à projet européen Actions Innovatrices Urbaines. L?expérience de la cheffe de projet dans le domaine de l?agriculture urbaine et périurbaine l?a conduite à s?intéresser au rôle joué par les installations de stockage des déchets inertes dans la consommation des terres agricoles. Elle cherche des modalités de gestion des déblais alternatives au stockage. La commune de Sevran intègre le projet qui consiste alors en un bâtiment démons- trateur en terre crue à partir des terres excavées de l?opération ur- baine Sevran Terre d?Avenir. Cependant, ce projet initial s?avère impossible du fait des différences de phasage entre le projet ur- bain pour lequel les excavations sont prévues en 2022 et l?appel à projets européen pour lequel les projets doivent être réalisés | 81 Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées Figure 13. Périmètre de la ZAC Sevran Terre d?Avenir, orientations d?amé- nagement et chantiers du Grand Paris Express Source : Grand Paris Aménagement, Dossier de création de la ZAC Sevran terre d?avenir Centre-ville ? Montceleux: rapport de présentation (2019, p.17) 82 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes d?ici 2022. Une autre source de terres est alors envisagée: celle des gares du Grand Paris Express. De l?autre, un ensemble de maîtres d?oeuvre et de chercheurs (Amàco, Joly&Loiret, AE&CC et CRAterre) ont engagé des ré- flexions sur le potentiel de réutilisation des terres excavées pour en faire un matériau de construction métropolitain, lors de l?expo- sition Terres de Paris en 2016. Amàco est un centre de recherche et de formation sur la construction en terre crue et en fibres végé- tales installé en Isère, région dotée d?une tradition constructive en terre crue. AE&CC est une unité de recherche de l?École nationale supérieure d?architecture de Grenoble spécialisée dans l?étude des établissements humains et leur soutenabilité. CRAterre est une association et un centre de recherche dédié à la construction en terre au sein de l?École nationale supérieure d?architecture de Gre- noble. Créé en 1979, il est reconnu comme le centre international de recherche sur la construction en terre et promeut la protection du patrimoine en terre, la reconnaissance et le développement des cultures constructives en terre dans une perspective à la fois environnementale, sociale et culturelle. L?agence d?architecture Joly&Loiret, créée en 2007, est spécialisée dans la construction avec des matériaux dits naturels. Elle a progressivement déve- loppé une réflexion autour de l?architecture en terre crue qui s?est concrétisée en 2012 par la réalisation d?un mur en terre crue pour la maison du Parc naturel régional du Gâtinais à Milly-la-Forêt. Dans le cadre de l?appel à projets innovant Réinventer Paris, l?agence Joly&Loiret a proposé la construction d?une tour de 16 étages en pierre et en terre crue à partir du recyclage de dé- blais de chantiers franciliens. Le projet n?a pas été lauréat mais a contribué à faire connaître la construction en terre crue en Île- de-France et à structurer une réflexion autour de l?architecture de terre dans un contexte urbain métropolitain alors que ce matériau est habituellement associé aux espaces ruraux et à l?habitat indi- viduel. Localisés à Paris et dans la région grenobloise, ces acteurs entretiennent d?importantes relations interpersonnelles dans le cadre de leurs activités de recherche, d?enseignement et dans la conduite de projets opérationnels. Ils intègrent le partenariat et contribuent alors à faire évoluer le projet d?un bâtiment vers un | 83 Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées outil de production de taille intermédiaire au service de la struc- turation d?une filière terre francilienne. Dans un contexte natio- nal d?absence de politique réelle de soutien à la construction en terre, ils saisissent le financement européen de 5 millions d?euros comme une opportunité de travailler à la levée de certains des principaux freins au développement de la filière en Île-de-France. En particulier, l?installation d?activités de production, la certifica- tion des matériaux et le développement d?un modèle économique viable permettant des prix de sortie acceptables pour le marché francilien de la construction sont des axes identifiés. Le dispositif Actions Innovatrices Urbaines et le choc métabolique du Grand Paris Express, couplé à la réflexion développée par les experts de la terre crue sur la construction à partir des déblais, ont permis l?alignement des intérêts divers des acteurs du partena- riat Cycle terre. D?un côté, le projet s?est inscrit dans le référentiel montant de l?économie circulaire, qui constituait un des thèmes de l?appel à projets européen. En parallèle, la focalisation sur les terres excavées faisait écho à la question croissante de la gestion des déblais mise à l?agenda politique par la construction du Grand Paris Express. Le schéma ci-dessus synthétise les motivations et intérêts des différents acteurs opérationnels impliqués dans le partenariat en 2018, lors du lancement de Cycle terre (Figure 16). Ils montrent également le positionnement des acteurs par rapport au circuit des terres excavées. Dans la coalition de départ, on note l?absence de producteurs de matériaux et d?acteurs opérationnels existants de la gestion des terres excavées comme les exploitants de carrières, les entrepreneurs de travaux publics ou des gestion- naires d?installations de stockage. Ce sont des acteurs situés en amont de la gestion des déblais (maîtres d?ouvrage) et en aval mais sur des filières émergentes qui se sont rassemblés pour produire un dispositif nouveau de gestion des déblais par leur surcyclage en matériaux de construction. Une expérimentation métabolique: tester un dispositif de surcy- clage de la ressource terre Le projet Cycle terre entend tester et démontrer la pertinence d?un modèle de production de matériau intermédiaire entre industrie 84 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Figure 14. Exposition "Terres de Paris. De la matière au matériau" au Pavillon de l'Arsenal (2016-2017) Crédits: Pavillon de l'Arsenal / Photothèque : Antoine Espinasseau | 85 Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées Figure 15. Tour de logements en terre crue et restructuration de l?ancienne gare Masséna en marché couvert, Concours international Réinventer Paris, 2015. Projet finaliste 2e Prix, Agence Joly & Loiret Crédits: Paul-Emmanuel Loiret & Serge Joly, architectes / Image Doug&Wolf 86 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes et artisanat à partir de terres excavées localement. Il propose donc d?explorer la faisabilité d?une filière de production de matériaux qui se distingue de la filière majoritaire du béton-ciment du fait de son échelle de production et du type de ressources utilisées, c?est- à-dire des ressources secondaires extraites à proximité immédiate des chantiers de construction. Cette filière pourrait participer à augmenter la circularité du métabolisme des terres excavées et à relocaliser partiellement l?approvisionnement en matériaux de construction des projets urbains. Le projet se rapproche à plu- sieurs égards d?une expérimentation telle que définie par Kar- vonen et Van Heur (2014). Ces deux auteurs identifient trois caractéristiques des expéri- mentations urbaines inspirées des laboratoires en sciences ex- périmentales : « Rather than conflating ?experimentation? with ?change? and claiming that everything is an experiment, we argue that there is a need to adopt a more precise understanding of the practice of experimentation. Returning to the laboratory studies scholarship, it is helpful to understand experimentation as (1) in- volving a specific set-up of instruments and people that (2) aims for the controlled inducement of changes and (3) the measure- ment of these changes.»(2014: 383). Ils caractérisent ainsi les ex- périmentations par la délimitation d?espaces comparables à des laboratoires situés (situatedness), par leur caractère dynamique et la production de nouvelles régulations (change-oriented) et par leur caractère contingent et incertain (contingent). Le caractère si- tué des expérimentations urbaines les distingue d?un laboratoire en sciences expérimentales dans lequel l?expérience est artificiel- lement construite et contrôlée. Karvonen et van Heur soulignent l?importance des opérations de sélection et de délimitation des espaces urbains intégrés à l?expérimentation. Ces opérations créent un cadre partiellement contrôlé permettant de produire des connaissances situées sur les conditions de réalisation et, éventuellement, de diffusion des dispositifs testés. C?est en ce sens que les expérimentations urbaines sont change-oriented, c?est-à- dire conçues pour produire intentionnellement du changement qui ne se limite pas à une optimisation de l?existant. Elles peuvent ainsi alimenter de nouvelles régulations. Les résultats des expéri- | 87 Figure 16. Les partenaires Cycle terre en 2018 et leur positionnement par rapport au circuit des terres excavées Source: Entretiens, 2018-2019. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées mentations sont incertains et le processus expérimental demeure contingent. Les formes prises par les innovations sont ouvertes et peuvent évoluer au cours de l?expérimentation. Ces trois caracté- ristiques distinguent les expérimentations urbaines des projets urbains classiques. Dans le cas de Cycle terre, le cadre expérimental est défini de ma- nière très structuré : il s?appuie sur la délimitation d?espaces de démonstration, sur la définition d?innovations à tester et d?ins- truments d?évaluation. Le programme Démonstrateur industriel pour la ville durable (DIVD) du ministère de la Transition écolo- gique et solidaire et l?appel à projet européen ciblent tous deux ex- plicitement le cadre et la nature des innovations attendues. Cycle Terre propose la création d?un processus industriel de production 88 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes de matériaux en terre crue qui permette de dépasser l?échelle des chantiers individuels et au cas par cas et la réutilisation d?un dé- chet urbain, les terres excavées, dans une perspective circulaire. Ces deux objectifs doivent permettre de limiter les coûts de la construction en terre crue dans les espaces métropolitains grâce à l?économie réalisée sur la mise en décharge (Cycle terre, 2018, p. 27). Le projet est accompagné d?indicateurs de performance permettant d?évaluer la mesure dans laquelle les innovations ont été atteintes. Même si les innovations attendues sont clairement définies dès le lancement du projet, les chemins pour y parvenir sont soumis à évolution en fonction des aléas rencontrés et des incertitudes qui caractérisent le projet comme la disponibili- té du foncier, les caractéristiques géotechniques des terres ou la robustesse du modèle économique envisagé. Le projet européen prévoit d?ailleurs un cadre pour intégrer cette incertitude et la contingence, caractéristique des expérimentations au sens de Ka- rvonen et Van Heur. Il prévoit la possibilité de modifier le contrat de partenariat à deux reprises afin de permettre des ajustements au cours de la mise à l?épreuve de l?expérimentation. L?expérimentation s?appuie également sur la délimitation d?un espace de test, à savoir la ville de Sevran et l?opération d?aména- gement Sevran Terre d?Avenir. À la différence d?un laboratoire classique, l?ensemble des variables d?un territoire ne peuvent pas être contrôlées car il ne s?agit pas d?une opération entièrement construite pour la démonstration mais d?un environnement réel nécessairement soumis à des contingences (Evans, 2016 ; Lamé- nie et al., 2019). Il existe donc des tensions entre le caractère spé- cifique du territoire choisi et le potentiel de généralisation des connaissances produites par l?expérience urbaine. Le territoire sevranais est singulier mais représentatif d?autres espaces fran- ciliens, en particulier de la zone dense francilienne caractérisée par des tensions foncières, l?héritage mémoriel et urbain du passé industriel ainsi que la co-présence de grands ensembles d?habitat social et d?habitats pavillonnaires. De la même manière, les exca- vations de la ligne 16 du Grand Paris Express à Sevran-Livry et la proximité d?importantes opérations d?aménagement, comme Se- vran Terre d?Avenir, constituent une situation pouvant se retrou- | 89 ver dans d?autres espaces franciliens. Le projet est donc en partie conçu pour être représentatif et produire ainsi des connaissances transférables à d?autres sites. La transférabilité et la montée en échelle sont d?ailleurs des objectifs explicitement formulés dans l?accord de partenariat qui distingue trois niveaux de généralisa- tion. Le premier concerne la diffusion de l?usage des matériaux en terre crue issus des déblais au sein d?autres projets portés par la Société du Grand Paris et au sein de l?opération d?aménagement Sevran Terre d?Avenir. Le second concerne la diversification des sources de terres excavées vers l?ensemble des chantiers de terras- sement. Le troisième est la réplication de la fabrique dans d?autres projets et contextes urbains (Cycle terre, 2018, p.31). La recherche de changements importants caractérise donc Cy- cle terre. Le financement qui accompagne le programme Actions Innovatrices Urbaines permet d?explorer un processus industriel nouveau par son échelle et la réutilisation de déchets urbains de terre. En effet, le taux de financement du programme européen est de 80% du coût du projet. Cela représente un investissement financier de 4,8 millions d?euros pour un projet dont le coût a été initialement estimé à environ 6,1 millions d?euros. Ce programme européen permet de lancer un investissement qui n?aurait pas existé ou difficilement autrement, étant donné le risque associé et la temporalité des retours sur investissement attendue55. Le mo- dèle économique de la fabrique prévoit un amortissement sur en- viron vingt ans, durée largement supérieure à celle attendue dans les industries de la construction. En ce sens, le changement opéré par le projet Cycle terre est relativement radical. Cycle terre s?appuie enfin sur des représentations du changement urbain à l?échelle de la métropole et à l?échelle de la ville de Sevran. La fabrique de matériaux en terre crue est présentée par le maire 55 Par ailleurs, le dispositif DIVD, s?il n?apporte que peu de financements, s?accom- pagne de possibilités de dérogation au droit commun à travers la mise en place de «groupes verrou» pour lever d?éventuelles barrières règlementaires. Cette possi- bilité n?a finalement pas été utilisée par Cycle terre car le statut du déchet, identifié comme un obstacle règlementaire au début du projet, s?est avéré peu probléma- tique grâce à la sortie implicite du statut de déchet. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 90 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes de Sevran comme un projet fortement politique, qui interroge le récit de développement de la commune. L?expérimentation Cycle terre participe, selon lui, à un renouveau de l?activité économique en ville via le soutien à des activités artisanales autour de la tran- sition écologique, à un changement d?image de la ville d?un es- pace dortoir à une ville attractive et à une réduction de la fracture urbaine entre secteurs pavillonnaires au Sud de la commune et grands ensembles d?habitat social au Nord. Le démonstrateur Cy- cle terre n?est pas réduit à une innovation technique mais il est en- visagé par le maire comme un outil d?«hégémonie culturelle». En ce sens, la fabrique propose un récit de la ville de Sevran différent du récit dit dominant. Tout au long du XXème siècle, la commune a connu un fort développement industriel s?accompagnant de la construction de logements ouvriers, de grands ensembles d?habi- tat social et de lotissements pavillonnaires, symbole de mobilités sociales ascendantes. Le départ des grandes entreprises, notam- ment Kodak et Westinghouse56, dans les années 1990 a modifié la structure socio-économique de la commune, qui connaît au- jourd?hui un fort taux de chômage et un taux de pauvreté57 parmi les plus élevés d?Île-de-France. Sa base fiscale est donc faible et la plupart des développements urbains de Sevran sont guidés par ces contraintes financières. Pour le maire, Cycle terre explore une perspective de développement urbain et économique renouvelé qui valorise des ressources sevranaises et renverse le stigmate as- socié à la désindustrialisation, comme l?exprime cet extrait d?en- tretien: « En fait, je voudrais que Sevran retrouve le fil de son histoire. Et, son histoire, c?est l?histoire industrielle. C?est pour cela que 56 La société Kodak a utilisé un site industriel situé à Sevran de 1925 à 1995 pour le développement photographique et cinématographique. La société Westinghouse fabriquait elle des systèmes de freinage, notamment pour le secteur ferroviaire, dans un autre site à proximité depuis la fin du XIXème siècle. Le site de Sevran ferme en 1998. 57 En 2018, le taux de chômage de Sevran est de 20,5 % alors qu?il est de 12,2 % en Ile-de-France. Le taux de chômage est de 14,3 % contre 13 % en Seine-Saint-Denis et 9,3 % en Ile-de-France. Le taux de pauvreté est de 32 % à Sevran contre 28,4 % en Seine-Saint-Denis et 15,6 % en Ile-de-France(Insee, 2021). | 91 je soutiens beaucoup le projet Cycle Terre. (?) Il va se pas- ser quelque chose à Sevran. La rupture a été trop nette avec l?industrie. Il faut des enseignes de petits artisans, de l?artisa- nat dans le tissu urbain. Il faut attirer les entreprises là et pas dans les zones d?activités. (?) On ne peut pas reproduire les grandes friches industrielles en concentrant les activités éco- nomiques dans des zones d?activités. Cela pose ensuite plein de problèmes de gestion des friches, de dépollution. Ça fait des grands pans de la ville qui sont morts, qui créent des cou- pures urbaines. La fabrique est intégrée à un grand espace paysager et, comme cela, elle fait le lien entre le Nord et le Sud, les logements sociaux et les pavillons. » (Entretien avec le maire de Sevran, 2019). Le maire souligne l?inscription du projet Cycle terre dans la conti- nuité de l?histoire industrielle et ouvrière58 de la commune sans que ce projet constitue pour autant un retour à la grande indus- trie du XXème siècle, qui crée de fortes dépendances et dont les héritages demeurent aujourd?hui difficiles à gérer. L?intégration de la production en ville se traduit ici dans des formes urbaines caractérisées par la mixité fonctionnelle et des échelles intermé- diaires. La fabrique est pensée comme un lieu de production mais aussi comme un équipement urbain au service de la reconnexion entre le Nord et le Sud de la commune. Enfin, elle participe d?un retournement d?image dont les maîtres mots sont «destination» et «émulation» et s?inscrit ainsi pleinement dans le schéma di- recteur de l?opération Terre d?Avenir (Ville de Sevran et al., 2016). Cycle terre constitue donc une expérimentation à la fois urbaine, dans la mesure où elle met en jeu le devenir urbain de Sevran, et métabolique, dans la mesure où le dispositif testé pourrait contri- 58 Stéphane Gatignon, ancien maire, relie explicitement Cycle terre à l?histoire de l?industrie sequano-dyonisienne via la participation de la fabrique à une nouvelle filière d?économie circulaire qu?il qualifie de « nouvelle industrie » (Conférence à la Cité de l?Architecture et du Patrimoine, 14 février 2018). Stéphane Blanchet, maire actuel, s?inscrit dans une perspective similaire: «Cycle terre, c?est réconcilier l?économie avec le territoire» (Conférence de lancement de Cycle terre, Pavillon de l?Arsenal, 27 septembre 2019). Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 92 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes buer à augmenter la circularité et la proximité de l?approvision- nement des chantiers en matériaux et à améliorer la gestion des déchets. On retrouve les principales caractéristiques des expé- rimentations urbaines selon Karvonen et Van Heur : le change- ment via la réalisation puis la diffusion d?une innovation à la fois technique, urbaine et économique, la délimitation d?un espace de test permettant de mesurer la réussite de l?innovation et les incertitudes associées à l?inscription de la fabrique dans un ter- ritoire spécifique. Bien qu?expérimental, le projet Cycle terre n?est pas pour autant hors des contraintes qui caractérisent les régimes sociotechniques en place. Comme nous l?avons montré, l?expéri- mentation repose sur une coalition d?acteurs qui poursuivent éga- lement leurs intérêts hors du cadre expérimental de Cycle terre. Une expérimentation influencée par les agendas propres à chaque acteur de la coalition Plusieurs acteurs de la coalition Cycle terre participent au ré- gime sociotechnique en place dans le domaine de la construction (Grand Paris Aménagement, Quartus, Société du Grand Paris) et dans une moindre mesure dans celui de la gestion des déblais en tant que producteurs de terres excavées. Ainsi, même si Cycle terre expérimente des dispositifs qui diffèrent des modes de faire issus des régimes en place, le projet n?est pas hermétique à ceux- ci. En particulier, l?expérimentation est influencée par les agendas propres de chacun des acteurs du partenariat. C?est le cas des institutions pour lesquelles Cycle terre représente une très faible part de l?activité, notamment la Société du Grand Paris et Grand Paris Aménagement. On observe ainsi des déca- lages entre des implications personnelles fortes dans l?expérimen- tation et des implications institutionnelles moindres. Le cas de la Société du Grand Paris est particulièrement illustratif. Sa mission principale est la réalisation des ouvrages du Grand Paris Express dans des délais stricts et le respect des contraintes de coûts im- posées et contrôlées par l?État. Ces objectifs peuvent entrer en tension avec la valorisation des déblais considérée comme rele- vant de l?innovation et des enjeux environnementaux, deux va- riables qui n?entrent pas explicitement dans l?équation «coûts-dé- | 93 lais-qualité59» que doivent respecter les chargés de secteur pour la réalisation des ouvrages. Le projet Cycle terre a d?ailleurs été lancé de manière concomitante à la parution d?un rapport de la Cour des comptes soulignant la très forte augmentation des dé- penses associées au Grand Paris Express, celle-ci étant qualifiée de «dérapage» budgétaire (Cour des comptes, 2017, p.10, 39-47). La personne chargée des relations avec Cycle terre au sein de la Société du Grand Paris est le responsable de secteur de la ligne 16 à Sevran-Livry. Il témoigne de la faible marge de manoeuvre dont il dispose dans les choix techniques et logistiques qui impliquent des modifications de coûts. La valorisation des déblais n?est pas le coeur de métier du maître d?ouvrage. Ainsi, des modifications de coûts associés à cette gestion doivent faire l?objet d?arbitrages stra- tégiques et politiques. Le choix par la Société du Grand Paris de confier la relation avec Cycle terre à un membre d?une direction opérationnelle plutôt que d?une direction environnementale ou de l?innovation, pour laquelle la valorisation des déblais a pour- tant été identifiée comme un enjeu majeur, peut apparaître dans un premier temps comme un choix visant à permettre la mise en oeuvre rapide du recyclage des terres dans les pratiques courantes du maître d?ouvrage. Or, ce montage s?est avéré partiellement ino- pérant car la temporalité de l?expérimentation et sa radicalité im- pliquaient des changements plus importants que ceux imaginés par la SGP. Autrement dit, ce choix semble plutôt témoigner du fait que la SGP ne s?est pas placée dans un registre d?expérimenta- tion susceptible de produire des changements radicaux, comme la remise en question du schéma classique coût-délais-qualité, mais plutôt dans un registre d?optimisation de l?existant. D?une manière similaire, Grand Paris Aménagement n?a jamais véritablement inscrit le projet Cycle terre en haut de son agenda. Le pilotage dans le cadre du Démonstrateur industriel pour la ville durable est bien assumé et le projet s?intègre à la stratégie d?in- novation environnementale de l?aménageur comme en témoigne ses rapports d?activité. Cependant, ce projet est également consi- 59 Entretien avec un chef de secteur Sevran-Livry Ligne 16, Société du Grand Paris, 2018. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 94 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes déré comme à « la marge du coeur de métier», ce qui justifie la non implication de l?aménageur dans la société d?exploitation de la fabrique60. Or, d?autres acteurs dont le coeur de métier est éloi- gné de la gestion des déblais et de la production de matériaux ont, par exemple, intégré la société d?exploitation. C?est le cas de la commune de Sevran et du promoteur Quartus. Ainsi, Cycle terre constitue une arène expérimentale rassemblant des acteurs de filières émergentes et des régimes dominants soumis à des contraintes extérieures à l?expérimentation. Un dispositif territorialisé de surcyclage des déblais La commune de Sevran occupe un rôle important dans la gou- vernance de l?expérimentation en tant que porteur du projet. Cela influe sur la définition même de l?objet de l?expérimentation dans la mesure où l?originalité de la fabrique réside en partie dans son échelle locale et dans la participation de l?autorité urbaine à sa gouvernance. Le modèle économique expérimenté par Cycle terre est un modèle de développement territorial qui vise à réin- troduire de l?activité productive dans le milieu urbain dense afin de participer à la relocalisation des chaînes d?approvisionnement matérielles, de gestion des déchets et des emplois associés. La place de la commune de Sevran dans la gouvernance de la fabrique La commune de Sevran n?a pas été à l?initiative du projet. Elle a été intégrée au partenariat comme lieu d?implantation pertinent du fait de la co-présence dans le centre-ville de chantiers d?excavation et de projets d?aménagement consommateurs de matériaux d?une part et des opportunités liées aux relations d?interconnaissance entre chefs de projet d?autre part. Cependant, le programme Ac- tions Innovatrices Urbaines étant destiné aux autorités urbaines, elle est devenue le porteur du projet. Cycle terre se distingue donc d?autres projets de fabrication de matériaux en terre crue, qui ne s?appuient pas sur une autorité urbaine mais sur l?appareil indus- 60 Entretien avec la cheffe de projet Cycle terre à Grand Paris Aménagement, avec Daniel Florentin, 2019. | 95 triel existant de grands groupes ou d?entreprises de taille intermé- diaire. C?est le cas de Saint-Gobain, qui développe une offre de produits en terre crue en partenariat avec une entreprise aixoise61, et d?Alkern, qui développe une gamme de produits préfabriqués en terre crue62. Le partenariat Cycle terre n?implique d?ailleurs pas de fabricants de matériaux mais des acteurs de la recherche-ac- tion détenant une expertise sur la fabrication et l?usage des maté- riaux en terre crue (AE&CC, Amàco, CRAterre). Le projet nécessite donc la création d?un outil de production mais aussi d?un nouvel opérateur pour exploiter la fabrique auxquels l?autorité urbaine participe. Ce modèle pose cependant des questions légales : dans quelle mesure une commune peut-elle participer à la création d?une ac- tivité économique telle une fabrique de matériaux ? N?est-ce pas une distorsion de la concurrence ? Une commune peut en effet faire construire ou participer à la construction d?un bâtiment si celui-ci constitue un équipement du territoire et répond à un in- térêt public local. Dans le cas de Cycle terre, il est difficile d?établir la compétence à laquelle se rattache la construction de matériaux. Celle-ci n?est pas intégrée à la gestion des déchets dans la mesure où la gestion des terres n?est pas de la responsabilité des collec- tivités, à la différence de celle des ordures ménagères. Il est éga- lement difficile de définir l?intérêt local auquel répond le projet dans la mesure où les matériaux produits seront commercialisés à des entrepreneurs franciliens susceptibles d?intervenir sur des chantiers hors de Sevran. À l?inverse, le projet génère des nui- sances: bruit, poussière, circulation de camions63. Le portage de 61 Voir Pierre Pichère, « Une PME familiale et Saint-Gobain main dans la main pour construire en terre crue», Le Moniteur des artisans, 30 septembre 2020. 62 Carnet de terrain ? Rencontre entre Cycle terre, l?EpaMarne et Alkern du 23 avril 2018. 63 Ces éléments sont mis en avant et discutés par l?étude juridique réalisée par le cabinet d?avocat Seban et associés pour la mairie de Sevran concernant le montage du projet. Celle-ci précise «qu?il n?est pas certain que la Ville puisse porter direc- tement ou indirectement (via une société d?économie mixte) la réalisation globale du projet puisque, dans une voie comme dans l?autre, il n?est pas possible d?être assuré que le projet présente un lien suffisant avec une utilité publique.». Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 96 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes l?investissement pour la construction de la fabrique et des outils de production devait initialement être assuré par la commune de Sevran. La fabrique ainsi construite aurait ensuite été cédée à un exploitant. Pour éviter les recours, il a été décidé que la ville ne porterait pas l?investissement de la fabrique mais que celui-ci se- rait assuré par le promoteur Quartus. Le portage privé s?avérait en partie rassurant pour la municipalité qui ne portait plus le risque financier associé mais il a suscité l?inquiétude de certains élus soucieux de ne pas céder un des terrains publics les mieux placés pour un faible prix à un promoteur qui allait y conduire sa propre activité et profiter des éventuels revenus générés64. La même question s?est posée a fortiori pour l?exploitation de la fabrique. Le partenariat a choisi une forme coopérative pour l?ex- ploitation permettant à la municipalité de Sevran de participer à la gouvernance de l?entreprise et de garantir le maintien des am- bitions de développement local. La création d?une société coopé- rative d?intérêt collectif (SCIC) permet d?assurer une place au ter- ritoire et d?associer différentes compétences dans la gouvernance de la fabrique tout en limitant l?enrichissement des sociétaires. En effet, le statut de SCIC impose d?affecter plus de la moitié du résul- tat positif à des réserves dites impartageables65. Ainsi, les socié- taires ne peuvent pas voir leur part sociale augmenter et le capital de l?entreprise reste stable. En revanche, la SCIC se constitue un patrimoine qui peut être investi. La société d?exploitation associe plusieurs des partenaires ainsi que l?entreprise Briques Technic Concept, fabricant de briques comprimées en terre crue dans la région toulousaine (Figure 17). D?autres acteurs pourront ensuite rejoindre la société afin de compléter les expertises représentées. La dimension territoriale du projet est explicitement formulée dans le pacte des associés de la SCIC: « Cette proposition répond à une diversité d?objectifs visant à rendre la ville plus résiliente dans son fonctionnement(?): 64 Par exemple, lors de la commission municipale «développement durable» qui s?est tenue à Sevran le 6 novembre 2018. 65 Selon le pacte d?associés de la SCIC Cycle terre, 60% du résultat positif devra être affecté aux réserves impartageables au minimum. | 97 - Redévelopper des filières de construction territorialisées, avec des matériaux simples nécessitant plus de savoir-faire. - Développer le tissu économique et social local en associant la formation professionnelle à l?aménagement.» (SCIC Cycle terre, 2020, p.3). Le statut de SCIC protège également la société du ra- chat par des acteurs extérieurs comme des fabricants de maté- riaux conventionnels. Le statut coopératif participe au position- nement original de Cycle terre au sein de la filière terre crue qui consiste en un équilibre entre massification de la production d?un côté et inscription dans un métabolisme de proximité de l?autre. Figure 17. Liste des sociétaires de la SCIC en juillet 2021 Catégories d?associés Associés Producteurs Quartus: promoteur ECT66: réemployeur de terre et gestionnaire d?installations de stockage des déchets inertes Bénéficiaires Amàco: centre de formation et de recherche NAMA: agence d?architecture BTC: fabricant de matériaux MUE expériences: atelier de recherche et d?expérimentation Atelier Serge Joly: agence d?architecture Salariés Aucun au début Collectivités et établissements publics Ville de Sevran Partenaires Aucun au début Les échelles de spatialisation du projet: enjeux de développement local et enjeux de filière Si la dimension territoriale du modèle économique porté par Cy- cle terre est partagé par les partenaires et les membres de la so- ciété d?exploitation, l?échelle spatiale d?inscription du projet et 66 ECT a intégré le partenariat Cycle terre en 2019. Nous expliquons les raisons de son intégration et les modifications induites dans la conception même de la fabrique dans la section suivante. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 98 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes l?appréhension des enjeux territoriaux ont fait l?objet de débats tout au long de la mise en oeuvre de la fabrique. Sevran est entré dans le projet avec une représentation municipale de celui-ci. La fabrique est pensée comme un lieu de production intégré allant du tri des déblais au stockage des produits finis qui s?inscrit dans l?écosystème économique, urbain et écologique de la commune. Cet ancrage territorial est perçu comme une condition de réussite du projet notamment du fait de la diminution attendue des flux de camions qui constitue un enjeu politique local. Les chantiers du Grand Paris Express ont ravivé à Sevran la mémoire récente de la congestion causée par le transport de terre par camions dans le centre-ville lors de la dépollution des grandes friches industrielles de Kodak. La localisation de la fabrique à proximité immédiate des sites d?excavation aurait contribué à limiter les flux de camions. Les experts de la terre ont davantage une représentation métro- politaine voire régionale. Leur défi est de rompre avec l?image de la terre crue comme matériau rural et patrimonial pour en faire un matériau urbain et contemporain. Grand Paris Aménagement s?inscrit également dans cette échelle d?action, dans la mesure où son objectif est d?aider au développement d?une filière terre crue métropolitaine via l?insertion de clauses dans les cahiers des charges à destination des promoteurs et via la certification des matériaux. Ceci conduit à concevoir un espace de circula- tion des matières plus large que la ville de Sevran et ses environs et à rechercher des chantiers d?approvisionnement en dehors du territoire communal. Cela ouvre également la voie à une ex- ternalisation de certaines fonctions comme le tri et le stockage à l?extérieur de Sevran sur des terrains moins contraints ou bien en association avec les installations de stockage des déchets. Ces différences d?appréhension de la dimension territoriale du projet se sont retrouvées au cours de la création de la société d?exploita- tion. L?échange ci-dessous, suscité par la proposition de la part de la cheffe de projet Cycle terre de Sevran d?intégrer un centre social du quartier sevranais des Beaudottes à la société d?exploitation, illustre ces différences: | 99 «Selon le directeur scientifique d?Amàco, l?intégration de ce groupe vise à répondre à une question plus large qui est: com- ment faire pour que ce site soit accepté et aimé par les habi- tants? Il y a sûrement une réponse plus globale à apporter. La cheffe de projet Cycle terre à Sevran rebondit. Pour elle, la question n?est pas uniquement de faire en sorte que les habi- tants nous «acceptent». C?est aussi comment faire pour que les habitants s?en emparent. C?est un peu de l?éducation po- pulaire. Il s?agit de faire en sorte que la fabrique devienne un vrai outil de développement local. Elle le propose aujourd?hui parce qu?il faut donner du contenu au collège «bénéficiaires» et parce qu?il faut faire attention à avoir des acteurs côté ville et acteurs locaux.» (Carnet de terrain, réunion pour la créa- tion de la SCIC, 2019) Chacun formule les enjeux associés à l?intégration des habi- tants dans la société d?exploitationen des termes différents67: en termes « d?acceptabilité sociale » pour le représentant d?Amàco et en termes d?«appropriation» pour la cheffe de projet de Se- vran. L? « acceptabilité sociale », terme souvent employé par les promoteurs des projets, présuppose une distinction entre le projet d?un côté et le territoire de l?autre. Le projet est associé à l?intérêt général, en l?occurrence celui du développement de la filière, et le territoire à un intérêt local (Fortin et Fournis, 2014). La cheffe de projet de Sevran questionne précisément cette séparation. Le territoire et ses habitants sont considérés comme partie prenante du projet. La fabrique peut participer au développement local, par exemple à travers l?emploi, la formation et l?animation de la vie lo- cale. La participation des habitants à son exploitation peut alors sembler légitime. Leur participation peut influer sur les décisions économiques et techniques prises dans le cadre de l?exploitation via l?intégration d?une multiplicité d?enjeux. On retrouve donc ici la complexité des relations entre enjeux de filière et enjeux territoriaux. Ces différences soulignent une am- 67 Ces différences ne conduisent pas à des divergences ou des conflits. Elles parti- cipent davantage à enrichir le projet via différents mécanismes d?ajustement. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 100 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes bivalence concernant la place du territoire dans la notion de «dé- monstrateur». Initialement, la fabrique de terre crue est une idée non territorialisée à la recherche d?un site. Le territoire est donc réduit à sa dimension géométrique: un espace qui permette de dé- montrer la faisabilité et la pertinence du processus de production envisagé (Nadaï et Neri O?Neill, 2013). Cependant, l?ancrage de la fabrique dans la commune de Sevran l?inscrit dans les contraintes et les opportunités spécifiques du territoire. Le projet se trouve ainsi transformé par cette inscription spatialedans la mesure où le développement local devient un objectif important68. Ainsi, le démonstrateur ne se limite pas aux aspects techniques, juridiques et économiques mais intègre des dimensions sociales, politiques et géographiques propres au territoire sevranais. Approvisionner la fabrique dans un contexte incertain : l?expérimentation d?un dispositif flexible Le dispositif expérimenté par Cycle terre est caractérisé par sa plasticité et sa flexibilité. À la différence d?une fabrique alimen- tée par une carrière, les gisements transformés par Cycle terre proviennent de multiples chantiers localisés en différents lieux. La configuration du dispositif, en particulier son espace d?appro- visionnement, varie dans l?espace et dans le temps. Les configu- rations du dispositif ont évolué au cours du projet modifiant la spatialité et la temporalité de la fabrique. Cette section revient sur quelques étapes afin de rendre compte du fonctionnement spatial et matériel de Cycle terre. Temporalités et registres de proximité: une synergie matérielle incertaine Le projet initial prévoyait une fabrique mobile, c?est-à-dire une unité de production facilement démontable pouvant suivre les chantiers. Le projet pouvait ainsi être rapproché d?une symbiose urbaine, c?est-à-dire de l?échange de matière ou d?énergie entre deux activités urbaines, par exemple une usine produisant de 68 Nous détaillerons davantage par la suite les implications de l?ancrage dans le territoire sevranais sur le contenu du projet lui-même et l?objet de la démonstra- tion. | 101 la chaleur fatale et un réseau de chaleur alimentant un quartier (Hampikian, 2017). Ces synergies s?apparentent aux symbioses industrielles qui désignent l?échange de matières, d?eau, d?éner- gie ou de sous-produits entre deux entreprises (Chertow, 2000). Dans ces différents cas, la proximité géographique constitue une opportunité pour initier l?échange de matière. Dans le cas de Cycle terre, la symbiose concerne deux chantiers urbains, des chantiers d?excavation produisant des déblais avec le statut de déchet et des chantiers de construction consommateurs de matériaux. Cycle terre saisit en fait l?opportunité de la concordance spatiale et tem- porelle de ces deux types de chantiers, chantiers du Grand Paris Express d?un côté et chantier de Sevran Terre d?Avenir de l?autre, pour initier un bouclage local des flux de matière et participer au développement d?une filière de la construction en terre crue en Île-de-France. La proximité géographique de ces activités per- met de limiter les coûts économiques et environnementaux liés au transport. Dans la candidature européenne, elle est présentée comme garante d?une réduction des nuisances occasionnées par le mode de construction actuel, comme une condition de la ré- duction des émissions de gaz à effet de serre et de l?externalisation des nuisances dans des espaces périphériques. La symbiose urbaine repose sur une concordance temporelle entre des projets producteurs et récepteurs de matières. Or, cette concordance est soumise à de nombreux aléas, ce qui rend la synergie matérielle particulièrement incertaine et difficile à pla- nifier. Dans le cas de Cycle terre, les modifications de calendrier des chantiers de la Société du Grand Paris et la difficulté à réaliser des tests de caractérisation sur les déblais produits, ont conduit à l?exploration d?autres scénarii et à la recherche d?autres sites pourvoyeurs. Le choix des sites combine des logiques de proxi- mité spatiale, c?est-à-dire des sites proches de la fabrique de ma- nière à limiter la circulation engendrée et les émissions de CO2 associées, et de proximité relationnelle. Ce terme désigne les liens d?interconnaissance entre individus et le partage de règles et de valeurs communes qui peuvent faciliter la coordination (Beaurain et al., 2017). Ainsi, le site d?Aérolians, opération d?aménagement gérée par Grand Paris Aménagement à Tremblay-en-France de- Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 102 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes vient un chantier potentiellement pourvoyeur de terre pour la fa- brique grâce à la proximité relationnelle entre deux chefs de projet de Grand Paris Aménagement. Cette proximité relationnelle faci- lite l?accès aux terres pour réaliser des tests de caractérisation et lancer une préproduction, ce qui n?avait pas été possible avec la Société du Grand Paris. Des logiques de proximité et de distance politiques interfèrent avec ces proximités relationnelles. Ainsi, les modalités d?association du site d?Aérolians à Cycle Terre sont discutées en intégrant les paramètres politiques liés aux relations entre Sevran et Tremblay. Le maire de Tremblay, François Asen- si, et Stéphane Gatignon ont connu des trajectoires politiques divergentes qui ont tendu les relations entre les deux communes (Rotman, 2012). Le territoire du projet n?est pas réductible à une proximité géographique. Certains espaces proches comme les chantiers d?Aulnay-sous-Bois, commune dirigée par un maire de droite, n?entrent pas dans le périmètre envisagé des chantiers fournisseurs de terre. Le territoire du projet Cycle Terre s?élargit ainsi progressivement de Sevran à un espace réticulaire associant des sites alentour dont les contours sont définis selon une articu- lation entre proximités géographiques et relationnelles69. Le temps est donc un facteur d?évolution majeur. Il intervient sous différentes formes. Tout d?abord, sous la forme des calendriers: le déphasage entre chantiers d?excavation, mise en service de la fa- brique et chantiers de construction constituent des perturbations importantes et des facteurs d?incertitude. Il intervient également dans les modalités de prises de décision sous la forme des tem- poralités propres à chaque acteur. Ainsi, les arbitrages techniques nécessaires à l?avancée de la conception de la fabrique, en parti- culier des lignes de production, entrent en tension avec les tempo- ralités politiques rythmées par le calendrier électoral et l?horizon des élections municipales en 2020. Par exemple, la recherche de sources de terres alternatives au Grand Paris Express n?a commen- 69 La recherche se fait également en lien avec la ressource d?une part et la possi- bilité d?intégrer les terres du Grand Paris Express une fois que la fabrique sera en fonctionnement. Il ne s?agit pas d?exclure les déblais d?excavation du Grand Paris des terres recyclées par la fabrique. | 103 cé qu?après l?annonce officielle du changement de calendrier par la Société du Grand Paris alors que des alternatives auraient pu être cherchées avant. Cela a suscité des incompréhensions entre acteurs du partenariat, conduisant la cheffe de projet pour Sevran à justifier ainsi : « C?est difficile politiquement de chercher des plans B pour les terres tant que la SGP n?a pas annoncé officielle- ment son décalage de calendrier. Il faut attendre pour montrer que ce n?est pas de la faute de Sevran si le projet est modifié.» (Carnet de terrain ? Comité de pilotage, 2018). Cet extrait de réunion fait référence aux enjeux politiques sevranais associés à Cycle terre, notamment la congestion. Le projet a été présenté aux habitants et aux élus de la majorité et de l?opposition comme un moyen de réduire cette circulation grâce à la proximité spatiale entre chan- tiers. Or, l?approvisionnement par d?autres chantiers que celui de la gare de Sevran-Livry conduirait plutôt à une augmentation du trafic de camions dans le centre-ville. Cette modification produit donc de l?incertitude politique dont témoigne la cheffe de projet: « (?) Il y a un ou deux élus qui sont très sceptiques et un peu réservés pour la question de l?impact sur la circulation. (?) Parce que c?est le problème numéro un des Sevranais et de- puis qu?il y a les chantiers des gares, c?est pire encore. Déjà c?était très difficile avant, maintenant c?est insupportable pour les habitants! Quand tu dois aller de l?autre côté du pont et que pour faire un kilomètre tu mets une demi-heure, trois quarts d?heure, ça gâche ton quotidien. Et ce n?est pas un jour tous les quinze jours, c?est quasiment tous les jours. » (Entretien avec la cheffe de projet Cycle terre à Sevran, 2018) On retrouve donc dans la construction de la synergie matérielle Cycle terre les incertitudes liées au caractère dynamique de la proximité analysée par Zélia Hampikian dans le cas de symbioses énergétiques impliquant la récupération de la chaleur fatale pour alimenter des réseaux de chaleur urbains. Les proximités géogra- phique, relationnelle et institutionnelle sur lesquelles reposent la construction de synergies matérielles ou énergétiques fluctuent dans le temps sous l?effet des agendas de chaque acteur et de contraintes exogènes à la synergie, comme les changements de stratégie de localisation des industries ou les évolutions territo- Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 104 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes riales induisant des baisses de production (Hampikian, 2017). Le cas de Cycle terre montre que le temps est une variable à part entière de la structuration de la synergie, qui peut jouer tout au long de sa trajectoire, y compris dès son établissement, et sous des formes variées allant des discordances temporelles dans la pro- duction aux discordances politiques. Ces incertitudes temporelles mettent également en jeu la distinction entre filière et territoire exprimée dans la section précédente. Les temporalités de la filière sont guidées par la recherche d?une ressource ou d?un débouché à un instant donné pour ne pas interrompre le processus de produc- tion. Elles peuvent entrer en tension avec les temporalités du terri- toire, caractérisées par des contraintes de disponibilité du foncier dans un espace contraint. Le calendrier électoral et l?organisation des travaux sur une opération d?aménagement sont des modalités que peuvent prendre ces contraintes. Face à ce caractère incer- tain, le dispositif mis en place par Cycle terre s?est orienté d?une fabrique mobile à une fabrique fixe s?appuyant sur un espace d?ap- provisionnement flexible. La remise en cause de la mobilité de la fabrique Le bâtiment de la fabrique était initialement pensé pour être dé- montable, ce qui se traduisait par des structures légères et mo- dulaires lors des premières esquisses architecturales. La mobilité de la fabrique a été remise en question par plusieurs choix poli- tiques, techniques, environnementaux et leurs conséquences sur le modèle économique. Le processus de fabrication des maté- riaux à partir des terres excavées repose sur le tri et la prépara- tion des déblais qui consiste principalement en du séchage afin d?atteindre l?hygrométrie adéquate. Le séchage des terres par ventilation mécanique, initialement prévu, s?est avéré trop éner- givore. Des bilans énergétiques fins ont montré que le recours à cette technique réduisait fortement voire annulait les économies de carbone permises par le recours à la terre crue par rapport à l?utilisation de matériaux plus conventionnels comme le ciment et la terre cuite70. Les acteurs de Cycle terre ont donc opté pour un 70 Données issues du carnet de terrain: présentation du chercheur de l?Ifsttar au | 105 séchage naturel, économe en énergie mais davantage consomma- teur de foncier. Dans ce contexte, la localisation du centre de tri et de préparation des terres a fait l?objet d?importants débats autour de deux possibilités: son internalisation au sein de la fabrique afin de maîtriser l?ensemble du processus et faciliter l?usage de terres issues de chantiers sevranais ou bien sa délocalisation à proximité d?une installation de stockage de déchets inertes afin de limiter les comité de pilotage du 22 janvier 2019, à partir d?un travail réalisé avec le directeur scientifique d?Amàco. Environ 40% des dépenses énergétiques des matériaux Cy- cle terre proviennent du séchage si celui-ci est effectué de manière électrique. Les dépenses énergétiques totales d?un BTC non stabilisé dans ce cas sont autour de 520 kWh/m3 contre 450 kWh/m3 pour des briques en terre cuite et 680 kWh/m3 pour des blocs béton. Figure 18. Circulation des camions de terre selon les scénarii d?approvisionnement de la fabrique en 2018 Réalisation personnelle à partir de l?observation des comités de pilotage de Cycle terre en 2018. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 106 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes contraintes foncières à Sevran71. Afin de garantir l?autonomie de la fabrique et son ancrage sevranais, Cycle terre a, dans un premier temps, décidé d?internaliser le centre de préparation des terres, ce qui a conduit à un agrandissement de l?emprise de la fabrique72. En outre, la localisation du projet en centre-ville et à proximité d?établissements scolaires a conduit à privilégier une enveloppe bâtimentaire plus lourde pour limiter les nuisances sonores. Ces décisions stratégiques se sont accompagnées d?une augmen- tation du coût de la construction de la fabrique et, par conséquent, de celui de son démontage dans la perspective d?un déménage- ment. La fabrique devait en effet s?implanter pendant neuf ans sur les terrains dits de la Marine en attente de la réalisation de l?opéra- tion d?aménagement Sevran Terre d?Avenir73 avant de déménager sur un autre site permettant une nouvelle symbiose. Or, le coût du déménagement a augmenté du fait de la taille et de l?épaisseur du bâtiment. De manière générale, la conception et la réalisation de la fabrique nécessitent des investissements lourds en capital fixe pour l?achat des machines et pour réduire les nuisances sonores. Le retour sur investissement a été estimé à plusieurs dizaines d?années, comme l?explique la cheffe de projet à Grand Paris Amé- nagement au cours d?un comité de pilotage évoquant le modèle économique: «La cheffe de projet explique que ce qui plombe l?exploitation est la mobilité du process. On investit beaucoup d?argent pour préparer le terrain mais cela ne dure que 9 ans puisqu?après, la fabrique déménage. Il faut donc trouver une rentabilité sur un 71 Ces débats se sont particulièrement exprimés au cours de la formation des par- tenaires réalisée par Amàco aux Grands Ateliers en Isère les 17 et 18 septembre 2018. 72 La superficie de la fabrique lors du premier permis de construire sur les terrains de la Marine était d?environ 10 hectares, dont plus de la moitié dédiée au centre de tri de préparation des terres. (Carnet de terrain, 2018). 73 La programmation de la zone d?aménagement concerté Sevran Terre d?avenir n?est pas encore précisément définie. Cependant, le schéma d?intention prévoit l?aménagement d?une zone à dominante résidentielle sur les terrains de la Marine avec un cheminement dit «modes doux» et le maintien d?une continuité écolo- gique avec le Parc de la Poudrerie (Grand Paris Aménagement, 2019: 27). | 107 temps très court, ce qui est difficile, ou bien faire entrer le dé- ménagement dans le business model. Une piste est d?essayer de réduire l?intensité capitalistique du bâtiment. Une possi- bilité est de louer un bâtiment déjà existant. L?avantage clé de Sevran est qu?on ne paie pas le terrain parce qu?il est loué gra- tuitement par la mairie. L?autre option est de trouver un terrain temporaire ailleurs. Pour le dirigeant de l?entreprise Briques Technic Concept, qui fabrique des blocs de terre crue dans la région toulousaine [il participe au copil en tant que potentiel futur membre de la SCIC et acteur de la préproduction], au- cun exploitant ne peut déménager sa production dans 9 ans. Pour une fabrique comme cela, l?horizon est plutôt 20 ans.» (Extrait de carnet de terrain, Copil du 28 mai 2019) Cet échange témoigne de la difficulté à rendre compatibles le montage d?une activité productive et un aménagement tempo- raire dans la mesure où les investissements s?amortissent sur le temps long. Or, en milieu urbain dense, les fonciers disponibles sont rares, ce qui conduit à favoriser des occupations temporaires sur des sites en attente d?aménagement. La mobilité de la fabrique s?est avérée plus complexe qu?imagi- née d?un point de vue économique mais aussi politique. Pour le personnel politique de la commune, cette mobilité est porteuse d?ambivalence. Ils la perçoivent comme une limite à son ancrage territorial mais également comme une limite à la légitimité de la commune à porter le projet et à s?investir dans la construction de la filière, ce qui ne constitue pas sa compétence première. La mobilité limite les retombées positives et de long terme sur le territoire. L?enjeu de la légitimité de Sevran à porter le projet Cy- cle terre n?est pas neutre. D?une part, la production de matériaux n?est pas une compétence de la commune. D?autre part, la filière ne se limite pas à l?échelle sevranaise mais s?étend à l?échelle de l?Île-de-France. L?implication de la commune dans le projet s?ap- puie sur l?idée que la fabrique est structurante pour le territoire. La fabrique est ainsi conçue comme un équipement du territoire et pas uniquement un équipement de chantier. Dans un premier temps, la pérennité de l?activité a été envisagée sous la forme d?un centre de formation. Cette vision a contribué à affirmer le soutien Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 108 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes des élus et de l?administration envers le projet74. On retrouve de nouveau les tensions entre filière et territoire. La mobilité de la fabrique permet à la filière de s?adapter à la localisation des res- sources mais limite les retombées locales pour le territoire d?ac- cueil. Le changement de site, suite à l?avis défavorable rendu par le com- missaire enquêteur concernant la procédure de modification du Plan local d?urbanisme75, a définitivement conduit à transformer le projet en une fabrique fixe. Le projet a été relocalisé au sein d?une zone d?activités à proximité de la gare des Beaudottes, sur un foncier appartenant à la municipalité et situé au sein d?une zone règlementaire compatible avec la construction et l?activité de la fabrique. Ce site, d?une superficie de 2,5 hectares au lieu des 10hectares disponibles sur le site de la Marine, a imposé le redi- mensionnement des lignes de production autour d?une capacité plus faible, passant d?environ 25000 tonnes à 8 000 tonnes de dé- blais transformés par an. Le site ne permettait plus de trier et de préparer les déblais, ce qui a conduit à l?externalisation du centre de tri et de préparation. Cette dernière transformation s?est ac- compagnée d?un partenariat avec le réemployeur de terre et ges- tionnaire d?installation de stockage des déchets inertes ECT. 74 La commune de Sevran est confrontée à des difficultés budgétaires. Certains élus et membres de l?administration doutaient de la capacité financière de la com- mune à porter un projet qui se situe à la marge de ses compétences (plusieurs en- tretiens au sein de la municipalité, 2018-2019). 75 La construction de la fabrique sur les terrains de la Marine nécessitait une mo- dification du PLU. Une enquête publique a été conduite et a abouti à un avis dé- favorable. Une plainte a été déposée par la ville de Sevran contre le commissaire enquêteur, qui a véhiculé de fausses informations concernant une pollution présu- mée des terrains de la Marine et se serait montré partial. Si le projet Cycle terre n?a pas suscité d?oppositions fortes, certains habitants ont fait part de leur inquiétude voire de leur opposition à l?ouverture d?une activité de production dans le centre- ville. L?enquête publique a permis de les mettre en évidence. Le maire de Sevran a décidé de suivre l?avis défavorable issu de l?enquête publique afin de limiter le risque de recours contre le projet. | 109 Un dispositif sociotechnique en réseau qui s?appuie sur le «réseau mou» existant de gestion des déblais Le partenariat Cycle terre s?est tourné vers l?entreprise ECT pour installer et gérer le centre de tri et de préparation des terres. Pour rappel, cette entreprise gère la majorité des matériaux excavés en Île-de-France dans des installations de stockage des déchets inertes ou dans des projets d?aménagement paysager. Un parte- nariat avec ECT avait été envisagé dès la première année du projet pour assurer un accès constant aux gisements de terre puisqu?une majorité des déblais franciliens sont captés par leur entreprise. Cet approvisionnement continu réduit l?incertitude générée par les différentes temporalités des chantiers, dont ceux de la Société du Grand Paris. Cela permet également de s?appuyer sur le réseau professionnel de l?entreprise, notamment sa connaissance du milieu des terrassiers qui produisent la ressource en terres exca- vées, et leur expertise dans le domaine de la traçabilité et de la gestion des relations contractuelles (bordereaux de suivi des dé- chets). Enfin, ECT dispose de machines, de sites de stockage des terres dans une relative proximité géographique avec Sevran ainsi que de ressources humaines et financières76. Dans les premiers échanges, ECT était donc envisagé comme fournisseur de terre pour la fabrique. Puis, les échanges se sont approfondis et ECT a intégré le partenariat Actions Innovatrices Urbaines en tant que gestionnaire du centre de tri et de préparation et porteur de l?in- vestissement pour les machines du centre de préparation. ECT apporte donc des terres, du foncier, de l?expertise et de l?ex- périence concernant la traçabilité et les relations commerciales avec les terrassiers ainsi que des ressources monétaires via l?in- vestissement dans le centre de tri et de préparation77. Celui-ci est 76 Carnet de terrain : réunions entre ECT et les partenaires Cycle terre et note de cadrage pour un partenariat (2018-2019). 77 Observation participante 2019-2020. Candidature pour Actions Innovatrices Urbaines de 2020 (changement majeur). L?apport d?une capacité financière n?est pas neutre pour Cycle terre qui a longtemps espéré une prise de participation de la Caisse des Dépôts et Consignations pour financer l?écart entre l?évaluation du coût du projet lors de la candidature et le coût estimé par la suite. Le dossier de Cycle terre n?a finalement pas été retenu par la Caisse des Dépôts et Consignations. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 110 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes localisé à Vaujours dans un site appartenant à Placoplâtre et en cours de remblayage par ECT. Situé à 6 kilomètres de la fabrique, il comprend un espace couvert permettant de stocker et sécher les terres. Enfin, ECT est également partie prenante de la Société d?exploitation de la fabrique en tant que financeur aux côtés du promoteur Quartus. Il est donc devenu un des acteurs centraux du projet. Pour ECT, Cycle terre constitue une expérimentation de débouché innovant pour les terres excavées qui s?inscrit dans sa stratégie de recherche et développement, comme en témoigne la création d?un poste de directeur des «nouveaux marchés et nou- veaux services » en 2019. ECT développe de nouveaux services autour du recyclage des terres excavées, comme le développe- ment de terres végétales à partir de déblais. Commercialisée sous le nom d?urbafertile, cette terre végétale vise à limiter l?import de Figure 19. Comparaison des localisations et des surfaces du site de la Marine et du site BEMA. Fonds de carte: Géoportail, 2021 | 111 terres issues du décapage de champs dans les régions limitrophes de l?Île-de-France pour des aménagements paysagers, y compris ceux réalisés par ECT. Cycle terre explore une autre forme de re- cyclage. Les bénéfices économiques attendus par ECT sont nuls78 dans la mesure où les volumes traités par la fabrique sont très faibles au regard de son activité globale : 8 000 tonnes/an pour Cycle terre parmi 15 millions de tonnes gérés chaque année par ECT. Cycle terre constitue ainsi une arène d?hybridation des ex- pertises nécessaires à la mise en place d?une fabrique de recyclage des déblais. La caractérisation et le mélange des terres pour la construction en terre crue, expertise absente d?ECT, est apportée par Amàco, CRAterre et AE&CC. L?expertise concernant la gestion de terres excavées, qui implique une traçabilité associée au statut de déchet à la différence des terres de carrière, est apportée par ECT. Ces évolutions ont contribué à transformer l?expérimentation: la fabrique n?est plus un dispositif mobile de recyclage intégré et au- tonome par rapport aux circuits existants de gestion des déblais mais un dispositif composite qui s?appuie sur le système de ges- tion existant tout en proposant un usage nouveau en matériaux de construction. Nous proposons de rapprocher le fonctionnement du système actuel de gestion des déblais d?un «réseau mou» se- lon les termes de Lise Debout (2012). Elle analyse le service de gestion des déchets ménagers comme un «réseau mou» par op- position au «réseau dur», dont le service d?eau ou d?énergie sont les exemples les plus frappants. Le service de gestion des déchets est organisé de manière centripète afin de capter une ressource diffuse plutôt que de manière centrifuge afin desservir de multi- ples points du territoire à partir d?une seule ressource. Ce service est régulé et organisé à l?échelle locale plutôt qu?à l?échelle natio- nale. Le déchet est à la fois rebut et ressource, c?est-à-dire qu?il est susceptible d?être capté par un ensemble d?acteurs individuels ou collectifs tout au long de sa circulation. Les usagers du service ne sont pas consommateurs de la ressource-rebut mais produc- 78 Entretien avec un responsable du développement et de l?innovation d?ECT, 5 novembre 2020. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 112 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes teurs. Ils sont soumis à une taxe plutôt qu?à une facturation. En- fin, l?organisation matérielle du réseau diffère également de celle d?un réseau dur. Les noeuds du réseau, comme les décharges et les centres de tri-transfert, sont fixes mais les lignes qui les relient sont plastiques et de surface. Autrement dit, les chemins emprun- tés par les camions ne sont pas toujours les mêmes. L?inertie du réseau est moins grande que pour les réseaux qui s?appuient sur des infrastructures souterraines et dédiées. Ainsi, à la différence d?autres réseaux de service urbain comme l?approvisionnement en eau ou en énergie, la gestion des déchets s?appuie sur une plus grande plasticité de l?infrastructure. Celle des déblais partage glo- balement les mêmes caractéristiques. Elle s?appuie sur des noeuds fixes, vers lesquels convergent les flux de terres générés par les chantiers diffus:plateformes de tri, installations de stockage des déchets inertes, projets d?aménagement sous forme de remblais, carrières en cours de remblayage. Ces noeuds reçoivent la majorité des déblais produits en Île-de-France. En revanche, les liens entre ces noeuds sont flexibles: les routes empruntées par les camions varient en fonction de la localisation des gisements de déblais et du trafic routier. Le tableau ci-contre synthétise les ressemblances et différences entre réseau dur et réseau mou dans le cadre des ordures ménagères et dans le cadre des déblais. | 113 Figure 20. Caractéristiques des réseaux durs et mous Réseau dur (Energie, eau) Réseau mou Ordures ménagères Réseau mou Déblais Nature du service Service public (gestion déléguée ou en régie) Service public (gestion déléguée ou en régie) Service privé Dynamique du service Centrifuge: provisionnement Centripète: collecte Centripète: collecte Niveau de gestion et de régulation Centralisée voire nationale Décentralisée et locale Décentralisée et locale Organisation matérielle Réseaux fixes et souterrains Points nodaux fixes et flux mobiles en surface Points nodaux fixes et flux mobiles en surface Nature de l?objet concerné Ressource Déchets et ressources Déchets et ressources Recouvrement des coûts Tarification Taxes (obligatoire et non proportionnelle au service rendu) Tarification aux entreprises de terrassement (proportionnelle au service car liée au volume de terres) Source: Adapté de Lise Debout (2012, p.9) La fabrique Cycle terre constitue un dispositif sociotechnique de gestion des déblais composite associant le réseau existant et une technique de surcyclage alternative aux pratiques existantes. L?analyse de l?évolution des arrangements matériels de la fabrique permet de distinguer trois formes de gestion des déblais explorées Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 114 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes par Cycle terre qui s?appuient sur des formes différentes de réseau. Nous proposons de distinguer trois temps (Figure 21) : Le temps de la fabrique symbiotique (2017-2018): Cette configuration était envisagée lors de la première version de la candidature à Actions Innovatrices Urbaines. Elle explorait une forme alternative à l?organisation en réseau et autonome des ac- teurs du réseau existant. Il s?agissait d?une symbiose entre chantier producteur de terre et chantier récepteur, fluctuant en fonction des temporalités des chantiers. Le temps de la fabrique temporaire(2018-2020) : Cette configuration correspond à la diversification des sources d?approvisionnement pour la fabrique. Elle faisait déjà du recy- clage des déblais en matériaux de construction un dispositif en réseau. Au sein de celui-ci, la fabrique constituait un noeud du fait de sa fonction de concentration des ressources diffuses et de transformation des matières. Elle était pensée comme un noeud temporaire, mobile, adaptable à l?espace et au temps des chantiers d?excavation. Le réseau constitué était caractérisé par une plasti- cité encore plus élevée que celle du réseau existant de gestion des déblais: ce n?étaient plus seulement les liens entre les noeuds qui étaient flexibles mais le réseau dans son ensemble, y compris, les noeuds. Le temps de la fabrique fixe en réseau(2020-2021) : Cette configuration correspond à l?adaptation au site BEMA et à l?intégration d?ECT. La fabrique est devenue un équipement fixe qui transforme les terres excavées des chantiers environnants. Les ressources en terre sont donc diffuses et regroupées vers le centre de tri et de préparation des terres qui est associé à un noeud exis- tant du réseau actuel de gestion des déblais. Ainsi, la logique s?est inversée par rapport au projet initial; ce n?est plus la fabrique qui se déplace au gré des chantiers mais les terres qui sont orientées vers la fabrique. La fabrique repose sur une hybridation avec le réseau existant. Elle s?appuie dessus pour la captation du gisement de terre à la fois en termes spatial (utilisation des installations d?ECT pour regrouper les déblais et préparer la terre) et organisationnel | 115 (partenariat avec ECT et modèle économique qui repose sur les coûts d?acceptation en décharge payés par les terrassiers). Dans le même temps, elle détourne une partie des flux actuellement cap- tés par le réseau pour le recycler et développe ainsi un nouvel exu- toire pour les déblais. L?approvisionnement de la fabrique s?appuie donc sur un espace de ressources flexible et plastique, c?est-à-dire dont les sources (chantiers) varient selon les temporalités et les caractéristiques matérielles des déblais. La question de la capacité des lignes de production à s?adapter à l?hétérogénéité des terres venant de différents chantiers sera un des enjeux des premières années de mise en service de la fabrique. Au début du projet Cycle terre, nous avions émis l?hypothèse de l?émergence d?une concurrence entre filières émergentes comme le recyclage des déblais et filières consolidées de gestion des dé- Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées Figure 21. Les trois configurations explorées par la fabrique Cycle terre 116 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes blais telles que le réemploi en projets d?aménagement et le com- blement de carrières (Bastin et Verdeil, 2020). Or, on observe da- vantage une articulation entre ces filières. Dans le cas de Cycle terre, le recyclage en matériaux de construction, filière émergente de valorisation matière, s?appuie en partie sur un acteur de la fi- lière consolidée via l?entreprise ECT et les ressources dont il dis- pose. Cette évolution du projet contribue à diversifier les pratiques des acteurs dominants des régimes sociotechniques en place. Elle interroge les possibilités de généralisation du surcyclage des dé- blais en matériaux de construction en terre crue, entre duplica- tion d?unités de production autonomes et intégration pérenne et systématique de la filière terre crue par les gestionnaires existants des déblais. Possibilités et enjeux de diffusion de la fabrique Cycle terreau sein du régime sociotechnique actuel Le dispositif sociotechnique expérimenté par la fabrique a évo- lué au cours du projet d?une unité de production mobile à une fabrique fixe intégrée à un réseau de chantiers. Cette évolution ré- sulte en partie de la prise en compte des aléas et des agendas des différents acteurs parties prenantes mais aussi de caractéristiques structurelles des régimes sociotechniques en place de la gestion des déblais et de la construction. Réciproquement, Cycle terre participe à recomposer les régimes en place. Le champ de recherche des transition studies inclut l?étude des mécanismes par lesquels les innovations sociotechniques peuvent contribuer à des changements systémiques alors qu?elles prennent place au sein d?expérimentations localisées et délimi- tées. Afin de mieux renseigner ces processus de changement et le transfert des innovations au-delà du périmètre géographique, or- ganisationnel ou sectoriel des expérimentations, Timo Von Wirth, Lea Fuenfschilling, Niki Frantzeskaki et Lars Coenen (2019) dis- tinguent trois idéaux-types: ? L?intégration locale ou «embedding»: les caractéristiques et les apprentissages d?une expérimentation sont intégrées dans les structures locales. L?expérimentation participe à un change- | 117 ment structurel dans la mesure où elle est intégrée à la gouver- nance locale. La contrepartie de cette intégration est la difficul- té à transposer cette expérimentation dans d?autres lieux dotés d?autres caractéristiques. ? La transposition ou «translation»: une diffusion horizontale de l?expérimentation d?un lieu à un autre, d?une organisation à une autre ou d?un secteur à un autre. Cet idéal-type implique la reconnaissance de l?expérimentation comme exemplaire au sein d?un secteur et interroge les conditions de transfert de l?ex- périmentation vers des contextes différents. ? Le rééchelonnement ou « scaling » : une diffusion verticale par agrandissement de la niche. La croissance peut être spa- tiale (croissance géographique), partenariale (croissance du nombre d?acteurs engagés) et sectorielle (de plus en plus de domaines) ou une combinaison des trois. La diffusion verticale diffère fortement de la diffusion horizontale puisqu?il ne s?agit pas d?une réplication de l?expérimentation mais de son chan- gement d?échelle. Celui-ci peut nécessiter de transformer les connaissances, les pratiques, les modèles économiques voire les techniques qui étaient pertinentes à une certaine échelle, par exemple, lors du passage d?un bâtiment à une ville. L?observation participante au sein de Cycle terre et les entretiens menés au cours de la thèse ont permis d?analyser de manière dy- namique les relations entre régimes et expérimentations. Ils ont conduit à repérer d?une part des effets de verrouillage du régime existant de gestion des terres sur la mise en place du surcyclage en matériaux de construction et d?autre part des effets de trans- formation de l?expérimentation sur le régime sociotechnique en place. Les innovations techniques expérimentées par Cycle terre ne font pas (encore) l?objet d?une diffusion horizontale même si celle-ci constitue un objectif explicite. Un «kit duplication» a, par exemple, été rédigé par les partenaires à destination d?éventuels futurs porteurs d?unité de surcyclage. En revanche, l?expérimen- tation du surcyclage dans le cadre de Cycle terre a des effets sur les filières de gestion des déblais en aval des chantiers et des effets sur le recours à l?architecture de terre dans le contexte métropoli- Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 118 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes tain en amont. À travers ces deux angles, cette section analyse les recompositions sociotechniques induites par la mise en place du surcyclage des déblais en matériaux de construction d?une part et par la production de matériaux en terre crue d?autre part. Quelles sont les transformations produites ou initiées par Cycle terre et quels sont les enjeux posés par la généralisation du surcyclage des déblais en matériaux de construction en terre crue? Caractérisation, sélection et captage des terres excavées: des enjeux pour la pérennisation de Cycle terre et la diffusion des pratiques de surcyclage L?approvisionnement de la fabrique en terres excavées constitue encore aujourd?hui, au moment de son lancement, un enjeu im- portant pour sa pérennisation. Deux points s?avèrent particuliè- rement cruciaux pour le développement du surcyclage des terres excavées: 1. L?adaptation des modes de caractérisation des terres à des usages en matériaux de construction 2. La généralisation de ces tests de manière à identifier les ressources pertinentes et à les diriger vers des unités de surcyclage, comme Cycle terre. «Terres naturelles» plutôt que «terres inertes» La sélection, le tri et la préparation des terres pour le recyclage en matériaux de construction s?est avérée une étape particulièrement cruciale pour le fonctionnement de la fabrique. La procédure fi- nalement établie constitue une des innovations principales de Cycle terre. Elle s?appuie sur une modification du processus ha- bituel de caractérisation des déblais, qui repose actuellement sur le critère inerte. Défini par les autorités environnementales, il fixe des seuils de composants chimiques pour éviter leur diffusion par lixiviation79, ce qui pourrait conduire à une pollution des sols et des eaux. Les opérateurs existants de gestion des terres, comme ECT, trient ainsi les déblais selon ce critère. Celui-ci s?avère per- tinent pour évaluer le potentiel de réemploi des terres dans des projets d?aménagement paysager ou leur compatibilité à du stoc- kage en installation de stockage des déchets inertes. Dans ces 79 La lixiviation désigne le ruissellement et la percolation de l?eau dans les sols. | 119 deux usages, les terres sont en lien avec le sol; il existe un risque de contamination du sol et des eaux. Mais, dans le cas du recy- clage en matériaux de construction, ce critère n?est pas pertinent. Il s?agit plutôt de s?assurer que les terres ont des propriétés méca- niques compatibles avec un usage architectural et qu?elles ne sont pas nocives pour l?air intérieur des bâtiments. Le système de sélection et de traçabilité des terres mis en place dans le cadre de Cycle terre ne s?appuie pas sur le critère inerte mais sur la caractérisation des terres comme «naturelles», c?est-à- dire non remaniées, non issues de sites et sols pollués et donc non susceptibles de contenir des pollutions anthropiques. À ce critère sanitaire et environnemental s?ajoute un critère architectural: les terres excavées doivent appartenir à la formation géologique des limons de plateau qui sont compatibles avec les processus de fa- brication mis en place au sein de la fabrique. Lorsqu?ECT reçoit les demandes d?autorisation préalables, c?est-à-dire les demandes des terrassiers pour apporter des déblais, l?entreprise regarde si le chantier d?excavation correspond bien aux différentes carac- téristiques établies par Cycle terre. Si oui, des analyses complé- mentaires sont réalisées par le laboratoire d?Amàco pour valider leur correspondance avec les besoins de la fabrique. Ce système a été conjointement pensé par Amàco, Antea et ECT. Il repose en effet sur une adaptation et une transformation des pratiques de ces différents acteurs. Au sein d?ECT, un employé a été formé au repérage des terres répondant aux deux critères établis (terres na- turelles et limons des plateaux) afin de les orienter vers le bon exu- toire. ECT a réorganisé son site de Vaujours, afin d?aménager un espace de stockage et de séchage des terres excavées à destination de Cycle terre. De manière symétrique, l?introduction de terres de déblais dont les caractéristiques varient selon les chantiers a induit des modifications dans la pratique des experts de la terre crue. Les formules et les lignes de production conçues par Amàco, CRAterre et AE&CC doivent pouvoir s?adapter à la variabilité des terres excavées. Ces transformations ont une dimension pérenne et participent donc à introduire du changement dans les pratiques actuelles de gestion des terres excavées. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 120 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Changement et verrouillage sociotechnique Le surcyclage des terres excavées en matériaux de construction appréhende la terre comme une ressource architecturale, à la différence du stockage ou de la valorisation en remblais, qui s?ap- puient sur une caractérisation des terres guidée par leur statut de déchet et leur usage comme sols. L?expérimentation Cycle terre a été confrontée aux catégorisations existantes qui structurent le régime sociotechnique de gestion des terres excavées et fonc- tionnent comme des verrous, limitant et orientant l?émergence et la diffusion des expérimentations (Maassen, 2012). Dans le droit français, les terres sont prises en charge par le droit de l?urba- nisme via les permis d?aménager et/ou par le droit de l?environne- ment via le statut de déchet. De la même manière, à l?échelle eu- ropéenne, il n?y a pas de directive spécifique concernant les sols et leur qualité. Ces enjeux sont pris en charge par la directive déchet sous l?angle de la pollution (Béchet et al., 2017). Les valorisations possibles des déblais sont ainsi envisagées à l?aune de leur catégo- risation comme déchet. Or, le recyclage en matériaux de construc- tion implique d?autres modalités de caractérisation. On retrouve d?ailleurs le même type de difficultés concernant le réemploi de déblais entre chantiers car la caractérisation actuelle ne prend pas en compte la compatibilité avec le fonds géochimique local et les effets potentiels sur la transformation des sols (Charvet, 2020). Ainsi, certaines terres excavées non inertes ne peuvent pas être réutilisées dans un autre chantier alors même qu?elles sont poten- tiellement compatibles avec le fonds géochimique local. Ces catégorisations résultent de choix réglementaires passés. L?en- cadrement de la gestion des terres excavées par la règlementation déchets à partir des années 1990, afin de faire face aux risques sa- nitaires et environnementaux associés à la pollution des sols80, a conduit les maîtres d?ouvrage et les entrepreneurs à développer des tests spécifiques sur les chantiers pour trier les terres selon 80 Réda Semlali et Bernard Landau expliquent que de grandes opérations de renouvellement urbain dans les années 1990 ont conduit les pouvoirs publics à règlementer la gestion et l?utilisation des terres excavées car les constructions se faisaient de plus en plus sur des terrains déjà construits et pollués (2020, p. 31). | 121 leurs taux de polluants. De même, la règlementation des instal- lations de stockage des déchets inertes établie en 2006 puis celle des permis d?aménager, qui encadrent le stockage et les aménage- ments utilisant des terres excavées, ont orienté l?organisation ac- tuelle de l?ensemble de la filière de gestion des terres. Au-delà de la catégorisation juridique des terres, ces choix règlementaires ont contribué à organiser une chaîne de pratiques et de responsabili- tés reliant maîtres d?ouvrage, terrassiers et gestionnaires de terres excavées, autrement dit un ensemble de pratiques sociotech- niques faisant système et limitant le champ des transformations possibles. Dans le cas de Cycle terre, la caractérisation à partir du critère de «terres naturelles» a permis de dépasser le verrou règle- mentaire. En revanche, la chaîne de pratiques entre les différents acteurs de la gestion des terres, est encore fortement orientée vers le stockage et la valorisation paysagère. La pérennisation et la dif- fusion du surcyclage pour des usages constructifs impliquent des recompositions aux différents maillons de cette chaîne. Systématiser les tests de caractérisation et accéder aux terres L?expérimentation Cycle terre a été confrontée à la difficulté de capter les terres adéquates sur les chantiers. L?évacuation des dé- blais se fait trop rapidement, souvent avant que les tests complé- mentaires nécessaires pour identifier la compatibilité des déblais avec les lignes de production de matériaux en terre crue ne soient réalisés. En effet, le processus de sélection et de traçabilité de Cy- cle terre s?appuie sur le processus actuel d?ECT. Les terrassiers en- voient une demande d?acceptation préalable au gestionnaire du site de réception des déblais pour s?assurer de la conformité entre les terres excavées et les possibilités d?accueil du site. Les analyses complémentaires de Cycle terre sont, pour l?instant, réalisées à ce moment-là, c?est-à-dire dès que la demande d?acceptation préa- lable est reçue. Cependant, la durée de réalisation des analyses rend la captation du gisement difficile. Pour les maîtres d?ouvrage et les conducteurs de chantier, la valorisation des terres n?est pas un objectif primordial au regard de l?évacuation des déblais néces- saire à la poursuite du projet urbain. La rapidité des mouvements de terres sur les chantiers rend complexe et incertain l?accès aux Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 122 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes terres pour Cycle terre dont le processus de production demande des caractérisations inhabituelles. La capacité de Cycle terre à ac- céder aux déblais dans un contexte de flux tendus a représenté un sujet d?interrogation pendant toute la durée du projet, et ce quel que soit le site de production des déblais envisagé. Sur les chan- tiers des gares de la Société du Grand Paris, qui constituaient les chantiers d?approvisionnement initiaux, la question des cadences des mouvements de terre était déjà posée: «On a un site qui pose des gros soucis à pouvoir apporter des solutions directes à des chantiers qui eux ont des cadences de terrassement importantes? À l?échelle du chantier, ce qui est important c?est de pouvoir éva- cuer les terres le plus rapidement possible et qu?elles puissent être réceptionnées sur un exutoire» (Entretien avec le chef de projet d?Antea, 2018). La modification des modes d?approvisionnement de la fabrique avec l?intégration d?ECT dans le partenariat a laissé de côté cette question avant qu?elle ne soit de nouveau évoquée Aujourd?hui, cette question reste un des principaux points à conso- lider lors du lancement de la production et pose la question de la systématisation de la caractérisation des déblais pour un usage en construction dans les études de sol. Cette systématisation semble nécessaire à la pérennisation et à la diffusion du surcyclage des terres excavées dans d?autres projets car elle permet de faire de cette filière un exutoire systématiquement testé. Or, cette systé- matisation interroge l?ensemble de la chaîne de circulation des déblais du chantier de terrassement aux lieux de surcyclage. Les maîtres d?ouvrage constituent le premier maillon de cette chaîne via les études de sol qu?ils font réaliser avant le début des chantiers afin de préparer les marchés de travaux. Aujourd?hui, ces analyses caractérisent les terres dans la perspective de leur stockage ou de leur valorisation en carrière mais pas en vue de leur valorisation dans un autre chantier ou en tant que matériaux de construction. Les analyses géotechniques complémentaires nécessaires à la ca- ractérisation de la terre pour un usage en construction pourraient être intégrées lors de ces études de sol. Cela contribuerait à iden- tifier systématiquement et en amont des travaux de terrassement les terres adaptées au recyclage mais nécessite une sensibilisation des maîtres d?ouvrage à cette question. La Figure 22 présente la | 123 chaîne de décision encadrant les mouvements de terre d?un chan- tier de terrassement au site de réception des déblais. Ce schéma pourrait s?appliquer pour d?autres sites de surcyclage des terres dans une logique de diffusion horizontale de l?innovation. Certaines maîtrises d?ouvrage publiques, comme la Ville de Paris, commencent à intégrer la question des terres dans leurs marchés publics et leurs cahiers des charges pour la réutilisation entre sites en incitant, par exemple, à une caractérisation plus fine des terres. Celle-ci a fait réaliser une étude de faisabilité et de définition opé- rationnelle des terres excavées par le Bureau de recherches géolo- giques et minières (BRGM) et l?Institut Paris Région en 2015. Elle recommande entre autres de « systématiser une caractérisation élargie des terres excavées afin de permettre en amont l?identifica- Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées La première option est une analyse au moment de la déclaration préalable avec le risque de ne pas aller assez vite par rapport aux ca- dences des mouvements de terre. La deuxième option est une analyse dès les études de sol avec le défi de sensibiliser les maîtrises d?ouvrage à la question du recyclage des terres. Figure 22. Chaîne d?acteurs et traçabilité Sources: entretiens et comités de pilotage de Cycle terre, 2019-2021 124 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes tion des potentiels de valorisation.» (Charvet, 2020). On pourrait imaginer les mêmes recommandations pour le recyclage des dé- blais en matériaux de construction. Cycle terre pourrait participer à la sensibilisation des maîtres d?ouvrage aux enjeux du surcyclage des terres. Cette systématisation pose néanmoins des questions. Le surcy- clage des terres excavées pourrait partiellement déstabiliser le modèle économique sur lequel repose les entreprises de stockage et de valorisation volume des déblais. Le développement d?une fi- lière de surcyclage des terres excavées pourrait conduire à la créa- tion d?un nouveau marché sur les limons de plateau. Aujourd?hui, les limons de plateau sont dirigés vers des filières de stockage ou de valorisation volume dont le financement repose sur le coût payé par les terrassiers. La création d?une filière de surcyclage risque de transformer cette matière en ressource aux yeux des terrassiers qui pourraient demander à être payés pour livrer cette matière plutôt que payer pour s?en débarrasser81. Cette situation s?observe déjà pour certaines matières qui ont une forte valeur économique et sont vendues par les terrassiers pour des utilisations en tra- vaux publics (Mongeard, 2018). Ce marché pourrait déstabiliser le modèle économique de la fabrique Cycle terre qui repose sur le coût d?acceptation des terres excavées et donc sur le fait qu?elles sont traitées comme un déchet. Le modèle économique de la fa- brique s?inspire en fait de celui des filières existantes de stockage et de valorisation volume. On observe donc une tension entre la systématisation de cette filière, c?est-à-dire sa montée en échelle au sens d?une plus grande quantité de déblais surcyclés, et le mo- dèle économique développé pour la fabrique qui repose sur le fait d?être payé pour récupérer les déblais. Ce risque illustre les diffi- cultés posées par la diffusion verticale de l?innovation: la montée en échelle peut induire de modifier certains principes sur lesquels repose l?expérimentation. 81 Carnet de terrain ? Comité de pilotage du 9 septembre 2021. | 125 Encadré juridique : le statut de déchet des terres dans le cadre de Cycle terre Les terres excavées prennent le statut de déchet dès qu?elles sortent du périmètre du chantier d?excavation. - Ainsi, les terres qui entrent dans le centre de tri et de prépa- ration géré par ECT sur le site de Placoplâtre à Vaujours ont le statut de déchet. Les opérations de tri, criblage et séchage ne permettent pas aux terres de perdre ce statut. - Elles entrent donc dans la fabrique avec le statut de déchet. La fabrique a fait l?objet d?une déclaration au titre de la ru- brique 2515 des ICPE (installations de broyage) permettant de disposer d?une sortie implicite du statut de déchet pour les produits élaborés à partir des terres excavées, qui en consti- tuent la matière première. Les matériaux de construction qui sortent de la fabrique ont donc le statut de produit. On peut noter qu?à la différence d?une sortie explicite du statut de dé- chet, les terres excavées gardent leur statut de déchet. C?est bien le produit qui résulte des différentes lignes de production qui perd ce statut. La sortie implicite du statut de déchet est reconnue et expli- citée par l?avis aux exploitants d?installations de traitement de déchets et aux exploitants d?installations de production utilisant des déchets en substitution de matières premières du 13 janvier 2016 (NOR: DEVP1600319V). Il s?agit d?une in- terprétation de la règlementation européenne REACH. Cet avis précise que les produits fabriqués dans des installations de production qui utilisent des déchets comme matières pre- mières n?ont pas le statut de déchet. Les installations de pro- duction sont définies comme: « les installations inscrites à la nomenclature des ICPE (?) et dont l?intitulé comprend les termes exacts «production de?», «fabrication de?», «prépa- ration de?», «élaboration de?» ou «transformation de?».» Par ailleurs, les terres acceptées par le processus de produc- tion de Cycle terre combinent deux critères. Le premier critère Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 126 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes est environnemental : ce sont des terres naturelles, c?est-à- dire qu?elles n?ont pas été remaniées, elles ne proviennent pas de remblais et ne proviennent pas de sites ayant été soumis à des pollutions anthropiques. Les terres sont dites naturelles sans réalisation d?analyse chimique, à la différence de la ca- ractérisation comme terre inerte. Les deux caractéristiques (terres non remaniées et non issues de sites et sols pollués) garantissent que les terres ne contiennent pas de pollutions anthropiques. La qualification de terres naturelles ne remet pas en question la qualification de déchet. Les terres peuvent être naturelles et avoir le statut de déchet, ce qui est le cas pour Cycle terre. Le deuxième critère est géotechnique: les terres doivent être issues de la formation géologique des limons de plateau, compatible avec un usage en architecture. La participation de Cycle terre à la structuration d?une filière de construction en terre crue L?expérimentation Cycle terre a également des effets sur le régime de la construction via sa contribution à la création d?une filière de terre crue en France et en Île-de-France. Cycle terre produit des connaissances, des certifications et des outils de formation au ser- vice de la filière de terre crue. L?expérimentation entend participer à la diffusion de l?usage de ce type de matériaux au sein de la pro- duction immobilière et architecturale. Les effets de transforma- tion observés sont balbutiants mais témoignent d?une combinai- son de formes de diffusion verticale et horizontale de l?innovation, selon la terminologie proposée par Wirth et al. (2019). Diffuser l?architecture de terre au sein des chantiers fran- ciliens de construction et de réhabilitation La certification des matériaux est le premier apport de Cycle terre à la structuration d?une filière de terre crue. Le Centre scientifique et technique du bâtiment a délivré trois appréciations techniques expérimentales (Atex) de type A aux matériaux produits par Cy- cle terre. Il s?agit d?un changement important pour la filière car, jusqu?à présent, les Atex obtenues pour la construction en terre | 127 crue étaient principalement de type B, à l?exception de l?Atex pour le bloc de terre comprimé de Mayotte. Alors que les Atex de type B sont valables pour un chantier particulier, les Atex de type A sont valables pour des domaines d?emploi et des systèmes constructifs. Elles peuvent donc être utilisées pour l?ensemble des chantiers qui ont recours aux matériaux certifiés, en l?occurrence ceux is- sus de Cycle terre. Les maîtres d?ouvrage n?ont ainsi plus besoin de procéder à de nouvelles certifications pour chaque nouveau chantier. Il suffit de montrer que l?usage proposé correspond bien à ceux prescrits dans les Atex de type A. Par ailleurs, les Atex de Cycle terre prennent en compte la variabilité des sources de terre possibles dans la fabrication des matériaux. Ainsi, seuls des tests basiques concernant les déblais seront nécessaires si les sources d?approvisionnement en terre changent82. Ces Atex sont donc déterminants pour la commercialisation des matériaux produits par Cycle terre auprès des maîtres d?ouvrage qui sont souvent ré- ticents à introduire de la terre crue vis-à-vis des assurances. Enfin, ces Atex valables pour deux ans sont en accès libre. Ils peuvent donc être utilisés par l?ensemble des producteurs, maîtres d?oeuvre et maîtres d?ouvrage hors du cadre de Cycle terre pour obtenir d?autres Atex. Les connaissances et certifications sont ainsi pro- duites dans la perspective d?une duplication de la fabrique dans d?autres contextes territoriaux. On retrouve ici la volonté de diffu- sion horizontale, d?un lieu à un autre, promue par le partenariat Cycle terre. La réalisation de fiches de déclaration environnementale et sa- nitaire vise également à faciliter la commercialisation des pro- duits en terre crue. Elles contiennent des informations concer- nant l?empreinte environnementale des produits et leurs effets sur la santé. Les fabricants de matériaux n?ont pas l?obligation de réaliser ces fiches mais ils ont tendance à le faire dans la mesure où celles-ci sont obligatoires pour les constructeurs. Ainsi, elles 82 Comité de pilotage du 21 octobre 2021. La certification des produits par le CSTB coûte plusieurs dizaines de milliers d?euros. A ces dépenses, s?ajoutent les diffé- rentes démarches préliminaires (recherche, tests, etc.). La certification constitue donc une démarche coûteuse. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 128 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes contribuent fortement à légitimer les produits auprès des acteurs de la construction. Les fiches ont été co-produites par Cycle terre et Briques Technic Concept, un fabricant de blocs comprimés en terre crue de la région toulousaine. On voit ainsi que Cycle terre tisse des liens avec un réseau d?acteurs et participe à une mise en commun des ressources économiques et techniques dont dis- posent différents acteurs de la filière. La réalisation de fiches de déclaration environnementale et sanitaire est onéreuse car il faut réaliser des calculs spécifiques aux matériaux produits. Peu de fabricants ou de maîtres d?oeuvre dans le champ de la terre crue peuvent les faire réaliser, ce qui pénalisent leurs matériaux face aux matériaux plus conventionnels. En effet, les fiches existantes étaient, jusqu?à présent, très défavorables à la terre crue car elles prenaient des valeurs standards qui ne rendent pas compte de la réalité de la fabrication. Par exemple, les distances entre les res- sources et les sites de production, paramètre important pour le calcul de l?empreinte carbone des matériaux, étaient de 500 kilo- mètres. Dans les fiches co-produites par Briques Technic Concept et Cycle terre, elles sont de 80 kilomètres, ce qui est plus proche de la réalité de l?approvisionnement dans la mesure où celui-ci se fait dans un périmètre restreint. Le bénéfice de ces fiches revient bien sûr aux deux entreprises qui les ont produites mais aussi à la filière dans son ensemble car elles participent à changer l?image de la terre crue auprès des promoteurs. Enfin, Cycle terre a réalisé des actions de formation auprès d?ac- teurs intervenant à différents maillons de la chaîne de la construc- tion, des ouvriers aux architectes. Des modules de formation pérennes ont été mis en place avec le Centre de Formation des Apprentis BTP de Noisy-le-Grand. Des projets de formation aux échelles intercommunales (Paris Terre d?Envol), départementales et régionales sont en cours de constitution83. Ces différents élé- ments participent à faire connaître et à légitimer symboliquement et techniquement les matériaux en terre crue au-delà de l?expéri- mentation Cycle terre. Pour reprendre les termes de Wirth et al. (2019), Cycle terre participe donc à une diffusion horizontale des 83 Carnet de terrain ? Comité de pilotage du 21 octobre 2021. | 129 matériaux en terre crue. Les outils de connaissance, de certifica- tion et de formation permettent à un nombre croissant de maîtres d?ouvrage d?avoir recours aux matériaux produits par Cycle terre et de ne pas limiter leur utilisation aux promoteurs et aménageurs présents dans le partenariat. Au-delà des produits Cycle terre, l?expérimentation vise à faciliter la production et la commercia- lisation de matériaux en terre crue par d?autres entreprises et ter- ritoires. Une visée de montée en échelle, ou diffusion verticale, transparaît également: la certification et la formation permettent en effet d?inciter et de faciliter l?utilisation des matériaux en terre crue par des maîtres d?ouvrage de grande taille sur des chantiers d?envergure. L?expérimentation a des effets sur les acteurs économiques de la filière, comme la mise en réseau pour produire des ressources et outils bénéfiques à l?ensemble de la filière et la diffusion de l?usage du matériau, mais aussi sur les acteurs publics qui la régulent. Cy- cle terre participe à structurer une politique publique des terres en Île-de-France, celle-ci pouvant devenir un levier de diffusion verticale et horizontale du recyclage des déblais en matériaux de construction. La stratégie régionale d?économie circulaire élabo- rée en 2020 prévoit le lancement d?un appel à projet autour de nouvelles filières de réemploi et recyclage des déchets du BTP qui mentionne explicitement la terre crue. Cycle terre apparaît comme exemple des initiatives franciliennes dans le domaine, té- moignant du rôle de ce projet dans la mise à l?agenda régional de la question des terres. Le positionnement de Cycle terre au sein du champ profes- sionnel de la terre crue Cependant, la participation de Cycle terre à la structuration de la filière ne va pas de soi au sein du milieu professionnel de la terre crue qui est déjà organisé autour de plusieurs réseaux nationaux. Victor Villain a mis en évidence la structuration du champ autour de deux associations des professionnels de la terre crue qui ras- semblent quasiment l?intégralité du secteur mais défendent des visions différentes de la construction: Asterre et Ecobâtir. Asterre, association nationale des professionnels de la terre crue, a été Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 130 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes fondée en 2006 pour fédérer le secteur et développer l?usage de la terre crue dans la construction, notamment par l?établissement de règles professionnelles. Ecobâtir regroupe des artisans et profes- sionnels de la construction dont des artisans de la terre crue qui défendent une vision non industrielle et non standardisée de la construction. Ils voient dans l?établissement de règles profession- nelles le risque d?une standardisation de la profession et d?une réduction du champ des possibles des usages et des techniques au profit des fabricants de matériaux et aux dépends des artisans. Ecobâtir regroupe en effet des professionnels-artisans qui maî- trisent la construction en terre de la ressource locale à la mise en oeuvre sur le chantier et qui perçoivent le développement d?opé- rateurs intermédiaires, tels les fabricants de matériaux, comme un risque d?industrialisation de la filière et de dépossession d?une partie de leur savoir-faire (Villain, 2020). Or, Cycle terre constitue précisément la création d?un intermédiaire qui expérimente une mécanisation de la production pour adapter le matériau à l?éco- nomie urbaine et massifier son usage. De plus, les experts terre du partenariat sont positionnés et iden- tifiés au sein du champ professionnel de la terre crue autour d?As- terre dont Amàco et CRAterre sont membres. Cette posture fait l?objet de critiques, parfois virulentes, au sein du champ profes- sionnel de la terre crue. Les critiques mettent en cause la partici- pation de Cycle terre aux projets du Grand Paris et voient dans le recyclage proposé une impasse écologiquecar les fondements des destructions environnementales ne sont pas remis en question. Plutôt que de dénoncer les effets environnementaux du Grand Pa- ris tels que la production de déchets et la destruction de la biodi- versité, Cycle terre les transforme en marchandise84. Ces critiques rappellent les critiques générales émises envers l?économie cir- culaire, perçue comme un verdissement du capitalisme. Un autre point de tension au sein du champ professionnel de la terre crue 84 Deux articles publiés dans des revues à la croisée des mondes universitaires et militants se font l?écho de ces critiques : Aldo Poste, «Le retour à la terre des bétonneurs », Terrestres, 2 novembre 2020 [En ligne] et Sans Auteur, « Quel par- ti voulons-nous construire ? Destituer les architectes», Lundimatin #288, 17 mai 2021 [En ligne]. | 131 concerne la stabilisation des matériaux, c?est-à-dire l?ajout de ci- ment, ce qui permet d?utiliser la terre en extérieur sans protection à l?eau mais remet en question la réversibilité85 du matériau. Les positions des partenaires vis-à-vis de la stabilisation ne sont pas parfaitement alignées, certains s?opposant fermement à la stabili- sation car cela modifie le sens du matériau quand d?autres ne s?y opposent pas catégoriquement tant que les analyses de cycle de vie restent intéressantes86. Le pacte d?associés de la société coopé- rative (SCIC) Cycle terre fait explicitement référence à la «réversi- bilitéde la construction», ce qui limite le recours à la stabilisation. Lors de l?inauguration de la fabrique à Sevran en 2021, Paul-Em- manuel Loiret, président de la société coopérative, a insisté sur l?absence de stabilisation des matériaux, rappelant qu?il s?agit de la condition pour la circularité de la matière. Le positionnement de Cycle terre au sein du champ professionnel de la terre crue est donc complexe et conflictuel sur certains enjeux. La création de la société d?exploitation (SCIC) a été l?occasion pour le partenariat d?interroger et de préciser son positionnement au sein du milieu professionnel de la terre crue. Il s?agit pour Cy- cle terre de faire bénéficier les fonds européens à la structuration de la filière sans se substituer aux réseaux existants. L?ambition de participer à la filière se retrouve dans les objectifs de la SCIC qui incluent: «la réalisation ou la participation à des actions de sensibilisation, formation, de recherche et développement, de conseil et d?accompagnement de l?ensemble des acteurs de cette filière et la participation au développement de la filière terre crue en Île-de-France, en France et à l?international» (SCIC Cycle terre, 2020, p.5).Cependant, la SCIC entend jouer un rôle actif dans la formation, la recherche et développement et la fédération des ac- teurs de la terre non pas de toute la filière terre crue mais autour de deux spécificités: la construction en terre à partir de déblais et 85 La réversibilité désigne la possibilité de transformer les matériaux en terre inerte lors de la déconstruction des bâtiments. L?ajout de ciment modifie la struc- ture physico-chimique des terres, remettant en question ce «retour à la terre». 86 Entretiens avec un associé de Joly&Loiret (21 janvier 2019), le directeur scienti- fique et un chargé de projet d?Amàco (15 novembre 2018 et 13 juillet 2018). Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 132 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes l?adaptation de la terre crue à l?économie de la construction mé- tropolitaine. Ce positionnement répond en partie aux critiques concernant le caractère hégémonique de Cycle terre. Alors que Cycle terre est une expérimentation de petite envergure quand on la compare aux volumes de déblais générés dans le Grand Paris, c?est une initiative de plus grande taille au sein du secteur de la terre crue. En revanche, elle maintient des désaccords assez forts avec une partie du secteur de la terre crue qui défend une vision de la construction en terre fondamentalement incompatible avec l?économie métropolitaine. Le champ de la construction en terre crue demeure instable car en cours de constitution. Le projet national Terre, en cours de mon- tage depuis 2020, pourrait contribuer à modifier la structuration du champ. Porté par la direction de la Recherche et de l?Innovation du ministère de la Transition Écologique et Solidaire et la Confé- dération des Constructeurs de Terre Crue87 (CCTC), ce projet de recherche national dans le domaine de la construction en terre rassemble l?ensemble des acteurs du secteur professionnel afin de produire des recherches et des livrables opérationnels visant à améliorer l?assurabilité des constructions en terre. Les modalités de contribution de la SCIC à ce projet n?ont pas encore été défi- nies. Le positionnement des acteurs émergents autour de la terre crue en Île-de-France par rapport à Cycle terre sera un des élé- ments à suivre après le lancement de la fabrique. Dans le contexte actuel, Cycle terre participe à une recomposition du champ pro- fessionnel de la terre crue via la création d?un nouvel acteur doté d?une forte visibilité. La vision du devenir de la filière défendue par Cycle terre rencontre des oppositions de la part d?acteurs qui défendent une vision davantage artisanale de la construction en terre crue. L?émergence de Cycle terre modifie la distribution ac- tuelle des pouvoirs au sein de ce champ professionnel. 87 Cette confédération a été créée en 2019 à la suite de l?élaboration des guides de bonnes pratiques pour la construction en terre. Elle est considérée par le ministère comme l?instance représentative du secteur de la construction en terre. | 133 Conclusion Le projet Cycle terre expérimente une nouvelle filière de valorisa- tion des terres excavées et explore des transformations possibles du métabolisme des matériaux de chantier en Île-de-France. Il va dans le sens d?un bouclage plus intense de matière fondé sur la substitution du béton de terre au béton-ciment et la limitation du stockage des déblais. Cycle terre expérimente également une échelle de gouvernance infrarégionale alors que la gestion ac- tuelle des déblais est principalement régionale. Elle vise un rap- prochement entre espaces de production des déblais (chantiers de terrassement) et espaces de gestion de ces matières (chantiers de construction et de réhabilitation). Comme le montre la mise en oeuvre concrète de la fabrique, ce rapprochement n?est pas nécessairement synonyme de symbiose et peut s?appuyer sur des mouvements de terre mais dans des périmètres restreints afin de limiter l?empreinte environnementale des matériaux produits. Le projet expérimente également une modalité de gouvernance coo- pérative impliquant les autorités urbaines, contribuant ainsi à la publicisation de la gestion des déblais aujourd?hui principalement régulés par les entreprises de travaux publics. En ce sens, il parti- cipe à l?émergence d?une politique des terres en Île-de-France. La question de la pérennisation puis de la diffusion du surcyclage des déblais en matériaux pour l?architecture de terre crue est ouverte. Le développement de cette pratique de valorisation s?appuie sur des recompositions des régimes sociotechniques de gestion des déblais et de production immobilière dont certaines semblent en- clenchées mais d?autres demeurent encore incertaines. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées CONCLUSION | 135 L?analyse du régime sociotechnique existant de gestion des terres a mis en évidence une mise en tension des équilibres socio-éco- logiques sur lesquels il repose. Le tarissement des débouchés historiques et la poursuite voire l?accélération des excavations conduisent à la recherche de nouveaux débouchés pour les dé- blais. La valorisation des terres excavées dans le cycle de la construction, en particulier comme ressource pour l?architecture de terre crue, constitue une voie de bouclage du métabolisme de la construction. Celui-ci est aujourd?hui caractérisé par de nom- breuses pratiques de valorisation mais également de fortes extrac- tions de matière. La valorisation des terres excavées en matériaux pouvant partiellement se substituer au béton de ciment pourrait permettre de limiter les extractions de matière première. Cycle terre explore cette voie, qui induit des recompositions du régime de gestion des déblais en place. L?analyse des évolutions du dispo- sitif de surcyclage expérimenté par Cycle terre permet d?identifier des défis structurels et des recompositions sociotechniques de portée plus générale. Les apprentissages tirés de l?expérimentation Cycle terre: diffusion, hybridation, mutualisation L?expérimentation Cycle terre visait à démontrer la faisabilité et la viabilité d?un dispositif local de surcyclage des déblais en ma- tériaux en terre crue. Le dispositif sociotechnique expérimenté a été modifié au cours de sa mise en oeuvre. Par conséquent, la démonstration et donc la portée générale permise par cette expé- rimentation s?en est trouvée modifiée. Le projet est passé d?une fa- brique synergique, c?est-à-dire une fabrique intégrée permettant une symbiose urbaine entre un chantier producteur de déblais et un chantier récepteur à proximité, à une fabrique en réseau cou- plée au système existant de gestion des déblais et à des chantiers multi-situés. Les facteurs ayant conduit à ces évolutions corres- pondent à trois des principaux axes d?innovation expérimenté par Cycle terre:production en ville, gouvernance locale et relocalisa- tion de la production, circularité. 136 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Premièrement, l?inscription spatiale de la fabrique a été confron- tée à la difficulté d?intégrer des activités productives dans une zone dense et à réserver de grands espaces fonciers pour des activités faiblement rémunératrices comme le stockage. Cela a conduit à la relocalisation de la fabrique sur un foncier pérenne au sein d?une zone d?activités et, par conséquent, à la délocali- sation du site de stockage et de préparation des déblais dans un site existant de gestion des déblais. Deuxièmement, le modèle de développement territorial et l?échelle intermédiaire entre indus- trie et artisanat a conduit à la création d?une société coopérative intégrant des acteurs positionnés à différents maillons de la fi- lière. Troisièmement, la circularité, c?est-à-dire le surcyclage des déblais, implique une modification de l?approvisionnement en terre qui se fait à partir de plusieurs gisements et pas d?un gise- ment unique comme dans le cas d?une carrière ou dans le projet initial de symbiose avec le chantier du Grand Paris Express. Ceci a conduit au partenariat avec une entreprise spécialisée dans la gestion des déblais. Les facteurs d?évolution rencontrés par le projet Cycle terre croisent des dimensions structurelles, comme la faible rentabi- lité et acceptabilité des activités productives dans la ville dense, et conjoncturelles, comme le décalage des calendriers de chan- tier. Ce dernier facteur conjoncturel a néanmoins une dimension structurelle puisque les calendriers de chantier sont toujours soumis à évolution et, surtout, puisque la concordance tempo- relle entre chantiers producteurs et récepteurs est une condition nécessaire à la réalisation de la synergie. Au-delà du projet Cycle terre lui-même, ces évolutions constituent des apprentissages pour le développement futur du surcyclage des déblais en maté- riaux de construction. Le tableau ci-dessous synthétise ces diffé- rentes évolutions et leurs effets. | 137Conclusion Figure 23. Synthèse des apprentissages de Cycle terre pour la gouvernance du surcyclage des déblais en matériaux de construction 138 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Plusieurs scénarii de développement peuvent être imaginés. Ils croisent plusieurs variables: mobilité ou fixité des fabriques d?une part, et hybridation avec les acteurs existants du régime de ges- tion des déblais ou indépendance par rapport à ces acteurs d?autre part. On peut imaginer: La diffusion du modèle de la fabrique symbiotique Le modèle symbiotique initialement envisagé par Cycle terre n?a pas abouti dans le cadre de l?expérimentation mais on pourrait imaginer qu?il parvienne à être mis en oeuvre dans d?autres es- paces francilienset à d?autres échelles. En particulier, il peut être adapté à de grands chantiers de renouvellement urbain moins contraints que les chantiers diffus et qui peuvent accueillir des lignes de production mobiles de plus petite taille. Ce scénario rap- pelle l?idéal-type de la translation, ou diffusion horizontale (Wirth et al., 2019). Le modèle symbiotique permet d?éviter les ruptures de charge et de limiter les transports au sein du processus de pro- duction, principal émetteur de gaz à effet de serre dans le cas de la terre crue. La réplication et la mutualisation des fabriques en réseau Le modèle de la fabrique en réseau répondrait partiellement à certaines contraintes structurelles en Île-de-France pour le dé- veloppement d?activités de surcyclage des déblais, notamment la recherche de foncier et la cohabitation entre activités productives, résidentielles et récréatives. En effet, il peut s?appuyer sur du fon- cier déjà orienté vers la production. Ce modèle permet également d?assurer un approvisionnement constant de la fabrique en s?ap- puyant sur le réseau de terrassiers avec lesquels travaille l?entre- prise de gestion des déblais. On pourrait envisager la mutualisa- tion de centre de tri et de préparation entre plusieurs fabriques. Ces sites pourraient être indépendants du circuit actuel de stoc- kage et de réemploi des déblais ou bien adossés à celui-ci, comme le centre de tri et de préparation de Cycle terre à Vaujours. Dans ce dernier cas, la mutualisation semble néanmoins difficile à mettre en place car le site est temporaire et risque d?être rapidement sa- | 139Conclusion turé88. Enfin, ce fonctionnement conduit à davantage de transport des matières, ce qui émet des gaz à effet de serre et génère des coûts supplémentaires. Dans ce scénario, l?identification et la préparation des déblais pour la production de matériaux en terre crue devient une pratique des acteurs régionaux de la gestion des terres excavées, de la construction et du terrassement. Il se rap- proche donc davantage de l?idéal-type de l?intégration locale, ou «embedding», à l?échelle régionale (Wirth et al., 2019). Le développement de fabriques intégrées en réseau Des fabriques pérennes associant le centre de tri et de préparation et les lignes de production pourraient également être installées dans d?anciennes friches industrielles où les enjeux de cohabita- tion avec des fonctions résidentielles sont moins forts. Cela per- mettrait de pérenniser les activités de tri et de préparation et de les coupler avec, par exemple, des sources d?énergie secondaire comme la récupération de la chaleur fatale issue des data cen- ters89. On voit donc que cette organisation en réseau pourrait se combiner à des logiques symbiotiques portant sur d?autres res- sources urbaines, comme la chaleur fatale. Plusieurs data centers sont installés en Seine-Saint-Denis, dans la partie centrale de la métropole et, par conséquent, à proximité des grands chantiers d?excavation (Lopez et Diguet, 2019). Ce scénario combine diffu- sion verticale et horizontale car il s?agirait à la fois de multiplier le nombre de fabriques et de mettre en oeuvre des fabriques de taille plus importante. Ces trois modalités de diffusion du surcyclage sont chacune adap- tées à certains types de chantiers d?une part et à certains sites d?accueil de l?outil de production d?autre part. On pourrait donc imaginer une coexistence de ces trois modalités au sein de la ré- gion francilienne selon les caractéristiques socio-matérielles des 88 Actuellement, la capacité de stockage pour les déblais dédiés à Cycle terre est limitée à 6000 tonnes. 89 Cette idée a été soumise par un représentant d?Antea au cours d?une réunion des partenaires Cycle terre invitant à un retour réflexif sur la conduite du projet et intitulée «Et si c?était à refaire» (Carnet de terrain, 21 mai 2021). 140 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes chantiers et des sites pouvant accueillir des activités productives. Ces scénarios regardent les trajectoires possibles de la fabrique au regard des différentes recompositions du système sociotechnique de gestion des déblais. Nous avons montré qu?on observe davan- tage de complémentarités que de concurrence entre les filières existantes de valorisation et cette filière émergente. Or, le devenir du surcyclage des déblais en matériaux de construction en terre crue dépend également du système sociotechnique de produc- tion des matériaux. Celui-ci est caractérisé par une concurrence faible mais potentiellement croissante entre fabricants de maté- riaux conventionnels qui commencent à mettre en oeuvre des ma- tériaux en terre crue, comme Alkern et Saint-Gobain, et nouveaux fabricants. On peut imaginer une absorption progressive des in- novations expérimentées par Cycle terre par les acteurs du régime conventionnel et une transformation progressive du régime de production des matériaux. L?étape actuelle semble être celle d?un foisonnement des initiatives, ce qui se retrouve d?ailleurs dans les outils institutionnels de pilotage des transitions qui ne ciblent pas une stratégie unique. Par exemple, Cycle terre est soutenu par les ministères de la Cohésion territoriale et de l?écologie via le dispo- sitif DIVD et par l?Union Européenne via l?appel Actions Innova- trices Urbaines. En revanche, la Caisse des dépôts et consignations a décidé de ne pas entrer au capital de la SCIC Cycle terre alors qu?elle soutient le développement de blocs de terre crue par Alk- ern dans le cadre de l?appel à projet Territoires d?innovation. Une association d?acteurs économiques et d?aménageurs franciliens a été lauréate autour d?un projet appelé «Construire au futur, habi- ter le futur». L?économie circulaire dans la construction constitue un des trois axes de ce projet. Différentes visions du devenir in- dustriel de la région co-existent donc et peuvent entrer en concur- rence sur certains secteurs. La thèse en cours de Jean Goizauskas, provisoirement intitulée Bâtir en terre crue et en pierre sèche: une innovation de rupture? Expérimentations sociotechniques autour de pratiques constructives en voie de stabilisation, permettra de documenter le développement du matériau terre crue et sa mise en politique. | 141Conclusion La flexibilité des dispositifs sociotechniques de surcyclage des ma- tières secondaires L?analyse du projet Cycle terre conduit à des réflexions d?ordre plus général portant sur la conception et l?aménagement de dis- positifs sociotechniques participant à une plus grande circularité des métabolismes. La symbiose est une des figures couramment évoquées par la grammaire de l?économie circulaire. Or, l?idée d?un échange de matière directe entre chantiers producteurs de déchets et chantiers consommateurs de ressources a été remise en question. De même, la très grande proximité spatiale envisagée a été reconsidérée du fait de l?existence d?étapes intermédiaires de tri, de stockage et de transformation. Ces éléments observés dans le cas de Cycle terre l?ont également été dans d?autres initiatives étudiées dans le cadre de ma thèse dans les régions bruxelloise et francilienne (Bastin, 2022). La remise en question des symbioses combine deux phénomènes. Premièrement, les expérimentations étudiées s?appuient sur les acteurs des régimes existants, leurs ressources financières, fon- cières et leur expertise. Plutôt que des symbioses à la marge des réseaux existants, on observe des configurations qui articulent nouveaux circuits et réseaux existants dans des systèmes com- posites. Deuxièmement, les symbioses, souvent initiées à des échelles ultra-locales, intègrent des espaces plus lointains pour fonctionner. C?est le cas de la fabrique Cycle terre qui s?appuie sur un site de remblaiement de carrière pour installer son activité de stockage, de tri et de préparation des terres. Le temps est l?autre élément majeur qui conduit à questionner la symbiose comme modalité principale d?organisation de la circularité. L?échange de matière est fortement dépendant des calendriers des chantiers fournisseurs et récepteurs et, par conséquent, fortement soumis aux aléas. La planification de tels échanges est donc complexe et incertaine. Des temps et des espaces de stockage s?avèrent très souvent nécessaires. Même si la symbiose ne disparaît pas tota- lement (certains acteurs se spécialisent d?ailleurs dans l?identi- fication et l?organisation d?échanges de matières entre chantiers via des usages numériques), elle s?appuie souvent sur des étapes intermédiaires. 142 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Des dispositifs sociotechniques flexibles se développent pour s?adapter à la variabilité qualitative et géographique des matières issues des chantiers, qu?il s?agisse des déblais, des gravats ou des matériaux du second oeuvre. Les ressources présentes dans le cadre bâti varient dans le temps et dans l?espace. Elles dépendent des caractéristiques du stock, c?est-à-dire des différentes tech- niques de conception selon les époques de construction et du vieillissement du bâtiment sur le temps long, des choix d?aména- gement réalisés et des techniques de transformation du bâti mises en oeuvre sur les chantiers. Les dispositifs sociotechniques s?ap- puyant sur la réutilisation des éléments présents dans le cadre bâti reposent donc sur la mobilisation de ressources hétérogènes dans le temps et dans l?espace. S?inspirant des travaux de Labussière et Nadaï (2018) sur les énergies renouvelables, on peut qualifier ces matières «d?espaces de ressources» plutôt que de gisement. Cette expression souligne le processus de construction des matières is- sues des chantiers comme des ressources d?une part et le carac- tère structurellement variable dans le temps de ces ressources dont la disponibilité et les caractéristiques dépendent de proces- sus sociopolitiques. Cela pose d?importants défis pour la concep- tiondes dispositifs de valorisation : comment adapter les lignes de production et les opérations de transformation à la variabilité des matières issues des transformations du cadre bâti? L?analyse de Cycle terre et les différents scénarios envisagés conduisent à distinguer deux types de dispositifs qui illustrent chacun des stratégies possibles d?opérationnalisation de la circu- larité. Un premier qui s?appuie sur des infrastructures fixes, c?est- à-dire installées de manière pérenne au sein de sites dédiés aux activités de transformation des matériaux de chantier, mais qui re- pose sur un espace d?approvisionnement variable dans le temps et dans l?espace, ce qui implique une flexibilité des outils de produc- tion. Un deuxième qui s?appuie sur des infrastructures mobiles et temporaires. Celles-ci sont installées au sein de grands chantiers ou dans des friches en attente de transformation et développent des activités de stockage et de valorisation temporaires. Alors que la généralisation du premier dispositif risque de conduire à un éloignement spatial entre sites d?extraction des matières secon- | 143Conclusion daires et sites de consommation de ces ressources, le second dis- positif risque de confiner les activités de transformation du méta- bolisme à la marge du régime en ne lui attribuant que des fonciers non pérennes. En revanche, cette flexibilité spatio-temporelle peut permettre une plus grande proximité voire des symbioses entre sites de production et sites de consommation des déchets de chantier transformés. Les formes prises par les infrastructures de réemploi, réutilisation, recyclage et surcyclage qui ont commencé à se déployer ou qui sont en projet en Île-de-France et ailleurs per- mettront d?évaluer la robustesse technique, économique et écolo- gique de ces dispositifs dans les années à venir. et BIBLIOGRAPHIE | 145 Agence Joly&Loiret (dir.), 2016, Terres de Paris. 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Localisation des ISDI et des principales carrières autorisées au remblayage en 2015 22 Figure 2. Évolution des formes de valorisation volume (ISDI et permis d?aménager) entre 2008 et 2021 24/25 Figure 3. Exemples d?aménagements en volume franciliens 28 Figure 4. Ressources échangées au sein de la coalition 32 Figure 5. Évolution des types de foncier recevant des remblais (ISDI et permis d?aménager) entre 2008 et 2021 34 Figure 6. Localisation du Parc du Papillon de la Prée à Claye-Souilly 36 Figure 7. Présentation de l?aménagement du Parc du Papillon de la Prée par ECT 37 Figure 8. Le projet de la Colline de Gibraltar 38 Figure 9. Merlon acoustique et extension du front d?urbanisation à Vémars 39 Figure 10. Programme du colloque «Les IVDI pour valoriser les terres inertes : réalité ou utopie ? » 45 Figure 11. Objectifs de recyclage des déblais envisagés par le PRPGD 71 Figure 12. Localisation de la commune de Sevran au sein de la Métropole du Grand Paris 80 Figure 13. Périmètre de la ZAC Sevran Terre d?Avenir, orientations d?aménagement et chantiers du Grand Paris Express 81 Figure 14. Exposition « Terres de Paris. De la matière au matériau » au Pavillon de l?Arsenal (2016-2017) 84 Table des figures 152 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Figure 15. Tour de logements en terre crue et restructuration de l?ancienne gare Masséna en marché couvert, Concours inter- national Réinventer Paris, 2015. Projet finaliste 2e Prix, Agence Joly & Loiret. 85 Figure 16. Les partenaires Cycle terre en 2018 et leur positionnement par rapport au circuit des terres excavées 87 Figure 17. Liste des sociétaires de la SCIC en juillet 2021 97 Figure 18. Circulation des camions de terre selon les scénarii d?approvisionnement de la fabrique en 2018 105 Figure 19. Comparaison des localisations et des surfaces du site de la Marine et du site BEMA. 110 Figure 20. Caractéristiques des réseaux durs et mous 113 Figure 21. Les trois configurations explorées par la fabrique Cycle terre 115 Figure 22. Chaîne d?acteurs et traçabilité 123 Figure 23. Synthèse des apprentissages de Cycle terre pour la gouvernance du surcyclage des déblais en matériaux de construction 115 | 153 Liste des sigles Atex : Appréciation technique d?expérimentation BRGM : Bureau de recherches géologiques et minières BTP : Bâtiment et travaux publics CSTB : Centre scientifique et technique du bâtiment DIVD : Démonstrateur industriel pour la ville durable DRIEE : Direction régionale et interdépartementale de l?environ- nement et de l?énergie DRIEA : Direction Régionale et Interdépartementale de l?Équipe- ment et de l?Aménagement DRIEAT : Direction régionale et interdépartementale de l?environ- nement, de l?aménagement et des transports GPA : Grand Paris Aménagement ISDI : Installation de stockage des déchets inertes ISDND : Installation de stockage des déchets non dangereux Predec : Plan régional de réduction, de prévention et de gestion des déchets de chantier PRPGD : Plan régional de prévention et de gestion des déchets SCIC : Société coopérative d?intérêt collectif SGP : Société du Grand Paris Unicem : Union nationale des industries de carrières et des maté- riaux de construction Liste des sigles et L'AUTRICE | 155 Agnès Bastin est docteure en études urbaines du Centre de Re- cherches Internationales, Sciences Po. Ses travaux portent sur les transformations du métabolisme territorial, la gouvernance des flux de matières et les politiques d'économie circulaire à Paris et Bruxelles. Sa recherche doctorale analyse plus spécifiquement les pratiques de valorisation des déchets de chantier, en particulier les terres excavées et les gravats de béton, dans une perspective croisant écologie politique urbaine et transition studies. Elle est actuellement post-doctorante à l'Institut Supérieur d'Ingénierie et de Gestion de l'Environnement (École des Mines de Paris) dans le cadre d'un projet de recherche portant sur l'écologisation des pra- tiques et des modèles économiques des aménageurs en France. Crédits : Agnès Bastin Plus de 20 millions de tonnes de terres excavées sortent des chantiers franciliens chaque année. Cette matière représente environ 60 % des déchets de chantier en Île- de-France, soit la principale matière solide produite par les activités urbaines. Ces déblais deviennent des ressources pour l?aménagement suivant des pratiques anciennes de remblais et d?aménagement paysager. Le régime métabolique actuel se recompose sous l?effet combiné des chantiers du Grand Paris et de la mon- tée du référentiel de l?économie circulaire qui contri- bue à mettre les terres à l?agenda politique. De nou- velles utilisations se structurent, notamment pour des usages constructifs en génie civil et dans le bâtiment. Comprendre les jeux d?acteurs qui sous-tendent les flux de déblais permet d?éclairer les transformations à l?oeuvre au sein du système sociotechnique existant, c?est-à-dire à la fois les dynamiques de changement et les effets de verrouillage. Cet ouvrage explore la ges- tion existante des terres excavées et l?émergence de nouvelles modalités de gestion à partir du cas de Cy- cle terre, projet de création d?une unité de recyclage de déblais franciliens en matériaux de construction en terre crue. Il s?appuie sur une recherche doctorale et une observation participante au sein de Cycle terre, projet soutenu par le PUCA dans le cadre de l?appel à projet Démonstrateur industriel pour la ville durable. PU CA G ou ve rn er le m ét ab ol is m e : l es te rr es e xc av ée s fr an ci lie nn es AGNÈS BASTIN GOUVERNER LE MÉTABOLISME : LES TERRES EXCAVÉES FRANCILIENNES Co lle ct io n Ré fle xi on s en p ar ta ge Organisme national de recherche et d?expérimenta- tion sur l?urbanisme, la construction et l?architecture, le Plan Urbanisme Construction Architecture, PUCA, développe à la fois des programmes de recherche inci- tative, et des actions d?expérimentations. Il apporte son soutien à l?innovation et à la valorisation scientifique et technique dans les domaines de l?aménagement des ter- ritoires, de l?habitat, de la construction et de la concep- tion architecturale et urbaine. (ATTENTION: OPTION t aussi politiques, à travers la montée du cadre de l?économie cir- culaire. PARTIE 2 UNE DIVERSIFICATION PROGRESSIVE DES PRATIQUES DE GESTION DES DÉBLAIS : QUELLES BIFURCATIONS DEPUIS LE RÉGIME SOCIOTECHNIQUE EXISTANT ? | 59 Les valorisations de terres excavées reposent aujourd?hui princi- palement sur du remblayage tantôt qualifié de valorisation tantôt qualifié de stockage. Ainsi, la gestion des déblais en Île-de-France constitue un système sociotechnique semi-circulaire. Il s?appuie sur un ensemble de relations entre acteurs qui participe à faire des déblais une ressource matérielle pour recycler des sites dé- laissés et une ressource économique pour financer ces aménage- ments. Ce système est aujourd?hui partiellement recomposé par la montée du référentiel de l?économie circulaire d?une part et par la situation métabolique spécifique de l?Île-de-France d?autre part. Celle-ci est caractérisée par la production de quantités im- portantes de déblais dans le cadre des chantiers du Grand Paris Express. Dans quelle mesure ces facteurs de transformation à la fois internes et externes au système sociotechnique actuel contri- buent-ils à faire émerger de nouvelles pratiques de valorisation? Le Grand Paris Express comme révélateur et facteur de déstabilisation du régime sociotechnique actuel Le chantier du Grand Paris Express: un événement métabolique qui déstabilise le régime actuel de gestion des déblais? La réalisation du Grand Paris Express, métro essentiellement sou- terrain, a des conséquences matérielles qui créent un «dérègle- ment métabolique», c?est-à-dire une perturbation du cycle habi- tuel des matières qui déstabilise le système de gestion des déblais en place (Verdeil, 2017). Ces chantiers constituent un événement métabolique. Événement dans la mesure où les chantiers sont ré- alisés dans un temps relativement court ? une quinzaine d?années ? au regard de la temporalité des autres transformations du pay- sage et où ils sont d?une ampleur exceptionnelle. Ils engendreront environ 45 millions de tonnes de déblais, ce qui représente une augmentation de 10 % de la production annuelle de déchets de chantier franciliens (Société du Grand Paris, 2017). Métabolique dans la mesure où le potentiel de déstabilisation réside dans les conséquences matérielles engendrées par la production et la cir- culation des déblais. La concentration d?importants volumes de déblais en certains points comme les futures gares et les puits de 60 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes sécurité et la quantité de déblais à transporter mettent en évi- dence les limites des pratiques et des infrastructures existantes. Elles génèrent des risques de congestion routière et de saturation des exutoires existants pouvant conduire au développement de décharges illégales et rompre l?équilibre actuel du régime. Ces risques sont d?autant plus visibles, qu?à la différence d?autres matières, les excédents de déblais ne peuvent pas simplement être mis à distance, renvoyés plus loin dans d?autres territoires. En effet, le transport des déblais, déchets pondéreux et de faible valeur économique, sur de longues distances est trop coûteux. Les chantiers du Grand Paris Express et des quartiers de gare qui l?accompagnent constituent des «chocs», c?est-à-dire des facteurs externes de transformation du régime sociotechnique. Dans le même temps, cet événement renforce des pressions plus struc- turelles exercées sur le système actuel de gestion des déblais. En effet, jusque dans les années 2000, l?extension urbaine a fourni les débouchés pour la gestion des déblais via les carrières à combler (résultat de l?extraction de granulats pour la construction) et via les remblais permettant la construction des infrastructures accompa- gnant l?étalement urbain (échangeurs autoroutiers, lignes de train, remblais dans le cadre de grandes zones d?aménagement concer- té, etc.). Or, l?étalement urbain diminue sous l?effet de diverses po- litiques publiques, limitant ainsi les débouchés historiques pour les déblais, dont la quantité, elle, ne diminue pas. Le renouvelle- ment urbain génère des besoins en terres de remblais notamment pour le confinement des terres polluées. Cependant, ces besoins semblent inférieurs aux quantités de terres excavées (Fernandez et al., 2018). Les grandes infrastructures de stockage des déblais, comme les ISDI d?Annet-sur-Marne et de Villeneuve-sous-Dam- martin, permettent de gérer les déblais excédentaires. Mais, la montée des exigences de valorisation et la conflictualité générée par ces installations, conduisent aujourd?hui à limiter l?ouverture de nouvelles capacités de stockage des déblais. Ainsi, la produc- tion élevée de déblais due à l?importante activité de construc- tion-déconstruction-réhabilitation risque de congestionner les débouchés actuels et devenir insoutenable (Diab et Fernandez, 2020). La temporalité ponctuelle de l?événement s?entremêle avec | 61 la longue durée de la pression et conduit à la déstabilisation du régime actuel de gestion des déblais. Ce dérèglement métabolique modifie également les acteurs et leurs rapports de force dans la gestion des déblais en Île-de- France. La Société du Grand Paris, du fait des volumes de déblais générés, de la taille des marchés de travaux publics dont elle a la charge et de la priorité politique accordée à l?infrastructure qu?elle réalise, occupe une place nouvellement centrale. Elle dispose de leviers économiques et règlementaires pour contribuer à modi- fier les pratiques de gestion des déblais. Depuis le rapport de la Cour des comptes sur la Société du Grand Paris communiqué en décembre 2017 qui a souligné l?augmentation des coûts du pro- jet par rapport au budget initial et le risque d?augmentation de la dette qui en découle, la gestion des déblais a été identifiée comme un poste d?innovations permettant d?optimiser les coûts. Les ser- vices de l?État actifs dans la Région (préfecture et sous-préfecture, DRIEE, DRIA) et les établissements publics (Société du Grand Pa- ris, Ports de Paris) se coordonnent autour de la question des dé- blais au cours de réunions régulières organisées par la préfecture de Région. A l?échelle de la Société du Grand Paris, la direction de l?innovation a identifié les déblais comme source possible d?opti- misation à la fois économique, logistique et financière. La gestion des déblais est donc devenue un sujet prioritaire. ? et qui met en évidence l?inadéquation des catégories règlemen- taires aux spécificités des terres excavées Les chantiers du Grand Paris Express ont été confrontés à la ma- térialité spécifique des terres excavées à des profondeurs inhabi- tuelles, entre 10 et 60 mètres40. Le caractère inerte de ces terres est sujet à débat. Du point de vue de la règlementation, il s?agit de terres non soumises à des pollutions anthropiques. De ce fait, 40 Je me concentre sur cette spécificité matérielle car elle produit des effets sur le régime. Cependant, les terres excavées du Grand Paris Express présentent d?autres spécificités qui sont liées aux méthodes de creusement (notamment les tunne- liers) et de réalisation des parois. Ces terres sont très humides, ce qui rend leur déplacement puis leur gestion dans des installations de stockage particulièrement complexes. Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais : quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ? 62 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes elles peuvent être considérées comme inertes. Cependant, du fait de la géologie du sous-sol francilien, beaucoup de ces terres contiennent des sulfates et d?autres pollutions dites environne- mentales parce qu?elles ne proviennent pas d?une activité hu- maine. Du point de vue de leur composition chimique, elles ne peuvent donc pas être considérées comme des terres inertes. Elles rentrent dans la catégorie des déchets non dangereux non inertes et sont stockées dans des décharges d?ordures ménagères41. Ces exutoires, peu appropriés aux terres, sont très coûteux. Le stockage des terres sulfatées des chantiers du Grand Paris en Installations de stockage des déchets non dangereux (ISDND) aurait conduit à une très forte augmentation des coûts de la gestion des déblais comme l?ont expliqué l?ensemble des personnes interrogées42. Cette situation a entraîné deux évolutions normatives impor- tantes, qui illustrent le rôle joué par les chantiers du Grand Pa- ris Express dans la transformation du régime sociotechnique. La première concerne la possibilité de remblayer des carrières de gypse avec des terres sulfatées alors que cette pratique était inter- dite jusqu?alors43. Selon des personnes interrogées au sein de la Société du Grand Paris, ceci devrait permettre la valorisation d?en- viron 4 millions de tonnes de terres sulfatées dans des carrières de gypse, soit un peu moins de la moitié de l?ensemble des terres sulfatées générées. L?extrait d?entretien ci-dessous témoigne de la bifurcation règlementaire engendrée par le caractère extraordi- naire des chantiers de la Société du Grand Paris et les coûts éco- nomiques de la gestion actuelle. 41 Le terme règlementaire pour désigner les décharges d?ordures ménagères est Installations de stockage des déchets non dangereux (ISDND). 42 Entretiens avec un responsable de la direction de l?ingénierie environnementale de la SGP (2017), avec la DRIEE (2019), avec Haropa ? Ports de Paris (2018) et avec l?Unicem (2018). 43 L?arrêté ministériel du 30 septembre 2016 modifiant l?arrêté du 22 septembre 1994 relatif aux exploitations de carrières et aux installations de premier traitement des matériaux de carrières autorise le remblayage de carrières de gypse par des terres sulfatées tant que les concentrations en sulfate ne dépassent pas celles du fond géochimique local et que le remblayage ne nuit pas à la stabilité et à la qualité des sols et des eaux. | 63 «La Société du Grand Paris a réussi à faire accepter le fait que les carrières de gypse puissent accepter des terres gypsifères. (?) La question du gypse, tout le monde se l?est posée mais quand ça ne concerne que quelques milliers de tonnes, on ne veut pas mettre le doigt dedans. Quand c?est beaucoup de terre, alors, on commence à se poser des questions. Là, main- tenant, il y a cette question pour certaines terres pour les faire basculer d?ISDND à ISDI ou ISDNI. Là, on est quand même dans de l?économie circulaire parce que prendre une terre et la mettre dans un truc d?ordure ménagère à un coût farami- neux, ça n?a pas de sens. » (Entretien avec un cadre d?Haropa Ports de Paris, 2018) La deuxième concerne la possibilité de stocker en ISDI ou de valo- riser en carrière ou en aménagement des terres dont la teneur en sulfate est naturellement supérieure aux seuils autorisés en ISDI après une évaluation au cas par cas des effets environnementaux associés. Ces terres sont alors dites « terres naturellement mar- quées» ou «TN+». Sans caractérisation, elles seraient considé- rées comme inertes car, selon l?arrêté ministériel du 12 décembre 2014 fixant les conditions d?admission des déchets en ISDI44, elles ne sont pas issues de sites pollués et peuvent donc être acceptées sans analyse préalable. Mais, si elles ont fait l?objet d?une analyse et que celle-ci a révélé des teneurs supérieurs aux limites fixées dans l?arrêté alors elles ne sont plus considérées comme inertes. Cette situation génère une zone grise. La Direction générale de la prévention des risques, rattachée au ministère de la Transition écologique et solidaire, a précisé dans un courrier adressé à la So- ciété du Grand Paris que les analyses réalisées doivent être prises en compte. Ces terres «TN+» peuvent être stockées en ISDI ou valorisés dans des aménagements après une évaluation au cas par cas établissant l?absence d?effets néfastes sur l?environnement45. 44 Arrêté ministériel du 12 décembre 2014 relatif aux conditions d?admission des déchets inertes dans les installations relevant des rubriques 2515, 2516, 2517 et dans les installations de stockage des déchets inertes relevant de la rubrique 2760 de la nomenclature des installations classées. 45 Lettre du DGPR à la société du Grand Paris n° BPGD-17-295-104500 du 11 dé- cembre 2017 relative à l?acceptabilité de terres naturelles excavées en ISDI. Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais : quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ? 64 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Cette disposition est précisée dans le guide technique rédigé par la DRIEE à l?attention des gestionnaires de déblais46. Les terres du Grand Paris ont mis en évidence les incohérences engendrées par les catégories très larges de déchets inertes et non inertes qui ne permettent pas de rendre compte des spécificités des déblais par rapport aux autres déchets du bâtiment et des travaux publics. Les débats entourant la valorisation des déblais du Grand Paris Express ont fait émerger la notion de « terre na- turelle» qui désigne les terres qui n?ont pas été «impactées» par les activités anthropiques du fait, par exemple, de leur profondeur. Les évolutions règlementaires permettent de réutiliser les déblais comme sols dans des sites dont les caractéristiques chimiques correspondent à celles des déblais. Ainsi, la qualité des sols sur les sites récepteurs est conservée. Le critère pris en compte est l?adéquation entre les caractéristiques des déblais et celles du site récepteur plutôt que le critère inerte défini par des seuils de composants chimiques présents dans les déblais. Ceci permet de mieux valoriser les déblais comme sols là où le critère inerte était très limitant et conduisait à alimenter des filières industrielles de gestion des ordures à un coût élevé. Le critère inerte est en fait guidé par une logique de stockage: il s?agit de caractériser les déblais pour s?assurer que leur concen- tration en un site ne polluera pas les eaux souterraines et de sur- face. Le critère proposé par la DRIEE suit davantage une logique de valorisation: il s?agit de caractériser les déblais par rapport à un usage futur, en l?occurrence comme sols. Les deux extraits d?en- tretien ci-dessous mettent en avant ce changement de conception qui nécessite une caractérisation du fonds géochimique local, c?est-à-dire des teneurs en composants chimiques naturellement présents dans le sol et le sous-sol. 46 Direction régionale et interdépartementale de l?environnement et de l?énergie Ile-de-France, Guide d?orientation. Acceptation des déblais et terres excavées. Ver- sion 2., 2 septembre 2018, p. 3 (2018). | 65 «Aujourd?hui, c?est qu?en Île-de-France, il y a des terres qu?on envoie en décharge, et donc qui coûtent très chère à la collec- tivité, qui en fait sont des terres d?horizon géologique naturel, parfois profond, et pour lesquelles, on sait à peu près, en tout cas, on présuppose qu?il n?y a pas eu d?impacts anthropiques. On est vraiment dans l?horizon géologique naturel. Et donc, on se dit, on constate qu?il y a des taux de polluants qui sont naturellement élevés mais, en fait, ça n?est pas problématique parce que c?est des terres naturelles. Or, ces terres-là, on les envoie en décharge à des coûts très importants alors qu?il n?y a pas de raison. C?est un positionnement partagé par nombre d?acteurs dans le secteur.» (Cadre d'une entreprise d'accom- pagnement des entreprises du BTP dans la gestion de leurs déblais, 2019). « L?idée derrière, c?est de dire que si on creuse quelque part, qu?on sort un volume de terre et qu?on dit que ça, c?est un dé- chet, et qu?on veut le remettre, on n?a pas le droit alors que toutes les couches d?Île-de-France sont sulfatées. C?est pour cela qu?on a introduit cette idée d?analyse géochimique pour être sûrs qu?on ne va pas le mettre dans un endroit oùce serait un contexte géologique complètement différent où là, ça peut avoir des impacts et où ça n?a plus de sens de remettre un dé- chet qui n?est effectivement pas inerte.» (Chef de pôle au sein de la DRIEE, 2019) D?un point de vue purement quantitatif, les terres excavées du Grand Paris Express ne constituent pas la majorité des terres fran- ciliennes, celles-ci étant principalement issues de la construction de bâtiment et de démolitions diffuses. Cependant, la tempora- lité, la spatialité et la matérialité spécifique de ces terres posent des problèmes particuliers de gestion, qui ont contribué à mettre la question des terres à l?agenda public régional. Les chantiers du Grand Paris ont contribué à faire émerger les terres comme un ob- jet spécifique au sein de la régulation des déchets de chantier. Ils ont conduit à interroger les filières de gestion actuelles tournées vers le stockage et les valorisations volume et à explorer d?autres filières de valorisation. Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais : quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ? 66 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes De nouvelles pratiques entre exploration de valorisations matière et consolidation des valorisations volume Les acteurs franciliens de la production et de la gestion des terres excavées développent des innovations visant à orienter des vo- lumes grandissant de terres vers des filières de valorisation. Ce- pendant, toutes les filières de valorisation ne sont pas équiva- lentes. De la même manière que le critère inerte ne rend pas bien compte de la qualité d?une terre, le terme de valorisation ne rend pas bien compte de la diversité des pratiques de gestion des terres. Il rassemble des pratiques très différentes sans hiérarchisation. Le remblayage de carrière est considéré comme une valorisation au même titre que la réutilisation entre chantiers, l?utilisation en aménagement ou que la production de nouveaux matériaux. Or, ces pratiques ont des effets différents sur la circularité des flux de terre d?une part (dans quelle mesure les déblais se substituent-ils aux matériaux naturels?) et sur les conséquences environnemen- tales locales d?autre part (dans quelle mesure une valorisation contribue-t-elle à préserver la qualité des sols et des eaux?). Les innovations dans la stratégie de la Société du Grand Paris La stratégie de valorisation des déblais de la Société du Grand Paris a d?abord concerné le transport des terres par voie fluviale et l?export des terres vers des unités de valorisation dans d?autres régions ou à l?étranger. Elle s?est aussi appuyée sur les proposi- tions des entreprises pour gérer différemment les déblais mais ces propositions se sont avérées peu ambitieuses47. Depuis 2018, la Société du Grand Paris est davantage proactive. Elle incite les en- treprises de travaux publics intervenant sur ses chantiers à réem- ployer sur site ou réutiliser entre chantiers du Grand Paris Express, ce qui s?avère difficile du fait du caractère majoritairement souter- rain de l?ouvrage. Elle incite à valoriser les déblais dans des projets d?aménagement conçus pour répondre à des besoins exprimés par les collectivités et à recycler une partie des terres excavées dans des filières de production de matériaux en substitution à des 47 Entretien avec un chargé de l?innovation, direction de l?innovation, Société du Grand Paris, juin 2019. | 67 matières primaires. Afin de développer ces filières de valorisation matière, elle a établi une liste d?éco-matériaux, c?est-à-dire des matériaux de construc- tion et de génie civil intégrant au moins 10 % de terres excavées, à partir des différents profils de déblais. Elle a lancé un appel à ma- nifestation d?intérêt nommé «Plateforme» en 2019 pour repérer et développer des partenariats avec des entreprises détenant du foncier permettant de stocker, traiter, trier et valoriser des déblais pour la production d?éco-matériaux. Les nouveaux marchés pas- sés par la Société du Grand Paris fixent des objectifs de valorisa- tion matière: par exemple entre 15 et 20 % pour les lignes 15 Est et Ouest alors que seuls 2 % des terres excavées ont actuellement fait l?objet d?une valorisation matière. Le dossier de consultation mis à disposition des entreprises qui souhaiteraient décrocher ces mar- chés intègrent alors les plateformes ayant établi des partenariats avec la Société du Grand Paris à l?issue de l?appel à manifestation d?intérêt. Les entreprises sont ainsi incitées à se tourner vers ces plateformes pour construire leurs réponses aux marchés. Cette démarche conduit les entreprises de terrassement d?un côté et de production de matériaux de l?autre à envisager les terres excavées comme une ressource. Pour la Société du Grand Paris, l?incitation à la valorisation ma- tière combine des intérêts environnementaux et économiques. Aujourd?hui, sur un chantier, les déblais ne représentent qu?un déchet et donc un ensemble de coûts associés. Or, il s?agit égale- ment d?une ressource. La Société du Grand Paris aimerait capter la valeur ajoutée associée à cette ressource et transformer le coût de mise en décharge en prix d?achat des terres de déblais. Les fi- lières de valorisation matière permettent de donner aux terres un prix positif ou négatif48 en les faisant entrer dans un processus de production. Le prix des terres excavées intégrées dans la pro- duction d?éco-matériaux est égal au prix de marché des matières premières auxquelles se substituent les terres moins les coûts de production (stockage, préparation, traitement, transformation). 48 Dans ce cas, il s?agit d?un coût. Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais : quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ? 68 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Le prix serait payé par l?entreprise qui produit les éco-matériaux s?il était positif. S?il était négatif, alors il serait payé par la Socié- té du Grand Paris à la manière d?une subvention. Ce système est intéressant tant que le prix payé par la SGP est inférieur au coût d?acceptation des déblais en ISDI ou dans d?autres installations de traitement. Cette démarche témoigne ainsi de la volonté d?expéri- menter de nouveaux modèles économiques fondés non pas sur le coût d?acceptation des déblais liés au statut de déchet mais sur la valeur de la ressource produite. La stratégie de valorisation de la Société du Grand Paris repose également en grande partie sur la valorisation volume dans des projets d?aménagement. Elle a lancé en 2019 un appel à manifes- tation d?intérêt appelé « Ligne Terre » à destination des maîtres d?ouvrage publics ayant des projets d?aménagement nécessitant des terres et un similaire auprès de maîtres d?ouvrage privés. Elle devient ainsi fournisseur de terres pour des aménagements. Ces appels à projet permettent de s?assurer que les projets d?aména- gement répondent bien à des besoins des maîtres d?ouvrage et constituent donc des valorisations. Elle développe ainsi des par- tenariats avec ces acteurs pour leur fournir des terres. La SGP dé- veloppe des partenariats avec des collectivités pour réaliser des aménagements. Par exemple, elle fournit les terres pour l?amé- nagement du parc du Sempin à Chelles en collaboration avec la Société d?aménagement foncier et d?établissement rural et ECT. Il s?agit du comblement d?anciennes carrières de gypse et de leur aménagement en parc paysager. Elle court-circuite ainsi les ges- tionnaires de déblais dont un des savoir-faire est de regrouper des terres excavées et de coconstruire des projets d?aménagement les réemployant. Cependant, la Société du Grand Paris ne dispose pas de la capacité de mise en oeuvre opérationnelle des terres pour la réalisation des aménagements. Les maîtres d?ouvrage de ces amé- nagements s?appuient donc sur les opérateurs existants pour leur réalisation, par exemple ECT dans le cas du Parc du Sempin. D?autres acteurs explorent également des modes de valorisation matière, parfois en étant soutenus par la Société du Grand Paris dans le cadre d?appels à projets. C?est le cas de l?entreprise Val- horiz qui explore la création de technosols et de sols fertiles à | 69 partir des déblais. L?entreprise ECT se positionne également sur ce marché via son produit appelé urbafertile associant déblais et compost49. Elle développe en parallèle des projets au croisement entre l?aménagement et le land art, comme le réaménagement de l?ISDI de Villeneuve-sous-Dammartin en parc bélvédère50. Le sur- cyclage des déblais en matériaux de construction, comme le pro- pose le projet Cycle terre associant des experts de la construction en terre et du sol (laboratoires de recherche et architectes, cabinet de conseil Antea), la municipalité de Sevran, l?aménageur Grand Paris Aménagement, le promoteur Quartus, la Société du Grand Paris et ECT, se développe également. Enfin, d?autres travaillent à l?optimisation de la réutilisation entre chantiers comme Hesus, plateforme numérique d?échange de terre entre producteurs de déblais et consommateurs de terre. Le paysage des acteurs de la gestion des déblais se recompose donc avec de nouveaux entrants mais aussi avec l?adaptation des acteurs existants et leur participa- tion aux innovations de filières. La prise en compte des terres dans le Plan régional de prévention et de gestion des déchets La limitation des pratiques de stockage des déblais se retrouve dans les objectifs du Plan régional de prévention et de gestion des déchets voté en 2019. Cependant, à la différence du Plan précé- dent (Predec), celui-ci n?interdit pas l?ouverture de nouvelles ca- pacités de stockage en Seine-et-Marne51 mais encadre l?ouverture de nouvelles capacités de manière à limiter leur concentration, à réserver le stockage aux matériaux excavés non recyclables et à garantir des réaménagements des ISDI lorsqu?elles arrivent en fin de vie. Cette décision résulte d?un compromis entre différents 49 Entretien avec un responsable développement et innovation d?ECT, 2020. 50 Ce projet est réalisé en étroite collaboration avec l?architecte, paysagiste et urba- niste Antoine Grumbach. Il s?intitule «La colline a des yeux». 51 «La confrontation de ces capacités prospectives avec les besoins en matière de stockage selon le scénario de gestion des déchets inertes présenté dans le chapitre II partie E montre qu?il sera indispensable de créer des capacités de stockage sur l?ensemble de la durée du plan.» (Région Ile-de-France, Plan Régional de Préven- tion et de Gestion des Déchets- Chapitre III, p. 164) Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais : quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ? 70 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes impératifs. Selon plusieurs acteurs rencontrés à la fois à la préfec- ture, à la Région et parmi les entreprises, une diminution des ca- pacités de stockage risquerait d?augmenter le coût des chantiers et de la construction en Île-de-France et pourrait aussi conduire au développement de dépôts sauvages. Ce dernier risque est consi- déré comme élevé car le secteur du terrassement s?appuie sur de nombreuses petites et très petites entreprises réalisant de faibles marges, travaillant parfois dans l?informalité et sur des chantiers diffus, difficiles à contrôler. Une augmentation des prix du stoc- kage, liés à la réduction des capacités et l?augmentation des dis- tances de transport, pourrait les inciter à ne plus déposer les dé- blais en installations. Concernant la répartition des ISDI, le rééquilibrage territorial est bien mis à l?agenda des politiques publiques régionales. Cepen- dant, le transfert des capacités de stockage de la Seine-et-Marne vers d?autres départements franciliens s?avère particulièrement difficile du fait des contestations générées par les projets d?ouver- ture d?ISDI. Les groupes de réflexion qui ont accompagné la ré- daction du Plan régional de prévention et de gestion des déchets entre 2017 et 2019 se sont interrogés sur les formes de solidarité et de réciprocité qui pourraient émerger entre territoires produc- teurs et récepteurs des déblais. Le Plan régional de prévention et de gestion des déchets d?Île-de-France a ainsi fixé des critères pour l?ouverture de nouvelles ISDI et l?extension des ISDI exis- tantes afin de limiter la concentration des installations et l?allon- gement de la durée de vie des installations existantes52. Face aux risques induits par une trop forte limitation concernant les capacités de stockage, le Plan oriente vers le développement des pratiques de valorisation volume comme le remblayage des carrières et les projets d?aménagement labellisés. Il s?agit d?enca- drer ces pratiques et d?accompagner les élus locaux dans la régu- lation des permis d?aménagement grâce à une démarche de label- lisation pilotée par l?État à travers le Cerema (Cerema, 2020). Le Plan incite également à la diversification des modes de valorisa- 52 Région Ile-de-France, Plan Régional de Prévention et de Gestion des Déchets- Chapitre III, p. 169. | 71 tion des déblais via le recyclage. Celui-ci ne vise pas à se substituer aux pratiques de valorisation volume du fait des quantités en jeu mais plutôt à compléter les filières de gestion existantes de ma- nière à limiter progressivement le stockage. Le tableau ci-dessous montre les objectifs de recyclage des terres excavées envisagés par le Plan. Celui-ci prévoit la montée en charge des filières existantes de production de terres chaulées et de sables et graviers ainsi que le développement de filières nouvelles comme les terres fertiles et les matériaux de construction en terre. Les quantités de déblais ainsi recyclés visées par le Plan font sortir ces usages de la margi- nalité tout en restant minoritaires. Figure 11. Objectifs de recyclage des déblais envisagés par le PRPGD 2015 2025 2031 Production de terres chaulées 0,37 Mt 1,3 Mt 2 Mt Production de sables et graviers issus du traitement mécanique et du lavage 0,13 Mt 0,5 Mt 0,6 Mt Production de terres «fertiles» amendées pour l?aménagement 0 0,6 Mt 1 Mt Production pour la construction (terre crue) 0 <0,1 Mt 0,4 Mt Total 0,5 Mt 2,5 Mt 4 Mt Source: Plan Régional de Prévention et de Gestion des Déchets - Chapitre II, 2019, p. 264. Enfin, il prévoit l?instauration d?un comité régional sur la gestion des déblais qui associe la Région, des représentants de l?État, des collectivités et des filières économiques. Une première réunion du comité a eu lieu en décembre 2021. Il constituera une scène d?observation, particulièrement intéressante, de la gouvernance des déblais franciliens. Au-delà des déchets, une politique des terres en Île-de-France ? La recomposition des modes de gestion des terres excavées fran- ciliennes s?appuie sur la transformation des filières allant de la Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais : quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ? 72 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes gestion des matières-déchets à l?approvisionnement des chantiers en matériaux issus de la valorisation. Ce second aspect demeure peu traité par les politiques publiques alors que la réussite de ces filières dépend fortement de l?existence d?une demande pour les matériaux issus de la valorisation par les maîtres d?ouvrage. La So- ciété du Grand Paris entend participer à la stimulation de cette demande via des chartes avec les collectivités, incitant les amé- nageurs agissant sur leur territoire à prescrire des matériaux inté- grant des terres excavées dans leurs marchés. Les politiques régio- nales commencent également à sortir d?une approche centrée sur la gestion des déblais comme déchets pour envisager l?ensemble des filières et, en particulier, la question de l?approvisionnement à travers le référentiel de l?économie circulaire. À la suite de la Ville de Paris, qui a lancé un Plan économie cir- culaire dès 2015, la Métropole du Grand Paris et certains éta- blissements publics territoriaux comme Plaine Commune et Est Ensemble, la Région a établi une Stratégie régionale d?économie circulaire qui prolonge le Plan régional de prévention et de gestion des déchets. Cette stratégie cible les matériaux de chantier par- mi les quatre groupes de matières principalement consommées par la Région : la biomasse agricole et les produits alimentaires, les combustibles fossiles, les matériaux de construction, les pro- duits finis et les minerais métalliques (2020, p.9). Un des leviers est dédié à la circularité dans les chantiers. Celle-ci n?est pas abor- dée uniquement sous l?angle du recyclage mais aussi sous celui du métabolisme, de manière à mettre en relation l?approvision- nement en matériaux, la gestion du stock et celles des résidus de chantiers. En effet, le constat dressé souligne la dépendance de la Région pour son approvisionnement en granulats (Augiseau, 2017). Le développement de filières de recyclage, de réemploi et une meilleure gestion du stock existant sont envisagés comme des manières de créer des boucles régionales permettant de limiter cette dépendance (Région Île-de-France, 2020, p. 42). Alors que les matériaux en terre étaient totalement absents de la stratégie régionale pour l?essor des filières de matériaux et produits biosourcés en Île-de-France élaborée en 2018, ils sont mention- | 73 nés dans la stratégie régionale d?économie circulaire élaborée en 2020. Celle-ci prévoit le lancement d?un appel à projet autour des «filières franciliennes de réemploi et de recyclage dans le BTP», qui mentionne explicitement la construction en terre : « expéri- menter et innover pour réemployer des matériaux géo-sourcés produits localement (terres excavées sous forme de matériaux en terre crue, terres cuites, ou terres fertiles).» (Région Île-de-France, 2020, p.43). Une politique des terres, dépassant le cadre de la ges- tion des déblais-déchets, commence à émerger. Conclusion La situation métabolique des terres excavées franciliennes, mar- quée par la diminution progressive des débouchés historiques d?un côté et un flux croissant de terres excavées de l?autre, déstabi- lise le régime de gestion actuel. On observe une diversification des pratiques de gestion des déblais. Les comblements de carrière, pratiques anciennes de valorisation volume, sont facilités pour limiter le coût économique du traitement des déblais du Grand Paris. Des projets d?aménagement, souvent paysagers, fortement consommateurs de terres, voient le jour comme l?aménagement du Parc du Sempin ou du belvédère de Villeneuve-sous-Dammar- tin intitulé « la colline a des yeux ». Ils témoignent d?une adap- tation des acteurs classiques de la gestion des déblais à l?enca- drement politique et règlementaire qui limite les installations de stockage des déchets inertes et participent d?une amélioration qualitative des sites accueillant des terres excavées. Cependant, ils s?inscrivent dans la continuité des pratiques historiques de ges- tion des déblais et continuent de s?appuyer sur les mêmes modèles économiques et les mêmes représentations. Si ces aménagements rendent des services à la société et permettent un nouvel usage pour des fonciers dégradés, ils ne participent pas de manière sys- tématique à une transformation des métabolismes vers davantage de circularité. En effet, les terres ne se substituent pas systémati- quement à des matières primaires. De même, une partie de ces débouchés dépend de la poursuite des extractions de ressources primaires via les carrières. Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais : quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ? 74 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Parallèlement, des pratiques émergentes comme la réutilisation entre chantiers, la production de matériaux en terre crue, la ferti- lisation en terre végétale et la conception de technosols créent des bifurcations par rapport au régime actuel de gestion des terres. Ces différentes pratiques ont pour point commun de qualifier la terre au regard de son potentiel d?utilisation pour de nouveaux usages et pas uniquement comme déchet au contact du sol. Elles ouvrent la voie à un métabolisme plus circulaire en substituant les terres excavées à d?autres matières premières via leur intégra- tion dans le cycle de la construction et de l?aménagement. Mais, face aux volumes de déblais en jeu, la capacité de ces valorisations matière à générer des débouchés suffisants, peut légitimement être interrogée. Cela conduit à questionner la quantité de déblais produits. La diminution de ces quantités, assimilable à la préven- tion dans l?échelle de Lansink, demeure cependant absente des débats. Elle supposerait un changement plus global des pratiques constructives et urbanistiques. Il est donc encore difficile de qua- lifier les transformations actuelles, qui combinent consolidation du régime dominant via l?encouragement des remblais en carrière et en projets d?aménagement, adaptation de celui-ci via une meil- leure adéquation des quantités de terres réemployées aux besoins réels des aménagements et, enfin, émergence de valorisations en matière. | 75 Crédits : Agnès Bastin PARTIE 3 Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées | 77 Parmi les filières alternatives au stockage et à la valorisation dans le cadre de projets paysagers, la production de matériaux en terre à partir des déblais est explorée en Île-de-France, notamment via le projet Cycle terre. Il s?agit de la création d?une unité de production de matériaux en terre crue issus du surcyclage des terres excavées du Grand Paris. Le surcyclage désigne la transformation d?une matière considérée comme un déchet en une nouvelle matière ayant une valeur ajoutée et des qualités matérielles supérieures à celle du produit initial. On ne peut parler ici de recyclage dans la mesure où l?usage des terres n?est pas équivalent à leur fonction initiale comme sol. Cette unité de production, appelée fabrique, est située à Sevran, commune de Seine-Saint-Denis. Le projet en- tend également participer au développement et à la structuration d?une filière francilienne de production de matériaux en terre crue à partir des déblais. Il expérimente donc la faisabilité et la viabilité d?un dispositif sociotechnique de surcyclage qui pourrait consti- tuer un nouveau débouché pour la gestion des terres excavées et une nouvelle forme de valorisation matière. Ce projet a une dimension exploratoire et ne concerne qu?une faible quantité de matières, 8 000 tonnes par an pour les pre- mières années d?exploitation à mettre en comparaison avec les 20millions de tonnes de déblais produits chaque année en Île-de- France. Il n?entend donc pas constituer une réponse aux enjeux quantitatifs du contexte francilien et n?a pas vocation à se subs- tituer entièrement aux filières existantes de gestion des déblais mais plutôt à les diversifier. Dans le Plan régional de prévention et de gestion des déchets, les filières émergentes de valorisation matière doivent d?ailleurs permettre la suppression progressive du stockage des déblais mais demeurent complémentaires des pra- tiques de valorisation volume. Filières consolidées et émergentes sont également complémentaires du point de vue de la qualité des terres, toutes les terres excavées n?ayant pas les caractéristiques granulométriques adaptées à la production de matériaux en terre crue. Le projet Cycle terre explore une filière de valorisation de la partie fine des déblais, aujourd?hui difficile à valoriser. Les parties à plus fortes granulométries entrent déjà dans des filières de valo- 78 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes risation en travaux publics53. L?originalité du projet réside donc dans l?intensité du bouclage qu?il propose, à savoir un surcyclage des terres et une substitution des matières secondaires (béton de terre) aux matières primaires (béton de ciment), et dans sa gouvernance infrarégionale et coo- pérative, qui diffère de l?organisation actuelle du secteur. L?analyse de la genèse de cette expérimentation et des caractéristiques du dispositif sociotechnique expérimenté met en évidence les trans- formations du métabolisme qui pourraient en découler. Cette ex- périmentation est aussi envisagée au prisme des recompositions des régimes sociotechniques qu?elle induit, de ses possibilités de diffusion ainsi que de sa participation à la structuration d?une nouvelle filière de gestion des déblais d?un côté et du développe- ment de l?architecte de terre crue de l?autre. Expérimenter une filière circulaire des terres aux marges du régime existant de gestion des déblais: la fabrique Cy- cle terre Cycle terre résulte de la coopération d?acteurs territoriaux et éco- nomiques issus du milieu de la terre crue, de l?aménagement et de la construction. Il est donc le produit d?une coalition d?acteurs hétérogènes dont les intérêts se sont alignés pour expérimenter un dispositif sociotechnique et une filière nouvelle. L?analyse des ressorts de la formation de cette coalition d?acteurs et du dispo- sitif expérimental met en avant le positionnement ambivalent de l?expérimentation par rapport aux régimes en place. Les acteurs en jeu regroupent, dans un premier temps, des acteurs extérieurs au régime de la gestion des déblais mais parties prenantes, pour plusieurs d?entre eux, des régimes dominants de l?aménagement et de la construction. La formation d?une coalition singulière d?acteurs aux expertises et aux intérêts complémentaires autour des terres excavées La coalition d?acteurs parties prenantes de Cycle terre s?est forma- 53 Entretien avec un responsable valorisation des matériaux d?Antea, 2019. | 79 Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées lisée dans un partenariat impliquant l?Union Européenne à tra- vers le dispositif Actions Innovatrices Urbaines du Fond européen de développement régional. Elle rassemble une diversité d?acteurs dont les compétences correspondent à différentes étapes de la chaîne de transformation des déblais en éléments constructifs en terre crue: la connaissance du sous-sol via l?ingénierie de l?envi- ronnement apportée par Antea Group, les procédés de transfor- mation de la matière en matériaux via l?expertise en sciences de la matière d?Amàco et du CRAterre, et l?intégration de ces matériaux dans le bâti via l?expertise architecturale et la certification appor- tées par CRAterre, AE&CC et Joly & Loiret. À ces acteurs, experts du traitement, de la circulation et de la transformation des terres, s?ajoutent des maîtres d?ouvrage, producteurs de déblais et poten- tiels prescripteurs de matériaux en terre crue: la Société du Grand Paris, Grand Paris Aménagement, un des principaux aménageurs d?Île-de-France, la commune de Sevran, maître d?ouvrage de la ZAC Sevran Terre d?Avenir et site d?accueil de la fabrique, ainsi que Quartus, promoteur engagé dans la construction et la commercia- lisation de projets immobiliers en terre crue. La création de com- pétences, nécessaires à l?émergence d?une filière, est assurée par Amàco et Compétences Emploi, agence communale en charge de l?emploi et de la formation. Enfin, des organismes de recherche se chargent de l?évaluation de l?empreinte environnementale des matériaux produits (AE&CC) et de l?analyse des effets de la fa- brique sur la transformation du métabolisme des projets urbains. C?est le cas du laboratoire Systèmes productifs, logistique, orga- nisation du travail et transports de l?IFSTTAR et le Centre de re- cherches internationales de Sciences Po54. Ce projet correspond à la rencontre de deux trajectoires d?acteurs. D?un côté, la directrice de l?urbanisme d?Antea Group, cabinet de conseil et d?ingénierie en environnement, et la cheffe de projet environnement et agriculture de l?Établissement public d?amé- nagement de la Plaine de France ont conçu un projet à présenter 54 J?ai participé au projet Cycle terre dans ce cadre ainsi que mon directeur de thèse, Éric Verdeil. Voir l?introduction pour davantage d?informations concernant le dispositif d?observation participante. 80 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Figure 12. Localisation de la commune de Sevran au sein de la Métropole du Grand Paris Source: Géoportail, 2022 dans le cadre de l?appel à projet européen Actions Innovatrices Urbaines. L?expérience de la cheffe de projet dans le domaine de l?agriculture urbaine et périurbaine l?a conduite à s?intéresser au rôle joué par les installations de stockage des déchets inertes dans la consommation des terres agricoles. Elle cherche des modalités de gestion des déblais alternatives au stockage. La commune de Sevran intègre le projet qui consiste alors en un bâtiment démons- trateur en terre crue à partir des terres excavées de l?opération ur- baine Sevran Terre d?Avenir. Cependant, ce projet initial s?avère impossible du fait des différences de phasage entre le projet ur- bain pour lequel les excavations sont prévues en 2022 et l?appel à projets européen pour lequel les projets doivent être réalisés | 81 Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées Figure 13. Périmètre de la ZAC Sevran Terre d?Avenir, orientations d?amé- nagement et chantiers du Grand Paris Express Source : Grand Paris Aménagement, Dossier de création de la ZAC Sevran terre d?avenir Centre-ville ? Montceleux: rapport de présentation (2019, p.17) 82 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes d?ici 2022. Une autre source de terres est alors envisagée: celle des gares du Grand Paris Express. De l?autre, un ensemble de maîtres d?oeuvre et de chercheurs (Amàco, Joly&Loiret, AE&CC et CRAterre) ont engagé des ré- flexions sur le potentiel de réutilisation des terres excavées pour en faire un matériau de construction métropolitain, lors de l?expo- sition Terres de Paris en 2016. Amàco est un centre de recherche et de formation sur la construction en terre crue et en fibres végé- tales installé en Isère, région dotée d?une tradition constructive en terre crue. AE&CC est une unité de recherche de l?École nationale supérieure d?architecture de Grenoble spécialisée dans l?étude des établissements humains et leur soutenabilité. CRAterre est une association et un centre de recherche dédié à la construction en terre au sein de l?École nationale supérieure d?architecture de Gre- noble. Créé en 1979, il est reconnu comme le centre international de recherche sur la construction en terre et promeut la protection du patrimoine en terre, la reconnaissance et le développement des cultures constructives en terre dans une perspective à la fois environnementale, sociale et culturelle. L?agence d?architecture Joly&Loiret, créée en 2007, est spécialisée dans la construction avec des matériaux dits naturels. Elle a progressivement déve- loppé une réflexion autour de l?architecture en terre crue qui s?est concrétisée en 2012 par la réalisation d?un mur en terre crue pour la maison du Parc naturel régional du Gâtinais à Milly-la-Forêt. Dans le cadre de l?appel à projets innovant Réinventer Paris, l?agence Joly&Loiret a proposé la construction d?une tour de 16 étages en pierre et en terre crue à partir du recyclage de dé- blais de chantiers franciliens. Le projet n?a pas été lauréat mais a contribué à faire connaître la construction en terre crue en Île- de-France et à structurer une réflexion autour de l?architecture de terre dans un contexte urbain métropolitain alors que ce matériau est habituellement associé aux espaces ruraux et à l?habitat indi- viduel. Localisés à Paris et dans la région grenobloise, ces acteurs entretiennent d?importantes relations interpersonnelles dans le cadre de leurs activités de recherche, d?enseignement et dans la conduite de projets opérationnels. Ils intègrent le partenariat et contribuent alors à faire évoluer le projet d?un bâtiment vers un | 83 Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées outil de production de taille intermédiaire au service de la struc- turation d?une filière terre francilienne. Dans un contexte natio- nal d?absence de politique réelle de soutien à la construction en terre, ils saisissent le financement européen de 5 millions d?euros comme une opportunité de travailler à la levée de certains des principaux freins au développement de la filière en Île-de-France. En particulier, l?installation d?activités de production, la certifica- tion des matériaux et le développement d?un modèle économique viable permettant des prix de sortie acceptables pour le marché francilien de la construction sont des axes identifiés. Le dispositif Actions Innovatrices Urbaines et le choc métabolique du Grand Paris Express, couplé à la réflexion développée par les experts de la terre crue sur la construction à partir des déblais, ont permis l?alignement des intérêts divers des acteurs du partena- riat Cycle terre. D?un côté, le projet s?est inscrit dans le référentiel montant de l?économie circulaire, qui constituait un des thèmes de l?appel à projets européen. En parallèle, la focalisation sur les terres excavées faisait écho à la question croissante de la gestion des déblais mise à l?agenda politique par la construction du Grand Paris Express. Le schéma ci-dessus synthétise les motivations et intérêts des différents acteurs opérationnels impliqués dans le partenariat en 2018, lors du lancement de Cycle terre (Figure 16). Ils montrent également le positionnement des acteurs par rapport au circuit des terres excavées. Dans la coalition de départ, on note l?absence de producteurs de matériaux et d?acteurs opérationnels existants de la gestion des terres excavées comme les exploitants de carrières, les entrepreneurs de travaux publics ou des gestion- naires d?installations de stockage. Ce sont des acteurs situés en amont de la gestion des déblais (maîtres d?ouvrage) et en aval mais sur des filières émergentes qui se sont rassemblés pour produire un dispositif nouveau de gestion des déblais par leur surcyclage en matériaux de construction. Une expérimentation métabolique: tester un dispositif de surcy- clage de la ressource terre Le projet Cycle terre entend tester et démontrer la pertinence d?un modèle de production de matériau intermédiaire entre industrie 84 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Figure 14. Exposition "Terres de Paris. De la matière au matériau" au Pavillon de l'Arsenal (2016-2017) Crédits: Pavillon de l'Arsenal / Photothèque : Antoine Espinasseau | 85 Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées Figure 15. Tour de logements en terre crue et restructuration de l?ancienne gare Masséna en marché couvert, Concours international Réinventer Paris, 2015. Projet finaliste 2e Prix, Agence Joly & Loiret Crédits: Paul-Emmanuel Loiret & Serge Joly, architectes / Image Doug&Wolf 86 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes et artisanat à partir de terres excavées localement. Il propose donc d?explorer la faisabilité d?une filière de production de matériaux qui se distingue de la filière majoritaire du béton-ciment du fait de son échelle de production et du type de ressources utilisées, c?est- à-dire des ressources secondaires extraites à proximité immédiate des chantiers de construction. Cette filière pourrait participer à augmenter la circularité du métabolisme des terres excavées et à relocaliser partiellement l?approvisionnement en matériaux de construction des projets urbains. Le projet se rapproche à plu- sieurs égards d?une expérimentation telle que définie par Kar- vonen et Van Heur (2014). Ces deux auteurs identifient trois caractéristiques des expéri- mentations urbaines inspirées des laboratoires en sciences ex- périmentales : « Rather than conflating ?experimentation? with ?change? and claiming that everything is an experiment, we argue that there is a need to adopt a more precise understanding of the practice of experimentation. Returning to the laboratory studies scholarship, it is helpful to understand experimentation as (1) in- volving a specific set-up of instruments and people that (2) aims for the controlled inducement of changes and (3) the measure- ment of these changes.»(2014: 383). Ils caractérisent ainsi les ex- périmentations par la délimitation d?espaces comparables à des laboratoires situés (situatedness), par leur caractère dynamique et la production de nouvelles régulations (change-oriented) et par leur caractère contingent et incertain (contingent). Le caractère si- tué des expérimentations urbaines les distingue d?un laboratoire en sciences expérimentales dans lequel l?expérience est artificiel- lement construite et contrôlée. Karvonen et van Heur soulignent l?importance des opérations de sélection et de délimitation des espaces urbains intégrés à l?expérimentation. Ces opérations créent un cadre partiellement contrôlé permettant de produire des connaissances situées sur les conditions de réalisation et, éventuellement, de diffusion des dispositifs testés. C?est en ce sens que les expérimentations urbaines sont change-oriented, c?est-à- dire conçues pour produire intentionnellement du changement qui ne se limite pas à une optimisation de l?existant. Elles peuvent ainsi alimenter de nouvelles régulations. Les résultats des expéri- | 87 Figure 16. Les partenaires Cycle terre en 2018 et leur positionnement par rapport au circuit des terres excavées Source: Entretiens, 2018-2019. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées mentations sont incertains et le processus expérimental demeure contingent. Les formes prises par les innovations sont ouvertes et peuvent évoluer au cours de l?expérimentation. Ces trois caracté- ristiques distinguent les expérimentations urbaines des projets urbains classiques. Dans le cas de Cycle terre, le cadre expérimental est défini de ma- nière très structuré : il s?appuie sur la délimitation d?espaces de démonstration, sur la définition d?innovations à tester et d?ins- truments d?évaluation. Le programme Démonstrateur industriel pour la ville durable (DIVD) du ministère de la Transition écolo- gique et solidaire et l?appel à projet européen ciblent tous deux ex- plicitement le cadre et la nature des innovations attendues. Cycle Terre propose la création d?un processus industriel de production 88 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes de matériaux en terre crue qui permette de dépasser l?échelle des chantiers individuels et au cas par cas et la réutilisation d?un dé- chet urbain, les terres excavées, dans une perspective circulaire. Ces deux objectifs doivent permettre de limiter les coûts de la construction en terre crue dans les espaces métropolitains grâce à l?économie réalisée sur la mise en décharge (Cycle terre, 2018, p. 27). Le projet est accompagné d?indicateurs de performance permettant d?évaluer la mesure dans laquelle les innovations ont été atteintes. Même si les innovations attendues sont clairement définies dès le lancement du projet, les chemins pour y parvenir sont soumis à évolution en fonction des aléas rencontrés et des incertitudes qui caractérisent le projet comme la disponibili- té du foncier, les caractéristiques géotechniques des terres ou la robustesse du modèle économique envisagé. Le projet européen prévoit d?ailleurs un cadre pour intégrer cette incertitude et la contingence, caractéristique des expérimentations au sens de Ka- rvonen et Van Heur. Il prévoit la possibilité de modifier le contrat de partenariat à deux reprises afin de permettre des ajustements au cours de la mise à l?épreuve de l?expérimentation. L?expérimentation s?appuie également sur la délimitation d?un espace de test, à savoir la ville de Sevran et l?opération d?aména- gement Sevran Terre d?Avenir. À la différence d?un laboratoire classique, l?ensemble des variables d?un territoire ne peuvent pas être contrôlées car il ne s?agit pas d?une opération entièrement construite pour la démonstration mais d?un environnement réel nécessairement soumis à des contingences (Evans, 2016 ; Lamé- nie et al., 2019). Il existe donc des tensions entre le caractère spé- cifique du territoire choisi et le potentiel de généralisation des connaissances produites par l?expérience urbaine. Le territoire sevranais est singulier mais représentatif d?autres espaces fran- ciliens, en particulier de la zone dense francilienne caractérisée par des tensions foncières, l?héritage mémoriel et urbain du passé industriel ainsi que la co-présence de grands ensembles d?habitat social et d?habitats pavillonnaires. De la même manière, les exca- vations de la ligne 16 du Grand Paris Express à Sevran-Livry et la proximité d?importantes opérations d?aménagement, comme Se- vran Terre d?Avenir, constituent une situation pouvant se retrou- | 89 ver dans d?autres espaces franciliens. Le projet est donc en partie conçu pour être représentatif et produire ainsi des connaissances transférables à d?autres sites. La transférabilité et la montée en échelle sont d?ailleurs des objectifs explicitement formulés dans l?accord de partenariat qui distingue trois niveaux de généralisa- tion. Le premier concerne la diffusion de l?usage des matériaux en terre crue issus des déblais au sein d?autres projets portés par la Société du Grand Paris et au sein de l?opération d?aménagement Sevran Terre d?Avenir. Le second concerne la diversification des sources de terres excavées vers l?ensemble des chantiers de terras- sement. Le troisième est la réplication de la fabrique dans d?autres projets et contextes urbains (Cycle terre, 2018, p.31). La recherche de changements importants caractérise donc Cy- cle terre. Le financement qui accompagne le programme Actions Innovatrices Urbaines permet d?explorer un processus industriel nouveau par son échelle et la réutilisation de déchets urbains de terre. En effet, le taux de financement du programme européen est de 80% du coût du projet. Cela représente un investissement financier de 4,8 millions d?euros pour un projet dont le coût a été initialement estimé à environ 6,1 millions d?euros. Ce programme européen permet de lancer un investissement qui n?aurait pas existé ou difficilement autrement, étant donné le risque associé et la temporalité des retours sur investissement attendue55. Le mo- dèle économique de la fabrique prévoit un amortissement sur en- viron vingt ans, durée largement supérieure à celle attendue dans les industries de la construction. En ce sens, le changement opéré par le projet Cycle terre est relativement radical. Cycle terre s?appuie enfin sur des représentations du changement urbain à l?échelle de la métropole et à l?échelle de la ville de Sevran. La fabrique de matériaux en terre crue est présentée par le maire 55 Par ailleurs, le dispositif DIVD, s?il n?apporte que peu de financements, s?accom- pagne de possibilités de dérogation au droit commun à travers la mise en place de «groupes verrou» pour lever d?éventuelles barrières règlementaires. Cette possi- bilité n?a finalement pas été utilisée par Cycle terre car le statut du déchet, identifié comme un obstacle règlementaire au début du projet, s?est avéré peu probléma- tique grâce à la sortie implicite du statut de déchet. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 90 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes de Sevran comme un projet fortement politique, qui interroge le récit de développement de la commune. L?expérimentation Cycle terre participe, selon lui, à un renouveau de l?activité économique en ville via le soutien à des activités artisanales autour de la tran- sition écologique, à un changement d?image de la ville d?un es- pace dortoir à une ville attractive et à une réduction de la fracture urbaine entre secteurs pavillonnaires au Sud de la commune et grands ensembles d?habitat social au Nord. Le démonstrateur Cy- cle terre n?est pas réduit à une innovation technique mais il est en- visagé par le maire comme un outil d?«hégémonie culturelle». En ce sens, la fabrique propose un récit de la ville de Sevran différent du récit dit dominant. Tout au long du XXème siècle, la commune a connu un fort développement industriel s?accompagnant de la construction de logements ouvriers, de grands ensembles d?habi- tat social et de lotissements pavillonnaires, symbole de mobilités sociales ascendantes. Le départ des grandes entreprises, notam- ment Kodak et Westinghouse56, dans les années 1990 a modifié la structure socio-économique de la commune, qui connaît au- jourd?hui un fort taux de chômage et un taux de pauvreté57 parmi les plus élevés d?Île-de-France. Sa base fiscale est donc faible et la plupart des développements urbains de Sevran sont guidés par ces contraintes financières. Pour le maire, Cycle terre explore une perspective de développement urbain et économique renouvelé qui valorise des ressources sevranaises et renverse le stigmate as- socié à la désindustrialisation, comme l?exprime cet extrait d?en- tretien: « En fait, je voudrais que Sevran retrouve le fil de son histoire. Et, son histoire, c?est l?histoire industrielle. C?est pour cela que 56 La société Kodak a utilisé un site industriel situé à Sevran de 1925 à 1995 pour le développement photographique et cinématographique. La société Westinghouse fabriquait elle des systèmes de freinage, notamment pour le secteur ferroviaire, dans un autre site à proximité depuis la fin du XIXème siècle. Le site de Sevran ferme en 1998. 57 En 2018, le taux de chômage de Sevran est de 20,5 % alors qu?il est de 12,2 % en Ile-de-France. Le taux de chômage est de 14,3 % contre 13 % en Seine-Saint-Denis et 9,3 % en Ile-de-France. Le taux de pauvreté est de 32 % à Sevran contre 28,4 % en Seine-Saint-Denis et 15,6 % en Ile-de-France(Insee, 2021). | 91 je soutiens beaucoup le projet Cycle Terre. (?) Il va se pas- ser quelque chose à Sevran. La rupture a été trop nette avec l?industrie. Il faut des enseignes de petits artisans, de l?artisa- nat dans le tissu urbain. Il faut attirer les entreprises là et pas dans les zones d?activités. (?) On ne peut pas reproduire les grandes friches industrielles en concentrant les activités éco- nomiques dans des zones d?activités. Cela pose ensuite plein de problèmes de gestion des friches, de dépollution. Ça fait des grands pans de la ville qui sont morts, qui créent des cou- pures urbaines. La fabrique est intégrée à un grand espace paysager et, comme cela, elle fait le lien entre le Nord et le Sud, les logements sociaux et les pavillons. » (Entretien avec le maire de Sevran, 2019). Le maire souligne l?inscription du projet Cycle terre dans la conti- nuité de l?histoire industrielle et ouvrière58 de la commune sans que ce projet constitue pour autant un retour à la grande indus- trie du XXème siècle, qui crée de fortes dépendances et dont les héritages demeurent aujourd?hui difficiles à gérer. L?intégration de la production en ville se traduit ici dans des formes urbaines caractérisées par la mixité fonctionnelle et des échelles intermé- diaires. La fabrique est pensée comme un lieu de production mais aussi comme un équipement urbain au service de la reconnexion entre le Nord et le Sud de la commune. Enfin, elle participe d?un retournement d?image dont les maîtres mots sont «destination» et «émulation» et s?inscrit ainsi pleinement dans le schéma di- recteur de l?opération Terre d?Avenir (Ville de Sevran et al., 2016). Cycle terre constitue donc une expérimentation à la fois urbaine, dans la mesure où elle met en jeu le devenir urbain de Sevran, et métabolique, dans la mesure où le dispositif testé pourrait contri- 58 Stéphane Gatignon, ancien maire, relie explicitement Cycle terre à l?histoire de l?industrie sequano-dyonisienne via la participation de la fabrique à une nouvelle filière d?économie circulaire qu?il qualifie de « nouvelle industrie » (Conférence à la Cité de l?Architecture et du Patrimoine, 14 février 2018). Stéphane Blanchet, maire actuel, s?inscrit dans une perspective similaire: «Cycle terre, c?est réconcilier l?économie avec le territoire» (Conférence de lancement de Cycle terre, Pavillon de l?Arsenal, 27 septembre 2019). Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 92 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes buer à augmenter la circularité et la proximité de l?approvision- nement des chantiers en matériaux et à améliorer la gestion des déchets. On retrouve les principales caractéristiques des expé- rimentations urbaines selon Karvonen et Van Heur : le change- ment via la réalisation puis la diffusion d?une innovation à la fois technique, urbaine et économique, la délimitation d?un espace de test permettant de mesurer la réussite de l?innovation et les incertitudes associées à l?inscription de la fabrique dans un ter- ritoire spécifique. Bien qu?expérimental, le projet Cycle terre n?est pas pour autant hors des contraintes qui caractérisent les régimes sociotechniques en place. Comme nous l?avons montré, l?expéri- mentation repose sur une coalition d?acteurs qui poursuivent éga- lement leurs intérêts hors du cadre expérimental de Cycle terre. Une expérimentation influencée par les agendas propres à chaque acteur de la coalition Plusieurs acteurs de la coalition Cycle terre participent au ré- gime sociotechnique en place dans le domaine de la construction (Grand Paris Aménagement, Quartus, Société du Grand Paris) et dans une moindre mesure dans celui de la gestion des déblais en tant que producteurs de terres excavées. Ainsi, même si Cycle terre expérimente des dispositifs qui diffèrent des modes de faire issus des régimes en place, le projet n?est pas hermétique à ceux- ci. En particulier, l?expérimentation est influencée par les agendas propres de chacun des acteurs du partenariat. C?est le cas des institutions pour lesquelles Cycle terre représente une très faible part de l?activité, notamment la Société du Grand Paris et Grand Paris Aménagement. On observe ainsi des déca- lages entre des implications personnelles fortes dans l?expérimen- tation et des implications institutionnelles moindres. Le cas de la Société du Grand Paris est particulièrement illustratif. Sa mission principale est la réalisation des ouvrages du Grand Paris Express dans des délais stricts et le respect des contraintes de coûts im- posées et contrôlées par l?État. Ces objectifs peuvent entrer en tension avec la valorisation des déblais considérée comme rele- vant de l?innovation et des enjeux environnementaux, deux va- riables qui n?entrent pas explicitement dans l?équation «coûts-dé- | 93 lais-qualité59» que doivent respecter les chargés de secteur pour la réalisation des ouvrages. Le projet Cycle terre a d?ailleurs été lancé de manière concomitante à la parution d?un rapport de la Cour des comptes soulignant la très forte augmentation des dé- penses associées au Grand Paris Express, celle-ci étant qualifiée de «dérapage» budgétaire (Cour des comptes, 2017, p.10, 39-47). La personne chargée des relations avec Cycle terre au sein de la Société du Grand Paris est le responsable de secteur de la ligne 16 à Sevran-Livry. Il témoigne de la faible marge de manoeuvre dont il dispose dans les choix techniques et logistiques qui impliquent des modifications de coûts. La valorisation des déblais n?est pas le coeur de métier du maître d?ouvrage. Ainsi, des modifications de coûts associés à cette gestion doivent faire l?objet d?arbitrages stra- tégiques et politiques. Le choix par la Société du Grand Paris de confier la relation avec Cycle terre à un membre d?une direction opérationnelle plutôt que d?une direction environnementale ou de l?innovation, pour laquelle la valorisation des déblais a pour- tant été identifiée comme un enjeu majeur, peut apparaître dans un premier temps comme un choix visant à permettre la mise en oeuvre rapide du recyclage des terres dans les pratiques courantes du maître d?ouvrage. Or, ce montage s?est avéré partiellement ino- pérant car la temporalité de l?expérimentation et sa radicalité im- pliquaient des changements plus importants que ceux imaginés par la SGP. Autrement dit, ce choix semble plutôt témoigner du fait que la SGP ne s?est pas placée dans un registre d?expérimenta- tion susceptible de produire des changements radicaux, comme la remise en question du schéma classique coût-délais-qualité, mais plutôt dans un registre d?optimisation de l?existant. D?une manière similaire, Grand Paris Aménagement n?a jamais véritablement inscrit le projet Cycle terre en haut de son agenda. Le pilotage dans le cadre du Démonstrateur industriel pour la ville durable est bien assumé et le projet s?intègre à la stratégie d?in- novation environnementale de l?aménageur comme en témoigne ses rapports d?activité. Cependant, ce projet est également consi- 59 Entretien avec un chef de secteur Sevran-Livry Ligne 16, Société du Grand Paris, 2018. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 94 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes déré comme à « la marge du coeur de métier», ce qui justifie la non implication de l?aménageur dans la société d?exploitation de la fabrique60. Or, d?autres acteurs dont le coeur de métier est éloi- gné de la gestion des déblais et de la production de matériaux ont, par exemple, intégré la société d?exploitation. C?est le cas de la commune de Sevran et du promoteur Quartus. Ainsi, Cycle terre constitue une arène expérimentale rassemblant des acteurs de filières émergentes et des régimes dominants soumis à des contraintes extérieures à l?expérimentation. Un dispositif territorialisé de surcyclage des déblais La commune de Sevran occupe un rôle important dans la gou- vernance de l?expérimentation en tant que porteur du projet. Cela influe sur la définition même de l?objet de l?expérimentation dans la mesure où l?originalité de la fabrique réside en partie dans son échelle locale et dans la participation de l?autorité urbaine à sa gouvernance. Le modèle économique expérimenté par Cycle terre est un modèle de développement territorial qui vise à réin- troduire de l?activité productive dans le milieu urbain dense afin de participer à la relocalisation des chaînes d?approvisionnement matérielles, de gestion des déchets et des emplois associés. La place de la commune de Sevran dans la gouvernance de la fabrique La commune de Sevran n?a pas été à l?initiative du projet. Elle a été intégrée au partenariat comme lieu d?implantation pertinent du fait de la co-présence dans le centre-ville de chantiers d?excavation et de projets d?aménagement consommateurs de matériaux d?une part et des opportunités liées aux relations d?interconnaissance entre chefs de projet d?autre part. Cependant, le programme Ac- tions Innovatrices Urbaines étant destiné aux autorités urbaines, elle est devenue le porteur du projet. Cycle terre se distingue donc d?autres projets de fabrication de matériaux en terre crue, qui ne s?appuient pas sur une autorité urbaine mais sur l?appareil indus- 60 Entretien avec la cheffe de projet Cycle terre à Grand Paris Aménagement, avec Daniel Florentin, 2019. | 95 triel existant de grands groupes ou d?entreprises de taille intermé- diaire. C?est le cas de Saint-Gobain, qui développe une offre de produits en terre crue en partenariat avec une entreprise aixoise61, et d?Alkern, qui développe une gamme de produits préfabriqués en terre crue62. Le partenariat Cycle terre n?implique d?ailleurs pas de fabricants de matériaux mais des acteurs de la recherche-ac- tion détenant une expertise sur la fabrication et l?usage des maté- riaux en terre crue (AE&CC, Amàco, CRAterre). Le projet nécessite donc la création d?un outil de production mais aussi d?un nouvel opérateur pour exploiter la fabrique auxquels l?autorité urbaine participe. Ce modèle pose cependant des questions légales : dans quelle mesure une commune peut-elle participer à la création d?une ac- tivité économique telle une fabrique de matériaux ? N?est-ce pas une distorsion de la concurrence ? Une commune peut en effet faire construire ou participer à la construction d?un bâtiment si celui-ci constitue un équipement du territoire et répond à un in- térêt public local. Dans le cas de Cycle terre, il est difficile d?établir la compétence à laquelle se rattache la construction de matériaux. Celle-ci n?est pas intégrée à la gestion des déchets dans la mesure où la gestion des terres n?est pas de la responsabilité des collec- tivités, à la différence de celle des ordures ménagères. Il est éga- lement difficile de définir l?intérêt local auquel répond le projet dans la mesure où les matériaux produits seront commercialisés à des entrepreneurs franciliens susceptibles d?intervenir sur des chantiers hors de Sevran. À l?inverse, le projet génère des nui- sances: bruit, poussière, circulation de camions63. Le portage de 61 Voir Pierre Pichère, « Une PME familiale et Saint-Gobain main dans la main pour construire en terre crue», Le Moniteur des artisans, 30 septembre 2020. 62 Carnet de terrain ? Rencontre entre Cycle terre, l?EpaMarne et Alkern du 23 avril 2018. 63 Ces éléments sont mis en avant et discutés par l?étude juridique réalisée par le cabinet d?avocat Seban et associés pour la mairie de Sevran concernant le montage du projet. Celle-ci précise «qu?il n?est pas certain que la Ville puisse porter direc- tement ou indirectement (via une société d?économie mixte) la réalisation globale du projet puisque, dans une voie comme dans l?autre, il n?est pas possible d?être assuré que le projet présente un lien suffisant avec une utilité publique.». Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 96 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes l?investissement pour la construction de la fabrique et des outils de production devait initialement être assuré par la commune de Sevran. La fabrique ainsi construite aurait ensuite été cédée à un exploitant. Pour éviter les recours, il a été décidé que la ville ne porterait pas l?investissement de la fabrique mais que celui-ci se- rait assuré par le promoteur Quartus. Le portage privé s?avérait en partie rassurant pour la municipalité qui ne portait plus le risque financier associé mais il a suscité l?inquiétude de certains élus soucieux de ne pas céder un des terrains publics les mieux placés pour un faible prix à un promoteur qui allait y conduire sa propre activité et profiter des éventuels revenus générés64. La même question s?est posée a fortiori pour l?exploitation de la fabrique. Le partenariat a choisi une forme coopérative pour l?ex- ploitation permettant à la municipalité de Sevran de participer à la gouvernance de l?entreprise et de garantir le maintien des am- bitions de développement local. La création d?une société coopé- rative d?intérêt collectif (SCIC) permet d?assurer une place au ter- ritoire et d?associer différentes compétences dans la gouvernance de la fabrique tout en limitant l?enrichissement des sociétaires. En effet, le statut de SCIC impose d?affecter plus de la moitié du résul- tat positif à des réserves dites impartageables65. Ainsi, les socié- taires ne peuvent pas voir leur part sociale augmenter et le capital de l?entreprise reste stable. En revanche, la SCIC se constitue un patrimoine qui peut être investi. La société d?exploitation associe plusieurs des partenaires ainsi que l?entreprise Briques Technic Concept, fabricant de briques comprimées en terre crue dans la région toulousaine (Figure 17). D?autres acteurs pourront ensuite rejoindre la société afin de compléter les expertises représentées. La dimension territoriale du projet est explicitement formulée dans le pacte des associés de la SCIC: « Cette proposition répond à une diversité d?objectifs visant à rendre la ville plus résiliente dans son fonctionnement(?): 64 Par exemple, lors de la commission municipale «développement durable» qui s?est tenue à Sevran le 6 novembre 2018. 65 Selon le pacte d?associés de la SCIC Cycle terre, 60% du résultat positif devra être affecté aux réserves impartageables au minimum. | 97 - Redévelopper des filières de construction territorialisées, avec des matériaux simples nécessitant plus de savoir-faire. - Développer le tissu économique et social local en associant la formation professionnelle à l?aménagement.» (SCIC Cycle terre, 2020, p.3). Le statut de SCIC protège également la société du ra- chat par des acteurs extérieurs comme des fabricants de maté- riaux conventionnels. Le statut coopératif participe au position- nement original de Cycle terre au sein de la filière terre crue qui consiste en un équilibre entre massification de la production d?un côté et inscription dans un métabolisme de proximité de l?autre. Figure 17. Liste des sociétaires de la SCIC en juillet 2021 Catégories d?associés Associés Producteurs Quartus: promoteur ECT66: réemployeur de terre et gestionnaire d?installations de stockage des déchets inertes Bénéficiaires Amàco: centre de formation et de recherche NAMA: agence d?architecture BTC: fabricant de matériaux MUE expériences: atelier de recherche et d?expérimentation Atelier Serge Joly: agence d?architecture Salariés Aucun au début Collectivités et établissements publics Ville de Sevran Partenaires Aucun au début Les échelles de spatialisation du projet: enjeux de développement local et enjeux de filière Si la dimension territoriale du modèle économique porté par Cy- cle terre est partagé par les partenaires et les membres de la so- ciété d?exploitation, l?échelle spatiale d?inscription du projet et 66 ECT a intégré le partenariat Cycle terre en 2019. Nous expliquons les raisons de son intégration et les modifications induites dans la conception même de la fabrique dans la section suivante. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 98 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes l?appréhension des enjeux territoriaux ont fait l?objet de débats tout au long de la mise en oeuvre de la fabrique. Sevran est entré dans le projet avec une représentation municipale de celui-ci. La fabrique est pensée comme un lieu de production intégré allant du tri des déblais au stockage des produits finis qui s?inscrit dans l?écosystème économique, urbain et écologique de la commune. Cet ancrage territorial est perçu comme une condition de réussite du projet notamment du fait de la diminution attendue des flux de camions qui constitue un enjeu politique local. Les chantiers du Grand Paris Express ont ravivé à Sevran la mémoire récente de la congestion causée par le transport de terre par camions dans le centre-ville lors de la dépollution des grandes friches industrielles de Kodak. La localisation de la fabrique à proximité immédiate des sites d?excavation aurait contribué à limiter les flux de camions. Les experts de la terre ont davantage une représentation métro- politaine voire régionale. Leur défi est de rompre avec l?image de la terre crue comme matériau rural et patrimonial pour en faire un matériau urbain et contemporain. Grand Paris Aménagement s?inscrit également dans cette échelle d?action, dans la mesure où son objectif est d?aider au développement d?une filière terre crue métropolitaine via l?insertion de clauses dans les cahiers des charges à destination des promoteurs et via la certification des matériaux. Ceci conduit à concevoir un espace de circula- tion des matières plus large que la ville de Sevran et ses environs et à rechercher des chantiers d?approvisionnement en dehors du territoire communal. Cela ouvre également la voie à une ex- ternalisation de certaines fonctions comme le tri et le stockage à l?extérieur de Sevran sur des terrains moins contraints ou bien en association avec les installations de stockage des déchets. Ces différences d?appréhension de la dimension territoriale du projet se sont retrouvées au cours de la création de la société d?exploita- tion. L?échange ci-dessous, suscité par la proposition de la part de la cheffe de projet Cycle terre de Sevran d?intégrer un centre social du quartier sevranais des Beaudottes à la société d?exploitation, illustre ces différences: | 99 «Selon le directeur scientifique d?Amàco, l?intégration de ce groupe vise à répondre à une question plus large qui est: com- ment faire pour que ce site soit accepté et aimé par les habi- tants? Il y a sûrement une réponse plus globale à apporter. La cheffe de projet Cycle terre à Sevran rebondit. Pour elle, la question n?est pas uniquement de faire en sorte que les habi- tants nous «acceptent». C?est aussi comment faire pour que les habitants s?en emparent. C?est un peu de l?éducation po- pulaire. Il s?agit de faire en sorte que la fabrique devienne un vrai outil de développement local. Elle le propose aujourd?hui parce qu?il faut donner du contenu au collège «bénéficiaires» et parce qu?il faut faire attention à avoir des acteurs côté ville et acteurs locaux.» (Carnet de terrain, réunion pour la créa- tion de la SCIC, 2019) Chacun formule les enjeux associés à l?intégration des habi- tants dans la société d?exploitationen des termes différents67: en termes « d?acceptabilité sociale » pour le représentant d?Amàco et en termes d?«appropriation» pour la cheffe de projet de Se- vran. L? « acceptabilité sociale », terme souvent employé par les promoteurs des projets, présuppose une distinction entre le projet d?un côté et le territoire de l?autre. Le projet est associé à l?intérêt général, en l?occurrence celui du développement de la filière, et le territoire à un intérêt local (Fortin et Fournis, 2014). La cheffe de projet de Sevran questionne précisément cette séparation. Le territoire et ses habitants sont considérés comme partie prenante du projet. La fabrique peut participer au développement local, par exemple à travers l?emploi, la formation et l?animation de la vie lo- cale. La participation des habitants à son exploitation peut alors sembler légitime. Leur participation peut influer sur les décisions économiques et techniques prises dans le cadre de l?exploitation via l?intégration d?une multiplicité d?enjeux. On retrouve donc ici la complexité des relations entre enjeux de filière et enjeux territoriaux. Ces différences soulignent une am- 67 Ces différences ne conduisent pas à des divergences ou des conflits. Elles parti- cipent davantage à enrichir le projet via différents mécanismes d?ajustement. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 100 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes bivalence concernant la place du territoire dans la notion de «dé- monstrateur». Initialement, la fabrique de terre crue est une idée non territorialisée à la recherche d?un site. Le territoire est donc réduit à sa dimension géométrique: un espace qui permette de dé- montrer la faisabilité et la pertinence du processus de production envisagé (Nadaï et Neri O?Neill, 2013). Cependant, l?ancrage de la fabrique dans la commune de Sevran l?inscrit dans les contraintes et les opportunités spécifiques du territoire. Le projet se trouve ainsi transformé par cette inscription spatialedans la mesure où le développement local devient un objectif important68. Ainsi, le démonstrateur ne se limite pas aux aspects techniques, juridiques et économiques mais intègre des dimensions sociales, politiques et géographiques propres au territoire sevranais. Approvisionner la fabrique dans un contexte incertain : l?expérimentation d?un dispositif flexible Le dispositif expérimenté par Cycle terre est caractérisé par sa plasticité et sa flexibilité. À la différence d?une fabrique alimen- tée par une carrière, les gisements transformés par Cycle terre proviennent de multiples chantiers localisés en différents lieux. La configuration du dispositif, en particulier son espace d?appro- visionnement, varie dans l?espace et dans le temps. Les configu- rations du dispositif ont évolué au cours du projet modifiant la spatialité et la temporalité de la fabrique. Cette section revient sur quelques étapes afin de rendre compte du fonctionnement spatial et matériel de Cycle terre. Temporalités et registres de proximité: une synergie matérielle incertaine Le projet initial prévoyait une fabrique mobile, c?est-à-dire une unité de production facilement démontable pouvant suivre les chantiers. Le projet pouvait ainsi être rapproché d?une symbiose urbaine, c?est-à-dire de l?échange de matière ou d?énergie entre deux activités urbaines, par exemple une usine produisant de 68 Nous détaillerons davantage par la suite les implications de l?ancrage dans le territoire sevranais sur le contenu du projet lui-même et l?objet de la démonstra- tion. | 101 la chaleur fatale et un réseau de chaleur alimentant un quartier (Hampikian, 2017). Ces synergies s?apparentent aux symbioses industrielles qui désignent l?échange de matières, d?eau, d?éner- gie ou de sous-produits entre deux entreprises (Chertow, 2000). Dans ces différents cas, la proximité géographique constitue une opportunité pour initier l?échange de matière. Dans le cas de Cycle terre, la symbiose concerne deux chantiers urbains, des chantiers d?excavation produisant des déblais avec le statut de déchet et des chantiers de construction consommateurs de matériaux. Cycle terre saisit en fait l?opportunité de la concordance spatiale et tem- porelle de ces deux types de chantiers, chantiers du Grand Paris Express d?un côté et chantier de Sevran Terre d?Avenir de l?autre, pour initier un bouclage local des flux de matière et participer au développement d?une filière de la construction en terre crue en Île-de-France. La proximité géographique de ces activités per- met de limiter les coûts économiques et environnementaux liés au transport. Dans la candidature européenne, elle est présentée comme garante d?une réduction des nuisances occasionnées par le mode de construction actuel, comme une condition de la ré- duction des émissions de gaz à effet de serre et de l?externalisation des nuisances dans des espaces périphériques. La symbiose urbaine repose sur une concordance temporelle entre des projets producteurs et récepteurs de matières. Or, cette concordance est soumise à de nombreux aléas, ce qui rend la synergie matérielle particulièrement incertaine et difficile à pla- nifier. Dans le cas de Cycle terre, les modifications de calendrier des chantiers de la Société du Grand Paris et la difficulté à réaliser des tests de caractérisation sur les déblais produits, ont conduit à l?exploration d?autres scénarii et à la recherche d?autres sites pourvoyeurs. Le choix des sites combine des logiques de proxi- mité spatiale, c?est-à-dire des sites proches de la fabrique de ma- nière à limiter la circulation engendrée et les émissions de CO2 associées, et de proximité relationnelle. Ce terme désigne les liens d?interconnaissance entre individus et le partage de règles et de valeurs communes qui peuvent faciliter la coordination (Beaurain et al., 2017). Ainsi, le site d?Aérolians, opération d?aménagement gérée par Grand Paris Aménagement à Tremblay-en-France de- Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 102 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes vient un chantier potentiellement pourvoyeur de terre pour la fa- brique grâce à la proximité relationnelle entre deux chefs de projet de Grand Paris Aménagement. Cette proximité relationnelle faci- lite l?accès aux terres pour réaliser des tests de caractérisation et lancer une préproduction, ce qui n?avait pas été possible avec la Société du Grand Paris. Des logiques de proximité et de distance politiques interfèrent avec ces proximités relationnelles. Ainsi, les modalités d?association du site d?Aérolians à Cycle Terre sont discutées en intégrant les paramètres politiques liés aux relations entre Sevran et Tremblay. Le maire de Tremblay, François Asen- si, et Stéphane Gatignon ont connu des trajectoires politiques divergentes qui ont tendu les relations entre les deux communes (Rotman, 2012). Le territoire du projet n?est pas réductible à une proximité géographique. Certains espaces proches comme les chantiers d?Aulnay-sous-Bois, commune dirigée par un maire de droite, n?entrent pas dans le périmètre envisagé des chantiers fournisseurs de terre. Le territoire du projet Cycle Terre s?élargit ainsi progressivement de Sevran à un espace réticulaire associant des sites alentour dont les contours sont définis selon une articu- lation entre proximités géographiques et relationnelles69. Le temps est donc un facteur d?évolution majeur. Il intervient sous différentes formes. Tout d?abord, sous la forme des calendriers: le déphasage entre chantiers d?excavation, mise en service de la fa- brique et chantiers de construction constituent des perturbations importantes et des facteurs d?incertitude. Il intervient également dans les modalités de prises de décision sous la forme des tem- poralités propres à chaque acteur. Ainsi, les arbitrages techniques nécessaires à l?avancée de la conception de la fabrique, en parti- culier des lignes de production, entrent en tension avec les tempo- ralités politiques rythmées par le calendrier électoral et l?horizon des élections municipales en 2020. Par exemple, la recherche de sources de terres alternatives au Grand Paris Express n?a commen- 69 La recherche se fait également en lien avec la ressource d?une part et la possi- bilité d?intégrer les terres du Grand Paris Express une fois que la fabrique sera en fonctionnement. Il ne s?agit pas d?exclure les déblais d?excavation du Grand Paris des terres recyclées par la fabrique. | 103 cé qu?après l?annonce officielle du changement de calendrier par la Société du Grand Paris alors que des alternatives auraient pu être cherchées avant. Cela a suscité des incompréhensions entre acteurs du partenariat, conduisant la cheffe de projet pour Sevran à justifier ainsi : « C?est difficile politiquement de chercher des plans B pour les terres tant que la SGP n?a pas annoncé officielle- ment son décalage de calendrier. Il faut attendre pour montrer que ce n?est pas de la faute de Sevran si le projet est modifié.» (Carnet de terrain ? Comité de pilotage, 2018). Cet extrait de réunion fait référence aux enjeux politiques sevranais associés à Cycle terre, notamment la congestion. Le projet a été présenté aux habitants et aux élus de la majorité et de l?opposition comme un moyen de réduire cette circulation grâce à la proximité spatiale entre chan- tiers. Or, l?approvisionnement par d?autres chantiers que celui de la gare de Sevran-Livry conduirait plutôt à une augmentation du trafic de camions dans le centre-ville. Cette modification produit donc de l?incertitude politique dont témoigne la cheffe de projet: « (?) Il y a un ou deux élus qui sont très sceptiques et un peu réservés pour la question de l?impact sur la circulation. (?) Parce que c?est le problème numéro un des Sevranais et de- puis qu?il y a les chantiers des gares, c?est pire encore. Déjà c?était très difficile avant, maintenant c?est insupportable pour les habitants! Quand tu dois aller de l?autre côté du pont et que pour faire un kilomètre tu mets une demi-heure, trois quarts d?heure, ça gâche ton quotidien. Et ce n?est pas un jour tous les quinze jours, c?est quasiment tous les jours. » (Entretien avec la cheffe de projet Cycle terre à Sevran, 2018) On retrouve donc dans la construction de la synergie matérielle Cycle terre les incertitudes liées au caractère dynamique de la proximité analysée par Zélia Hampikian dans le cas de symbioses énergétiques impliquant la récupération de la chaleur fatale pour alimenter des réseaux de chaleur urbains. Les proximités géogra- phique, relationnelle et institutionnelle sur lesquelles reposent la construction de synergies matérielles ou énergétiques fluctuent dans le temps sous l?effet des agendas de chaque acteur et de contraintes exogènes à la synergie, comme les changements de stratégie de localisation des industries ou les évolutions territo- Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 104 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes riales induisant des baisses de production (Hampikian, 2017). Le cas de Cycle terre montre que le temps est une variable à part entière de la structuration de la synergie, qui peut jouer tout au long de sa trajectoire, y compris dès son établissement, et sous des formes variées allant des discordances temporelles dans la pro- duction aux discordances politiques. Ces incertitudes temporelles mettent également en jeu la distinction entre filière et territoire exprimée dans la section précédente. Les temporalités de la filière sont guidées par la recherche d?une ressource ou d?un débouché à un instant donné pour ne pas interrompre le processus de produc- tion. Elles peuvent entrer en tension avec les temporalités du terri- toire, caractérisées par des contraintes de disponibilité du foncier dans un espace contraint. Le calendrier électoral et l?organisation des travaux sur une opération d?aménagement sont des modalités que peuvent prendre ces contraintes. Face à ce caractère incer- tain, le dispositif mis en place par Cycle terre s?est orienté d?une fabrique mobile à une fabrique fixe s?appuyant sur un espace d?ap- provisionnement flexible. La remise en cause de la mobilité de la fabrique Le bâtiment de la fabrique était initialement pensé pour être dé- montable, ce qui se traduisait par des structures légères et mo- dulaires lors des premières esquisses architecturales. La mobilité de la fabrique a été remise en question par plusieurs choix poli- tiques, techniques, environnementaux et leurs conséquences sur le modèle économique. Le processus de fabrication des maté- riaux à partir des terres excavées repose sur le tri et la prépara- tion des déblais qui consiste principalement en du séchage afin d?atteindre l?hygrométrie adéquate. Le séchage des terres par ventilation mécanique, initialement prévu, s?est avéré trop éner- givore. Des bilans énergétiques fins ont montré que le recours à cette technique réduisait fortement voire annulait les économies de carbone permises par le recours à la terre crue par rapport à l?utilisation de matériaux plus conventionnels comme le ciment et la terre cuite70. Les acteurs de Cycle terre ont donc opté pour un 70 Données issues du carnet de terrain: présentation du chercheur de l?Ifsttar au | 105 séchage naturel, économe en énergie mais davantage consomma- teur de foncier. Dans ce contexte, la localisation du centre de tri et de préparation des terres a fait l?objet d?importants débats autour de deux possibilités: son internalisation au sein de la fabrique afin de maîtriser l?ensemble du processus et faciliter l?usage de terres issues de chantiers sevranais ou bien sa délocalisation à proximité d?une installation de stockage de déchets inertes afin de limiter les comité de pilotage du 22 janvier 2019, à partir d?un travail réalisé avec le directeur scientifique d?Amàco. Environ 40% des dépenses énergétiques des matériaux Cy- cle terre proviennent du séchage si celui-ci est effectué de manière électrique. Les dépenses énergétiques totales d?un BTC non stabilisé dans ce cas sont autour de 520 kWh/m3 contre 450 kWh/m3 pour des briques en terre cuite et 680 kWh/m3 pour des blocs béton. Figure 18. Circulation des camions de terre selon les scénarii d?approvisionnement de la fabrique en 2018 Réalisation personnelle à partir de l?observation des comités de pilotage de Cycle terre en 2018. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 106 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes contraintes foncières à Sevran71. Afin de garantir l?autonomie de la fabrique et son ancrage sevranais, Cycle terre a, dans un premier temps, décidé d?internaliser le centre de préparation des terres, ce qui a conduit à un agrandissement de l?emprise de la fabrique72. En outre, la localisation du projet en centre-ville et à proximité d?établissements scolaires a conduit à privilégier une enveloppe bâtimentaire plus lourde pour limiter les nuisances sonores. Ces décisions stratégiques se sont accompagnées d?une augmen- tation du coût de la construction de la fabrique et, par conséquent, de celui de son démontage dans la perspective d?un déménage- ment. La fabrique devait en effet s?implanter pendant neuf ans sur les terrains dits de la Marine en attente de la réalisation de l?opéra- tion d?aménagement Sevran Terre d?Avenir73 avant de déménager sur un autre site permettant une nouvelle symbiose. Or, le coût du déménagement a augmenté du fait de la taille et de l?épaisseur du bâtiment. De manière générale, la conception et la réalisation de la fabrique nécessitent des investissements lourds en capital fixe pour l?achat des machines et pour réduire les nuisances sonores. Le retour sur investissement a été estimé à plusieurs dizaines d?années, comme l?explique la cheffe de projet à Grand Paris Amé- nagement au cours d?un comité de pilotage évoquant le modèle économique: «La cheffe de projet explique que ce qui plombe l?exploitation est la mobilité du process. On investit beaucoup d?argent pour préparer le terrain mais cela ne dure que 9 ans puisqu?après, la fabrique déménage. Il faut donc trouver une rentabilité sur un 71 Ces débats se sont particulièrement exprimés au cours de la formation des par- tenaires réalisée par Amàco aux Grands Ateliers en Isère les 17 et 18 septembre 2018. 72 La superficie de la fabrique lors du premier permis de construire sur les terrains de la Marine était d?environ 10 hectares, dont plus de la moitié dédiée au centre de tri de préparation des terres. (Carnet de terrain, 2018). 73 La programmation de la zone d?aménagement concerté Sevran Terre d?avenir n?est pas encore précisément définie. Cependant, le schéma d?intention prévoit l?aménagement d?une zone à dominante résidentielle sur les terrains de la Marine avec un cheminement dit «modes doux» et le maintien d?une continuité écolo- gique avec le Parc de la Poudrerie (Grand Paris Aménagement, 2019: 27). | 107 temps très court, ce qui est difficile, ou bien faire entrer le dé- ménagement dans le business model. Une piste est d?essayer de réduire l?intensité capitalistique du bâtiment. Une possi- bilité est de louer un bâtiment déjà existant. L?avantage clé de Sevran est qu?on ne paie pas le terrain parce qu?il est loué gra- tuitement par la mairie. L?autre option est de trouver un terrain temporaire ailleurs. Pour le dirigeant de l?entreprise Briques Technic Concept, qui fabrique des blocs de terre crue dans la région toulousaine [il participe au copil en tant que potentiel futur membre de la SCIC et acteur de la préproduction], au- cun exploitant ne peut déménager sa production dans 9 ans. Pour une fabrique comme cela, l?horizon est plutôt 20 ans.» (Extrait de carnet de terrain, Copil du 28 mai 2019) Cet échange témoigne de la difficulté à rendre compatibles le montage d?une activité productive et un aménagement tempo- raire dans la mesure où les investissements s?amortissent sur le temps long. Or, en milieu urbain dense, les fonciers disponibles sont rares, ce qui conduit à favoriser des occupations temporaires sur des sites en attente d?aménagement. La mobilité de la fabrique s?est avérée plus complexe qu?imagi- née d?un point de vue économique mais aussi politique. Pour le personnel politique de la commune, cette mobilité est porteuse d?ambivalence. Ils la perçoivent comme une limite à son ancrage territorial mais également comme une limite à la légitimité de la commune à porter le projet et à s?investir dans la construction de la filière, ce qui ne constitue pas sa compétence première. La mobilité limite les retombées positives et de long terme sur le territoire. L?enjeu de la légitimité de Sevran à porter le projet Cy- cle terre n?est pas neutre. D?une part, la production de matériaux n?est pas une compétence de la commune. D?autre part, la filière ne se limite pas à l?échelle sevranaise mais s?étend à l?échelle de l?Île-de-France. L?implication de la commune dans le projet s?ap- puie sur l?idée que la fabrique est structurante pour le territoire. La fabrique est ainsi conçue comme un équipement du territoire et pas uniquement un équipement de chantier. Dans un premier temps, la pérennité de l?activité a été envisagée sous la forme d?un centre de formation. Cette vision a contribué à affirmer le soutien Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 108 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes des élus et de l?administration envers le projet74. On retrouve de nouveau les tensions entre filière et territoire. La mobilité de la fabrique permet à la filière de s?adapter à la localisation des res- sources mais limite les retombées locales pour le territoire d?ac- cueil. Le changement de site, suite à l?avis défavorable rendu par le com- missaire enquêteur concernant la procédure de modification du Plan local d?urbanisme75, a définitivement conduit à transformer le projet en une fabrique fixe. Le projet a été relocalisé au sein d?une zone d?activités à proximité de la gare des Beaudottes, sur un foncier appartenant à la municipalité et situé au sein d?une zone règlementaire compatible avec la construction et l?activité de la fabrique. Ce site, d?une superficie de 2,5 hectares au lieu des 10hectares disponibles sur le site de la Marine, a imposé le redi- mensionnement des lignes de production autour d?une capacité plus faible, passant d?environ 25000 tonnes à 8 000 tonnes de dé- blais transformés par an. Le site ne permettait plus de trier et de préparer les déblais, ce qui a conduit à l?externalisation du centre de tri et de préparation. Cette dernière transformation s?est ac- compagnée d?un partenariat avec le réemployeur de terre et ges- tionnaire d?installation de stockage des déchets inertes ECT. 74 La commune de Sevran est confrontée à des difficultés budgétaires. Certains élus et membres de l?administration doutaient de la capacité financière de la com- mune à porter un projet qui se situe à la marge de ses compétences (plusieurs en- tretiens au sein de la municipalité, 2018-2019). 75 La construction de la fabrique sur les terrains de la Marine nécessitait une mo- dification du PLU. Une enquête publique a été conduite et a abouti à un avis dé- favorable. Une plainte a été déposée par la ville de Sevran contre le commissaire enquêteur, qui a véhiculé de fausses informations concernant une pollution présu- mée des terrains de la Marine et se serait montré partial. Si le projet Cycle terre n?a pas suscité d?oppositions fortes, certains habitants ont fait part de leur inquiétude voire de leur opposition à l?ouverture d?une activité de production dans le centre- ville. L?enquête publique a permis de les mettre en évidence. Le maire de Sevran a décidé de suivre l?avis défavorable issu de l?enquête publique afin de limiter le risque de recours contre le projet. | 109 Un dispositif sociotechnique en réseau qui s?appuie sur le «réseau mou» existant de gestion des déblais Le partenariat Cycle terre s?est tourné vers l?entreprise ECT pour installer et gérer le centre de tri et de préparation des terres. Pour rappel, cette entreprise gère la majorité des matériaux excavés en Île-de-France dans des installations de stockage des déchets inertes ou dans des projets d?aménagement paysager. Un parte- nariat avec ECT avait été envisagé dès la première année du projet pour assurer un accès constant aux gisements de terre puisqu?une majorité des déblais franciliens sont captés par leur entreprise. Cet approvisionnement continu réduit l?incertitude générée par les différentes temporalités des chantiers, dont ceux de la Société du Grand Paris. Cela permet également de s?appuyer sur le réseau professionnel de l?entreprise, notamment sa connaissance du milieu des terrassiers qui produisent la ressource en terres exca- vées, et leur expertise dans le domaine de la traçabilité et de la gestion des relations contractuelles (bordereaux de suivi des dé- chets). Enfin, ECT dispose de machines, de sites de stockage des terres dans une relative proximité géographique avec Sevran ainsi que de ressources humaines et financières76. Dans les premiers échanges, ECT était donc envisagé comme fournisseur de terre pour la fabrique. Puis, les échanges se sont approfondis et ECT a intégré le partenariat Actions Innovatrices Urbaines en tant que gestionnaire du centre de tri et de préparation et porteur de l?in- vestissement pour les machines du centre de préparation. ECT apporte donc des terres, du foncier, de l?expertise et de l?ex- périence concernant la traçabilité et les relations commerciales avec les terrassiers ainsi que des ressources monétaires via l?in- vestissement dans le centre de tri et de préparation77. Celui-ci est 76 Carnet de terrain : réunions entre ECT et les partenaires Cycle terre et note de cadrage pour un partenariat (2018-2019). 77 Observation participante 2019-2020. Candidature pour Actions Innovatrices Urbaines de 2020 (changement majeur). L?apport d?une capacité financière n?est pas neutre pour Cycle terre qui a longtemps espéré une prise de participation de la Caisse des Dépôts et Consignations pour financer l?écart entre l?évaluation du coût du projet lors de la candidature et le coût estimé par la suite. Le dossier de Cycle terre n?a finalement pas été retenu par la Caisse des Dépôts et Consignations. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 110 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes localisé à Vaujours dans un site appartenant à Placoplâtre et en cours de remblayage par ECT. Situé à 6 kilomètres de la fabrique, il comprend un espace couvert permettant de stocker et sécher les terres. Enfin, ECT est également partie prenante de la Société d?exploitation de la fabrique en tant que financeur aux côtés du promoteur Quartus. Il est donc devenu un des acteurs centraux du projet. Pour ECT, Cycle terre constitue une expérimentation de débouché innovant pour les terres excavées qui s?inscrit dans sa stratégie de recherche et développement, comme en témoigne la création d?un poste de directeur des «nouveaux marchés et nou- veaux services » en 2019. ECT développe de nouveaux services autour du recyclage des terres excavées, comme le développe- ment de terres végétales à partir de déblais. Commercialisée sous le nom d?urbafertile, cette terre végétale vise à limiter l?import de Figure 19. Comparaison des localisations et des surfaces du site de la Marine et du site BEMA. Fonds de carte: Géoportail, 2021 | 111 terres issues du décapage de champs dans les régions limitrophes de l?Île-de-France pour des aménagements paysagers, y compris ceux réalisés par ECT. Cycle terre explore une autre forme de re- cyclage. Les bénéfices économiques attendus par ECT sont nuls78 dans la mesure où les volumes traités par la fabrique sont très faibles au regard de son activité globale : 8 000 tonnes/an pour Cycle terre parmi 15 millions de tonnes gérés chaque année par ECT. Cycle terre constitue ainsi une arène d?hybridation des ex- pertises nécessaires à la mise en place d?une fabrique de recyclage des déblais. La caractérisation et le mélange des terres pour la construction en terre crue, expertise absente d?ECT, est apportée par Amàco, CRAterre et AE&CC. L?expertise concernant la gestion de terres excavées, qui implique une traçabilité associée au statut de déchet à la différence des terres de carrière, est apportée par ECT. Ces évolutions ont contribué à transformer l?expérimentation: la fabrique n?est plus un dispositif mobile de recyclage intégré et au- tonome par rapport aux circuits existants de gestion des déblais mais un dispositif composite qui s?appuie sur le système de ges- tion existant tout en proposant un usage nouveau en matériaux de construction. Nous proposons de rapprocher le fonctionnement du système actuel de gestion des déblais d?un «réseau mou» se- lon les termes de Lise Debout (2012). Elle analyse le service de gestion des déchets ménagers comme un «réseau mou» par op- position au «réseau dur», dont le service d?eau ou d?énergie sont les exemples les plus frappants. Le service de gestion des déchets est organisé de manière centripète afin de capter une ressource diffuse plutôt que de manière centrifuge afin desservir de multi- ples points du territoire à partir d?une seule ressource. Ce service est régulé et organisé à l?échelle locale plutôt qu?à l?échelle natio- nale. Le déchet est à la fois rebut et ressource, c?est-à-dire qu?il est susceptible d?être capté par un ensemble d?acteurs individuels ou collectifs tout au long de sa circulation. Les usagers du service ne sont pas consommateurs de la ressource-rebut mais produc- 78 Entretien avec un responsable du développement et de l?innovation d?ECT, 5 novembre 2020. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 112 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes teurs. Ils sont soumis à une taxe plutôt qu?à une facturation. En- fin, l?organisation matérielle du réseau diffère également de celle d?un réseau dur. Les noeuds du réseau, comme les décharges et les centres de tri-transfert, sont fixes mais les lignes qui les relient sont plastiques et de surface. Autrement dit, les chemins emprun- tés par les camions ne sont pas toujours les mêmes. L?inertie du réseau est moins grande que pour les réseaux qui s?appuient sur des infrastructures souterraines et dédiées. Ainsi, à la différence d?autres réseaux de service urbain comme l?approvisionnement en eau ou en énergie, la gestion des déchets s?appuie sur une plus grande plasticité de l?infrastructure. Celle des déblais partage glo- balement les mêmes caractéristiques. Elle s?appuie sur des noeuds fixes, vers lesquels convergent les flux de terres générés par les chantiers diffus:plateformes de tri, installations de stockage des déchets inertes, projets d?aménagement sous forme de remblais, carrières en cours de remblayage. Ces noeuds reçoivent la majorité des déblais produits en Île-de-France. En revanche, les liens entre ces noeuds sont flexibles: les routes empruntées par les camions varient en fonction de la localisation des gisements de déblais et du trafic routier. Le tableau ci-contre synthétise les ressemblances et différences entre réseau dur et réseau mou dans le cadre des ordures ménagères et dans le cadre des déblais. | 113 Figure 20. Caractéristiques des réseaux durs et mous Réseau dur (Energie, eau) Réseau mou Ordures ménagères Réseau mou Déblais Nature du service Service public (gestion déléguée ou en régie) Service public (gestion déléguée ou en régie) Service privé Dynamique du service Centrifuge: provisionnement Centripète: collecte Centripète: collecte Niveau de gestion et de régulation Centralisée voire nationale Décentralisée et locale Décentralisée et locale Organisation matérielle Réseaux fixes et souterrains Points nodaux fixes et flux mobiles en surface Points nodaux fixes et flux mobiles en surface Nature de l?objet concerné Ressource Déchets et ressources Déchets et ressources Recouvrement des coûts Tarification Taxes (obligatoire et non proportionnelle au service rendu) Tarification aux entreprises de terrassement (proportionnelle au service car liée au volume de terres) Source: Adapté de Lise Debout (2012, p.9) La fabrique Cycle terre constitue un dispositif sociotechnique de gestion des déblais composite associant le réseau existant et une technique de surcyclage alternative aux pratiques existantes. L?analyse de l?évolution des arrangements matériels de la fabrique permet de distinguer trois formes de gestion des déblais explorées Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 114 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes par Cycle terre qui s?appuient sur des formes différentes de réseau. Nous proposons de distinguer trois temps (Figure 21) : Le temps de la fabrique symbiotique (2017-2018): Cette configuration était envisagée lors de la première version de la candidature à Actions Innovatrices Urbaines. Elle explorait une forme alternative à l?organisation en réseau et autonome des ac- teurs du réseau existant. Il s?agissait d?une symbiose entre chantier producteur de terre et chantier récepteur, fluctuant en fonction des temporalités des chantiers. Le temps de la fabrique temporaire(2018-2020) : Cette configuration correspond à la diversification des sources d?approvisionnement pour la fabrique. Elle faisait déjà du recy- clage des déblais en matériaux de construction un dispositif en réseau. Au sein de celui-ci, la fabrique constituait un noeud du fait de sa fonction de concentration des ressources diffuses et de transformation des matières. Elle était pensée comme un noeud temporaire, mobile, adaptable à l?espace et au temps des chantiers d?excavation. Le réseau constitué était caractérisé par une plasti- cité encore plus élevée que celle du réseau existant de gestion des déblais: ce n?étaient plus seulement les liens entre les noeuds qui étaient flexibles mais le réseau dans son ensemble, y compris, les noeuds. Le temps de la fabrique fixe en réseau(2020-2021) : Cette configuration correspond à l?adaptation au site BEMA et à l?intégration d?ECT. La fabrique est devenue un équipement fixe qui transforme les terres excavées des chantiers environnants. Les ressources en terre sont donc diffuses et regroupées vers le centre de tri et de préparation des terres qui est associé à un noeud exis- tant du réseau actuel de gestion des déblais. Ainsi, la logique s?est inversée par rapport au projet initial; ce n?est plus la fabrique qui se déplace au gré des chantiers mais les terres qui sont orientées vers la fabrique. La fabrique repose sur une hybridation avec le réseau existant. Elle s?appuie dessus pour la captation du gisement de terre à la fois en termes spatial (utilisation des installations d?ECT pour regrouper les déblais et préparer la terre) et organisationnel | 115 (partenariat avec ECT et modèle économique qui repose sur les coûts d?acceptation en décharge payés par les terrassiers). Dans le même temps, elle détourne une partie des flux actuellement cap- tés par le réseau pour le recycler et développe ainsi un nouvel exu- toire pour les déblais. L?approvisionnement de la fabrique s?appuie donc sur un espace de ressources flexible et plastique, c?est-à-dire dont les sources (chantiers) varient selon les temporalités et les caractéristiques matérielles des déblais. La question de la capacité des lignes de production à s?adapter à l?hétérogénéité des terres venant de différents chantiers sera un des enjeux des premières années de mise en service de la fabrique. Au début du projet Cycle terre, nous avions émis l?hypothèse de l?émergence d?une concurrence entre filières émergentes comme le recyclage des déblais et filières consolidées de gestion des dé- Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées Figure 21. Les trois configurations explorées par la fabrique Cycle terre 116 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes blais telles que le réemploi en projets d?aménagement et le com- blement de carrières (Bastin et Verdeil, 2020). Or, on observe da- vantage une articulation entre ces filières. Dans le cas de Cycle terre, le recyclage en matériaux de construction, filière émergente de valorisation matière, s?appuie en partie sur un acteur de la fi- lière consolidée via l?entreprise ECT et les ressources dont il dis- pose. Cette évolution du projet contribue à diversifier les pratiques des acteurs dominants des régimes sociotechniques en place. Elle interroge les possibilités de généralisation du surcyclage des dé- blais en matériaux de construction en terre crue, entre duplica- tion d?unités de production autonomes et intégration pérenne et systématique de la filière terre crue par les gestionnaires existants des déblais. Possibilités et enjeux de diffusion de la fabrique Cycle terreau sein du régime sociotechnique actuel Le dispositif sociotechnique expérimenté par la fabrique a évo- lué au cours du projet d?une unité de production mobile à une fabrique fixe intégrée à un réseau de chantiers. Cette évolution ré- sulte en partie de la prise en compte des aléas et des agendas des différents acteurs parties prenantes mais aussi de caractéristiques structurelles des régimes sociotechniques en place de la gestion des déblais et de la construction. Réciproquement, Cycle terre participe à recomposer les régimes en place. Le champ de recherche des transition studies inclut l?étude des mécanismes par lesquels les innovations sociotechniques peuvent contribuer à des changements systémiques alors qu?elles prennent place au sein d?expérimentations localisées et délimi- tées. Afin de mieux renseigner ces processus de changement et le transfert des innovations au-delà du périmètre géographique, or- ganisationnel ou sectoriel des expérimentations, Timo Von Wirth, Lea Fuenfschilling, Niki Frantzeskaki et Lars Coenen (2019) dis- tinguent trois idéaux-types: ? L?intégration locale ou «embedding»: les caractéristiques et les apprentissages d?une expérimentation sont intégrées dans les structures locales. L?expérimentation participe à un change- | 117 ment structurel dans la mesure où elle est intégrée à la gouver- nance locale. La contrepartie de cette intégration est la difficul- té à transposer cette expérimentation dans d?autres lieux dotés d?autres caractéristiques. ? La transposition ou «translation»: une diffusion horizontale de l?expérimentation d?un lieu à un autre, d?une organisation à une autre ou d?un secteur à un autre. Cet idéal-type implique la reconnaissance de l?expérimentation comme exemplaire au sein d?un secteur et interroge les conditions de transfert de l?ex- périmentation vers des contextes différents. ? Le rééchelonnement ou « scaling » : une diffusion verticale par agrandissement de la niche. La croissance peut être spa- tiale (croissance géographique), partenariale (croissance du nombre d?acteurs engagés) et sectorielle (de plus en plus de domaines) ou une combinaison des trois. La diffusion verticale diffère fortement de la diffusion horizontale puisqu?il ne s?agit pas d?une réplication de l?expérimentation mais de son chan- gement d?échelle. Celui-ci peut nécessiter de transformer les connaissances, les pratiques, les modèles économiques voire les techniques qui étaient pertinentes à une certaine échelle, par exemple, lors du passage d?un bâtiment à une ville. L?observation participante au sein de Cycle terre et les entretiens menés au cours de la thèse ont permis d?analyser de manière dy- namique les relations entre régimes et expérimentations. Ils ont conduit à repérer d?une part des effets de verrouillage du régime existant de gestion des terres sur la mise en place du surcyclage en matériaux de construction et d?autre part des effets de trans- formation de l?expérimentation sur le régime sociotechnique en place. Les innovations techniques expérimentées par Cycle terre ne font pas (encore) l?objet d?une diffusion horizontale même si celle-ci constitue un objectif explicite. Un «kit duplication» a, par exemple, été rédigé par les partenaires à destination d?éventuels futurs porteurs d?unité de surcyclage. En revanche, l?expérimen- tation du surcyclage dans le cadre de Cycle terre a des effets sur les filières de gestion des déblais en aval des chantiers et des effets sur le recours à l?architecture de terre dans le contexte métropoli- Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 118 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes tain en amont. À travers ces deux angles, cette section analyse les recompositions sociotechniques induites par la mise en place du surcyclage des déblais en matériaux de construction d?une part et par la production de matériaux en terre crue d?autre part. Quelles sont les transformations produites ou initiées par Cycle terre et quels sont les enjeux posés par la généralisation du surcyclage des déblais en matériaux de construction en terre crue? Caractérisation, sélection et captage des terres excavées: des enjeux pour la pérennisation de Cycle terre et la diffusion des pratiques de surcyclage L?approvisionnement de la fabrique en terres excavées constitue encore aujourd?hui, au moment de son lancement, un enjeu im- portant pour sa pérennisation. Deux points s?avèrent particuliè- rement cruciaux pour le développement du surcyclage des terres excavées: 1. L?adaptation des modes de caractérisation des terres à des usages en matériaux de construction 2. La généralisation de ces tests de manière à identifier les ressources pertinentes et à les diriger vers des unités de surcyclage, comme Cycle terre. «Terres naturelles» plutôt que «terres inertes» La sélection, le tri et la préparation des terres pour le recyclage en matériaux de construction s?est avérée une étape particulièrement cruciale pour le fonctionnement de la fabrique. La procédure fi- nalement établie constitue une des innovations principales de Cycle terre. Elle s?appuie sur une modification du processus ha- bituel de caractérisation des déblais, qui repose actuellement sur le critère inerte. Défini par les autorités environnementales, il fixe des seuils de composants chimiques pour éviter leur diffusion par lixiviation79, ce qui pourrait conduire à une pollution des sols et des eaux. Les opérateurs existants de gestion des terres, comme ECT, trient ainsi les déblais selon ce critère. Celui-ci s?avère per- tinent pour évaluer le potentiel de réemploi des terres dans des projets d?aménagement paysager ou leur compatibilité à du stoc- kage en installation de stockage des déchets inertes. Dans ces 79 La lixiviation désigne le ruissellement et la percolation de l?eau dans les sols. | 119 deux usages, les terres sont en lien avec le sol; il existe un risque de contamination du sol et des eaux. Mais, dans le cas du recy- clage en matériaux de construction, ce critère n?est pas pertinent. Il s?agit plutôt de s?assurer que les terres ont des propriétés méca- niques compatibles avec un usage architectural et qu?elles ne sont pas nocives pour l?air intérieur des bâtiments. Le système de sélection et de traçabilité des terres mis en place dans le cadre de Cycle terre ne s?appuie pas sur le critère inerte mais sur la caractérisation des terres comme «naturelles», c?est-à- dire non remaniées, non issues de sites et sols pollués et donc non susceptibles de contenir des pollutions anthropiques. À ce critère sanitaire et environnemental s?ajoute un critère architectural: les terres excavées doivent appartenir à la formation géologique des limons de plateau qui sont compatibles avec les processus de fa- brication mis en place au sein de la fabrique. Lorsqu?ECT reçoit les demandes d?autorisation préalables, c?est-à-dire les demandes des terrassiers pour apporter des déblais, l?entreprise regarde si le chantier d?excavation correspond bien aux différentes carac- téristiques établies par Cycle terre. Si oui, des analyses complé- mentaires sont réalisées par le laboratoire d?Amàco pour valider leur correspondance avec les besoins de la fabrique. Ce système a été conjointement pensé par Amàco, Antea et ECT. Il repose en effet sur une adaptation et une transformation des pratiques de ces différents acteurs. Au sein d?ECT, un employé a été formé au repérage des terres répondant aux deux critères établis (terres na- turelles et limons des plateaux) afin de les orienter vers le bon exu- toire. ECT a réorganisé son site de Vaujours, afin d?aménager un espace de stockage et de séchage des terres excavées à destination de Cycle terre. De manière symétrique, l?introduction de terres de déblais dont les caractéristiques varient selon les chantiers a induit des modifications dans la pratique des experts de la terre crue. Les formules et les lignes de production conçues par Amàco, CRAterre et AE&CC doivent pouvoir s?adapter à la variabilité des terres excavées. Ces transformations ont une dimension pérenne et participent donc à introduire du changement dans les pratiques actuelles de gestion des terres excavées. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 120 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Changement et verrouillage sociotechnique Le surcyclage des terres excavées en matériaux de construction appréhende la terre comme une ressource architecturale, à la différence du stockage ou de la valorisation en remblais, qui s?ap- puient sur une caractérisation des terres guidée par leur statut de déchet et leur usage comme sols. L?expérimentation Cycle terre a été confrontée aux catégorisations existantes qui structurent le régime sociotechnique de gestion des terres excavées et fonc- tionnent comme des verrous, limitant et orientant l?émergence et la diffusion des expérimentations (Maassen, 2012). Dans le droit français, les terres sont prises en charge par le droit de l?urba- nisme via les permis d?aménager et/ou par le droit de l?environne- ment via le statut de déchet. De la même manière, à l?échelle eu- ropéenne, il n?y a pas de directive spécifique concernant les sols et leur qualité. Ces enjeux sont pris en charge par la directive déchet sous l?angle de la pollution (Béchet et al., 2017). Les valorisations possibles des déblais sont ainsi envisagées à l?aune de leur catégo- risation comme déchet. Or, le recyclage en matériaux de construc- tion implique d?autres modalités de caractérisation. On retrouve d?ailleurs le même type de difficultés concernant le réemploi de déblais entre chantiers car la caractérisation actuelle ne prend pas en compte la compatibilité avec le fonds géochimique local et les effets potentiels sur la transformation des sols (Charvet, 2020). Ainsi, certaines terres excavées non inertes ne peuvent pas être réutilisées dans un autre chantier alors même qu?elles sont poten- tiellement compatibles avec le fonds géochimique local. Ces catégorisations résultent de choix réglementaires passés. L?en- cadrement de la gestion des terres excavées par la règlementation déchets à partir des années 1990, afin de faire face aux risques sa- nitaires et environnementaux associés à la pollution des sols80, a conduit les maîtres d?ouvrage et les entrepreneurs à développer des tests spécifiques sur les chantiers pour trier les terres selon 80 Réda Semlali et Bernard Landau expliquent que de grandes opérations de renouvellement urbain dans les années 1990 ont conduit les pouvoirs publics à règlementer la gestion et l?utilisation des terres excavées car les constructions se faisaient de plus en plus sur des terrains déjà construits et pollués (2020, p. 31). | 121 leurs taux de polluants. De même, la règlementation des instal- lations de stockage des déchets inertes établie en 2006 puis celle des permis d?aménager, qui encadrent le stockage et les aménage- ments utilisant des terres excavées, ont orienté l?organisation ac- tuelle de l?ensemble de la filière de gestion des terres. Au-delà de la catégorisation juridique des terres, ces choix règlementaires ont contribué à organiser une chaîne de pratiques et de responsabili- tés reliant maîtres d?ouvrage, terrassiers et gestionnaires de terres excavées, autrement dit un ensemble de pratiques sociotech- niques faisant système et limitant le champ des transformations possibles. Dans le cas de Cycle terre, la caractérisation à partir du critère de «terres naturelles» a permis de dépasser le verrou règle- mentaire. En revanche, la chaîne de pratiques entre les différents acteurs de la gestion des terres, est encore fortement orientée vers le stockage et la valorisation paysagère. La pérennisation et la dif- fusion du surcyclage pour des usages constructifs impliquent des recompositions aux différents maillons de cette chaîne. Systématiser les tests de caractérisation et accéder aux terres L?expérimentation Cycle terre a été confrontée à la difficulté de capter les terres adéquates sur les chantiers. L?évacuation des dé- blais se fait trop rapidement, souvent avant que les tests complé- mentaires nécessaires pour identifier la compatibilité des déblais avec les lignes de production de matériaux en terre crue ne soient réalisés. En effet, le processus de sélection et de traçabilité de Cy- cle terre s?appuie sur le processus actuel d?ECT. Les terrassiers en- voient une demande d?acceptation préalable au gestionnaire du site de réception des déblais pour s?assurer de la conformité entre les terres excavées et les possibilités d?accueil du site. Les analyses complémentaires de Cycle terre sont, pour l?instant, réalisées à ce moment-là, c?est-à-dire dès que la demande d?acceptation préa- lable est reçue. Cependant, la durée de réalisation des analyses rend la captation du gisement difficile. Pour les maîtres d?ouvrage et les conducteurs de chantier, la valorisation des terres n?est pas un objectif primordial au regard de l?évacuation des déblais néces- saire à la poursuite du projet urbain. La rapidité des mouvements de terres sur les chantiers rend complexe et incertain l?accès aux Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 122 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes terres pour Cycle terre dont le processus de production demande des caractérisations inhabituelles. La capacité de Cycle terre à ac- céder aux déblais dans un contexte de flux tendus a représenté un sujet d?interrogation pendant toute la durée du projet, et ce quel que soit le site de production des déblais envisagé. Sur les chan- tiers des gares de la Société du Grand Paris, qui constituaient les chantiers d?approvisionnement initiaux, la question des cadences des mouvements de terre était déjà posée: «On a un site qui pose des gros soucis à pouvoir apporter des solutions directes à des chantiers qui eux ont des cadences de terrassement importantes? À l?échelle du chantier, ce qui est important c?est de pouvoir éva- cuer les terres le plus rapidement possible et qu?elles puissent être réceptionnées sur un exutoire» (Entretien avec le chef de projet d?Antea, 2018). La modification des modes d?approvisionnement de la fabrique avec l?intégration d?ECT dans le partenariat a laissé de côté cette question avant qu?elle ne soit de nouveau évoquée Aujourd?hui, cette question reste un des principaux points à conso- lider lors du lancement de la production et pose la question de la systématisation de la caractérisation des déblais pour un usage en construction dans les études de sol. Cette systématisation semble nécessaire à la pérennisation et à la diffusion du surcyclage des terres excavées dans d?autres projets car elle permet de faire de cette filière un exutoire systématiquement testé. Or, cette systé- matisation interroge l?ensemble de la chaîne de circulation des déblais du chantier de terrassement aux lieux de surcyclage. Les maîtres d?ouvrage constituent le premier maillon de cette chaîne via les études de sol qu?ils font réaliser avant le début des chantiers afin de préparer les marchés de travaux. Aujourd?hui, ces analyses caractérisent les terres dans la perspective de leur stockage ou de leur valorisation en carrière mais pas en vue de leur valorisation dans un autre chantier ou en tant que matériaux de construction. Les analyses géotechniques complémentaires nécessaires à la ca- ractérisation de la terre pour un usage en construction pourraient être intégrées lors de ces études de sol. Cela contribuerait à iden- tifier systématiquement et en amont des travaux de terrassement les terres adaptées au recyclage mais nécessite une sensibilisation des maîtres d?ouvrage à cette question. La Figure 22 présente la | 123 chaîne de décision encadrant les mouvements de terre d?un chan- tier de terrassement au site de réception des déblais. Ce schéma pourrait s?appliquer pour d?autres sites de surcyclage des terres dans une logique de diffusion horizontale de l?innovation. Certaines maîtrises d?ouvrage publiques, comme la Ville de Paris, commencent à intégrer la question des terres dans leurs marchés publics et leurs cahiers des charges pour la réutilisation entre sites en incitant, par exemple, à une caractérisation plus fine des terres. Celle-ci a fait réaliser une étude de faisabilité et de définition opé- rationnelle des terres excavées par le Bureau de recherches géolo- giques et minières (BRGM) et l?Institut Paris Région en 2015. Elle recommande entre autres de « systématiser une caractérisation élargie des terres excavées afin de permettre en amont l?identifica- Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées La première option est une analyse au moment de la déclaration préalable avec le risque de ne pas aller assez vite par rapport aux ca- dences des mouvements de terre. La deuxième option est une analyse dès les études de sol avec le défi de sensibiliser les maîtrises d?ouvrage à la question du recyclage des terres. Figure 22. Chaîne d?acteurs et traçabilité Sources: entretiens et comités de pilotage de Cycle terre, 2019-2021 124 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes tion des potentiels de valorisation.» (Charvet, 2020). On pourrait imaginer les mêmes recommandations pour le recyclage des dé- blais en matériaux de construction. Cycle terre pourrait participer à la sensibilisation des maîtres d?ouvrage aux enjeux du surcyclage des terres. Cette systématisation pose néanmoins des questions. Le surcy- clage des terres excavées pourrait partiellement déstabiliser le modèle économique sur lequel repose les entreprises de stockage et de valorisation volume des déblais. Le développement d?une fi- lière de surcyclage des terres excavées pourrait conduire à la créa- tion d?un nouveau marché sur les limons de plateau. Aujourd?hui, les limons de plateau sont dirigés vers des filières de stockage ou de valorisation volume dont le financement repose sur le coût payé par les terrassiers. La création d?une filière de surcyclage risque de transformer cette matière en ressource aux yeux des terrassiers qui pourraient demander à être payés pour livrer cette matière plutôt que payer pour s?en débarrasser81. Cette situation s?observe déjà pour certaines matières qui ont une forte valeur économique et sont vendues par les terrassiers pour des utilisations en tra- vaux publics (Mongeard, 2018). Ce marché pourrait déstabiliser le modèle économique de la fabrique Cycle terre qui repose sur le coût d?acceptation des terres excavées et donc sur le fait qu?elles sont traitées comme un déchet. Le modèle économique de la fa- brique s?inspire en fait de celui des filières existantes de stockage et de valorisation volume. On observe donc une tension entre la systématisation de cette filière, c?est-à-dire sa montée en échelle au sens d?une plus grande quantité de déblais surcyclés, et le mo- dèle économique développé pour la fabrique qui repose sur le fait d?être payé pour récupérer les déblais. Ce risque illustre les diffi- cultés posées par la diffusion verticale de l?innovation: la montée en échelle peut induire de modifier certains principes sur lesquels repose l?expérimentation. 81 Carnet de terrain ? Comité de pilotage du 9 septembre 2021. | 125 Encadré juridique : le statut de déchet des terres dans le cadre de Cycle terre Les terres excavées prennent le statut de déchet dès qu?elles sortent du périmètre du chantier d?excavation. - Ainsi, les terres qui entrent dans le centre de tri et de prépa- ration géré par ECT sur le site de Placoplâtre à Vaujours ont le statut de déchet. Les opérations de tri, criblage et séchage ne permettent pas aux terres de perdre ce statut. - Elles entrent donc dans la fabrique avec le statut de déchet. La fabrique a fait l?objet d?une déclaration au titre de la ru- brique 2515 des ICPE (installations de broyage) permettant de disposer d?une sortie implicite du statut de déchet pour les produits élaborés à partir des terres excavées, qui en consti- tuent la matière première. Les matériaux de construction qui sortent de la fabrique ont donc le statut de produit. On peut noter qu?à la différence d?une sortie explicite du statut de dé- chet, les terres excavées gardent leur statut de déchet. C?est bien le produit qui résulte des différentes lignes de production qui perd ce statut. La sortie implicite du statut de déchet est reconnue et expli- citée par l?avis aux exploitants d?installations de traitement de déchets et aux exploitants d?installations de production utilisant des déchets en substitution de matières premières du 13 janvier 2016 (NOR: DEVP1600319V). Il s?agit d?une in- terprétation de la règlementation européenne REACH. Cet avis précise que les produits fabriqués dans des installations de production qui utilisent des déchets comme matières pre- mières n?ont pas le statut de déchet. Les installations de pro- duction sont définies comme: « les installations inscrites à la nomenclature des ICPE (?) et dont l?intitulé comprend les termes exacts «production de?», «fabrication de?», «prépa- ration de?», «élaboration de?» ou «transformation de?».» Par ailleurs, les terres acceptées par le processus de produc- tion de Cycle terre combinent deux critères. Le premier critère Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 126 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes est environnemental : ce sont des terres naturelles, c?est-à- dire qu?elles n?ont pas été remaniées, elles ne proviennent pas de remblais et ne proviennent pas de sites ayant été soumis à des pollutions anthropiques. Les terres sont dites naturelles sans réalisation d?analyse chimique, à la différence de la ca- ractérisation comme terre inerte. Les deux caractéristiques (terres non remaniées et non issues de sites et sols pollués) garantissent que les terres ne contiennent pas de pollutions anthropiques. La qualification de terres naturelles ne remet pas en question la qualification de déchet. Les terres peuvent être naturelles et avoir le statut de déchet, ce qui est le cas pour Cycle terre. Le deuxième critère est géotechnique: les terres doivent être issues de la formation géologique des limons de plateau, compatible avec un usage en architecture. La participation de Cycle terre à la structuration d?une filière de construction en terre crue L?expérimentation Cycle terre a également des effets sur le régime de la construction via sa contribution à la création d?une filière de terre crue en France et en Île-de-France. Cycle terre produit des connaissances, des certifications et des outils de formation au ser- vice de la filière de terre crue. L?expérimentation entend participer à la diffusion de l?usage de ce type de matériaux au sein de la pro- duction immobilière et architecturale. Les effets de transforma- tion observés sont balbutiants mais témoignent d?une combinai- son de formes de diffusion verticale et horizontale de l?innovation, selon la terminologie proposée par Wirth et al. (2019). Diffuser l?architecture de terre au sein des chantiers fran- ciliens de construction et de réhabilitation La certification des matériaux est le premier apport de Cycle terre à la structuration d?une filière de terre crue. Le Centre scientifique et technique du bâtiment a délivré trois appréciations techniques expérimentales (Atex) de type A aux matériaux produits par Cy- cle terre. Il s?agit d?un changement important pour la filière car, jusqu?à présent, les Atex obtenues pour la construction en terre | 127 crue étaient principalement de type B, à l?exception de l?Atex pour le bloc de terre comprimé de Mayotte. Alors que les Atex de type B sont valables pour un chantier particulier, les Atex de type A sont valables pour des domaines d?emploi et des systèmes constructifs. Elles peuvent donc être utilisées pour l?ensemble des chantiers qui ont recours aux matériaux certifiés, en l?occurrence ceux is- sus de Cycle terre. Les maîtres d?ouvrage n?ont ainsi plus besoin de procéder à de nouvelles certifications pour chaque nouveau chantier. Il suffit de montrer que l?usage proposé correspond bien à ceux prescrits dans les Atex de type A. Par ailleurs, les Atex de Cycle terre prennent en compte la variabilité des sources de terre possibles dans la fabrication des matériaux. Ainsi, seuls des tests basiques concernant les déblais seront nécessaires si les sources d?approvisionnement en terre changent82. Ces Atex sont donc déterminants pour la commercialisation des matériaux produits par Cycle terre auprès des maîtres d?ouvrage qui sont souvent ré- ticents à introduire de la terre crue vis-à-vis des assurances. Enfin, ces Atex valables pour deux ans sont en accès libre. Ils peuvent donc être utilisés par l?ensemble des producteurs, maîtres d?oeuvre et maîtres d?ouvrage hors du cadre de Cycle terre pour obtenir d?autres Atex. Les connaissances et certifications sont ainsi pro- duites dans la perspective d?une duplication de la fabrique dans d?autres contextes territoriaux. On retrouve ici la volonté de diffu- sion horizontale, d?un lieu à un autre, promue par le partenariat Cycle terre. La réalisation de fiches de déclaration environnementale et sa- nitaire vise également à faciliter la commercialisation des pro- duits en terre crue. Elles contiennent des informations concer- nant l?empreinte environnementale des produits et leurs effets sur la santé. Les fabricants de matériaux n?ont pas l?obligation de réaliser ces fiches mais ils ont tendance à le faire dans la mesure où celles-ci sont obligatoires pour les constructeurs. Ainsi, elles 82 Comité de pilotage du 21 octobre 2021. La certification des produits par le CSTB coûte plusieurs dizaines de milliers d?euros. A ces dépenses, s?ajoutent les diffé- rentes démarches préliminaires (recherche, tests, etc.). La certification constitue donc une démarche coûteuse. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 128 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes contribuent fortement à légitimer les produits auprès des acteurs de la construction. Les fiches ont été co-produites par Cycle terre et Briques Technic Concept, un fabricant de blocs comprimés en terre crue de la région toulousaine. On voit ainsi que Cycle terre tisse des liens avec un réseau d?acteurs et participe à une mise en commun des ressources économiques et techniques dont dis- posent différents acteurs de la filière. La réalisation de fiches de déclaration environnementale et sanitaire est onéreuse car il faut réaliser des calculs spécifiques aux matériaux produits. Peu de fabricants ou de maîtres d?oeuvre dans le champ de la terre crue peuvent les faire réaliser, ce qui pénalisent leurs matériaux face aux matériaux plus conventionnels. En effet, les fiches existantes étaient, jusqu?à présent, très défavorables à la terre crue car elles prenaient des valeurs standards qui ne rendent pas compte de la réalité de la fabrication. Par exemple, les distances entre les res- sources et les sites de production, paramètre important pour le calcul de l?empreinte carbone des matériaux, étaient de 500 kilo- mètres. Dans les fiches co-produites par Briques Technic Concept et Cycle terre, elles sont de 80 kilomètres, ce qui est plus proche de la réalité de l?approvisionnement dans la mesure où celui-ci se fait dans un périmètre restreint. Le bénéfice de ces fiches revient bien sûr aux deux entreprises qui les ont produites mais aussi à la filière dans son ensemble car elles participent à changer l?image de la terre crue auprès des promoteurs. Enfin, Cycle terre a réalisé des actions de formation auprès d?ac- teurs intervenant à différents maillons de la chaîne de la construc- tion, des ouvriers aux architectes. Des modules de formation pérennes ont été mis en place avec le Centre de Formation des Apprentis BTP de Noisy-le-Grand. Des projets de formation aux échelles intercommunales (Paris Terre d?Envol), départementales et régionales sont en cours de constitution83. Ces différents élé- ments participent à faire connaître et à légitimer symboliquement et techniquement les matériaux en terre crue au-delà de l?expéri- mentation Cycle terre. Pour reprendre les termes de Wirth et al. (2019), Cycle terre participe donc à une diffusion horizontale des 83 Carnet de terrain ? Comité de pilotage du 21 octobre 2021. | 129 matériaux en terre crue. Les outils de connaissance, de certifica- tion et de formation permettent à un nombre croissant de maîtres d?ouvrage d?avoir recours aux matériaux produits par Cycle terre et de ne pas limiter leur utilisation aux promoteurs et aménageurs présents dans le partenariat. Au-delà des produits Cycle terre, l?expérimentation vise à faciliter la production et la commercia- lisation de matériaux en terre crue par d?autres entreprises et ter- ritoires. Une visée de montée en échelle, ou diffusion verticale, transparaît également: la certification et la formation permettent en effet d?inciter et de faciliter l?utilisation des matériaux en terre crue par des maîtres d?ouvrage de grande taille sur des chantiers d?envergure. L?expérimentation a des effets sur les acteurs économiques de la filière, comme la mise en réseau pour produire des ressources et outils bénéfiques à l?ensemble de la filière et la diffusion de l?usage du matériau, mais aussi sur les acteurs publics qui la régulent. Cy- cle terre participe à structurer une politique publique des terres en Île-de-France, celle-ci pouvant devenir un levier de diffusion verticale et horizontale du recyclage des déblais en matériaux de construction. La stratégie régionale d?économie circulaire élabo- rée en 2020 prévoit le lancement d?un appel à projet autour de nouvelles filières de réemploi et recyclage des déchets du BTP qui mentionne explicitement la terre crue. Cycle terre apparaît comme exemple des initiatives franciliennes dans le domaine, té- moignant du rôle de ce projet dans la mise à l?agenda régional de la question des terres. Le positionnement de Cycle terre au sein du champ profes- sionnel de la terre crue Cependant, la participation de Cycle terre à la structuration de la filière ne va pas de soi au sein du milieu professionnel de la terre crue qui est déjà organisé autour de plusieurs réseaux nationaux. Victor Villain a mis en évidence la structuration du champ autour de deux associations des professionnels de la terre crue qui ras- semblent quasiment l?intégralité du secteur mais défendent des visions différentes de la construction: Asterre et Ecobâtir. Asterre, association nationale des professionnels de la terre crue, a été Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 130 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes fondée en 2006 pour fédérer le secteur et développer l?usage de la terre crue dans la construction, notamment par l?établissement de règles professionnelles. Ecobâtir regroupe des artisans et profes- sionnels de la construction dont des artisans de la terre crue qui défendent une vision non industrielle et non standardisée de la construction. Ils voient dans l?établissement de règles profession- nelles le risque d?une standardisation de la profession et d?une réduction du champ des possibles des usages et des techniques au profit des fabricants de matériaux et aux dépends des artisans. Ecobâtir regroupe en effet des professionnels-artisans qui maî- trisent la construction en terre de la ressource locale à la mise en oeuvre sur le chantier et qui perçoivent le développement d?opé- rateurs intermédiaires, tels les fabricants de matériaux, comme un risque d?industrialisation de la filière et de dépossession d?une partie de leur savoir-faire (Villain, 2020). Or, Cycle terre constitue précisément la création d?un intermédiaire qui expérimente une mécanisation de la production pour adapter le matériau à l?éco- nomie urbaine et massifier son usage. De plus, les experts terre du partenariat sont positionnés et iden- tifiés au sein du champ professionnel de la terre crue autour d?As- terre dont Amàco et CRAterre sont membres. Cette posture fait l?objet de critiques, parfois virulentes, au sein du champ profes- sionnel de la terre crue. Les critiques mettent en cause la partici- pation de Cycle terre aux projets du Grand Paris et voient dans le recyclage proposé une impasse écologiquecar les fondements des destructions environnementales ne sont pas remis en question. Plutôt que de dénoncer les effets environnementaux du Grand Pa- ris tels que la production de déchets et la destruction de la biodi- versité, Cycle terre les transforme en marchandise84. Ces critiques rappellent les critiques générales émises envers l?économie cir- culaire, perçue comme un verdissement du capitalisme. Un autre point de tension au sein du champ professionnel de la terre crue 84 Deux articles publiés dans des revues à la croisée des mondes universitaires et militants se font l?écho de ces critiques : Aldo Poste, «Le retour à la terre des bétonneurs », Terrestres, 2 novembre 2020 [En ligne] et Sans Auteur, « Quel par- ti voulons-nous construire ? Destituer les architectes», Lundimatin #288, 17 mai 2021 [En ligne]. | 131 concerne la stabilisation des matériaux, c?est-à-dire l?ajout de ci- ment, ce qui permet d?utiliser la terre en extérieur sans protection à l?eau mais remet en question la réversibilité85 du matériau. Les positions des partenaires vis-à-vis de la stabilisation ne sont pas parfaitement alignées, certains s?opposant fermement à la stabili- sation car cela modifie le sens du matériau quand d?autres ne s?y opposent pas catégoriquement tant que les analyses de cycle de vie restent intéressantes86. Le pacte d?associés de la société coopé- rative (SCIC) Cycle terre fait explicitement référence à la «réversi- bilitéde la construction», ce qui limite le recours à la stabilisation. Lors de l?inauguration de la fabrique à Sevran en 2021, Paul-Em- manuel Loiret, président de la société coopérative, a insisté sur l?absence de stabilisation des matériaux, rappelant qu?il s?agit de la condition pour la circularité de la matière. Le positionnement de Cycle terre au sein du champ professionnel de la terre crue est donc complexe et conflictuel sur certains enjeux. La création de la société d?exploitation (SCIC) a été l?occasion pour le partenariat d?interroger et de préciser son positionnement au sein du milieu professionnel de la terre crue. Il s?agit pour Cy- cle terre de faire bénéficier les fonds européens à la structuration de la filière sans se substituer aux réseaux existants. L?ambition de participer à la filière se retrouve dans les objectifs de la SCIC qui incluent: «la réalisation ou la participation à des actions de sensibilisation, formation, de recherche et développement, de conseil et d?accompagnement de l?ensemble des acteurs de cette filière et la participation au développement de la filière terre crue en Île-de-France, en France et à l?international» (SCIC Cycle terre, 2020, p.5).Cependant, la SCIC entend jouer un rôle actif dans la formation, la recherche et développement et la fédération des ac- teurs de la terre non pas de toute la filière terre crue mais autour de deux spécificités: la construction en terre à partir de déblais et 85 La réversibilité désigne la possibilité de transformer les matériaux en terre inerte lors de la déconstruction des bâtiments. L?ajout de ciment modifie la struc- ture physico-chimique des terres, remettant en question ce «retour à la terre». 86 Entretiens avec un associé de Joly&Loiret (21 janvier 2019), le directeur scienti- fique et un chargé de projet d?Amàco (15 novembre 2018 et 13 juillet 2018). Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 132 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes l?adaptation de la terre crue à l?économie de la construction mé- tropolitaine. Ce positionnement répond en partie aux critiques concernant le caractère hégémonique de Cycle terre. Alors que Cycle terre est une expérimentation de petite envergure quand on la compare aux volumes de déblais générés dans le Grand Paris, c?est une initiative de plus grande taille au sein du secteur de la terre crue. En revanche, elle maintient des désaccords assez forts avec une partie du secteur de la terre crue qui défend une vision de la construction en terre fondamentalement incompatible avec l?économie métropolitaine. Le champ de la construction en terre crue demeure instable car en cours de constitution. Le projet national Terre, en cours de mon- tage depuis 2020, pourrait contribuer à modifier la structuration du champ. Porté par la direction de la Recherche et de l?Innovation du ministère de la Transition Écologique et Solidaire et la Confé- dération des Constructeurs de Terre Crue87 (CCTC), ce projet de recherche national dans le domaine de la construction en terre rassemble l?ensemble des acteurs du secteur professionnel afin de produire des recherches et des livrables opérationnels visant à améliorer l?assurabilité des constructions en terre. Les modalités de contribution de la SCIC à ce projet n?ont pas encore été défi- nies. Le positionnement des acteurs émergents autour de la terre crue en Île-de-France par rapport à Cycle terre sera un des élé- ments à suivre après le lancement de la fabrique. Dans le contexte actuel, Cycle terre participe à une recomposition du champ pro- fessionnel de la terre crue via la création d?un nouvel acteur doté d?une forte visibilité. La vision du devenir de la filière défendue par Cycle terre rencontre des oppositions de la part d?acteurs qui défendent une vision davantage artisanale de la construction en terre crue. L?émergence de Cycle terre modifie la distribution ac- tuelle des pouvoirs au sein de ce champ professionnel. 87 Cette confédération a été créée en 2019 à la suite de l?élaboration des guides de bonnes pratiques pour la construction en terre. Elle est considérée par le ministère comme l?instance représentative du secteur de la construction en terre. | 133 Conclusion Le projet Cycle terre expérimente une nouvelle filière de valorisa- tion des terres excavées et explore des transformations possibles du métabolisme des matériaux de chantier en Île-de-France. Il va dans le sens d?un bouclage plus intense de matière fondé sur la substitution du béton de terre au béton-ciment et la limitation du stockage des déblais. Cycle terre expérimente également une échelle de gouvernance infrarégionale alors que la gestion ac- tuelle des déblais est principalement régionale. Elle vise un rap- prochement entre espaces de production des déblais (chantiers de terrassement) et espaces de gestion de ces matières (chantiers de construction et de réhabilitation). Comme le montre la mise en oeuvre concrète de la fabrique, ce rapprochement n?est pas nécessairement synonyme de symbiose et peut s?appuyer sur des mouvements de terre mais dans des périmètres restreints afin de limiter l?empreinte environnementale des matériaux produits. Le projet expérimente également une modalité de gouvernance coo- pérative impliquant les autorités urbaines, contribuant ainsi à la publicisation de la gestion des déblais aujourd?hui principalement régulés par les entreprises de travaux publics. En ce sens, il parti- cipe à l?émergence d?une politique des terres en Île-de-France. La question de la pérennisation puis de la diffusion du surcyclage des déblais en matériaux pour l?architecture de terre crue est ouverte. Le développement de cette pratique de valorisation s?appuie sur des recompositions des régimes sociotechniques de gestion des déblais et de production immobilière dont certaines semblent en- clenchées mais d?autres demeurent encore incertaines. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées CONCLUSION | 135 L?analyse du régime sociotechnique existant de gestion des terres a mis en évidence une mise en tension des équilibres socio-éco- logiques sur lesquels il repose. Le tarissement des débouchés historiques et la poursuite voire l?accélération des excavations conduisent à la recherche de nouveaux débouchés pour les dé- blais. La valorisation des terres excavées dans le cycle de la construction, en particulier comme ressource pour l?architecture de terre crue, constitue une voie de bouclage du métabolisme de la construction. Celui-ci est aujourd?hui caractérisé par de nom- breuses pratiques de valorisation mais également de fortes extrac- tions de matière. La valorisation des terres excavées en matériaux pouvant partiellement se substituer au béton de ciment pourrait permettre de limiter les extractions de matière première. Cycle terre explore cette voie, qui induit des recompositions du régime de gestion des déblais en place. L?analyse des évolutions du dispo- sitif de surcyclage expérimenté par Cycle terre permet d?identifier des défis structurels et des recompositions sociotechniques de portée plus générale. Les apprentissages tirés de l?expérimentation Cycle terre: diffusion, hybridation, mutualisation L?expérimentation Cycle terre visait à démontrer la faisabilité et la viabilité d?un dispositif local de surcyclage des déblais en ma- tériaux en terre crue. Le dispositif sociotechnique expérimenté a été modifié au cours de sa mise en oeuvre. Par conséquent, la démonstration et donc la portée générale permise par cette expé- rimentation s?en est trouvée modifiée. Le projet est passé d?une fa- brique synergique, c?est-à-dire une fabrique intégrée permettant une symbiose urbaine entre un chantier producteur de déblais et un chantier récepteur à proximité, à une fabrique en réseau cou- plée au système existant de gestion des déblais et à des chantiers multi-situés. Les facteurs ayant conduit à ces évolutions corres- pondent à trois des principaux axes d?innovation expérimenté par Cycle terre:production en ville, gouvernance locale et relocalisa- tion de la production, circularité. 136 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Premièrement, l?inscription spatiale de la fabrique a été confron- tée à la difficulté d?intégrer des activités productives dans une zone dense et à réserver de grands espaces fonciers pour des activités faiblement rémunératrices comme le stockage. Cela a conduit à la relocalisation de la fabrique sur un foncier pérenne au sein d?une zone d?activités et, par conséquent, à la délocali- sation du site de stockage et de préparation des déblais dans un site existant de gestion des déblais. Deuxièmement, le modèle de développement territorial et l?échelle intermédiaire entre indus- trie et artisanat a conduit à la création d?une société coopérative intégrant des acteurs positionnés à différents maillons de la fi- lière. Troisièmement, la circularité, c?est-à-dire le surcyclage des déblais, implique une modification de l?approvisionnement en terre qui se fait à partir de plusieurs gisements et pas d?un gise- ment unique comme dans le cas d?une carrière ou dans le projet initial de symbiose avec le chantier du Grand Paris Express. Ceci a conduit au partenariat avec une entreprise spécialisée dans la gestion des déblais. Les facteurs d?évolution rencontrés par le projet Cycle terre croisent des dimensions structurelles, comme la faible rentabi- lité et acceptabilité des activités productives dans la ville dense, et conjoncturelles, comme le décalage des calendriers de chan- tier. Ce dernier facteur conjoncturel a néanmoins une dimension structurelle puisque les calendriers de chantier sont toujours soumis à évolution et, surtout, puisque la concordance tempo- relle entre chantiers producteurs et récepteurs est une condition nécessaire à la réalisation de la synergie. Au-delà du projet Cycle terre lui-même, ces évolutions constituent des apprentissages pour le développement futur du surcyclage des déblais en maté- riaux de construction. Le tableau ci-dessous synthétise ces diffé- rentes évolutions et leurs effets. | 137Conclusion Figure 23. Synthèse des apprentissages de Cycle terre pour la gouvernance du surcyclage des déblais en matériaux de construction 138 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Plusieurs scénarii de développement peuvent être imaginés. Ils croisent plusieurs variables: mobilité ou fixité des fabriques d?une part, et hybridation avec les acteurs existants du régime de ges- tion des déblais ou indépendance par rapport à ces acteurs d?autre part. On peut imaginer: La diffusion du modèle de la fabrique symbiotique Le modèle symbiotique initialement envisagé par Cycle terre n?a pas abouti dans le cadre de l?expérimentation mais on pourrait imaginer qu?il parvienne à être mis en oeuvre dans d?autres es- paces francilienset à d?autres échelles. En particulier, il peut être adapté à de grands chantiers de renouvellement urbain moins contraints que les chantiers diffus et qui peuvent accueillir des lignes de production mobiles de plus petite taille. Ce scénario rap- pelle l?idéal-type de la translation, ou diffusion horizontale (Wirth et al., 2019). Le modèle symbiotique permet d?éviter les ruptures de charge et de limiter les transports au sein du processus de pro- duction, principal émetteur de gaz à effet de serre dans le cas de la terre crue. La réplication et la mutualisation des fabriques en réseau Le modèle de la fabrique en réseau répondrait partiellement à certaines contraintes structurelles en Île-de-France pour le dé- veloppement d?activités de surcyclage des déblais, notamment la recherche de foncier et la cohabitation entre activités productives, résidentielles et récréatives. En effet, il peut s?appuyer sur du fon- cier déjà orienté vers la production. Ce modèle permet également d?assurer un approvisionnement constant de la fabrique en s?ap- puyant sur le réseau de terrassiers avec lesquels travaille l?entre- prise de gestion des déblais. On pourrait envisager la mutualisa- tion de centre de tri et de préparation entre plusieurs fabriques. Ces sites pourraient être indépendants du circuit actuel de stoc- kage et de réemploi des déblais ou bien adossés à celui-ci, comme le centre de tri et de préparation de Cycle terre à Vaujours. Dans ce dernier cas, la mutualisation semble néanmoins difficile à mettre en place car le site est temporaire et risque d?être rapidement sa- | 139Conclusion turé88. Enfin, ce fonctionnement conduit à davantage de transport des matières, ce qui émet des gaz à effet de serre et génère des coûts supplémentaires. Dans ce scénario, l?identification et la préparation des déblais pour la production de matériaux en terre crue devient une pratique des acteurs régionaux de la gestion des terres excavées, de la construction et du terrassement. Il se rap- proche donc davantage de l?idéal-type de l?intégration locale, ou «embedding», à l?échelle régionale (Wirth et al., 2019). Le développement de fabriques intégrées en réseau Des fabriques pérennes associant le centre de tri et de préparation et les lignes de production pourraient également être installées dans d?anciennes friches industrielles où les enjeux de cohabita- tion avec des fonctions résidentielles sont moins forts. Cela per- mettrait de pérenniser les activités de tri et de préparation et de les coupler avec, par exemple, des sources d?énergie secondaire comme la récupération de la chaleur fatale issue des data cen- ters89. On voit donc que cette organisation en réseau pourrait se combiner à des logiques symbiotiques portant sur d?autres res- sources urbaines, comme la chaleur fatale. Plusieurs data centers sont installés en Seine-Saint-Denis, dans la partie centrale de la métropole et, par conséquent, à proximité des grands chantiers d?excavation (Lopez et Diguet, 2019). Ce scénario combine diffu- sion verticale et horizontale car il s?agirait à la fois de multiplier le nombre de fabriques et de mettre en oeuvre des fabriques de taille plus importante. Ces trois modalités de diffusion du surcyclage sont chacune adap- tées à certains types de chantiers d?une part et à certains sites d?accueil de l?outil de production d?autre part. On pourrait donc imaginer une coexistence de ces trois modalités au sein de la ré- gion francilienne selon les caractéristiques socio-matérielles des 88 Actuellement, la capacité de stockage pour les déblais dédiés à Cycle terre est limitée à 6000 tonnes. 89 Cette idée a été soumise par un représentant d?Antea au cours d?une réunion des partenaires Cycle terre invitant à un retour réflexif sur la conduite du projet et intitulée «Et si c?était à refaire» (Carnet de terrain, 21 mai 2021). 140 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes chantiers et des sites pouvant accueillir des activités productives. Ces scénarios regardent les trajectoires possibles de la fabrique au regard des différentes recompositions du système sociotechnique de gestion des déblais. Nous avons montré qu?on observe davan- tage de complémentarités que de concurrence entre les filières existantes de valorisation et cette filière émergente. Or, le devenir du surcyclage des déblais en matériaux de construction en terre crue dépend également du système sociotechnique de produc- tion des matériaux. Celui-ci est caractérisé par une concurrence faible mais potentiellement croissante entre fabricants de maté- riaux conventionnels qui commencent à mettre en oeuvre des ma- tériaux en terre crue, comme Alkern et Saint-Gobain, et nouveaux fabricants. On peut imaginer une absorption progressive des in- novations expérimentées par Cycle terre par les acteurs du régime conventionnel et une transformation progressive du régime de production des matériaux. L?étape actuelle semble être celle d?un foisonnement des initiatives, ce qui se retrouve d?ailleurs dans les outils institutionnels de pilotage des transitions qui ne ciblent pas une stratégie unique. Par exemple, Cycle terre est soutenu par les ministères de la Cohésion territoriale et de l?écologie via le dispo- sitif DIVD et par l?Union Européenne via l?appel Actions Innova- trices Urbaines. En revanche, la Caisse des dépôts et consignations a décidé de ne pas entrer au capital de la SCIC Cycle terre alors qu?elle soutient le développement de blocs de terre crue par Alk- ern dans le cadre de l?appel à projet Territoires d?innovation. Une association d?acteurs économiques et d?aménageurs franciliens a été lauréate autour d?un projet appelé «Construire au futur, habi- ter le futur». L?économie circulaire dans la construction constitue un des trois axes de ce projet. Différentes visions du devenir in- dustriel de la région co-existent donc et peuvent entrer en concur- rence sur certains secteurs. La thèse en cours de Jean Goizauskas, provisoirement intitulée Bâtir en terre crue et en pierre sèche: une innovation de rupture? Expérimentations sociotechniques autour de pratiques constructives en voie de stabilisation, permettra de documenter le développement du matériau terre crue et sa mise en politique. | 141Conclusion La flexibilité des dispositifs sociotechniques de surcyclage des ma- tières secondaires L?analyse du projet Cycle terre conduit à des réflexions d?ordre plus général portant sur la conception et l?aménagement de dis- positifs sociotechniques participant à une plus grande circularité des métabolismes. La symbiose est une des figures couramment évoquées par la grammaire de l?économie circulaire. Or, l?idée d?un échange de matière directe entre chantiers producteurs de déchets et chantiers consommateurs de ressources a été remise en question. De même, la très grande proximité spatiale envisagée a été reconsidérée du fait de l?existence d?étapes intermédiaires de tri, de stockage et de transformation. Ces éléments observés dans le cas de Cycle terre l?ont également été dans d?autres initiatives étudiées dans le cadre de ma thèse dans les régions bruxelloise et francilienne (Bastin, 2022). La remise en question des symbioses combine deux phénomènes. Premièrement, les expérimentations étudiées s?appuient sur les acteurs des régimes existants, leurs ressources financières, fon- cières et leur expertise. Plutôt que des symbioses à la marge des réseaux existants, on observe des configurations qui articulent nouveaux circuits et réseaux existants dans des systèmes com- posites. Deuxièmement, les symbioses, souvent initiées à des échelles ultra-locales, intègrent des espaces plus lointains pour fonctionner. C?est le cas de la fabrique Cycle terre qui s?appuie sur un site de remblaiement de carrière pour installer son activité de stockage, de tri et de préparation des terres. Le temps est l?autre élément majeur qui conduit à questionner la symbiose comme modalité principale d?organisation de la circularité. L?échange de matière est fortement dépendant des calendriers des chantiers fournisseurs et récepteurs et, par conséquent, fortement soumis aux aléas. La planification de tels échanges est donc complexe et incertaine. Des temps et des espaces de stockage s?avèrent très souvent nécessaires. Même si la symbiose ne disparaît pas tota- lement (certains acteurs se spécialisent d?ailleurs dans l?identi- fication et l?organisation d?échanges de matières entre chantiers via des usages numériques), elle s?appuie souvent sur des étapes intermédiaires. 142 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Des dispositifs sociotechniques flexibles se développent pour s?adapter à la variabilité qualitative et géographique des matières issues des chantiers, qu?il s?agisse des déblais, des gravats ou des matériaux du second oeuvre. Les ressources présentes dans le cadre bâti varient dans le temps et dans l?espace. Elles dépendent des caractéristiques du stock, c?est-à-dire des différentes tech- niques de conception selon les époques de construction et du vieillissement du bâtiment sur le temps long, des choix d?aména- gement réalisés et des techniques de transformation du bâti mises en oeuvre sur les chantiers. Les dispositifs sociotechniques s?ap- puyant sur la réutilisation des éléments présents dans le cadre bâti reposent donc sur la mobilisation de ressources hétérogènes dans le temps et dans l?espace. S?inspirant des travaux de Labussière et Nadaï (2018) sur les énergies renouvelables, on peut qualifier ces matières «d?espaces de ressources» plutôt que de gisement. Cette expression souligne le processus de construction des matières is- sues des chantiers comme des ressources d?une part et le carac- tère structurellement variable dans le temps de ces ressources dont la disponibilité et les caractéristiques dépendent de proces- sus sociopolitiques. Cela pose d?importants défis pour la concep- tiondes dispositifs de valorisation : comment adapter les lignes de production et les opérations de transformation à la variabilité des matières issues des transformations du cadre bâti? L?analyse de Cycle terre et les différents scénarios envisagés conduisent à distinguer deux types de dispositifs qui illustrent chacun des stratégies possibles d?opérationnalisation de la circu- larité. Un premier qui s?appuie sur des infrastructures fixes, c?est- à-dire installées de manière pérenne au sein de sites dédiés aux activités de transformation des matériaux de chantier, mais qui re- pose sur un espace d?approvisionnement variable dans le temps et dans l?espace, ce qui implique une flexibilité des outils de produc- tion. Un deuxième qui s?appuie sur des infrastructures mobiles et temporaires. Celles-ci sont installées au sein de grands chantiers ou dans des friches en attente de transformation et développent des activités de stockage et de valorisation temporaires. Alors que la généralisation du premier dispositif risque de conduire à un éloignement spatial entre sites d?extraction des matières secon- | 143Conclusion daires et sites de consommation de ces ressources, le second dis- positif risque de confiner les activités de transformation du méta- bolisme à la marge du régime en ne lui attribuant que des fonciers non pérennes. En revanche, cette flexibilité spatio-temporelle peut permettre une plus grande proximité voire des symbioses entre sites de production et sites de consommation des déchets de chantier transformés. Les formes prises par les infrastructures de réemploi, réutilisation, recyclage et surcyclage qui ont commencé à se déployer ou qui sont en projet en Île-de-France et ailleurs per- mettront d?évaluer la robustesse technique, économique et écolo- gique de ces dispositifs dans les années à venir. et BIBLIOGRAPHIE | 145 Agence Joly&Loiret (dir.), 2016, Terres de Paris. 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Localisation des ISDI et des principales carrières autorisées au remblayage en 2015 22 Figure 2. Évolution des formes de valorisation volume (ISDI et permis d?aménager) entre 2008 et 2021 24/25 Figure 3. Exemples d?aménagements en volume franciliens 28 Figure 4. Ressources échangées au sein de la coalition 32 Figure 5. Évolution des types de foncier recevant des remblais (ISDI et permis d?aménager) entre 2008 et 2021 34 Figure 6. Localisation du Parc du Papillon de la Prée à Claye-Souilly 36 Figure 7. Présentation de l?aménagement du Parc du Papillon de la Prée par ECT 37 Figure 8. Le projet de la Colline de Gibraltar 38 Figure 9. Merlon acoustique et extension du front d?urbanisation à Vémars 39 Figure 10. Programme du colloque «Les IVDI pour valoriser les terres inertes : réalité ou utopie ? » 45 Figure 11. Objectifs de recyclage des déblais envisagés par le PRPGD 71 Figure 12. Localisation de la commune de Sevran au sein de la Métropole du Grand Paris 80 Figure 13. Périmètre de la ZAC Sevran Terre d?Avenir, orientations d?aménagement et chantiers du Grand Paris Express 81 Figure 14. Exposition « Terres de Paris. De la matière au matériau » au Pavillon de l?Arsenal (2016-2017) 84 Table des figures 152 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Figure 15. Tour de logements en terre crue et restructuration de l?ancienne gare Masséna en marché couvert, Concours inter- national Réinventer Paris, 2015. Projet finaliste 2e Prix, Agence Joly & Loiret. 85 Figure 16. Les partenaires Cycle terre en 2018 et leur positionnement par rapport au circuit des terres excavées 87 Figure 17. Liste des sociétaires de la SCIC en juillet 2021 97 Figure 18. Circulation des camions de terre selon les scénarii d?approvisionnement de la fabrique en 2018 105 Figure 19. Comparaison des localisations et des surfaces du site de la Marine et du site BEMA. 110 Figure 20. Caractéristiques des réseaux durs et mous 113 Figure 21. Les trois configurations explorées par la fabrique Cycle terre 115 Figure 22. Chaîne d?acteurs et traçabilité 123 Figure 23. Synthèse des apprentissages de Cycle terre pour la gouvernance du surcyclage des déblais en matériaux de construction 115 | 153 Liste des sigles Atex : Appréciation technique d?expérimentation BRGM : Bureau de recherches géologiques et minières BTP : Bâtiment et travaux publics CSTB : Centre scientifique et technique du bâtiment DIVD : Démonstrateur industriel pour la ville durable DRIEE : Direction régionale et interdépartementale de l?environ- nement et de l?énergie DRIEA : Direction Régionale et Interdépartementale de l?Équipe- ment et de l?Aménagement DRIEAT : Direction régionale et interdépartementale de l?environ- nement, de l?aménagement et des transports GPA : Grand Paris Aménagement ISDI : Installation de stockage des déchets inertes ISDND : Installation de stockage des déchets non dangereux Predec : Plan régional de réduction, de prévention et de gestion des déchets de chantier PRPGD : Plan régional de prévention et de gestion des déchets SCIC : Société coopérative d?intérêt collectif SGP : Société du Grand Paris Unicem : Union nationale des industries de carrières et des maté- riaux de construction Liste des sigles et L'AUTRICE | 155 Agnès Bastin est docteure en études urbaines du Centre de Re- cherches Internationales, Sciences Po. Ses travaux portent sur les transformations du métabolisme territorial, la gouvernance des flux de matières et les politiques d'économie circulaire à Paris et Bruxelles. Sa recherche doctorale analyse plus spécifiquement les pratiques de valorisation des déchets de chantier, en particulier les terres excavées et les gravats de béton, dans une perspective croisant écologie politique urbaine et transition studies. Elle est actuellement post-doctorante à l'Institut Supérieur d'Ingénierie et de Gestion de l'Environnement (École des Mines de Paris) dans le cadre d'un projet de recherche portant sur l'écologisation des pra- tiques et des modèles économiques des aménageurs en France. Crédits : Agnès Bastin Plus de 20 millions de tonnes de terres excavées sortent des chantiers franciliens chaque année. Cette matière représente environ 60 % des déchets de chantier en Île- de-France, soit la principale matière solide produite par les activités urbaines. Ces déblais deviennent des ressources pour l?aménagement suivant des pratiques anciennes de remblais et d?aménagement paysager. Le régime métabolique actuel se recompose sous l?effet combiné des chantiers du Grand Paris et de la mon- tée du référentiel de l?économie circulaire qui contri- bue à mettre les terres à l?agenda politique. De nou- velles utilisations se structurent, notamment pour des usages constructifs en génie civil et dans le bâtiment. Comprendre les jeux d?acteurs qui sous-tendent les flux de déblais permet d?éclairer les transformations à l?oeuvre au sein du système sociotechnique existant, c?est-à-dire à la fois les dynamiques de changement et les effets de verrouillage. Cet ouvrage explore la ges- tion existante des terres excavées et l?émergence de nouvelles modalités de gestion à partir du cas de Cy- cle terre, projet de création d?une unité de recyclage de déblais franciliens en matériaux de construction en terre crue. Il s?appuie sur une recherche doctorale et une observation participante au sein de Cycle terre, projet soutenu par le PUCA dans le cadre de l?appel à projet Démonstrateur industriel pour la ville durable. PU CA G ou ve rn er le m ét ab ol is m e : l es te rr es e xc av ée s fr an ci lie nn es AGNÈS BASTIN GOUVERNER LE MÉTABOLISME : LES TERRES EXCAVÉES FRANCILIENNES Co lle ct io n Ré fle xi on s en p ar ta ge Organisme national de recherche et d?expérimenta- tion sur l?urbanisme, la construction et l?architecture, le Plan Urbanisme Construction Architecture, PUCA, développe à la fois des programmes de recherche inci- tative, et des actions d?expérimentations. Il apporte son soutien à l?innovation et à la valorisation scientifique et technique dans les domaines de l?aménagement des ter- ritoires, de l?habitat, de la construction et de la concep- tion architecturale et urbaine. INVALIDE) (ATTENTION: OPTION LE RÉGIME SOCIOTECHNIQUE EXISTANT ? | 59 Les valorisations de terres excavées reposent aujourd?hui princi- palement sur du remblayage tantôt qualifié de valorisation tantôt qualifié de stockage. Ainsi, la gestion des déblais en Île-de-France constitue un système sociotechnique semi-circulaire. Il s?appuie sur un ensemble de relations entre acteurs qui participe à faire des déblais une ressource matérielle pour recycler des sites dé- laissés et une ressource économique pour financer ces aménage- ments. Ce système est aujourd?hui partiellement recomposé par la montée du référentiel de l?économie circulaire d?une part et par la situation métabolique spécifique de l?Île-de-France d?autre part. Celle-ci est caractérisée par la production de quantités im- portantes de déblais dans le cadre des chantiers du Grand Paris Express. Dans quelle mesure ces facteurs de transformation à la fois internes et externes au système sociotechnique actuel contri- buent-ils à faire émerger de nouvelles pratiques de valorisation? Le Grand Paris Express comme révélateur et facteur de déstabilisation du régime sociotechnique actuel Le chantier du Grand Paris Express: un événement métabolique qui déstabilise le régime actuel de gestion des déblais? La réalisation du Grand Paris Express, métro essentiellement sou- terrain, a des conséquences matérielles qui créent un «dérègle- ment métabolique», c?est-à-dire une perturbation du cycle habi- tuel des matières qui déstabilise le système de gestion des déblais en place (Verdeil, 2017). Ces chantiers constituent un événement métabolique. Événement dans la mesure où les chantiers sont ré- alisés dans un temps relativement court ? une quinzaine d?années ? au regard de la temporalité des autres transformations du pay- sage et où ils sont d?une ampleur exceptionnelle. Ils engendreront environ 45 millions de tonnes de déblais, ce qui représente une augmentation de 10 % de la production annuelle de déchets de chantier franciliens (Société du Grand Paris, 2017). Métabolique dans la mesure où le potentiel de déstabilisation réside dans les conséquences matérielles engendrées par la production et la cir- culation des déblais. La concentration d?importants volumes de déblais en certains points comme les futures gares et les puits de 60 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes sécurité et la quantité de déblais à transporter mettent en évi- dence les limites des pratiques et des infrastructures existantes. Elles génèrent des risques de congestion routière et de saturation des exutoires existants pouvant conduire au développement de décharges illégales et rompre l?équilibre actuel du régime. Ces risques sont d?autant plus visibles, qu?à la différence d?autres matières, les excédents de déblais ne peuvent pas simplement être mis à distance, renvoyés plus loin dans d?autres territoires. En effet, le transport des déblais, déchets pondéreux et de faible valeur économique, sur de longues distances est trop coûteux. Les chantiers du Grand Paris Express et des quartiers de gare qui l?accompagnent constituent des «chocs», c?est-à-dire des facteurs externes de transformation du régime sociotechnique. Dans le même temps, cet événement renforce des pressions plus struc- turelles exercées sur le système actuel de gestion des déblais. En effet, jusque dans les années 2000, l?extension urbaine a fourni les débouchés pour la gestion des déblais via les carrières à combler (résultat de l?extraction de granulats pour la construction) et via les remblais permettant la construction des infrastructures accompa- gnant l?étalement urbain (échangeurs autoroutiers, lignes de train, remblais dans le cadre de grandes zones d?aménagement concer- té, etc.). Or, l?étalement urbain diminue sous l?effet de diverses po- litiques publiques, limitant ainsi les débouchés historiques pour les déblais, dont la quantité, elle, ne diminue pas. Le renouvelle- ment urbain génère des besoins en terres de remblais notamment pour le confinement des terres polluées. Cependant, ces besoins semblent inférieurs aux quantités de terres excavées (Fernandez et al., 2018). Les grandes infrastructures de stockage des déblais, comme les ISDI d?Annet-sur-Marne et de Villeneuve-sous-Dam- martin, permettent de gérer les déblais excédentaires. Mais, la montée des exigences de valorisation et la conflictualité générée par ces installations, conduisent aujourd?hui à limiter l?ouverture de nouvelles capacités de stockage des déblais. Ainsi, la produc- tion élevée de déblais due à l?importante activité de construc- tion-déconstruction-réhabilitation risque de congestionner les débouchés actuels et devenir insoutenable (Diab et Fernandez, 2020). La temporalité ponctuelle de l?événement s?entremêle avec | 61 la longue durée de la pression et conduit à la déstabilisation du régime actuel de gestion des déblais. Ce dérèglement métabolique modifie également les acteurs et leurs rapports de force dans la gestion des déblais en Île-de- France. La Société du Grand Paris, du fait des volumes de déblais générés, de la taille des marchés de travaux publics dont elle a la charge et de la priorité politique accordée à l?infrastructure qu?elle réalise, occupe une place nouvellement centrale. Elle dispose de leviers économiques et règlementaires pour contribuer à modi- fier les pratiques de gestion des déblais. Depuis le rapport de la Cour des comptes sur la Société du Grand Paris communiqué en décembre 2017 qui a souligné l?augmentation des coûts du pro- jet par rapport au budget initial et le risque d?augmentation de la dette qui en découle, la gestion des déblais a été identifiée comme un poste d?innovations permettant d?optimiser les coûts. Les ser- vices de l?État actifs dans la Région (préfecture et sous-préfecture, DRIEE, DRIA) et les établissements publics (Société du Grand Pa- ris, Ports de Paris) se coordonnent autour de la question des dé- blais au cours de réunions régulières organisées par la préfecture de Région. A l?échelle de la Société du Grand Paris, la direction de l?innovation a identifié les déblais comme source possible d?opti- misation à la fois économique, logistique et financière. La gestion des déblais est donc devenue un sujet prioritaire. ? et qui met en évidence l?inadéquation des catégories règlemen- taires aux spécificités des terres excavées Les chantiers du Grand Paris Express ont été confrontés à la ma- térialité spécifique des terres excavées à des profondeurs inhabi- tuelles, entre 10 et 60 mètres40. Le caractère inerte de ces terres est sujet à débat. Du point de vue de la règlementation, il s?agit de terres non soumises à des pollutions anthropiques. De ce fait, 40 Je me concentre sur cette spécificité matérielle car elle produit des effets sur le régime. Cependant, les terres excavées du Grand Paris Express présentent d?autres spécificités qui sont liées aux méthodes de creusement (notamment les tunne- liers) et de réalisation des parois. Ces terres sont très humides, ce qui rend leur déplacement puis leur gestion dans des installations de stockage particulièrement complexes. Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais : quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ? 62 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes elles peuvent être considérées comme inertes. Cependant, du fait de la géologie du sous-sol francilien, beaucoup de ces terres contiennent des sulfates et d?autres pollutions dites environne- mentales parce qu?elles ne proviennent pas d?une activité hu- maine. Du point de vue de leur composition chimique, elles ne peuvent donc pas être considérées comme des terres inertes. Elles rentrent dans la catégorie des déchets non dangereux non inertes et sont stockées dans des décharges d?ordures ménagères41. Ces exutoires, peu appropriés aux terres, sont très coûteux. Le stockage des terres sulfatées des chantiers du Grand Paris en Installations de stockage des déchets non dangereux (ISDND) aurait conduit à une très forte augmentation des coûts de la gestion des déblais comme l?ont expliqué l?ensemble des personnes interrogées42. Cette situation a entraîné deux évolutions normatives impor- tantes, qui illustrent le rôle joué par les chantiers du Grand Pa- ris Express dans la transformation du régime sociotechnique. La première concerne la possibilité de remblayer des carrières de gypse avec des terres sulfatées alors que cette pratique était inter- dite jusqu?alors43. Selon des personnes interrogées au sein de la Société du Grand Paris, ceci devrait permettre la valorisation d?en- viron 4 millions de tonnes de terres sulfatées dans des carrières de gypse, soit un peu moins de la moitié de l?ensemble des terres sulfatées générées. L?extrait d?entretien ci-dessous témoigne de la bifurcation règlementaire engendrée par le caractère extraordi- naire des chantiers de la Société du Grand Paris et les coûts éco- nomiques de la gestion actuelle. 41 Le terme règlementaire pour désigner les décharges d?ordures ménagères est Installations de stockage des déchets non dangereux (ISDND). 42 Entretiens avec un responsable de la direction de l?ingénierie environnementale de la SGP (2017), avec la DRIEE (2019), avec Haropa ? Ports de Paris (2018) et avec l?Unicem (2018). 43 L?arrêté ministériel du 30 septembre 2016 modifiant l?arrêté du 22 septembre 1994 relatif aux exploitations de carrières et aux installations de premier traitement des matériaux de carrières autorise le remblayage de carrières de gypse par des terres sulfatées tant que les concentrations en sulfate ne dépassent pas celles du fond géochimique local et que le remblayage ne nuit pas à la stabilité et à la qualité des sols et des eaux. | 63 «La Société du Grand Paris a réussi à faire accepter le fait que les carrières de gypse puissent accepter des terres gypsifères. (?) La question du gypse, tout le monde se l?est posée mais quand ça ne concerne que quelques milliers de tonnes, on ne veut pas mettre le doigt dedans. Quand c?est beaucoup de terre, alors, on commence à se poser des questions. Là, main- tenant, il y a cette question pour certaines terres pour les faire basculer d?ISDND à ISDI ou ISDNI. Là, on est quand même dans de l?économie circulaire parce que prendre une terre et la mettre dans un truc d?ordure ménagère à un coût farami- neux, ça n?a pas de sens. » (Entretien avec un cadre d?Haropa Ports de Paris, 2018) La deuxième concerne la possibilité de stocker en ISDI ou de valo- riser en carrière ou en aménagement des terres dont la teneur en sulfate est naturellement supérieure aux seuils autorisés en ISDI après une évaluation au cas par cas des effets environnementaux associés. Ces terres sont alors dites « terres naturellement mar- quées» ou «TN+». Sans caractérisation, elles seraient considé- rées comme inertes car, selon l?arrêté ministériel du 12 décembre 2014 fixant les conditions d?admission des déchets en ISDI44, elles ne sont pas issues de sites pollués et peuvent donc être acceptées sans analyse préalable. Mais, si elles ont fait l?objet d?une analyse et que celle-ci a révélé des teneurs supérieurs aux limites fixées dans l?arrêté alors elles ne sont plus considérées comme inertes. Cette situation génère une zone grise. La Direction générale de la prévention des risques, rattachée au ministère de la Transition écologique et solidaire, a précisé dans un courrier adressé à la So- ciété du Grand Paris que les analyses réalisées doivent être prises en compte. Ces terres «TN+» peuvent être stockées en ISDI ou valorisés dans des aménagements après une évaluation au cas par cas établissant l?absence d?effets néfastes sur l?environnement45. 44 Arrêté ministériel du 12 décembre 2014 relatif aux conditions d?admission des déchets inertes dans les installations relevant des rubriques 2515, 2516, 2517 et dans les installations de stockage des déchets inertes relevant de la rubrique 2760 de la nomenclature des installations classées. 45 Lettre du DGPR à la société du Grand Paris n° BPGD-17-295-104500 du 11 dé- cembre 2017 relative à l?acceptabilité de terres naturelles excavées en ISDI. Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais : quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ? 64 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Cette disposition est précisée dans le guide technique rédigé par la DRIEE à l?attention des gestionnaires de déblais46. Les terres du Grand Paris ont mis en évidence les incohérences engendrées par les catégories très larges de déchets inertes et non inertes qui ne permettent pas de rendre compte des spécificités des déblais par rapport aux autres déchets du bâtiment et des travaux publics. Les débats entourant la valorisation des déblais du Grand Paris Express ont fait émerger la notion de « terre na- turelle» qui désigne les terres qui n?ont pas été «impactées» par les activités anthropiques du fait, par exemple, de leur profondeur. Les évolutions règlementaires permettent de réutiliser les déblais comme sols dans des sites dont les caractéristiques chimiques correspondent à celles des déblais. Ainsi, la qualité des sols sur les sites récepteurs est conservée. Le critère pris en compte est l?adéquation entre les caractéristiques des déblais et celles du site récepteur plutôt que le critère inerte défini par des seuils de composants chimiques présents dans les déblais. Ceci permet de mieux valoriser les déblais comme sols là où le critère inerte était très limitant et conduisait à alimenter des filières industrielles de gestion des ordures à un coût élevé. Le critère inerte est en fait guidé par une logique de stockage: il s?agit de caractériser les déblais pour s?assurer que leur concen- tration en un site ne polluera pas les eaux souterraines et de sur- face. Le critère proposé par la DRIEE suit davantage une logique de valorisation: il s?agit de caractériser les déblais par rapport à un usage futur, en l?occurrence comme sols. Les deux extraits d?en- tretien ci-dessous mettent en avant ce changement de conception qui nécessite une caractérisation du fonds géochimique local, c?est-à-dire des teneurs en composants chimiques naturellement présents dans le sol et le sous-sol. 46 Direction régionale et interdépartementale de l?environnement et de l?énergie Ile-de-France, Guide d?orientation. Acceptation des déblais et terres excavées. Ver- sion 2., 2 septembre 2018, p. 3 (2018). | 65 «Aujourd?hui, c?est qu?en Île-de-France, il y a des terres qu?on envoie en décharge, et donc qui coûtent très chère à la collec- tivité, qui en fait sont des terres d?horizon géologique naturel, parfois profond, et pour lesquelles, on sait à peu près, en tout cas, on présuppose qu?il n?y a pas eu d?impacts anthropiques. On est vraiment dans l?horizon géologique naturel. Et donc, on se dit, on constate qu?il y a des taux de polluants qui sont naturellement élevés mais, en fait, ça n?est pas problématique parce que c?est des terres naturelles. Or, ces terres-là, on les envoie en décharge à des coûts très importants alors qu?il n?y a pas de raison. C?est un positionnement partagé par nombre d?acteurs dans le secteur.» (Cadre d'une entreprise d'accom- pagnement des entreprises du BTP dans la gestion de leurs déblais, 2019). « L?idée derrière, c?est de dire que si on creuse quelque part, qu?on sort un volume de terre et qu?on dit que ça, c?est un dé- chet, et qu?on veut le remettre, on n?a pas le droit alors que toutes les couches d?Île-de-France sont sulfatées. C?est pour cela qu?on a introduit cette idée d?analyse géochimique pour être sûrs qu?on ne va pas le mettre dans un endroit oùce serait un contexte géologique complètement différent où là, ça peut avoir des impacts et où ça n?a plus de sens de remettre un dé- chet qui n?est effectivement pas inerte.» (Chef de pôle au sein de la DRIEE, 2019) D?un point de vue purement quantitatif, les terres excavées du Grand Paris Express ne constituent pas la majorité des terres fran- ciliennes, celles-ci étant principalement issues de la construction de bâtiment et de démolitions diffuses. Cependant, la tempora- lité, la spatialité et la matérialité spécifique de ces terres posent des problèmes particuliers de gestion, qui ont contribué à mettre la question des terres à l?agenda public régional. Les chantiers du Grand Paris ont contribué à faire émerger les terres comme un ob- jet spécifique au sein de la régulation des déchets de chantier. Ils ont conduit à interroger les filières de gestion actuelles tournées vers le stockage et les valorisations volume et à explorer d?autres filières de valorisation. Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais : quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ? 66 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes De nouvelles pratiques entre exploration de valorisations matière et consolidation des valorisations volume Les acteurs franciliens de la production et de la gestion des terres excavées développent des innovations visant à orienter des vo- lumes grandissant de terres vers des filières de valorisation. Ce- pendant, toutes les filières de valorisation ne sont pas équiva- lentes. De la même manière que le critère inerte ne rend pas bien compte de la qualité d?une terre, le terme de valorisation ne rend pas bien compte de la diversité des pratiques de gestion des terres. Il rassemble des pratiques très différentes sans hiérarchisation. Le remblayage de carrière est considéré comme une valorisation au même titre que la réutilisation entre chantiers, l?utilisation en aménagement ou que la production de nouveaux matériaux. Or, ces pratiques ont des effets différents sur la circularité des flux de terre d?une part (dans quelle mesure les déblais se substituent-ils aux matériaux naturels?) et sur les conséquences environnemen- tales locales d?autre part (dans quelle mesure une valorisation contribue-t-elle à préserver la qualité des sols et des eaux?). Les innovations dans la stratégie de la Société du Grand Paris La stratégie de valorisation des déblais de la Société du Grand Paris a d?abord concerné le transport des terres par voie fluviale et l?export des terres vers des unités de valorisation dans d?autres régions ou à l?étranger. Elle s?est aussi appuyée sur les proposi- tions des entreprises pour gérer différemment les déblais mais ces propositions se sont avérées peu ambitieuses47. Depuis 2018, la Société du Grand Paris est davantage proactive. Elle incite les en- treprises de travaux publics intervenant sur ses chantiers à réem- ployer sur site ou réutiliser entre chantiers du Grand Paris Express, ce qui s?avère difficile du fait du caractère majoritairement souter- rain de l?ouvrage. Elle incite à valoriser les déblais dans des projets d?aménagement conçus pour répondre à des besoins exprimés par les collectivités et à recycler une partie des terres excavées dans des filières de production de matériaux en substitution à des 47 Entretien avec un chargé de l?innovation, direction de l?innovation, Société du Grand Paris, juin 2019. | 67 matières primaires. Afin de développer ces filières de valorisation matière, elle a établi une liste d?éco-matériaux, c?est-à-dire des matériaux de construc- tion et de génie civil intégrant au moins 10 % de terres excavées, à partir des différents profils de déblais. Elle a lancé un appel à ma- nifestation d?intérêt nommé «Plateforme» en 2019 pour repérer et développer des partenariats avec des entreprises détenant du foncier permettant de stocker, traiter, trier et valoriser des déblais pour la production d?éco-matériaux. Les nouveaux marchés pas- sés par la Société du Grand Paris fixent des objectifs de valorisa- tion matière: par exemple entre 15 et 20 % pour les lignes 15 Est et Ouest alors que seuls 2 % des terres excavées ont actuellement fait l?objet d?une valorisation matière. Le dossier de consultation mis à disposition des entreprises qui souhaiteraient décrocher ces mar- chés intègrent alors les plateformes ayant établi des partenariats avec la Société du Grand Paris à l?issue de l?appel à manifestation d?intérêt. Les entreprises sont ainsi incitées à se tourner vers ces plateformes pour construire leurs réponses aux marchés. Cette démarche conduit les entreprises de terrassement d?un côté et de production de matériaux de l?autre à envisager les terres excavées comme une ressource. Pour la Société du Grand Paris, l?incitation à la valorisation ma- tière combine des intérêts environnementaux et économiques. Aujourd?hui, sur un chantier, les déblais ne représentent qu?un déchet et donc un ensemble de coûts associés. Or, il s?agit égale- ment d?une ressource. La Société du Grand Paris aimerait capter la valeur ajoutée associée à cette ressource et transformer le coût de mise en décharge en prix d?achat des terres de déblais. Les fi- lières de valorisation matière permettent de donner aux terres un prix positif ou négatif48 en les faisant entrer dans un processus de production. Le prix des terres excavées intégrées dans la pro- duction d?éco-matériaux est égal au prix de marché des matières premières auxquelles se substituent les terres moins les coûts de production (stockage, préparation, traitement, transformation). 48 Dans ce cas, il s?agit d?un coût. Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais : quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ? 68 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Le prix serait payé par l?entreprise qui produit les éco-matériaux s?il était positif. S?il était négatif, alors il serait payé par la Socié- té du Grand Paris à la manière d?une subvention. Ce système est intéressant tant que le prix payé par la SGP est inférieur au coût d?acceptation des déblais en ISDI ou dans d?autres installations de traitement. Cette démarche témoigne ainsi de la volonté d?expéri- menter de nouveaux modèles économiques fondés non pas sur le coût d?acceptation des déblais liés au statut de déchet mais sur la valeur de la ressource produite. La stratégie de valorisation de la Société du Grand Paris repose également en grande partie sur la valorisation volume dans des projets d?aménagement. Elle a lancé en 2019 un appel à manifes- tation d?intérêt appelé « Ligne Terre » à destination des maîtres d?ouvrage publics ayant des projets d?aménagement nécessitant des terres et un similaire auprès de maîtres d?ouvrage privés. Elle devient ainsi fournisseur de terres pour des aménagements. Ces appels à projet permettent de s?assurer que les projets d?aména- gement répondent bien à des besoins des maîtres d?ouvrage et constituent donc des valorisations. Elle développe ainsi des par- tenariats avec ces acteurs pour leur fournir des terres. La SGP dé- veloppe des partenariats avec des collectivités pour réaliser des aménagements. Par exemple, elle fournit les terres pour l?amé- nagement du parc du Sempin à Chelles en collaboration avec la Société d?aménagement foncier et d?établissement rural et ECT. Il s?agit du comblement d?anciennes carrières de gypse et de leur aménagement en parc paysager. Elle court-circuite ainsi les ges- tionnaires de déblais dont un des savoir-faire est de regrouper des terres excavées et de coconstruire des projets d?aménagement les réemployant. Cependant, la Société du Grand Paris ne dispose pas de la capacité de mise en oeuvre opérationnelle des terres pour la réalisation des aménagements. Les maîtres d?ouvrage de ces amé- nagements s?appuient donc sur les opérateurs existants pour leur réalisation, par exemple ECT dans le cas du Parc du Sempin. D?autres acteurs explorent également des modes de valorisation matière, parfois en étant soutenus par la Société du Grand Paris dans le cadre d?appels à projets. C?est le cas de l?entreprise Val- horiz qui explore la création de technosols et de sols fertiles à | 69 partir des déblais. L?entreprise ECT se positionne également sur ce marché via son produit appelé urbafertile associant déblais et compost49. Elle développe en parallèle des projets au croisement entre l?aménagement et le land art, comme le réaménagement de l?ISDI de Villeneuve-sous-Dammartin en parc bélvédère50. Le sur- cyclage des déblais en matériaux de construction, comme le pro- pose le projet Cycle terre associant des experts de la construction en terre et du sol (laboratoires de recherche et architectes, cabinet de conseil Antea), la municipalité de Sevran, l?aménageur Grand Paris Aménagement, le promoteur Quartus, la Société du Grand Paris et ECT, se développe également. Enfin, d?autres travaillent à l?optimisation de la réutilisation entre chantiers comme Hesus, plateforme numérique d?échange de terre entre producteurs de déblais et consommateurs de terre. Le paysage des acteurs de la gestion des déblais se recompose donc avec de nouveaux entrants mais aussi avec l?adaptation des acteurs existants et leur participa- tion aux innovations de filières. La prise en compte des terres dans le Plan régional de prévention et de gestion des déchets La limitation des pratiques de stockage des déblais se retrouve dans les objectifs du Plan régional de prévention et de gestion des déchets voté en 2019. Cependant, à la différence du Plan précé- dent (Predec), celui-ci n?interdit pas l?ouverture de nouvelles ca- pacités de stockage en Seine-et-Marne51 mais encadre l?ouverture de nouvelles capacités de manière à limiter leur concentration, à réserver le stockage aux matériaux excavés non recyclables et à garantir des réaménagements des ISDI lorsqu?elles arrivent en fin de vie. Cette décision résulte d?un compromis entre différents 49 Entretien avec un responsable développement et innovation d?ECT, 2020. 50 Ce projet est réalisé en étroite collaboration avec l?architecte, paysagiste et urba- niste Antoine Grumbach. Il s?intitule «La colline a des yeux». 51 «La confrontation de ces capacités prospectives avec les besoins en matière de stockage selon le scénario de gestion des déchets inertes présenté dans le chapitre II partie E montre qu?il sera indispensable de créer des capacités de stockage sur l?ensemble de la durée du plan.» (Région Ile-de-France, Plan Régional de Préven- tion et de Gestion des Déchets- Chapitre III, p. 164) Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais : quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ? 70 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes impératifs. Selon plusieurs acteurs rencontrés à la fois à la préfec- ture, à la Région et parmi les entreprises, une diminution des ca- pacités de stockage risquerait d?augmenter le coût des chantiers et de la construction en Île-de-France et pourrait aussi conduire au développement de dépôts sauvages. Ce dernier risque est consi- déré comme élevé car le secteur du terrassement s?appuie sur de nombreuses petites et très petites entreprises réalisant de faibles marges, travaillant parfois dans l?informalité et sur des chantiers diffus, difficiles à contrôler. Une augmentation des prix du stoc- kage, liés à la réduction des capacités et l?augmentation des dis- tances de transport, pourrait les inciter à ne plus déposer les dé- blais en installations. Concernant la répartition des ISDI, le rééquilibrage territorial est bien mis à l?agenda des politiques publiques régionales. Cepen- dant, le transfert des capacités de stockage de la Seine-et-Marne vers d?autres départements franciliens s?avère particulièrement difficile du fait des contestations générées par les projets d?ouver- ture d?ISDI. Les groupes de réflexion qui ont accompagné la ré- daction du Plan régional de prévention et de gestion des déchets entre 2017 et 2019 se sont interrogés sur les formes de solidarité et de réciprocité qui pourraient émerger entre territoires produc- teurs et récepteurs des déblais. Le Plan régional de prévention et de gestion des déchets d?Île-de-France a ainsi fixé des critères pour l?ouverture de nouvelles ISDI et l?extension des ISDI exis- tantes afin de limiter la concentration des installations et l?allon- gement de la durée de vie des installations existantes52. Face aux risques induits par une trop forte limitation concernant les capacités de stockage, le Plan oriente vers le développement des pratiques de valorisation volume comme le remblayage des carrières et les projets d?aménagement labellisés. Il s?agit d?enca- drer ces pratiques et d?accompagner les élus locaux dans la régu- lation des permis d?aménagement grâce à une démarche de label- lisation pilotée par l?État à travers le Cerema (Cerema, 2020). Le Plan incite également à la diversification des modes de valorisa- 52 Région Ile-de-France, Plan Régional de Prévention et de Gestion des Déchets- Chapitre III, p. 169. | 71 tion des déblais via le recyclage. Celui-ci ne vise pas à se substituer aux pratiques de valorisation volume du fait des quantités en jeu mais plutôt à compléter les filières de gestion existantes de ma- nière à limiter progressivement le stockage. Le tableau ci-dessous montre les objectifs de recyclage des terres excavées envisagés par le Plan. Celui-ci prévoit la montée en charge des filières existantes de production de terres chaulées et de sables et graviers ainsi que le développement de filières nouvelles comme les terres fertiles et les matériaux de construction en terre. Les quantités de déblais ainsi recyclés visées par le Plan font sortir ces usages de la margi- nalité tout en restant minoritaires. Figure 11. Objectifs de recyclage des déblais envisagés par le PRPGD 2015 2025 2031 Production de terres chaulées 0,37 Mt 1,3 Mt 2 Mt Production de sables et graviers issus du traitement mécanique et du lavage 0,13 Mt 0,5 Mt 0,6 Mt Production de terres «fertiles» amendées pour l?aménagement 0 0,6 Mt 1 Mt Production pour la construction (terre crue) 0 <0,1 Mt 0,4 Mt Total 0,5 Mt 2,5 Mt 4 Mt Source: Plan Régional de Prévention et de Gestion des Déchets - Chapitre II, 2019, p. 264. Enfin, il prévoit l?instauration d?un comité régional sur la gestion des déblais qui associe la Région, des représentants de l?État, des collectivités et des filières économiques. Une première réunion du comité a eu lieu en décembre 2021. Il constituera une scène d?observation, particulièrement intéressante, de la gouvernance des déblais franciliens. Au-delà des déchets, une politique des terres en Île-de-France ? La recomposition des modes de gestion des terres excavées fran- ciliennes s?appuie sur la transformation des filières allant de la Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais : quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ? 72 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes gestion des matières-déchets à l?approvisionnement des chantiers en matériaux issus de la valorisation. Ce second aspect demeure peu traité par les politiques publiques alors que la réussite de ces filières dépend fortement de l?existence d?une demande pour les matériaux issus de la valorisation par les maîtres d?ouvrage. La So- ciété du Grand Paris entend participer à la stimulation de cette demande via des chartes avec les collectivités, incitant les amé- nageurs agissant sur leur territoire à prescrire des matériaux inté- grant des terres excavées dans leurs marchés. Les politiques régio- nales commencent également à sortir d?une approche centrée sur la gestion des déblais comme déchets pour envisager l?ensemble des filières et, en particulier, la question de l?approvisionnement à travers le référentiel de l?économie circulaire. À la suite de la Ville de Paris, qui a lancé un Plan économie cir- culaire dès 2015, la Métropole du Grand Paris et certains éta- blissements publics territoriaux comme Plaine Commune et Est Ensemble, la Région a établi une Stratégie régionale d?économie circulaire qui prolonge le Plan régional de prévention et de gestion des déchets. Cette stratégie cible les matériaux de chantier par- mi les quatre groupes de matières principalement consommées par la Région : la biomasse agricole et les produits alimentaires, les combustibles fossiles, les matériaux de construction, les pro- duits finis et les minerais métalliques (2020, p.9). Un des leviers est dédié à la circularité dans les chantiers. Celle-ci n?est pas abor- dée uniquement sous l?angle du recyclage mais aussi sous celui du métabolisme, de manière à mettre en relation l?approvision- nement en matériaux, la gestion du stock et celles des résidus de chantiers. En effet, le constat dressé souligne la dépendance de la Région pour son approvisionnement en granulats (Augiseau, 2017). Le développement de filières de recyclage, de réemploi et une meilleure gestion du stock existant sont envisagés comme des manières de créer des boucles régionales permettant de limiter cette dépendance (Région Île-de-France, 2020, p. 42). Alors que les matériaux en terre étaient totalement absents de la stratégie régionale pour l?essor des filières de matériaux et produits biosourcés en Île-de-France élaborée en 2018, ils sont mention- | 73 nés dans la stratégie régionale d?économie circulaire élaborée en 2020. Celle-ci prévoit le lancement d?un appel à projet autour des «filières franciliennes de réemploi et de recyclage dans le BTP», qui mentionne explicitement la construction en terre : « expéri- menter et innover pour réemployer des matériaux géo-sourcés produits localement (terres excavées sous forme de matériaux en terre crue, terres cuites, ou terres fertiles).» (Région Île-de-France, 2020, p.43). Une politique des terres, dépassant le cadre de la ges- tion des déblais-déchets, commence à émerger. Conclusion La situation métabolique des terres excavées franciliennes, mar- quée par la diminution progressive des débouchés historiques d?un côté et un flux croissant de terres excavées de l?autre, déstabi- lise le régime de gestion actuel. On observe une diversification des pratiques de gestion des déblais. Les comblements de carrière, pratiques anciennes de valorisation volume, sont facilités pour limiter le coût économique du traitement des déblais du Grand Paris. Des projets d?aménagement, souvent paysagers, fortement consommateurs de terres, voient le jour comme l?aménagement du Parc du Sempin ou du belvédère de Villeneuve-sous-Dammar- tin intitulé « la colline a des yeux ». Ils témoignent d?une adap- tation des acteurs classiques de la gestion des déblais à l?enca- drement politique et règlementaire qui limite les installations de stockage des déchets inertes et participent d?une amélioration qualitative des sites accueillant des terres excavées. Cependant, ils s?inscrivent dans la continuité des pratiques historiques de ges- tion des déblais et continuent de s?appuyer sur les mêmes modèles économiques et les mêmes représentations. Si ces aménagements rendent des services à la société et permettent un nouvel usage pour des fonciers dégradés, ils ne participent pas de manière sys- tématique à une transformation des métabolismes vers davantage de circularité. En effet, les terres ne se substituent pas systémati- quement à des matières primaires. De même, une partie de ces débouchés dépend de la poursuite des extractions de ressources primaires via les carrières. Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais : quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ? 74 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Parallèlement, des pratiques émergentes comme la réutilisation entre chantiers, la production de matériaux en terre crue, la ferti- lisation en terre végétale et la conception de technosols créent des bifurcations par rapport au régime actuel de gestion des terres. Ces différentes pratiques ont pour point commun de qualifier la terre au regard de son potentiel d?utilisation pour de nouveaux usages et pas uniquement comme déchet au contact du sol. Elles ouvrent la voie à un métabolisme plus circulaire en substituant les terres excavées à d?autres matières premières via leur intégra- tion dans le cycle de la construction et de l?aménagement. Mais, face aux volumes de déblais en jeu, la capacité de ces valorisations matière à générer des débouchés suffisants, peut légitimement être interrogée. Cela conduit à questionner la quantité de déblais produits. La diminution de ces quantités, assimilable à la préven- tion dans l?échelle de Lansink, demeure cependant absente des débats. Elle supposerait un changement plus global des pratiques constructives et urbanistiques. Il est donc encore difficile de qua- lifier les transformations actuelles, qui combinent consolidation du régime dominant via l?encouragement des remblais en carrière et en projets d?aménagement, adaptation de celui-ci via une meil- leure adéquation des quantités de terres réemployées aux besoins réels des aménagements et, enfin, émergence de valorisations en matière. | 75 Crédits : Agnès Bastin PARTIE 3 Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées | 77 Parmi les filières alternatives au stockage et à la valorisation dans le cadre de projets paysagers, la production de matériaux en terre à partir des déblais est explorée en Île-de-France, notamment via le projet Cycle terre. Il s?agit de la création d?une unité de production de matériaux en terre crue issus du surcyclage des terres excavées du Grand Paris. Le surcyclage désigne la transformation d?une matière considérée comme un déchet en une nouvelle matière ayant une valeur ajoutée et des qualités matérielles supérieures à celle du produit initial. On ne peut parler ici de recyclage dans la mesure où l?usage des terres n?est pas équivalent à leur fonction initiale comme sol. Cette unité de production, appelée fabrique, est située à Sevran, commune de Seine-Saint-Denis. Le projet en- tend également participer au développement et à la structuration d?une filière francilienne de production de matériaux en terre crue à partir des déblais. Il expérimente donc la faisabilité et la viabilité d?un dispositif sociotechnique de surcyclage qui pourrait consti- tuer un nouveau débouché pour la gestion des terres excavées et une nouvelle forme de valorisation matière. Ce projet a une dimension exploratoire et ne concerne qu?une faible quantité de matières, 8 000 tonnes par an pour les pre- mières années d?exploitation à mettre en comparaison avec les 20millions de tonnes de déblais produits chaque année en Île-de- France. Il n?entend donc pas constituer une réponse aux enjeux quantitatifs du contexte francilien et n?a pas vocation à se subs- tituer entièrement aux filières existantes de gestion des déblais mais plutôt à les diversifier. Dans le Plan régional de prévention et de gestion des déchets, les filières émergentes de valorisation matière doivent d?ailleurs permettre la suppression progressive du stockage des déblais mais demeurent complémentaires des pra- tiques de valorisation volume. Filières consolidées et émergentes sont également complémentaires du point de vue de la qualité des terres, toutes les terres excavées n?ayant pas les caractéristiques granulométriques adaptées à la production de matériaux en terre crue. Le projet Cycle terre explore une filière de valorisation de la partie fine des déblais, aujourd?hui difficile à valoriser. Les parties à plus fortes granulométries entrent déjà dans des filières de valo- 78 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes risation en travaux publics53. L?originalité du projet réside donc dans l?intensité du bouclage qu?il propose, à savoir un surcyclage des terres et une substitution des matières secondaires (béton de terre) aux matières primaires (béton de ciment), et dans sa gouvernance infrarégionale et coo- pérative, qui diffère de l?organisation actuelle du secteur. L?analyse de la genèse de cette expérimentation et des caractéristiques du dispositif sociotechnique expérimenté met en évidence les trans- formations du métabolisme qui pourraient en découler. Cette ex- périmentation est aussi envisagée au prisme des recompositions des régimes sociotechniques qu?elle induit, de ses possibilités de diffusion ainsi que de sa participation à la structuration d?une nouvelle filière de gestion des déblais d?un côté et du développe- ment de l?architecte de terre crue de l?autre. Expérimenter une filière circulaire des terres aux marges du régime existant de gestion des déblais: la fabrique Cy- cle terre Cycle terre résulte de la coopération d?acteurs territoriaux et éco- nomiques issus du milieu de la terre crue, de l?aménagement et de la construction. Il est donc le produit d?une coalition d?acteurs hétérogènes dont les intérêts se sont alignés pour expérimenter un dispositif sociotechnique et une filière nouvelle. L?analyse des ressorts de la formation de cette coalition d?acteurs et du dispo- sitif expérimental met en avant le positionnement ambivalent de l?expérimentation par rapport aux régimes en place. Les acteurs en jeu regroupent, dans un premier temps, des acteurs extérieurs au régime de la gestion des déblais mais parties prenantes, pour plusieurs d?entre eux, des régimes dominants de l?aménagement et de la construction. La formation d?une coalition singulière d?acteurs aux expertises et aux intérêts complémentaires autour des terres excavées La coalition d?acteurs parties prenantes de Cycle terre s?est forma- 53 Entretien avec un responsable valorisation des matériaux d?Antea, 2019. | 79 Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées lisée dans un partenariat impliquant l?Union Européenne à tra- vers le dispositif Actions Innovatrices Urbaines du Fond européen de développement régional. Elle rassemble une diversité d?acteurs dont les compétences correspondent à différentes étapes de la chaîne de transformation des déblais en éléments constructifs en terre crue: la connaissance du sous-sol via l?ingénierie de l?envi- ronnement apportée par Antea Group, les procédés de transfor- mation de la matière en matériaux via l?expertise en sciences de la matière d?Amàco et du CRAterre, et l?intégration de ces matériaux dans le bâti via l?expertise architecturale et la certification appor- tées par CRAterre, AE&CC et Joly & Loiret. À ces acteurs, experts du traitement, de la circulation et de la transformation des terres, s?ajoutent des maîtres d?ouvrage, producteurs de déblais et poten- tiels prescripteurs de matériaux en terre crue: la Société du Grand Paris, Grand Paris Aménagement, un des principaux aménageurs d?Île-de-France, la commune de Sevran, maître d?ouvrage de la ZAC Sevran Terre d?Avenir et site d?accueil de la fabrique, ainsi que Quartus, promoteur engagé dans la construction et la commercia- lisation de projets immobiliers en terre crue. La création de com- pétences, nécessaires à l?émergence d?une filière, est assurée par Amàco et Compétences Emploi, agence communale en charge de l?emploi et de la formation. Enfin, des organismes de recherche se chargent de l?évaluation de l?empreinte environnementale des matériaux produits (AE&CC) et de l?analyse des effets de la fa- brique sur la transformation du métabolisme des projets urbains. C?est le cas du laboratoire Systèmes productifs, logistique, orga- nisation du travail et transports de l?IFSTTAR et le Centre de re- cherches internationales de Sciences Po54. Ce projet correspond à la rencontre de deux trajectoires d?acteurs. D?un côté, la directrice de l?urbanisme d?Antea Group, cabinet de conseil et d?ingénierie en environnement, et la cheffe de projet environnement et agriculture de l?Établissement public d?amé- nagement de la Plaine de France ont conçu un projet à présenter 54 J?ai participé au projet Cycle terre dans ce cadre ainsi que mon directeur de thèse, Éric Verdeil. Voir l?introduction pour davantage d?informations concernant le dispositif d?observation participante. 80 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Figure 12. Localisation de la commune de Sevran au sein de la Métropole du Grand Paris Source: Géoportail, 2022 dans le cadre de l?appel à projet européen Actions Innovatrices Urbaines. L?expérience de la cheffe de projet dans le domaine de l?agriculture urbaine et périurbaine l?a conduite à s?intéresser au rôle joué par les installations de stockage des déchets inertes dans la consommation des terres agricoles. Elle cherche des modalités de gestion des déblais alternatives au stockage. La commune de Sevran intègre le projet qui consiste alors en un bâtiment démons- trateur en terre crue à partir des terres excavées de l?opération ur- baine Sevran Terre d?Avenir. Cependant, ce projet initial s?avère impossible du fait des différences de phasage entre le projet ur- bain pour lequel les excavations sont prévues en 2022 et l?appel à projets européen pour lequel les projets doivent être réalisés | 81 Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées Figure 13. Périmètre de la ZAC Sevran Terre d?Avenir, orientations d?amé- nagement et chantiers du Grand Paris Express Source : Grand Paris Aménagement, Dossier de création de la ZAC Sevran terre d?avenir Centre-ville ? Montceleux: rapport de présentation (2019, p.17) 82 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes d?ici 2022. Une autre source de terres est alors envisagée: celle des gares du Grand Paris Express. De l?autre, un ensemble de maîtres d?oeuvre et de chercheurs (Amàco, Joly&Loiret, AE&CC et CRAterre) ont engagé des ré- flexions sur le potentiel de réutilisation des terres excavées pour en faire un matériau de construction métropolitain, lors de l?expo- sition Terres de Paris en 2016. Amàco est un centre de recherche et de formation sur la construction en terre crue et en fibres végé- tales installé en Isère, région dotée d?une tradition constructive en terre crue. AE&CC est une unité de recherche de l?École nationale supérieure d?architecture de Grenoble spécialisée dans l?étude des établissements humains et leur soutenabilité. CRAterre est une association et un centre de recherche dédié à la construction en terre au sein de l?École nationale supérieure d?architecture de Gre- noble. Créé en 1979, il est reconnu comme le centre international de recherche sur la construction en terre et promeut la protection du patrimoine en terre, la reconnaissance et le développement des cultures constructives en terre dans une perspective à la fois environnementale, sociale et culturelle. L?agence d?architecture Joly&Loiret, créée en 2007, est spécialisée dans la construction avec des matériaux dits naturels. Elle a progressivement déve- loppé une réflexion autour de l?architecture en terre crue qui s?est concrétisée en 2012 par la réalisation d?un mur en terre crue pour la maison du Parc naturel régional du Gâtinais à Milly-la-Forêt. Dans le cadre de l?appel à projets innovant Réinventer Paris, l?agence Joly&Loiret a proposé la construction d?une tour de 16 étages en pierre et en terre crue à partir du recyclage de dé- blais de chantiers franciliens. Le projet n?a pas été lauréat mais a contribué à faire connaître la construction en terre crue en Île- de-France et à structurer une réflexion autour de l?architecture de terre dans un contexte urbain métropolitain alors que ce matériau est habituellement associé aux espaces ruraux et à l?habitat indi- viduel. Localisés à Paris et dans la région grenobloise, ces acteurs entretiennent d?importantes relations interpersonnelles dans le cadre de leurs activités de recherche, d?enseignement et dans la conduite de projets opérationnels. Ils intègrent le partenariat et contribuent alors à faire évoluer le projet d?un bâtiment vers un | 83 Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées outil de production de taille intermédiaire au service de la struc- turation d?une filière terre francilienne. Dans un contexte natio- nal d?absence de politique réelle de soutien à la construction en terre, ils saisissent le financement européen de 5 millions d?euros comme une opportunité de travailler à la levée de certains des principaux freins au développement de la filière en Île-de-France. En particulier, l?installation d?activités de production, la certifica- tion des matériaux et le développement d?un modèle économique viable permettant des prix de sortie acceptables pour le marché francilien de la construction sont des axes identifiés. Le dispositif Actions Innovatrices Urbaines et le choc métabolique du Grand Paris Express, couplé à la réflexion développée par les experts de la terre crue sur la construction à partir des déblais, ont permis l?alignement des intérêts divers des acteurs du partena- riat Cycle terre. D?un côté, le projet s?est inscrit dans le référentiel montant de l?économie circulaire, qui constituait un des thèmes de l?appel à projets européen. En parallèle, la focalisation sur les terres excavées faisait écho à la question croissante de la gestion des déblais mise à l?agenda politique par la construction du Grand Paris Express. Le schéma ci-dessus synthétise les motivations et intérêts des différents acteurs opérationnels impliqués dans le partenariat en 2018, lors du lancement de Cycle terre (Figure 16). Ils montrent également le positionnement des acteurs par rapport au circuit des terres excavées. Dans la coalition de départ, on note l?absence de producteurs de matériaux et d?acteurs opérationnels existants de la gestion des terres excavées comme les exploitants de carrières, les entrepreneurs de travaux publics ou des gestion- naires d?installations de stockage. Ce sont des acteurs situés en amont de la gestion des déblais (maîtres d?ouvrage) et en aval mais sur des filières émergentes qui se sont rassemblés pour produire un dispositif nouveau de gestion des déblais par leur surcyclage en matériaux de construction. Une expérimentation métabolique: tester un dispositif de surcy- clage de la ressource terre Le projet Cycle terre entend tester et démontrer la pertinence d?un modèle de production de matériau intermédiaire entre industrie 84 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Figure 14. Exposition "Terres de Paris. De la matière au matériau" au Pavillon de l'Arsenal (2016-2017) Crédits: Pavillon de l'Arsenal / Photothèque : Antoine Espinasseau | 85 Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées Figure 15. Tour de logements en terre crue et restructuration de l?ancienne gare Masséna en marché couvert, Concours international Réinventer Paris, 2015. Projet finaliste 2e Prix, Agence Joly & Loiret Crédits: Paul-Emmanuel Loiret & Serge Joly, architectes / Image Doug&Wolf 86 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes et artisanat à partir de terres excavées localement. Il propose donc d?explorer la faisabilité d?une filière de production de matériaux qui se distingue de la filière majoritaire du béton-ciment du fait de son échelle de production et du type de ressources utilisées, c?est- à-dire des ressources secondaires extraites à proximité immédiate des chantiers de construction. Cette filière pourrait participer à augmenter la circularité du métabolisme des terres excavées et à relocaliser partiellement l?approvisionnement en matériaux de construction des projets urbains. Le projet se rapproche à plu- sieurs égards d?une expérimentation telle que définie par Kar- vonen et Van Heur (2014). Ces deux auteurs identifient trois caractéristiques des expéri- mentations urbaines inspirées des laboratoires en sciences ex- périmentales : « Rather than conflating ?experimentation? with ?change? and claiming that everything is an experiment, we argue that there is a need to adopt a more precise understanding of the practice of experimentation. Returning to the laboratory studies scholarship, it is helpful to understand experimentation as (1) in- volving a specific set-up of instruments and people that (2) aims for the controlled inducement of changes and (3) the measure- ment of these changes.»(2014: 383). Ils caractérisent ainsi les ex- périmentations par la délimitation d?espaces comparables à des laboratoires situés (situatedness), par leur caractère dynamique et la production de nouvelles régulations (change-oriented) et par leur caractère contingent et incertain (contingent). Le caractère si- tué des expérimentations urbaines les distingue d?un laboratoire en sciences expérimentales dans lequel l?expérience est artificiel- lement construite et contrôlée. Karvonen et van Heur soulignent l?importance des opérations de sélection et de délimitation des espaces urbains intégrés à l?expérimentation. Ces opérations créent un cadre partiellement contrôlé permettant de produire des connaissances situées sur les conditions de réalisation et, éventuellement, de diffusion des dispositifs testés. C?est en ce sens que les expérimentations urbaines sont change-oriented, c?est-à- dire conçues pour produire intentionnellement du changement qui ne se limite pas à une optimisation de l?existant. Elles peuvent ainsi alimenter de nouvelles régulations. Les résultats des expéri- | 87 Figure 16. Les partenaires Cycle terre en 2018 et leur positionnement par rapport au circuit des terres excavées Source: Entretiens, 2018-2019. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées mentations sont incertains et le processus expérimental demeure contingent. Les formes prises par les innovations sont ouvertes et peuvent évoluer au cours de l?expérimentation. Ces trois caracté- ristiques distinguent les expérimentations urbaines des projets urbains classiques. Dans le cas de Cycle terre, le cadre expérimental est défini de ma- nière très structuré : il s?appuie sur la délimitation d?espaces de démonstration, sur la définition d?innovations à tester et d?ins- truments d?évaluation. Le programme Démonstrateur industriel pour la ville durable (DIVD) du ministère de la Transition écolo- gique et solidaire et l?appel à projet européen ciblent tous deux ex- plicitement le cadre et la nature des innovations attendues. Cycle Terre propose la création d?un processus industriel de production 88 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes de matériaux en terre crue qui permette de dépasser l?échelle des chantiers individuels et au cas par cas et la réutilisation d?un dé- chet urbain, les terres excavées, dans une perspective circulaire. Ces deux objectifs doivent permettre de limiter les coûts de la construction en terre crue dans les espaces métropolitains grâce à l?économie réalisée sur la mise en décharge (Cycle terre, 2018, p. 27). Le projet est accompagné d?indicateurs de performance permettant d?évaluer la mesure dans laquelle les innovations ont été atteintes. Même si les innovations attendues sont clairement définies dès le lancement du projet, les chemins pour y parvenir sont soumis à évolution en fonction des aléas rencontrés et des incertitudes qui caractérisent le projet comme la disponibili- té du foncier, les caractéristiques géotechniques des terres ou la robustesse du modèle économique envisagé. Le projet européen prévoit d?ailleurs un cadre pour intégrer cette incertitude et la contingence, caractéristique des expérimentations au sens de Ka- rvonen et Van Heur. Il prévoit la possibilité de modifier le contrat de partenariat à deux reprises afin de permettre des ajustements au cours de la mise à l?épreuve de l?expérimentation. L?expérimentation s?appuie également sur la délimitation d?un espace de test, à savoir la ville de Sevran et l?opération d?aména- gement Sevran Terre d?Avenir. À la différence d?un laboratoire classique, l?ensemble des variables d?un territoire ne peuvent pas être contrôlées car il ne s?agit pas d?une opération entièrement construite pour la démonstration mais d?un environnement réel nécessairement soumis à des contingences (Evans, 2016 ; Lamé- nie et al., 2019). Il existe donc des tensions entre le caractère spé- cifique du territoire choisi et le potentiel de généralisation des connaissances produites par l?expérience urbaine. Le territoire sevranais est singulier mais représentatif d?autres espaces fran- ciliens, en particulier de la zone dense francilienne caractérisée par des tensions foncières, l?héritage mémoriel et urbain du passé industriel ainsi que la co-présence de grands ensembles d?habitat social et d?habitats pavillonnaires. De la même manière, les exca- vations de la ligne 16 du Grand Paris Express à Sevran-Livry et la proximité d?importantes opérations d?aménagement, comme Se- vran Terre d?Avenir, constituent une situation pouvant se retrou- | 89 ver dans d?autres espaces franciliens. Le projet est donc en partie conçu pour être représentatif et produire ainsi des connaissances transférables à d?autres sites. La transférabilité et la montée en échelle sont d?ailleurs des objectifs explicitement formulés dans l?accord de partenariat qui distingue trois niveaux de généralisa- tion. Le premier concerne la diffusion de l?usage des matériaux en terre crue issus des déblais au sein d?autres projets portés par la Société du Grand Paris et au sein de l?opération d?aménagement Sevran Terre d?Avenir. Le second concerne la diversification des sources de terres excavées vers l?ensemble des chantiers de terras- sement. Le troisième est la réplication de la fabrique dans d?autres projets et contextes urbains (Cycle terre, 2018, p.31). La recherche de changements importants caractérise donc Cy- cle terre. Le financement qui accompagne le programme Actions Innovatrices Urbaines permet d?explorer un processus industriel nouveau par son échelle et la réutilisation de déchets urbains de terre. En effet, le taux de financement du programme européen est de 80% du coût du projet. Cela représente un investissement financier de 4,8 millions d?euros pour un projet dont le coût a été initialement estimé à environ 6,1 millions d?euros. Ce programme européen permet de lancer un investissement qui n?aurait pas existé ou difficilement autrement, étant donné le risque associé et la temporalité des retours sur investissement attendue55. Le mo- dèle économique de la fabrique prévoit un amortissement sur en- viron vingt ans, durée largement supérieure à celle attendue dans les industries de la construction. En ce sens, le changement opéré par le projet Cycle terre est relativement radical. Cycle terre s?appuie enfin sur des représentations du changement urbain à l?échelle de la métropole et à l?échelle de la ville de Sevran. La fabrique de matériaux en terre crue est présentée par le maire 55 Par ailleurs, le dispositif DIVD, s?il n?apporte que peu de financements, s?accom- pagne de possibilités de dérogation au droit commun à travers la mise en place de «groupes verrou» pour lever d?éventuelles barrières règlementaires. Cette possi- bilité n?a finalement pas été utilisée par Cycle terre car le statut du déchet, identifié comme un obstacle règlementaire au début du projet, s?est avéré peu probléma- tique grâce à la sortie implicite du statut de déchet. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 90 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes de Sevran comme un projet fortement politique, qui interroge le récit de développement de la commune. L?expérimentation Cycle terre participe, selon lui, à un renouveau de l?activité économique en ville via le soutien à des activités artisanales autour de la tran- sition écologique, à un changement d?image de la ville d?un es- pace dortoir à une ville attractive et à une réduction de la fracture urbaine entre secteurs pavillonnaires au Sud de la commune et grands ensembles d?habitat social au Nord. Le démonstrateur Cy- cle terre n?est pas réduit à une innovation technique mais il est en- visagé par le maire comme un outil d?«hégémonie culturelle». En ce sens, la fabrique propose un récit de la ville de Sevran différent du récit dit dominant. Tout au long du XXème siècle, la commune a connu un fort développement industriel s?accompagnant de la construction de logements ouvriers, de grands ensembles d?habi- tat social et de lotissements pavillonnaires, symbole de mobilités sociales ascendantes. Le départ des grandes entreprises, notam- ment Kodak et Westinghouse56, dans les années 1990 a modifié la structure socio-économique de la commune, qui connaît au- jourd?hui un fort taux de chômage et un taux de pauvreté57 parmi les plus élevés d?Île-de-France. Sa base fiscale est donc faible et la plupart des développements urbains de Sevran sont guidés par ces contraintes financières. Pour le maire, Cycle terre explore une perspective de développement urbain et économique renouvelé qui valorise des ressources sevranaises et renverse le stigmate as- socié à la désindustrialisation, comme l?exprime cet extrait d?en- tretien: « En fait, je voudrais que Sevran retrouve le fil de son histoire. Et, son histoire, c?est l?histoire industrielle. C?est pour cela que 56 La société Kodak a utilisé un site industriel situé à Sevran de 1925 à 1995 pour le développement photographique et cinématographique. La société Westinghouse fabriquait elle des systèmes de freinage, notamment pour le secteur ferroviaire, dans un autre site à proximité depuis la fin du XIXème siècle. Le site de Sevran ferme en 1998. 57 En 2018, le taux de chômage de Sevran est de 20,5 % alors qu?il est de 12,2 % en Ile-de-France. Le taux de chômage est de 14,3 % contre 13 % en Seine-Saint-Denis et 9,3 % en Ile-de-France. Le taux de pauvreté est de 32 % à Sevran contre 28,4 % en Seine-Saint-Denis et 15,6 % en Ile-de-France(Insee, 2021). | 91 je soutiens beaucoup le projet Cycle Terre. (?) Il va se pas- ser quelque chose à Sevran. La rupture a été trop nette avec l?industrie. Il faut des enseignes de petits artisans, de l?artisa- nat dans le tissu urbain. Il faut attirer les entreprises là et pas dans les zones d?activités. (?) On ne peut pas reproduire les grandes friches industrielles en concentrant les activités éco- nomiques dans des zones d?activités. Cela pose ensuite plein de problèmes de gestion des friches, de dépollution. Ça fait des grands pans de la ville qui sont morts, qui créent des cou- pures urbaines. La fabrique est intégrée à un grand espace paysager et, comme cela, elle fait le lien entre le Nord et le Sud, les logements sociaux et les pavillons. » (Entretien avec le maire de Sevran, 2019). Le maire souligne l?inscription du projet Cycle terre dans la conti- nuité de l?histoire industrielle et ouvrière58 de la commune sans que ce projet constitue pour autant un retour à la grande indus- trie du XXème siècle, qui crée de fortes dépendances et dont les héritages demeurent aujourd?hui difficiles à gérer. L?intégration de la production en ville se traduit ici dans des formes urbaines caractérisées par la mixité fonctionnelle et des échelles intermé- diaires. La fabrique est pensée comme un lieu de production mais aussi comme un équipement urbain au service de la reconnexion entre le Nord et le Sud de la commune. Enfin, elle participe d?un retournement d?image dont les maîtres mots sont «destination» et «émulation» et s?inscrit ainsi pleinement dans le schéma di- recteur de l?opération Terre d?Avenir (Ville de Sevran et al., 2016). Cycle terre constitue donc une expérimentation à la fois urbaine, dans la mesure où elle met en jeu le devenir urbain de Sevran, et métabolique, dans la mesure où le dispositif testé pourrait contri- 58 Stéphane Gatignon, ancien maire, relie explicitement Cycle terre à l?histoire de l?industrie sequano-dyonisienne via la participation de la fabrique à une nouvelle filière d?économie circulaire qu?il qualifie de « nouvelle industrie » (Conférence à la Cité de l?Architecture et du Patrimoine, 14 février 2018). Stéphane Blanchet, maire actuel, s?inscrit dans une perspective similaire: «Cycle terre, c?est réconcilier l?économie avec le territoire» (Conférence de lancement de Cycle terre, Pavillon de l?Arsenal, 27 septembre 2019). Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 92 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes buer à augmenter la circularité et la proximité de l?approvision- nement des chantiers en matériaux et à améliorer la gestion des déchets. On retrouve les principales caractéristiques des expé- rimentations urbaines selon Karvonen et Van Heur : le change- ment via la réalisation puis la diffusion d?une innovation à la fois technique, urbaine et économique, la délimitation d?un espace de test permettant de mesurer la réussite de l?innovation et les incertitudes associées à l?inscription de la fabrique dans un ter- ritoire spécifique. Bien qu?expérimental, le projet Cycle terre n?est pas pour autant hors des contraintes qui caractérisent les régimes sociotechniques en place. Comme nous l?avons montré, l?expéri- mentation repose sur une coalition d?acteurs qui poursuivent éga- lement leurs intérêts hors du cadre expérimental de Cycle terre. Une expérimentation influencée par les agendas propres à chaque acteur de la coalition Plusieurs acteurs de la coalition Cycle terre participent au ré- gime sociotechnique en place dans le domaine de la construction (Grand Paris Aménagement, Quartus, Société du Grand Paris) et dans une moindre mesure dans celui de la gestion des déblais en tant que producteurs de terres excavées. Ainsi, même si Cycle terre expérimente des dispositifs qui diffèrent des modes de faire issus des régimes en place, le projet n?est pas hermétique à ceux- ci. En particulier, l?expérimentation est influencée par les agendas propres de chacun des acteurs du partenariat. C?est le cas des institutions pour lesquelles Cycle terre représente une très faible part de l?activité, notamment la Société du Grand Paris et Grand Paris Aménagement. On observe ainsi des déca- lages entre des implications personnelles fortes dans l?expérimen- tation et des implications institutionnelles moindres. Le cas de la Société du Grand Paris est particulièrement illustratif. Sa mission principale est la réalisation des ouvrages du Grand Paris Express dans des délais stricts et le respect des contraintes de coûts im- posées et contrôlées par l?État. Ces objectifs peuvent entrer en tension avec la valorisation des déblais considérée comme rele- vant de l?innovation et des enjeux environnementaux, deux va- riables qui n?entrent pas explicitement dans l?équation «coûts-dé- | 93 lais-qualité59» que doivent respecter les chargés de secteur pour la réalisation des ouvrages. Le projet Cycle terre a d?ailleurs été lancé de manière concomitante à la parution d?un rapport de la Cour des comptes soulignant la très forte augmentation des dé- penses associées au Grand Paris Express, celle-ci étant qualifiée de «dérapage» budgétaire (Cour des comptes, 2017, p.10, 39-47). La personne chargée des relations avec Cycle terre au sein de la Société du Grand Paris est le responsable de secteur de la ligne 16 à Sevran-Livry. Il témoigne de la faible marge de manoeuvre dont il dispose dans les choix techniques et logistiques qui impliquent des modifications de coûts. La valorisation des déblais n?est pas le coeur de métier du maître d?ouvrage. Ainsi, des modifications de coûts associés à cette gestion doivent faire l?objet d?arbitrages stra- tégiques et politiques. Le choix par la Société du Grand Paris de confier la relation avec Cycle terre à un membre d?une direction opérationnelle plutôt que d?une direction environnementale ou de l?innovation, pour laquelle la valorisation des déblais a pour- tant été identifiée comme un enjeu majeur, peut apparaître dans un premier temps comme un choix visant à permettre la mise en oeuvre rapide du recyclage des terres dans les pratiques courantes du maître d?ouvrage. Or, ce montage s?est avéré partiellement ino- pérant car la temporalité de l?expérimentation et sa radicalité im- pliquaient des changements plus importants que ceux imaginés par la SGP. Autrement dit, ce choix semble plutôt témoigner du fait que la SGP ne s?est pas placée dans un registre d?expérimenta- tion susceptible de produire des changements radicaux, comme la remise en question du schéma classique coût-délais-qualité, mais plutôt dans un registre d?optimisation de l?existant. D?une manière similaire, Grand Paris Aménagement n?a jamais véritablement inscrit le projet Cycle terre en haut de son agenda. Le pilotage dans le cadre du Démonstrateur industriel pour la ville durable est bien assumé et le projet s?intègre à la stratégie d?in- novation environnementale de l?aménageur comme en témoigne ses rapports d?activité. Cependant, ce projet est également consi- 59 Entretien avec un chef de secteur Sevran-Livry Ligne 16, Société du Grand Paris, 2018. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 94 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes déré comme à « la marge du coeur de métier», ce qui justifie la non implication de l?aménageur dans la société d?exploitation de la fabrique60. Or, d?autres acteurs dont le coeur de métier est éloi- gné de la gestion des déblais et de la production de matériaux ont, par exemple, intégré la société d?exploitation. C?est le cas de la commune de Sevran et du promoteur Quartus. Ainsi, Cycle terre constitue une arène expérimentale rassemblant des acteurs de filières émergentes et des régimes dominants soumis à des contraintes extérieures à l?expérimentation. Un dispositif territorialisé de surcyclage des déblais La commune de Sevran occupe un rôle important dans la gou- vernance de l?expérimentation en tant que porteur du projet. Cela influe sur la définition même de l?objet de l?expérimentation dans la mesure où l?originalité de la fabrique réside en partie dans son échelle locale et dans la participation de l?autorité urbaine à sa gouvernance. Le modèle économique expérimenté par Cycle terre est un modèle de développement territorial qui vise à réin- troduire de l?activité productive dans le milieu urbain dense afin de participer à la relocalisation des chaînes d?approvisionnement matérielles, de gestion des déchets et des emplois associés. La place de la commune de Sevran dans la gouvernance de la fabrique La commune de Sevran n?a pas été à l?initiative du projet. Elle a été intégrée au partenariat comme lieu d?implantation pertinent du fait de la co-présence dans le centre-ville de chantiers d?excavation et de projets d?aménagement consommateurs de matériaux d?une part et des opportunités liées aux relations d?interconnaissance entre chefs de projet d?autre part. Cependant, le programme Ac- tions Innovatrices Urbaines étant destiné aux autorités urbaines, elle est devenue le porteur du projet. Cycle terre se distingue donc d?autres projets de fabrication de matériaux en terre crue, qui ne s?appuient pas sur une autorité urbaine mais sur l?appareil indus- 60 Entretien avec la cheffe de projet Cycle terre à Grand Paris Aménagement, avec Daniel Florentin, 2019. | 95 triel existant de grands groupes ou d?entreprises de taille intermé- diaire. C?est le cas de Saint-Gobain, qui développe une offre de produits en terre crue en partenariat avec une entreprise aixoise61, et d?Alkern, qui développe une gamme de produits préfabriqués en terre crue62. Le partenariat Cycle terre n?implique d?ailleurs pas de fabricants de matériaux mais des acteurs de la recherche-ac- tion détenant une expertise sur la fabrication et l?usage des maté- riaux en terre crue (AE&CC, Amàco, CRAterre). Le projet nécessite donc la création d?un outil de production mais aussi d?un nouvel opérateur pour exploiter la fabrique auxquels l?autorité urbaine participe. Ce modèle pose cependant des questions légales : dans quelle mesure une commune peut-elle participer à la création d?une ac- tivité économique telle une fabrique de matériaux ? N?est-ce pas une distorsion de la concurrence ? Une commune peut en effet faire construire ou participer à la construction d?un bâtiment si celui-ci constitue un équipement du territoire et répond à un in- térêt public local. Dans le cas de Cycle terre, il est difficile d?établir la compétence à laquelle se rattache la construction de matériaux. Celle-ci n?est pas intégrée à la gestion des déchets dans la mesure où la gestion des terres n?est pas de la responsabilité des collec- tivités, à la différence de celle des ordures ménagères. Il est éga- lement difficile de définir l?intérêt local auquel répond le projet dans la mesure où les matériaux produits seront commercialisés à des entrepreneurs franciliens susceptibles d?intervenir sur des chantiers hors de Sevran. À l?inverse, le projet génère des nui- sances: bruit, poussière, circulation de camions63. Le portage de 61 Voir Pierre Pichère, « Une PME familiale et Saint-Gobain main dans la main pour construire en terre crue», Le Moniteur des artisans, 30 septembre 2020. 62 Carnet de terrain ? Rencontre entre Cycle terre, l?EpaMarne et Alkern du 23 avril 2018. 63 Ces éléments sont mis en avant et discutés par l?étude juridique réalisée par le cabinet d?avocat Seban et associés pour la mairie de Sevran concernant le montage du projet. Celle-ci précise «qu?il n?est pas certain que la Ville puisse porter direc- tement ou indirectement (via une société d?économie mixte) la réalisation globale du projet puisque, dans une voie comme dans l?autre, il n?est pas possible d?être assuré que le projet présente un lien suffisant avec une utilité publique.». Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 96 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes l?investissement pour la construction de la fabrique et des outils de production devait initialement être assuré par la commune de Sevran. La fabrique ainsi construite aurait ensuite été cédée à un exploitant. Pour éviter les recours, il a été décidé que la ville ne porterait pas l?investissement de la fabrique mais que celui-ci se- rait assuré par le promoteur Quartus. Le portage privé s?avérait en partie rassurant pour la municipalité qui ne portait plus le risque financier associé mais il a suscité l?inquiétude de certains élus soucieux de ne pas céder un des terrains publics les mieux placés pour un faible prix à un promoteur qui allait y conduire sa propre activité et profiter des éventuels revenus générés64. La même question s?est posée a fortiori pour l?exploitation de la fabrique. Le partenariat a choisi une forme coopérative pour l?ex- ploitation permettant à la municipalité de Sevran de participer à la gouvernance de l?entreprise et de garantir le maintien des am- bitions de développement local. La création d?une société coopé- rative d?intérêt collectif (SCIC) permet d?assurer une place au ter- ritoire et d?associer différentes compétences dans la gouvernance de la fabrique tout en limitant l?enrichissement des sociétaires. En effet, le statut de SCIC impose d?affecter plus de la moitié du résul- tat positif à des réserves dites impartageables65. Ainsi, les socié- taires ne peuvent pas voir leur part sociale augmenter et le capital de l?entreprise reste stable. En revanche, la SCIC se constitue un patrimoine qui peut être investi. La société d?exploitation associe plusieurs des partenaires ainsi que l?entreprise Briques Technic Concept, fabricant de briques comprimées en terre crue dans la région toulousaine (Figure 17). D?autres acteurs pourront ensuite rejoindre la société afin de compléter les expertises représentées. La dimension territoriale du projet est explicitement formulée dans le pacte des associés de la SCIC: « Cette proposition répond à une diversité d?objectifs visant à rendre la ville plus résiliente dans son fonctionnement(?): 64 Par exemple, lors de la commission municipale «développement durable» qui s?est tenue à Sevran le 6 novembre 2018. 65 Selon le pacte d?associés de la SCIC Cycle terre, 60% du résultat positif devra être affecté aux réserves impartageables au minimum. | 97 - Redévelopper des filières de construction territorialisées, avec des matériaux simples nécessitant plus de savoir-faire. - Développer le tissu économique et social local en associant la formation professionnelle à l?aménagement.» (SCIC Cycle terre, 2020, p.3). Le statut de SCIC protège également la société du ra- chat par des acteurs extérieurs comme des fabricants de maté- riaux conventionnels. Le statut coopératif participe au position- nement original de Cycle terre au sein de la filière terre crue qui consiste en un équilibre entre massification de la production d?un côté et inscription dans un métabolisme de proximité de l?autre. Figure 17. Liste des sociétaires de la SCIC en juillet 2021 Catégories d?associés Associés Producteurs Quartus: promoteur ECT66: réemployeur de terre et gestionnaire d?installations de stockage des déchets inertes Bénéficiaires Amàco: centre de formation et de recherche NAMA: agence d?architecture BTC: fabricant de matériaux MUE expériences: atelier de recherche et d?expérimentation Atelier Serge Joly: agence d?architecture Salariés Aucun au début Collectivités et établissements publics Ville de Sevran Partenaires Aucun au début Les échelles de spatialisation du projet: enjeux de développement local et enjeux de filière Si la dimension territoriale du modèle économique porté par Cy- cle terre est partagé par les partenaires et les membres de la so- ciété d?exploitation, l?échelle spatiale d?inscription du projet et 66 ECT a intégré le partenariat Cycle terre en 2019. Nous expliquons les raisons de son intégration et les modifications induites dans la conception même de la fabrique dans la section suivante. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 98 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes l?appréhension des enjeux territoriaux ont fait l?objet de débats tout au long de la mise en oeuvre de la fabrique. Sevran est entré dans le projet avec une représentation municipale de celui-ci. La fabrique est pensée comme un lieu de production intégré allant du tri des déblais au stockage des produits finis qui s?inscrit dans l?écosystème économique, urbain et écologique de la commune. Cet ancrage territorial est perçu comme une condition de réussite du projet notamment du fait de la diminution attendue des flux de camions qui constitue un enjeu politique local. Les chantiers du Grand Paris Express ont ravivé à Sevran la mémoire récente de la congestion causée par le transport de terre par camions dans le centre-ville lors de la dépollution des grandes friches industrielles de Kodak. La localisation de la fabrique à proximité immédiate des sites d?excavation aurait contribué à limiter les flux de camions. Les experts de la terre ont davantage une représentation métro- politaine voire régionale. Leur défi est de rompre avec l?image de la terre crue comme matériau rural et patrimonial pour en faire un matériau urbain et contemporain. Grand Paris Aménagement s?inscrit également dans cette échelle d?action, dans la mesure où son objectif est d?aider au développement d?une filière terre crue métropolitaine via l?insertion de clauses dans les cahiers des charges à destination des promoteurs et via la certification des matériaux. Ceci conduit à concevoir un espace de circula- tion des matières plus large que la ville de Sevran et ses environs et à rechercher des chantiers d?approvisionnement en dehors du territoire communal. Cela ouvre également la voie à une ex- ternalisation de certaines fonctions comme le tri et le stockage à l?extérieur de Sevran sur des terrains moins contraints ou bien en association avec les installations de stockage des déchets. Ces différences d?appréhension de la dimension territoriale du projet se sont retrouvées au cours de la création de la société d?exploita- tion. L?échange ci-dessous, suscité par la proposition de la part de la cheffe de projet Cycle terre de Sevran d?intégrer un centre social du quartier sevranais des Beaudottes à la société d?exploitation, illustre ces différences: | 99 «Selon le directeur scientifique d?Amàco, l?intégration de ce groupe vise à répondre à une question plus large qui est: com- ment faire pour que ce site soit accepté et aimé par les habi- tants? Il y a sûrement une réponse plus globale à apporter. La cheffe de projet Cycle terre à Sevran rebondit. Pour elle, la question n?est pas uniquement de faire en sorte que les habi- tants nous «acceptent». C?est aussi comment faire pour que les habitants s?en emparent. C?est un peu de l?éducation po- pulaire. Il s?agit de faire en sorte que la fabrique devienne un vrai outil de développement local. Elle le propose aujourd?hui parce qu?il faut donner du contenu au collège «bénéficiaires» et parce qu?il faut faire attention à avoir des acteurs côté ville et acteurs locaux.» (Carnet de terrain, réunion pour la créa- tion de la SCIC, 2019) Chacun formule les enjeux associés à l?intégration des habi- tants dans la société d?exploitationen des termes différents67: en termes « d?acceptabilité sociale » pour le représentant d?Amàco et en termes d?«appropriation» pour la cheffe de projet de Se- vran. L? « acceptabilité sociale », terme souvent employé par les promoteurs des projets, présuppose une distinction entre le projet d?un côté et le territoire de l?autre. Le projet est associé à l?intérêt général, en l?occurrence celui du développement de la filière, et le territoire à un intérêt local (Fortin et Fournis, 2014). La cheffe de projet de Sevran questionne précisément cette séparation. Le territoire et ses habitants sont considérés comme partie prenante du projet. La fabrique peut participer au développement local, par exemple à travers l?emploi, la formation et l?animation de la vie lo- cale. La participation des habitants à son exploitation peut alors sembler légitime. Leur participation peut influer sur les décisions économiques et techniques prises dans le cadre de l?exploitation via l?intégration d?une multiplicité d?enjeux. On retrouve donc ici la complexité des relations entre enjeux de filière et enjeux territoriaux. Ces différences soulignent une am- 67 Ces différences ne conduisent pas à des divergences ou des conflits. Elles parti- cipent davantage à enrichir le projet via différents mécanismes d?ajustement. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 100 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes bivalence concernant la place du territoire dans la notion de «dé- monstrateur». Initialement, la fabrique de terre crue est une idée non territorialisée à la recherche d?un site. Le territoire est donc réduit à sa dimension géométrique: un espace qui permette de dé- montrer la faisabilité et la pertinence du processus de production envisagé (Nadaï et Neri O?Neill, 2013). Cependant, l?ancrage de la fabrique dans la commune de Sevran l?inscrit dans les contraintes et les opportunités spécifiques du territoire. Le projet se trouve ainsi transformé par cette inscription spatialedans la mesure où le développement local devient un objectif important68. Ainsi, le démonstrateur ne se limite pas aux aspects techniques, juridiques et économiques mais intègre des dimensions sociales, politiques et géographiques propres au territoire sevranais. Approvisionner la fabrique dans un contexte incertain : l?expérimentation d?un dispositif flexible Le dispositif expérimenté par Cycle terre est caractérisé par sa plasticité et sa flexibilité. À la différence d?une fabrique alimen- tée par une carrière, les gisements transformés par Cycle terre proviennent de multiples chantiers localisés en différents lieux. La configuration du dispositif, en particulier son espace d?appro- visionnement, varie dans l?espace et dans le temps. Les configu- rations du dispositif ont évolué au cours du projet modifiant la spatialité et la temporalité de la fabrique. Cette section revient sur quelques étapes afin de rendre compte du fonctionnement spatial et matériel de Cycle terre. Temporalités et registres de proximité: une synergie matérielle incertaine Le projet initial prévoyait une fabrique mobile, c?est-à-dire une unité de production facilement démontable pouvant suivre les chantiers. Le projet pouvait ainsi être rapproché d?une symbiose urbaine, c?est-à-dire de l?échange de matière ou d?énergie entre deux activités urbaines, par exemple une usine produisant de 68 Nous détaillerons davantage par la suite les implications de l?ancrage dans le territoire sevranais sur le contenu du projet lui-même et l?objet de la démonstra- tion. | 101 la chaleur fatale et un réseau de chaleur alimentant un quartier (Hampikian, 2017). Ces synergies s?apparentent aux symbioses industrielles qui désignent l?échange de matières, d?eau, d?éner- gie ou de sous-produits entre deux entreprises (Chertow, 2000). Dans ces différents cas, la proximité géographique constitue une opportunité pour initier l?échange de matière. Dans le cas de Cycle terre, la symbiose concerne deux chantiers urbains, des chantiers d?excavation produisant des déblais avec le statut de déchet et des chantiers de construction consommateurs de matériaux. Cycle terre saisit en fait l?opportunité de la concordance spatiale et tem- porelle de ces deux types de chantiers, chantiers du Grand Paris Express d?un côté et chantier de Sevran Terre d?Avenir de l?autre, pour initier un bouclage local des flux de matière et participer au développement d?une filière de la construction en terre crue en Île-de-France. La proximité géographique de ces activités per- met de limiter les coûts économiques et environnementaux liés au transport. Dans la candidature européenne, elle est présentée comme garante d?une réduction des nuisances occasionnées par le mode de construction actuel, comme une condition de la ré- duction des émissions de gaz à effet de serre et de l?externalisation des nuisances dans des espaces périphériques. La symbiose urbaine repose sur une concordance temporelle entre des projets producteurs et récepteurs de matières. Or, cette concordance est soumise à de nombreux aléas, ce qui rend la synergie matérielle particulièrement incertaine et difficile à pla- nifier. Dans le cas de Cycle terre, les modifications de calendrier des chantiers de la Société du Grand Paris et la difficulté à réaliser des tests de caractérisation sur les déblais produits, ont conduit à l?exploration d?autres scénarii et à la recherche d?autres sites pourvoyeurs. Le choix des sites combine des logiques de proxi- mité spatiale, c?est-à-dire des sites proches de la fabrique de ma- nière à limiter la circulation engendrée et les émissions de CO2 associées, et de proximité relationnelle. Ce terme désigne les liens d?interconnaissance entre individus et le partage de règles et de valeurs communes qui peuvent faciliter la coordination (Beaurain et al., 2017). Ainsi, le site d?Aérolians, opération d?aménagement gérée par Grand Paris Aménagement à Tremblay-en-France de- Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 102 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes vient un chantier potentiellement pourvoyeur de terre pour la fa- brique grâce à la proximité relationnelle entre deux chefs de projet de Grand Paris Aménagement. Cette proximité relationnelle faci- lite l?accès aux terres pour réaliser des tests de caractérisation et lancer une préproduction, ce qui n?avait pas été possible avec la Société du Grand Paris. Des logiques de proximité et de distance politiques interfèrent avec ces proximités relationnelles. Ainsi, les modalités d?association du site d?Aérolians à Cycle Terre sont discutées en intégrant les paramètres politiques liés aux relations entre Sevran et Tremblay. Le maire de Tremblay, François Asen- si, et Stéphane Gatignon ont connu des trajectoires politiques divergentes qui ont tendu les relations entre les deux communes (Rotman, 2012). Le territoire du projet n?est pas réductible à une proximité géographique. Certains espaces proches comme les chantiers d?Aulnay-sous-Bois, commune dirigée par un maire de droite, n?entrent pas dans le périmètre envisagé des chantiers fournisseurs de terre. Le territoire du projet Cycle Terre s?élargit ainsi progressivement de Sevran à un espace réticulaire associant des sites alentour dont les contours sont définis selon une articu- lation entre proximités géographiques et relationnelles69. Le temps est donc un facteur d?évolution majeur. Il intervient sous différentes formes. Tout d?abord, sous la forme des calendriers: le déphasage entre chantiers d?excavation, mise en service de la fa- brique et chantiers de construction constituent des perturbations importantes et des facteurs d?incertitude. Il intervient également dans les modalités de prises de décision sous la forme des tem- poralités propres à chaque acteur. Ainsi, les arbitrages techniques nécessaires à l?avancée de la conception de la fabrique, en parti- culier des lignes de production, entrent en tension avec les tempo- ralités politiques rythmées par le calendrier électoral et l?horizon des élections municipales en 2020. Par exemple, la recherche de sources de terres alternatives au Grand Paris Express n?a commen- 69 La recherche se fait également en lien avec la ressource d?une part et la possi- bilité d?intégrer les terres du Grand Paris Express une fois que la fabrique sera en fonctionnement. Il ne s?agit pas d?exclure les déblais d?excavation du Grand Paris des terres recyclées par la fabrique. | 103 cé qu?après l?annonce officielle du changement de calendrier par la Société du Grand Paris alors que des alternatives auraient pu être cherchées avant. Cela a suscité des incompréhensions entre acteurs du partenariat, conduisant la cheffe de projet pour Sevran à justifier ainsi : « C?est difficile politiquement de chercher des plans B pour les terres tant que la SGP n?a pas annoncé officielle- ment son décalage de calendrier. Il faut attendre pour montrer que ce n?est pas de la faute de Sevran si le projet est modifié.» (Carnet de terrain ? Comité de pilotage, 2018). Cet extrait de réunion fait référence aux enjeux politiques sevranais associés à Cycle terre, notamment la congestion. Le projet a été présenté aux habitants et aux élus de la majorité et de l?opposition comme un moyen de réduire cette circulation grâce à la proximité spatiale entre chan- tiers. Or, l?approvisionnement par d?autres chantiers que celui de la gare de Sevran-Livry conduirait plutôt à une augmentation du trafic de camions dans le centre-ville. Cette modification produit donc de l?incertitude politique dont témoigne la cheffe de projet: « (?) Il y a un ou deux élus qui sont très sceptiques et un peu réservés pour la question de l?impact sur la circulation. (?) Parce que c?est le problème numéro un des Sevranais et de- puis qu?il y a les chantiers des gares, c?est pire encore. Déjà c?était très difficile avant, maintenant c?est insupportable pour les habitants! Quand tu dois aller de l?autre côté du pont et que pour faire un kilomètre tu mets une demi-heure, trois quarts d?heure, ça gâche ton quotidien. Et ce n?est pas un jour tous les quinze jours, c?est quasiment tous les jours. » (Entretien avec la cheffe de projet Cycle terre à Sevran, 2018) On retrouve donc dans la construction de la synergie matérielle Cycle terre les incertitudes liées au caractère dynamique de la proximité analysée par Zélia Hampikian dans le cas de symbioses énergétiques impliquant la récupération de la chaleur fatale pour alimenter des réseaux de chaleur urbains. Les proximités géogra- phique, relationnelle et institutionnelle sur lesquelles reposent la construction de synergies matérielles ou énergétiques fluctuent dans le temps sous l?effet des agendas de chaque acteur et de contraintes exogènes à la synergie, comme les changements de stratégie de localisation des industries ou les évolutions territo- Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 104 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes riales induisant des baisses de production (Hampikian, 2017). Le cas de Cycle terre montre que le temps est une variable à part entière de la structuration de la synergie, qui peut jouer tout au long de sa trajectoire, y compris dès son établissement, et sous des formes variées allant des discordances temporelles dans la pro- duction aux discordances politiques. Ces incertitudes temporelles mettent également en jeu la distinction entre filière et territoire exprimée dans la section précédente. Les temporalités de la filière sont guidées par la recherche d?une ressource ou d?un débouché à un instant donné pour ne pas interrompre le processus de produc- tion. Elles peuvent entrer en tension avec les temporalités du terri- toire, caractérisées par des contraintes de disponibilité du foncier dans un espace contraint. Le calendrier électoral et l?organisation des travaux sur une opération d?aménagement sont des modalités que peuvent prendre ces contraintes. Face à ce caractère incer- tain, le dispositif mis en place par Cycle terre s?est orienté d?une fabrique mobile à une fabrique fixe s?appuyant sur un espace d?ap- provisionnement flexible. La remise en cause de la mobilité de la fabrique Le bâtiment de la fabrique était initialement pensé pour être dé- montable, ce qui se traduisait par des structures légères et mo- dulaires lors des premières esquisses architecturales. La mobilité de la fabrique a été remise en question par plusieurs choix poli- tiques, techniques, environnementaux et leurs conséquences sur le modèle économique. Le processus de fabrication des maté- riaux à partir des terres excavées repose sur le tri et la prépara- tion des déblais qui consiste principalement en du séchage afin d?atteindre l?hygrométrie adéquate. Le séchage des terres par ventilation mécanique, initialement prévu, s?est avéré trop éner- givore. Des bilans énergétiques fins ont montré que le recours à cette technique réduisait fortement voire annulait les économies de carbone permises par le recours à la terre crue par rapport à l?utilisation de matériaux plus conventionnels comme le ciment et la terre cuite70. Les acteurs de Cycle terre ont donc opté pour un 70 Données issues du carnet de terrain: présentation du chercheur de l?Ifsttar au | 105 séchage naturel, économe en énergie mais davantage consomma- teur de foncier. Dans ce contexte, la localisation du centre de tri et de préparation des terres a fait l?objet d?importants débats autour de deux possibilités: son internalisation au sein de la fabrique afin de maîtriser l?ensemble du processus et faciliter l?usage de terres issues de chantiers sevranais ou bien sa délocalisation à proximité d?une installation de stockage de déchets inertes afin de limiter les comité de pilotage du 22 janvier 2019, à partir d?un travail réalisé avec le directeur scientifique d?Amàco. Environ 40% des dépenses énergétiques des matériaux Cy- cle terre proviennent du séchage si celui-ci est effectué de manière électrique. Les dépenses énergétiques totales d?un BTC non stabilisé dans ce cas sont autour de 520 kWh/m3 contre 450 kWh/m3 pour des briques en terre cuite et 680 kWh/m3 pour des blocs béton. Figure 18. Circulation des camions de terre selon les scénarii d?approvisionnement de la fabrique en 2018 Réalisation personnelle à partir de l?observation des comités de pilotage de Cycle terre en 2018. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 106 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes contraintes foncières à Sevran71. Afin de garantir l?autonomie de la fabrique et son ancrage sevranais, Cycle terre a, dans un premier temps, décidé d?internaliser le centre de préparation des terres, ce qui a conduit à un agrandissement de l?emprise de la fabrique72. En outre, la localisation du projet en centre-ville et à proximité d?établissements scolaires a conduit à privilégier une enveloppe bâtimentaire plus lourde pour limiter les nuisances sonores. Ces décisions stratégiques se sont accompagnées d?une augmen- tation du coût de la construction de la fabrique et, par conséquent, de celui de son démontage dans la perspective d?un déménage- ment. La fabrique devait en effet s?implanter pendant neuf ans sur les terrains dits de la Marine en attente de la réalisation de l?opéra- tion d?aménagement Sevran Terre d?Avenir73 avant de déménager sur un autre site permettant une nouvelle symbiose. Or, le coût du déménagement a augmenté du fait de la taille et de l?épaisseur du bâtiment. De manière générale, la conception et la réalisation de la fabrique nécessitent des investissements lourds en capital fixe pour l?achat des machines et pour réduire les nuisances sonores. Le retour sur investissement a été estimé à plusieurs dizaines d?années, comme l?explique la cheffe de projet à Grand Paris Amé- nagement au cours d?un comité de pilotage évoquant le modèle économique: «La cheffe de projet explique que ce qui plombe l?exploitation est la mobilité du process. On investit beaucoup d?argent pour préparer le terrain mais cela ne dure que 9 ans puisqu?après, la fabrique déménage. Il faut donc trouver une rentabilité sur un 71 Ces débats se sont particulièrement exprimés au cours de la formation des par- tenaires réalisée par Amàco aux Grands Ateliers en Isère les 17 et 18 septembre 2018. 72 La superficie de la fabrique lors du premier permis de construire sur les terrains de la Marine était d?environ 10 hectares, dont plus de la moitié dédiée au centre de tri de préparation des terres. (Carnet de terrain, 2018). 73 La programmation de la zone d?aménagement concerté Sevran Terre d?avenir n?est pas encore précisément définie. Cependant, le schéma d?intention prévoit l?aménagement d?une zone à dominante résidentielle sur les terrains de la Marine avec un cheminement dit «modes doux» et le maintien d?une continuité écolo- gique avec le Parc de la Poudrerie (Grand Paris Aménagement, 2019: 27). | 107 temps très court, ce qui est difficile, ou bien faire entrer le dé- ménagement dans le business model. Une piste est d?essayer de réduire l?intensité capitalistique du bâtiment. Une possi- bilité est de louer un bâtiment déjà existant. L?avantage clé de Sevran est qu?on ne paie pas le terrain parce qu?il est loué gra- tuitement par la mairie. L?autre option est de trouver un terrain temporaire ailleurs. Pour le dirigeant de l?entreprise Briques Technic Concept, qui fabrique des blocs de terre crue dans la région toulousaine [il participe au copil en tant que potentiel futur membre de la SCIC et acteur de la préproduction], au- cun exploitant ne peut déménager sa production dans 9 ans. Pour une fabrique comme cela, l?horizon est plutôt 20 ans.» (Extrait de carnet de terrain, Copil du 28 mai 2019) Cet échange témoigne de la difficulté à rendre compatibles le montage d?une activité productive et un aménagement tempo- raire dans la mesure où les investissements s?amortissent sur le temps long. Or, en milieu urbain dense, les fonciers disponibles sont rares, ce qui conduit à favoriser des occupations temporaires sur des sites en attente d?aménagement. La mobilité de la fabrique s?est avérée plus complexe qu?imagi- née d?un point de vue économique mais aussi politique. Pour le personnel politique de la commune, cette mobilité est porteuse d?ambivalence. Ils la perçoivent comme une limite à son ancrage territorial mais également comme une limite à la légitimité de la commune à porter le projet et à s?investir dans la construction de la filière, ce qui ne constitue pas sa compétence première. La mobilité limite les retombées positives et de long terme sur le territoire. L?enjeu de la légitimité de Sevran à porter le projet Cy- cle terre n?est pas neutre. D?une part, la production de matériaux n?est pas une compétence de la commune. D?autre part, la filière ne se limite pas à l?échelle sevranaise mais s?étend à l?échelle de l?Île-de-France. L?implication de la commune dans le projet s?ap- puie sur l?idée que la fabrique est structurante pour le territoire. La fabrique est ainsi conçue comme un équipement du territoire et pas uniquement un équipement de chantier. Dans un premier temps, la pérennité de l?activité a été envisagée sous la forme d?un centre de formation. Cette vision a contribué à affirmer le soutien Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 108 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes des élus et de l?administration envers le projet74. On retrouve de nouveau les tensions entre filière et territoire. La mobilité de la fabrique permet à la filière de s?adapter à la localisation des res- sources mais limite les retombées locales pour le territoire d?ac- cueil. Le changement de site, suite à l?avis défavorable rendu par le com- missaire enquêteur concernant la procédure de modification du Plan local d?urbanisme75, a définitivement conduit à transformer le projet en une fabrique fixe. Le projet a été relocalisé au sein d?une zone d?activités à proximité de la gare des Beaudottes, sur un foncier appartenant à la municipalité et situé au sein d?une zone règlementaire compatible avec la construction et l?activité de la fabrique. Ce site, d?une superficie de 2,5 hectares au lieu des 10hectares disponibles sur le site de la Marine, a imposé le redi- mensionnement des lignes de production autour d?une capacité plus faible, passant d?environ 25000 tonnes à 8 000 tonnes de dé- blais transformés par an. Le site ne permettait plus de trier et de préparer les déblais, ce qui a conduit à l?externalisation du centre de tri et de préparation. Cette dernière transformation s?est ac- compagnée d?un partenariat avec le réemployeur de terre et ges- tionnaire d?installation de stockage des déchets inertes ECT. 74 La commune de Sevran est confrontée à des difficultés budgétaires. Certains élus et membres de l?administration doutaient de la capacité financière de la com- mune à porter un projet qui se situe à la marge de ses compétences (plusieurs en- tretiens au sein de la municipalité, 2018-2019). 75 La construction de la fabrique sur les terrains de la Marine nécessitait une mo- dification du PLU. Une enquête publique a été conduite et a abouti à un avis dé- favorable. Une plainte a été déposée par la ville de Sevran contre le commissaire enquêteur, qui a véhiculé de fausses informations concernant une pollution présu- mée des terrains de la Marine et se serait montré partial. Si le projet Cycle terre n?a pas suscité d?oppositions fortes, certains habitants ont fait part de leur inquiétude voire de leur opposition à l?ouverture d?une activité de production dans le centre- ville. L?enquête publique a permis de les mettre en évidence. Le maire de Sevran a décidé de suivre l?avis défavorable issu de l?enquête publique afin de limiter le risque de recours contre le projet. | 109 Un dispositif sociotechnique en réseau qui s?appuie sur le «réseau mou» existant de gestion des déblais Le partenariat Cycle terre s?est tourné vers l?entreprise ECT pour installer et gérer le centre de tri et de préparation des terres. Pour rappel, cette entreprise gère la majorité des matériaux excavés en Île-de-France dans des installations de stockage des déchets inertes ou dans des projets d?aménagement paysager. Un parte- nariat avec ECT avait été envisagé dès la première année du projet pour assurer un accès constant aux gisements de terre puisqu?une majorité des déblais franciliens sont captés par leur entreprise. Cet approvisionnement continu réduit l?incertitude générée par les différentes temporalités des chantiers, dont ceux de la Société du Grand Paris. Cela permet également de s?appuyer sur le réseau professionnel de l?entreprise, notamment sa connaissance du milieu des terrassiers qui produisent la ressource en terres exca- vées, et leur expertise dans le domaine de la traçabilité et de la gestion des relations contractuelles (bordereaux de suivi des dé- chets). Enfin, ECT dispose de machines, de sites de stockage des terres dans une relative proximité géographique avec Sevran ainsi que de ressources humaines et financières76. Dans les premiers échanges, ECT était donc envisagé comme fournisseur de terre pour la fabrique. Puis, les échanges se sont approfondis et ECT a intégré le partenariat Actions Innovatrices Urbaines en tant que gestionnaire du centre de tri et de préparation et porteur de l?in- vestissement pour les machines du centre de préparation. ECT apporte donc des terres, du foncier, de l?expertise et de l?ex- périence concernant la traçabilité et les relations commerciales avec les terrassiers ainsi que des ressources monétaires via l?in- vestissement dans le centre de tri et de préparation77. Celui-ci est 76 Carnet de terrain : réunions entre ECT et les partenaires Cycle terre et note de cadrage pour un partenariat (2018-2019). 77 Observation participante 2019-2020. Candidature pour Actions Innovatrices Urbaines de 2020 (changement majeur). L?apport d?une capacité financière n?est pas neutre pour Cycle terre qui a longtemps espéré une prise de participation de la Caisse des Dépôts et Consignations pour financer l?écart entre l?évaluation du coût du projet lors de la candidature et le coût estimé par la suite. Le dossier de Cycle terre n?a finalement pas été retenu par la Caisse des Dépôts et Consignations. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 110 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes localisé à Vaujours dans un site appartenant à Placoplâtre et en cours de remblayage par ECT. Situé à 6 kilomètres de la fabrique, il comprend un espace couvert permettant de stocker et sécher les terres. Enfin, ECT est également partie prenante de la Société d?exploitation de la fabrique en tant que financeur aux côtés du promoteur Quartus. Il est donc devenu un des acteurs centraux du projet. Pour ECT, Cycle terre constitue une expérimentation de débouché innovant pour les terres excavées qui s?inscrit dans sa stratégie de recherche et développement, comme en témoigne la création d?un poste de directeur des «nouveaux marchés et nou- veaux services » en 2019. ECT développe de nouveaux services autour du recyclage des terres excavées, comme le développe- ment de terres végétales à partir de déblais. Commercialisée sous le nom d?urbafertile, cette terre végétale vise à limiter l?import de Figure 19. Comparaison des localisations et des surfaces du site de la Marine et du site BEMA. Fonds de carte: Géoportail, 2021 | 111 terres issues du décapage de champs dans les régions limitrophes de l?Île-de-France pour des aménagements paysagers, y compris ceux réalisés par ECT. Cycle terre explore une autre forme de re- cyclage. Les bénéfices économiques attendus par ECT sont nuls78 dans la mesure où les volumes traités par la fabrique sont très faibles au regard de son activité globale : 8 000 tonnes/an pour Cycle terre parmi 15 millions de tonnes gérés chaque année par ECT. Cycle terre constitue ainsi une arène d?hybridation des ex- pertises nécessaires à la mise en place d?une fabrique de recyclage des déblais. La caractérisation et le mélange des terres pour la construction en terre crue, expertise absente d?ECT, est apportée par Amàco, CRAterre et AE&CC. L?expertise concernant la gestion de terres excavées, qui implique une traçabilité associée au statut de déchet à la différence des terres de carrière, est apportée par ECT. Ces évolutions ont contribué à transformer l?expérimentation: la fabrique n?est plus un dispositif mobile de recyclage intégré et au- tonome par rapport aux circuits existants de gestion des déblais mais un dispositif composite qui s?appuie sur le système de ges- tion existant tout en proposant un usage nouveau en matériaux de construction. Nous proposons de rapprocher le fonctionnement du système actuel de gestion des déblais d?un «réseau mou» se- lon les termes de Lise Debout (2012). Elle analyse le service de gestion des déchets ménagers comme un «réseau mou» par op- position au «réseau dur», dont le service d?eau ou d?énergie sont les exemples les plus frappants. Le service de gestion des déchets est organisé de manière centripète afin de capter une ressource diffuse plutôt que de manière centrifuge afin desservir de multi- ples points du territoire à partir d?une seule ressource. Ce service est régulé et organisé à l?échelle locale plutôt qu?à l?échelle natio- nale. Le déchet est à la fois rebut et ressource, c?est-à-dire qu?il est susceptible d?être capté par un ensemble d?acteurs individuels ou collectifs tout au long de sa circulation. Les usagers du service ne sont pas consommateurs de la ressource-rebut mais produc- 78 Entretien avec un responsable du développement et de l?innovation d?ECT, 5 novembre 2020. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 112 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes teurs. Ils sont soumis à une taxe plutôt qu?à une facturation. En- fin, l?organisation matérielle du réseau diffère également de celle d?un réseau dur. Les noeuds du réseau, comme les décharges et les centres de tri-transfert, sont fixes mais les lignes qui les relient sont plastiques et de surface. Autrement dit, les chemins emprun- tés par les camions ne sont pas toujours les mêmes. L?inertie du réseau est moins grande que pour les réseaux qui s?appuient sur des infrastructures souterraines et dédiées. Ainsi, à la différence d?autres réseaux de service urbain comme l?approvisionnement en eau ou en énergie, la gestion des déchets s?appuie sur une plus grande plasticité de l?infrastructure. Celle des déblais partage glo- balement les mêmes caractéristiques. Elle s?appuie sur des noeuds fixes, vers lesquels convergent les flux de terres générés par les chantiers diffus:plateformes de tri, installations de stockage des déchets inertes, projets d?aménagement sous forme de remblais, carrières en cours de remblayage. Ces noeuds reçoivent la majorité des déblais produits en Île-de-France. En revanche, les liens entre ces noeuds sont flexibles: les routes empruntées par les camions varient en fonction de la localisation des gisements de déblais et du trafic routier. Le tableau ci-contre synthétise les ressemblances et différences entre réseau dur et réseau mou dans le cadre des ordures ménagères et dans le cadre des déblais. | 113 Figure 20. Caractéristiques des réseaux durs et mous Réseau dur (Energie, eau) Réseau mou Ordures ménagères Réseau mou Déblais Nature du service Service public (gestion déléguée ou en régie) Service public (gestion déléguée ou en régie) Service privé Dynamique du service Centrifuge: provisionnement Centripète: collecte Centripète: collecte Niveau de gestion et de régulation Centralisée voire nationale Décentralisée et locale Décentralisée et locale Organisation matérielle Réseaux fixes et souterrains Points nodaux fixes et flux mobiles en surface Points nodaux fixes et flux mobiles en surface Nature de l?objet concerné Ressource Déchets et ressources Déchets et ressources Recouvrement des coûts Tarification Taxes (obligatoire et non proportionnelle au service rendu) Tarification aux entreprises de terrassement (proportionnelle au service car liée au volume de terres) Source: Adapté de Lise Debout (2012, p.9) La fabrique Cycle terre constitue un dispositif sociotechnique de gestion des déblais composite associant le réseau existant et une technique de surcyclage alternative aux pratiques existantes. L?analyse de l?évolution des arrangements matériels de la fabrique permet de distinguer trois formes de gestion des déblais explorées Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 114 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes par Cycle terre qui s?appuient sur des formes différentes de réseau. Nous proposons de distinguer trois temps (Figure 21) : Le temps de la fabrique symbiotique (2017-2018): Cette configuration était envisagée lors de la première version de la candidature à Actions Innovatrices Urbaines. Elle explorait une forme alternative à l?organisation en réseau et autonome des ac- teurs du réseau existant. Il s?agissait d?une symbiose entre chantier producteur de terre et chantier récepteur, fluctuant en fonction des temporalités des chantiers. Le temps de la fabrique temporaire(2018-2020) : Cette configuration correspond à la diversification des sources d?approvisionnement pour la fabrique. Elle faisait déjà du recy- clage des déblais en matériaux de construction un dispositif en réseau. Au sein de celui-ci, la fabrique constituait un noeud du fait de sa fonction de concentration des ressources diffuses et de transformation des matières. Elle était pensée comme un noeud temporaire, mobile, adaptable à l?espace et au temps des chantiers d?excavation. Le réseau constitué était caractérisé par une plasti- cité encore plus élevée que celle du réseau existant de gestion des déblais: ce n?étaient plus seulement les liens entre les noeuds qui étaient flexibles mais le réseau dans son ensemble, y compris, les noeuds. Le temps de la fabrique fixe en réseau(2020-2021) : Cette configuration correspond à l?adaptation au site BEMA et à l?intégration d?ECT. La fabrique est devenue un équipement fixe qui transforme les terres excavées des chantiers environnants. Les ressources en terre sont donc diffuses et regroupées vers le centre de tri et de préparation des terres qui est associé à un noeud exis- tant du réseau actuel de gestion des déblais. Ainsi, la logique s?est inversée par rapport au projet initial; ce n?est plus la fabrique qui se déplace au gré des chantiers mais les terres qui sont orientées vers la fabrique. La fabrique repose sur une hybridation avec le réseau existant. Elle s?appuie dessus pour la captation du gisement de terre à la fois en termes spatial (utilisation des installations d?ECT pour regrouper les déblais et préparer la terre) et organisationnel | 115 (partenariat avec ECT et modèle économique qui repose sur les coûts d?acceptation en décharge payés par les terrassiers). Dans le même temps, elle détourne une partie des flux actuellement cap- tés par le réseau pour le recycler et développe ainsi un nouvel exu- toire pour les déblais. L?approvisionnement de la fabrique s?appuie donc sur un espace de ressources flexible et plastique, c?est-à-dire dont les sources (chantiers) varient selon les temporalités et les caractéristiques matérielles des déblais. La question de la capacité des lignes de production à s?adapter à l?hétérogénéité des terres venant de différents chantiers sera un des enjeux des premières années de mise en service de la fabrique. Au début du projet Cycle terre, nous avions émis l?hypothèse de l?émergence d?une concurrence entre filières émergentes comme le recyclage des déblais et filières consolidées de gestion des dé- Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées Figure 21. Les trois configurations explorées par la fabrique Cycle terre 116 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes blais telles que le réemploi en projets d?aménagement et le com- blement de carrières (Bastin et Verdeil, 2020). Or, on observe da- vantage une articulation entre ces filières. Dans le cas de Cycle terre, le recyclage en matériaux de construction, filière émergente de valorisation matière, s?appuie en partie sur un acteur de la fi- lière consolidée via l?entreprise ECT et les ressources dont il dis- pose. Cette évolution du projet contribue à diversifier les pratiques des acteurs dominants des régimes sociotechniques en place. Elle interroge les possibilités de généralisation du surcyclage des dé- blais en matériaux de construction en terre crue, entre duplica- tion d?unités de production autonomes et intégration pérenne et systématique de la filière terre crue par les gestionnaires existants des déblais. Possibilités et enjeux de diffusion de la fabrique Cycle terreau sein du régime sociotechnique actuel Le dispositif sociotechnique expérimenté par la fabrique a évo- lué au cours du projet d?une unité de production mobile à une fabrique fixe intégrée à un réseau de chantiers. Cette évolution ré- sulte en partie de la prise en compte des aléas et des agendas des différents acteurs parties prenantes mais aussi de caractéristiques structurelles des régimes sociotechniques en place de la gestion des déblais et de la construction. Réciproquement, Cycle terre participe à recomposer les régimes en place. Le champ de recherche des transition studies inclut l?étude des mécanismes par lesquels les innovations sociotechniques peuvent contribuer à des changements systémiques alors qu?elles prennent place au sein d?expérimentations localisées et délimi- tées. Afin de mieux renseigner ces processus de changement et le transfert des innovations au-delà du périmètre géographique, or- ganisationnel ou sectoriel des expérimentations, Timo Von Wirth, Lea Fuenfschilling, Niki Frantzeskaki et Lars Coenen (2019) dis- tinguent trois idéaux-types: ? L?intégration locale ou «embedding»: les caractéristiques et les apprentissages d?une expérimentation sont intégrées dans les structures locales. L?expérimentation participe à un change- | 117 ment structurel dans la mesure où elle est intégrée à la gouver- nance locale. La contrepartie de cette intégration est la difficul- té à transposer cette expérimentation dans d?autres lieux dotés d?autres caractéristiques. ? La transposition ou «translation»: une diffusion horizontale de l?expérimentation d?un lieu à un autre, d?une organisation à une autre ou d?un secteur à un autre. Cet idéal-type implique la reconnaissance de l?expérimentation comme exemplaire au sein d?un secteur et interroge les conditions de transfert de l?ex- périmentation vers des contextes différents. ? Le rééchelonnement ou « scaling » : une diffusion verticale par agrandissement de la niche. La croissance peut être spa- tiale (croissance géographique), partenariale (croissance du nombre d?acteurs engagés) et sectorielle (de plus en plus de domaines) ou une combinaison des trois. La diffusion verticale diffère fortement de la diffusion horizontale puisqu?il ne s?agit pas d?une réplication de l?expérimentation mais de son chan- gement d?échelle. Celui-ci peut nécessiter de transformer les connaissances, les pratiques, les modèles économiques voire les techniques qui étaient pertinentes à une certaine échelle, par exemple, lors du passage d?un bâtiment à une ville. L?observation participante au sein de Cycle terre et les entretiens menés au cours de la thèse ont permis d?analyser de manière dy- namique les relations entre régimes et expérimentations. Ils ont conduit à repérer d?une part des effets de verrouillage du régime existant de gestion des terres sur la mise en place du surcyclage en matériaux de construction et d?autre part des effets de trans- formation de l?expérimentation sur le régime sociotechnique en place. Les innovations techniques expérimentées par Cycle terre ne font pas (encore) l?objet d?une diffusion horizontale même si celle-ci constitue un objectif explicite. Un «kit duplication» a, par exemple, été rédigé par les partenaires à destination d?éventuels futurs porteurs d?unité de surcyclage. En revanche, l?expérimen- tation du surcyclage dans le cadre de Cycle terre a des effets sur les filières de gestion des déblais en aval des chantiers et des effets sur le recours à l?architecture de terre dans le contexte métropoli- Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 118 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes tain en amont. À travers ces deux angles, cette section analyse les recompositions sociotechniques induites par la mise en place du surcyclage des déblais en matériaux de construction d?une part et par la production de matériaux en terre crue d?autre part. Quelles sont les transformations produites ou initiées par Cycle terre et quels sont les enjeux posés par la généralisation du surcyclage des déblais en matériaux de construction en terre crue? Caractérisation, sélection et captage des terres excavées: des enjeux pour la pérennisation de Cycle terre et la diffusion des pratiques de surcyclage L?approvisionnement de la fabrique en terres excavées constitue encore aujourd?hui, au moment de son lancement, un enjeu im- portant pour sa pérennisation. Deux points s?avèrent particuliè- rement cruciaux pour le développement du surcyclage des terres excavées: 1. L?adaptation des modes de caractérisation des terres à des usages en matériaux de construction 2. La généralisation de ces tests de manière à identifier les ressources pertinentes et à les diriger vers des unités de surcyclage, comme Cycle terre. «Terres naturelles» plutôt que «terres inertes» La sélection, le tri et la préparation des terres pour le recyclage en matériaux de construction s?est avérée une étape particulièrement cruciale pour le fonctionnement de la fabrique. La procédure fi- nalement établie constitue une des innovations principales de Cycle terre. Elle s?appuie sur une modification du processus ha- bituel de caractérisation des déblais, qui repose actuellement sur le critère inerte. Défini par les autorités environnementales, il fixe des seuils de composants chimiques pour éviter leur diffusion par lixiviation79, ce qui pourrait conduire à une pollution des sols et des eaux. Les opérateurs existants de gestion des terres, comme ECT, trient ainsi les déblais selon ce critère. Celui-ci s?avère per- tinent pour évaluer le potentiel de réemploi des terres dans des projets d?aménagement paysager ou leur compatibilité à du stoc- kage en installation de stockage des déchets inertes. Dans ces 79 La lixiviation désigne le ruissellement et la percolation de l?eau dans les sols. | 119 deux usages, les terres sont en lien avec le sol; il existe un risque de contamination du sol et des eaux. Mais, dans le cas du recy- clage en matériaux de construction, ce critère n?est pas pertinent. Il s?agit plutôt de s?assurer que les terres ont des propriétés méca- niques compatibles avec un usage architectural et qu?elles ne sont pas nocives pour l?air intérieur des bâtiments. Le système de sélection et de traçabilité des terres mis en place dans le cadre de Cycle terre ne s?appuie pas sur le critère inerte mais sur la caractérisation des terres comme «naturelles», c?est-à- dire non remaniées, non issues de sites et sols pollués et donc non susceptibles de contenir des pollutions anthropiques. À ce critère sanitaire et environnemental s?ajoute un critère architectural: les terres excavées doivent appartenir à la formation géologique des limons de plateau qui sont compatibles avec les processus de fa- brication mis en place au sein de la fabrique. Lorsqu?ECT reçoit les demandes d?autorisation préalables, c?est-à-dire les demandes des terrassiers pour apporter des déblais, l?entreprise regarde si le chantier d?excavation correspond bien aux différentes carac- téristiques établies par Cycle terre. Si oui, des analyses complé- mentaires sont réalisées par le laboratoire d?Amàco pour valider leur correspondance avec les besoins de la fabrique. Ce système a été conjointement pensé par Amàco, Antea et ECT. Il repose en effet sur une adaptation et une transformation des pratiques de ces différents acteurs. Au sein d?ECT, un employé a été formé au repérage des terres répondant aux deux critères établis (terres na- turelles et limons des plateaux) afin de les orienter vers le bon exu- toire. ECT a réorganisé son site de Vaujours, afin d?aménager un espace de stockage et de séchage des terres excavées à destination de Cycle terre. De manière symétrique, l?introduction de terres de déblais dont les caractéristiques varient selon les chantiers a induit des modifications dans la pratique des experts de la terre crue. Les formules et les lignes de production conçues par Amàco, CRAterre et AE&CC doivent pouvoir s?adapter à la variabilité des terres excavées. Ces transformations ont une dimension pérenne et participent donc à introduire du changement dans les pratiques actuelles de gestion des terres excavées. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 120 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Changement et verrouillage sociotechnique Le surcyclage des terres excavées en matériaux de construction appréhende la terre comme une ressource architecturale, à la différence du stockage ou de la valorisation en remblais, qui s?ap- puient sur une caractérisation des terres guidée par leur statut de déchet et leur usage comme sols. L?expérimentation Cycle terre a été confrontée aux catégorisations existantes qui structurent le régime sociotechnique de gestion des terres excavées et fonc- tionnent comme des verrous, limitant et orientant l?émergence et la diffusion des expérimentations (Maassen, 2012). Dans le droit français, les terres sont prises en charge par le droit de l?urba- nisme via les permis d?aménager et/ou par le droit de l?environne- ment via le statut de déchet. De la même manière, à l?échelle eu- ropéenne, il n?y a pas de directive spécifique concernant les sols et leur qualité. Ces enjeux sont pris en charge par la directive déchet sous l?angle de la pollution (Béchet et al., 2017). Les valorisations possibles des déblais sont ainsi envisagées à l?aune de leur catégo- risation comme déchet. Or, le recyclage en matériaux de construc- tion implique d?autres modalités de caractérisation. On retrouve d?ailleurs le même type de difficultés concernant le réemploi de déblais entre chantiers car la caractérisation actuelle ne prend pas en compte la compatibilité avec le fonds géochimique local et les effets potentiels sur la transformation des sols (Charvet, 2020). Ainsi, certaines terres excavées non inertes ne peuvent pas être réutilisées dans un autre chantier alors même qu?elles sont poten- tiellement compatibles avec le fonds géochimique local. Ces catégorisations résultent de choix réglementaires passés. L?en- cadrement de la gestion des terres excavées par la règlementation déchets à partir des années 1990, afin de faire face aux risques sa- nitaires et environnementaux associés à la pollution des sols80, a conduit les maîtres d?ouvrage et les entrepreneurs à développer des tests spécifiques sur les chantiers pour trier les terres selon 80 Réda Semlali et Bernard Landau expliquent que de grandes opérations de renouvellement urbain dans les années 1990 ont conduit les pouvoirs publics à règlementer la gestion et l?utilisation des terres excavées car les constructions se faisaient de plus en plus sur des terrains déjà construits et pollués (2020, p. 31). | 121 leurs taux de polluants. De même, la règlementation des instal- lations de stockage des déchets inertes établie en 2006 puis celle des permis d?aménager, qui encadrent le stockage et les aménage- ments utilisant des terres excavées, ont orienté l?organisation ac- tuelle de l?ensemble de la filière de gestion des terres. Au-delà de la catégorisation juridique des terres, ces choix règlementaires ont contribué à organiser une chaîne de pratiques et de responsabili- tés reliant maîtres d?ouvrage, terrassiers et gestionnaires de terres excavées, autrement dit un ensemble de pratiques sociotech- niques faisant système et limitant le champ des transformations possibles. Dans le cas de Cycle terre, la caractérisation à partir du critère de «terres naturelles» a permis de dépasser le verrou règle- mentaire. En revanche, la chaîne de pratiques entre les différents acteurs de la gestion des terres, est encore fortement orientée vers le stockage et la valorisation paysagère. La pérennisation et la dif- fusion du surcyclage pour des usages constructifs impliquent des recompositions aux différents maillons de cette chaîne. Systématiser les tests de caractérisation et accéder aux terres L?expérimentation Cycle terre a été confrontée à la difficulté de capter les terres adéquates sur les chantiers. L?évacuation des dé- blais se fait trop rapidement, souvent avant que les tests complé- mentaires nécessaires pour identifier la compatibilité des déblais avec les lignes de production de matériaux en terre crue ne soient réalisés. En effet, le processus de sélection et de traçabilité de Cy- cle terre s?appuie sur le processus actuel d?ECT. Les terrassiers en- voient une demande d?acceptation préalable au gestionnaire du site de réception des déblais pour s?assurer de la conformité entre les terres excavées et les possibilités d?accueil du site. Les analyses complémentaires de Cycle terre sont, pour l?instant, réalisées à ce moment-là, c?est-à-dire dès que la demande d?acceptation préa- lable est reçue. Cependant, la durée de réalisation des analyses rend la captation du gisement difficile. Pour les maîtres d?ouvrage et les conducteurs de chantier, la valorisation des terres n?est pas un objectif primordial au regard de l?évacuation des déblais néces- saire à la poursuite du projet urbain. La rapidité des mouvements de terres sur les chantiers rend complexe et incertain l?accès aux Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 122 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes terres pour Cycle terre dont le processus de production demande des caractérisations inhabituelles. La capacité de Cycle terre à ac- céder aux déblais dans un contexte de flux tendus a représenté un sujet d?interrogation pendant toute la durée du projet, et ce quel que soit le site de production des déblais envisagé. Sur les chan- tiers des gares de la Société du Grand Paris, qui constituaient les chantiers d?approvisionnement initiaux, la question des cadences des mouvements de terre était déjà posée: «On a un site qui pose des gros soucis à pouvoir apporter des solutions directes à des chantiers qui eux ont des cadences de terrassement importantes? À l?échelle du chantier, ce qui est important c?est de pouvoir éva- cuer les terres le plus rapidement possible et qu?elles puissent être réceptionnées sur un exutoire» (Entretien avec le chef de projet d?Antea, 2018). La modification des modes d?approvisionnement de la fabrique avec l?intégration d?ECT dans le partenariat a laissé de côté cette question avant qu?elle ne soit de nouveau évoquée Aujourd?hui, cette question reste un des principaux points à conso- lider lors du lancement de la production et pose la question de la systématisation de la caractérisation des déblais pour un usage en construction dans les études de sol. Cette systématisation semble nécessaire à la pérennisation et à la diffusion du surcyclage des terres excavées dans d?autres projets car elle permet de faire de cette filière un exutoire systématiquement testé. Or, cette systé- matisation interroge l?ensemble de la chaîne de circulation des déblais du chantier de terrassement aux lieux de surcyclage. Les maîtres d?ouvrage constituent le premier maillon de cette chaîne via les études de sol qu?ils font réaliser avant le début des chantiers afin de préparer les marchés de travaux. Aujourd?hui, ces analyses caractérisent les terres dans la perspective de leur stockage ou de leur valorisation en carrière mais pas en vue de leur valorisation dans un autre chantier ou en tant que matériaux de construction. Les analyses géotechniques complémentaires nécessaires à la ca- ractérisation de la terre pour un usage en construction pourraient être intégrées lors de ces études de sol. Cela contribuerait à iden- tifier systématiquement et en amont des travaux de terrassement les terres adaptées au recyclage mais nécessite une sensibilisation des maîtres d?ouvrage à cette question. La Figure 22 présente la | 123 chaîne de décision encadrant les mouvements de terre d?un chan- tier de terrassement au site de réception des déblais. Ce schéma pourrait s?appliquer pour d?autres sites de surcyclage des terres dans une logique de diffusion horizontale de l?innovation. Certaines maîtrises d?ouvrage publiques, comme la Ville de Paris, commencent à intégrer la question des terres dans leurs marchés publics et leurs cahiers des charges pour la réutilisation entre sites en incitant, par exemple, à une caractérisation plus fine des terres. Celle-ci a fait réaliser une étude de faisabilité et de définition opé- rationnelle des terres excavées par le Bureau de recherches géolo- giques et minières (BRGM) et l?Institut Paris Région en 2015. Elle recommande entre autres de « systématiser une caractérisation élargie des terres excavées afin de permettre en amont l?identifica- Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées La première option est une analyse au moment de la déclaration préalable avec le risque de ne pas aller assez vite par rapport aux ca- dences des mouvements de terre. La deuxième option est une analyse dès les études de sol avec le défi de sensibiliser les maîtrises d?ouvrage à la question du recyclage des terres. Figure 22. Chaîne d?acteurs et traçabilité Sources: entretiens et comités de pilotage de Cycle terre, 2019-2021 124 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes tion des potentiels de valorisation.» (Charvet, 2020). On pourrait imaginer les mêmes recommandations pour le recyclage des dé- blais en matériaux de construction. Cycle terre pourrait participer à la sensibilisation des maîtres d?ouvrage aux enjeux du surcyclage des terres. Cette systématisation pose néanmoins des questions. Le surcy- clage des terres excavées pourrait partiellement déstabiliser le modèle économique sur lequel repose les entreprises de stockage et de valorisation volume des déblais. Le développement d?une fi- lière de surcyclage des terres excavées pourrait conduire à la créa- tion d?un nouveau marché sur les limons de plateau. Aujourd?hui, les limons de plateau sont dirigés vers des filières de stockage ou de valorisation volume dont le financement repose sur le coût payé par les terrassiers. La création d?une filière de surcyclage risque de transformer cette matière en ressource aux yeux des terrassiers qui pourraient demander à être payés pour livrer cette matière plutôt que payer pour s?en débarrasser81. Cette situation s?observe déjà pour certaines matières qui ont une forte valeur économique et sont vendues par les terrassiers pour des utilisations en tra- vaux publics (Mongeard, 2018). Ce marché pourrait déstabiliser le modèle économique de la fabrique Cycle terre qui repose sur le coût d?acceptation des terres excavées et donc sur le fait qu?elles sont traitées comme un déchet. Le modèle économique de la fa- brique s?inspire en fait de celui des filières existantes de stockage et de valorisation volume. On observe donc une tension entre la systématisation de cette filière, c?est-à-dire sa montée en échelle au sens d?une plus grande quantité de déblais surcyclés, et le mo- dèle économique développé pour la fabrique qui repose sur le fait d?être payé pour récupérer les déblais. Ce risque illustre les diffi- cultés posées par la diffusion verticale de l?innovation: la montée en échelle peut induire de modifier certains principes sur lesquels repose l?expérimentation. 81 Carnet de terrain ? Comité de pilotage du 9 septembre 2021. | 125 Encadré juridique : le statut de déchet des terres dans le cadre de Cycle terre Les terres excavées prennent le statut de déchet dès qu?elles sortent du périmètre du chantier d?excavation. - Ainsi, les terres qui entrent dans le centre de tri et de prépa- ration géré par ECT sur le site de Placoplâtre à Vaujours ont le statut de déchet. Les opérations de tri, criblage et séchage ne permettent pas aux terres de perdre ce statut. - Elles entrent donc dans la fabrique avec le statut de déchet. La fabrique a fait l?objet d?une déclaration au titre de la ru- brique 2515 des ICPE (installations de broyage) permettant de disposer d?une sortie implicite du statut de déchet pour les produits élaborés à partir des terres excavées, qui en consti- tuent la matière première. Les matériaux de construction qui sortent de la fabrique ont donc le statut de produit. On peut noter qu?à la différence d?une sortie explicite du statut de dé- chet, les terres excavées gardent leur statut de déchet. C?est bien le produit qui résulte des différentes lignes de production qui perd ce statut. La sortie implicite du statut de déchet est reconnue et expli- citée par l?avis aux exploitants d?installations de traitement de déchets et aux exploitants d?installations de production utilisant des déchets en substitution de matières premières du 13 janvier 2016 (NOR: DEVP1600319V). Il s?agit d?une in- terprétation de la règlementation européenne REACH. Cet avis précise que les produits fabriqués dans des installations de production qui utilisent des déchets comme matières pre- mières n?ont pas le statut de déchet. Les installations de pro- duction sont définies comme: « les installations inscrites à la nomenclature des ICPE (?) et dont l?intitulé comprend les termes exacts «production de?», «fabrication de?», «prépa- ration de?», «élaboration de?» ou «transformation de?».» Par ailleurs, les terres acceptées par le processus de produc- tion de Cycle terre combinent deux critères. Le premier critère Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 126 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes est environnemental : ce sont des terres naturelles, c?est-à- dire qu?elles n?ont pas été remaniées, elles ne proviennent pas de remblais et ne proviennent pas de sites ayant été soumis à des pollutions anthropiques. Les terres sont dites naturelles sans réalisation d?analyse chimique, à la différence de la ca- ractérisation comme terre inerte. Les deux caractéristiques (terres non remaniées et non issues de sites et sols pollués) garantissent que les terres ne contiennent pas de pollutions anthropiques. La qualification de terres naturelles ne remet pas en question la qualification de déchet. Les terres peuvent être naturelles et avoir le statut de déchet, ce qui est le cas pour Cycle terre. Le deuxième critère est géotechnique: les terres doivent être issues de la formation géologique des limons de plateau, compatible avec un usage en architecture. La participation de Cycle terre à la structuration d?une filière de construction en terre crue L?expérimentation Cycle terre a également des effets sur le régime de la construction via sa contribution à la création d?une filière de terre crue en France et en Île-de-France. Cycle terre produit des connaissances, des certifications et des outils de formation au ser- vice de la filière de terre crue. L?expérimentation entend participer à la diffusion de l?usage de ce type de matériaux au sein de la pro- duction immobilière et architecturale. Les effets de transforma- tion observés sont balbutiants mais témoignent d?une combinai- son de formes de diffusion verticale et horizontale de l?innovation, selon la terminologie proposée par Wirth et al. (2019). Diffuser l?architecture de terre au sein des chantiers fran- ciliens de construction et de réhabilitation La certification des matériaux est le premier apport de Cycle terre à la structuration d?une filière de terre crue. Le Centre scientifique et technique du bâtiment a délivré trois appréciations techniques expérimentales (Atex) de type A aux matériaux produits par Cy- cle terre. Il s?agit d?un changement important pour la filière car, jusqu?à présent, les Atex obtenues pour la construction en terre | 127 crue étaient principalement de type B, à l?exception de l?Atex pour le bloc de terre comprimé de Mayotte. Alors que les Atex de type B sont valables pour un chantier particulier, les Atex de type A sont valables pour des domaines d?emploi et des systèmes constructifs. Elles peuvent donc être utilisées pour l?ensemble des chantiers qui ont recours aux matériaux certifiés, en l?occurrence ceux is- sus de Cycle terre. Les maîtres d?ouvrage n?ont ainsi plus besoin de procéder à de nouvelles certifications pour chaque nouveau chantier. Il suffit de montrer que l?usage proposé correspond bien à ceux prescrits dans les Atex de type A. Par ailleurs, les Atex de Cycle terre prennent en compte la variabilité des sources de terre possibles dans la fabrication des matériaux. Ainsi, seuls des tests basiques concernant les déblais seront nécessaires si les sources d?approvisionnement en terre changent82. Ces Atex sont donc déterminants pour la commercialisation des matériaux produits par Cycle terre auprès des maîtres d?ouvrage qui sont souvent ré- ticents à introduire de la terre crue vis-à-vis des assurances. Enfin, ces Atex valables pour deux ans sont en accès libre. Ils peuvent donc être utilisés par l?ensemble des producteurs, maîtres d?oeuvre et maîtres d?ouvrage hors du cadre de Cycle terre pour obtenir d?autres Atex. Les connaissances et certifications sont ainsi pro- duites dans la perspective d?une duplication de la fabrique dans d?autres contextes territoriaux. On retrouve ici la volonté de diffu- sion horizontale, d?un lieu à un autre, promue par le partenariat Cycle terre. La réalisation de fiches de déclaration environnementale et sa- nitaire vise également à faciliter la commercialisation des pro- duits en terre crue. Elles contiennent des informations concer- nant l?empreinte environnementale des produits et leurs effets sur la santé. Les fabricants de matériaux n?ont pas l?obligation de réaliser ces fiches mais ils ont tendance à le faire dans la mesure où celles-ci sont obligatoires pour les constructeurs. Ainsi, elles 82 Comité de pilotage du 21 octobre 2021. La certification des produits par le CSTB coûte plusieurs dizaines de milliers d?euros. A ces dépenses, s?ajoutent les diffé- rentes démarches préliminaires (recherche, tests, etc.). La certification constitue donc une démarche coûteuse. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 128 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes contribuent fortement à légitimer les produits auprès des acteurs de la construction. Les fiches ont été co-produites par Cycle terre et Briques Technic Concept, un fabricant de blocs comprimés en terre crue de la région toulousaine. On voit ainsi que Cycle terre tisse des liens avec un réseau d?acteurs et participe à une mise en commun des ressources économiques et techniques dont dis- posent différents acteurs de la filière. La réalisation de fiches de déclaration environnementale et sanitaire est onéreuse car il faut réaliser des calculs spécifiques aux matériaux produits. Peu de fabricants ou de maîtres d?oeuvre dans le champ de la terre crue peuvent les faire réaliser, ce qui pénalisent leurs matériaux face aux matériaux plus conventionnels. En effet, les fiches existantes étaient, jusqu?à présent, très défavorables à la terre crue car elles prenaient des valeurs standards qui ne rendent pas compte de la réalité de la fabrication. Par exemple, les distances entre les res- sources et les sites de production, paramètre important pour le calcul de l?empreinte carbone des matériaux, étaient de 500 kilo- mètres. Dans les fiches co-produites par Briques Technic Concept et Cycle terre, elles sont de 80 kilomètres, ce qui est plus proche de la réalité de l?approvisionnement dans la mesure où celui-ci se fait dans un périmètre restreint. Le bénéfice de ces fiches revient bien sûr aux deux entreprises qui les ont produites mais aussi à la filière dans son ensemble car elles participent à changer l?image de la terre crue auprès des promoteurs. Enfin, Cycle terre a réalisé des actions de formation auprès d?ac- teurs intervenant à différents maillons de la chaîne de la construc- tion, des ouvriers aux architectes. Des modules de formation pérennes ont été mis en place avec le Centre de Formation des Apprentis BTP de Noisy-le-Grand. Des projets de formation aux échelles intercommunales (Paris Terre d?Envol), départementales et régionales sont en cours de constitution83. Ces différents élé- ments participent à faire connaître et à légitimer symboliquement et techniquement les matériaux en terre crue au-delà de l?expéri- mentation Cycle terre. Pour reprendre les termes de Wirth et al. (2019), Cycle terre participe donc à une diffusion horizontale des 83 Carnet de terrain ? Comité de pilotage du 21 octobre 2021. | 129 matériaux en terre crue. Les outils de connaissance, de certifica- tion et de formation permettent à un nombre croissant de maîtres d?ouvrage d?avoir recours aux matériaux produits par Cycle terre et de ne pas limiter leur utilisation aux promoteurs et aménageurs présents dans le partenariat. Au-delà des produits Cycle terre, l?expérimentation vise à faciliter la production et la commercia- lisation de matériaux en terre crue par d?autres entreprises et ter- ritoires. Une visée de montée en échelle, ou diffusion verticale, transparaît également: la certification et la formation permettent en effet d?inciter et de faciliter l?utilisation des matériaux en terre crue par des maîtres d?ouvrage de grande taille sur des chantiers d?envergure. L?expérimentation a des effets sur les acteurs économiques de la filière, comme la mise en réseau pour produire des ressources et outils bénéfiques à l?ensemble de la filière et la diffusion de l?usage du matériau, mais aussi sur les acteurs publics qui la régulent. Cy- cle terre participe à structurer une politique publique des terres en Île-de-France, celle-ci pouvant devenir un levier de diffusion verticale et horizontale du recyclage des déblais en matériaux de construction. La stratégie régionale d?économie circulaire élabo- rée en 2020 prévoit le lancement d?un appel à projet autour de nouvelles filières de réemploi et recyclage des déchets du BTP qui mentionne explicitement la terre crue. Cycle terre apparaît comme exemple des initiatives franciliennes dans le domaine, té- moignant du rôle de ce projet dans la mise à l?agenda régional de la question des terres. Le positionnement de Cycle terre au sein du champ profes- sionnel de la terre crue Cependant, la participation de Cycle terre à la structuration de la filière ne va pas de soi au sein du milieu professionnel de la terre crue qui est déjà organisé autour de plusieurs réseaux nationaux. Victor Villain a mis en évidence la structuration du champ autour de deux associations des professionnels de la terre crue qui ras- semblent quasiment l?intégralité du secteur mais défendent des visions différentes de la construction: Asterre et Ecobâtir. Asterre, association nationale des professionnels de la terre crue, a été Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 130 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes fondée en 2006 pour fédérer le secteur et développer l?usage de la terre crue dans la construction, notamment par l?établissement de règles professionnelles. Ecobâtir regroupe des artisans et profes- sionnels de la construction dont des artisans de la terre crue qui défendent une vision non industrielle et non standardisée de la construction. Ils voient dans l?établissement de règles profession- nelles le risque d?une standardisation de la profession et d?une réduction du champ des possibles des usages et des techniques au profit des fabricants de matériaux et aux dépends des artisans. Ecobâtir regroupe en effet des professionnels-artisans qui maî- trisent la construction en terre de la ressource locale à la mise en oeuvre sur le chantier et qui perçoivent le développement d?opé- rateurs intermédiaires, tels les fabricants de matériaux, comme un risque d?industrialisation de la filière et de dépossession d?une partie de leur savoir-faire (Villain, 2020). Or, Cycle terre constitue précisément la création d?un intermédiaire qui expérimente une mécanisation de la production pour adapter le matériau à l?éco- nomie urbaine et massifier son usage. De plus, les experts terre du partenariat sont positionnés et iden- tifiés au sein du champ professionnel de la terre crue autour d?As- terre dont Amàco et CRAterre sont membres. Cette posture fait l?objet de critiques, parfois virulentes, au sein du champ profes- sionnel de la terre crue. Les critiques mettent en cause la partici- pation de Cycle terre aux projets du Grand Paris et voient dans le recyclage proposé une impasse écologiquecar les fondements des destructions environnementales ne sont pas remis en question. Plutôt que de dénoncer les effets environnementaux du Grand Pa- ris tels que la production de déchets et la destruction de la biodi- versité, Cycle terre les transforme en marchandise84. Ces critiques rappellent les critiques générales émises envers l?économie cir- culaire, perçue comme un verdissement du capitalisme. Un autre point de tension au sein du champ professionnel de la terre crue 84 Deux articles publiés dans des revues à la croisée des mondes universitaires et militants se font l?écho de ces critiques : Aldo Poste, «Le retour à la terre des bétonneurs », Terrestres, 2 novembre 2020 [En ligne] et Sans Auteur, « Quel par- ti voulons-nous construire ? Destituer les architectes», Lundimatin #288, 17 mai 2021 [En ligne]. | 131 concerne la stabilisation des matériaux, c?est-à-dire l?ajout de ci- ment, ce qui permet d?utiliser la terre en extérieur sans protection à l?eau mais remet en question la réversibilité85 du matériau. Les positions des partenaires vis-à-vis de la stabilisation ne sont pas parfaitement alignées, certains s?opposant fermement à la stabili- sation car cela modifie le sens du matériau quand d?autres ne s?y opposent pas catégoriquement tant que les analyses de cycle de vie restent intéressantes86. Le pacte d?associés de la société coopé- rative (SCIC) Cycle terre fait explicitement référence à la «réversi- bilitéde la construction», ce qui limite le recours à la stabilisation. Lors de l?inauguration de la fabrique à Sevran en 2021, Paul-Em- manuel Loiret, président de la société coopérative, a insisté sur l?absence de stabilisation des matériaux, rappelant qu?il s?agit de la condition pour la circularité de la matière. Le positionnement de Cycle terre au sein du champ professionnel de la terre crue est donc complexe et conflictuel sur certains enjeux. La création de la société d?exploitation (SCIC) a été l?occasion pour le partenariat d?interroger et de préciser son positionnement au sein du milieu professionnel de la terre crue. Il s?agit pour Cy- cle terre de faire bénéficier les fonds européens à la structuration de la filière sans se substituer aux réseaux existants. L?ambition de participer à la filière se retrouve dans les objectifs de la SCIC qui incluent: «la réalisation ou la participation à des actions de sensibilisation, formation, de recherche et développement, de conseil et d?accompagnement de l?ensemble des acteurs de cette filière et la participation au développement de la filière terre crue en Île-de-France, en France et à l?international» (SCIC Cycle terre, 2020, p.5).Cependant, la SCIC entend jouer un rôle actif dans la formation, la recherche et développement et la fédération des ac- teurs de la terre non pas de toute la filière terre crue mais autour de deux spécificités: la construction en terre à partir de déblais et 85 La réversibilité désigne la possibilité de transformer les matériaux en terre inerte lors de la déconstruction des bâtiments. L?ajout de ciment modifie la struc- ture physico-chimique des terres, remettant en question ce «retour à la terre». 86 Entretiens avec un associé de Joly&Loiret (21 janvier 2019), le directeur scienti- fique et un chargé de projet d?Amàco (15 novembre 2018 et 13 juillet 2018). Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées 132 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes l?adaptation de la terre crue à l?économie de la construction mé- tropolitaine. Ce positionnement répond en partie aux critiques concernant le caractère hégémonique de Cycle terre. Alors que Cycle terre est une expérimentation de petite envergure quand on la compare aux volumes de déblais générés dans le Grand Paris, c?est une initiative de plus grande taille au sein du secteur de la terre crue. En revanche, elle maintient des désaccords assez forts avec une partie du secteur de la terre crue qui défend une vision de la construction en terre fondamentalement incompatible avec l?économie métropolitaine. Le champ de la construction en terre crue demeure instable car en cours de constitution. Le projet national Terre, en cours de mon- tage depuis 2020, pourrait contribuer à modifier la structuration du champ. Porté par la direction de la Recherche et de l?Innovation du ministère de la Transition Écologique et Solidaire et la Confé- dération des Constructeurs de Terre Crue87 (CCTC), ce projet de recherche national dans le domaine de la construction en terre rassemble l?ensemble des acteurs du secteur professionnel afin de produire des recherches et des livrables opérationnels visant à améliorer l?assurabilité des constructions en terre. Les modalités de contribution de la SCIC à ce projet n?ont pas encore été défi- nies. Le positionnement des acteurs émergents autour de la terre crue en Île-de-France par rapport à Cycle terre sera un des élé- ments à suivre après le lancement de la fabrique. Dans le contexte actuel, Cycle terre participe à une recomposition du champ pro- fessionnel de la terre crue via la création d?un nouvel acteur doté d?une forte visibilité. La vision du devenir de la filière défendue par Cycle terre rencontre des oppositions de la part d?acteurs qui défendent une vision davantage artisanale de la construction en terre crue. L?émergence de Cycle terre modifie la distribution ac- tuelle des pouvoirs au sein de ce champ professionnel. 87 Cette confédération a été créée en 2019 à la suite de l?élaboration des guides de bonnes pratiques pour la construction en terre. Elle est considérée par le ministère comme l?instance représentative du secteur de la construction en terre. | 133 Conclusion Le projet Cycle terre expérimente une nouvelle filière de valorisa- tion des terres excavées et explore des transformations possibles du métabolisme des matériaux de chantier en Île-de-France. Il va dans le sens d?un bouclage plus intense de matière fondé sur la substitution du béton de terre au béton-ciment et la limitation du stockage des déblais. Cycle terre expérimente également une échelle de gouvernance infrarégionale alors que la gestion ac- tuelle des déblais est principalement régionale. Elle vise un rap- prochement entre espaces de production des déblais (chantiers de terrassement) et espaces de gestion de ces matières (chantiers de construction et de réhabilitation). Comme le montre la mise en oeuvre concrète de la fabrique, ce rapprochement n?est pas nécessairement synonyme de symbiose et peut s?appuyer sur des mouvements de terre mais dans des périmètres restreints afin de limiter l?empreinte environnementale des matériaux produits. Le projet expérimente également une modalité de gouvernance coo- pérative impliquant les autorités urbaines, contribuant ainsi à la publicisation de la gestion des déblais aujourd?hui principalement régulés par les entreprises de travaux publics. En ce sens, il parti- cipe à l?émergence d?une politique des terres en Île-de-France. La question de la pérennisation puis de la diffusion du surcyclage des déblais en matériaux pour l?architecture de terre crue est ouverte. Le développement de cette pratique de valorisation s?appuie sur des recompositions des régimes sociotechniques de gestion des déblais et de production immobilière dont certaines semblent en- clenchées mais d?autres demeurent encore incertaines. Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des terres excavées CONCLUSION | 135 L?analyse du régime sociotechnique existant de gestion des terres a mis en évidence une mise en tension des équilibres socio-éco- logiques sur lesquels il repose. Le tarissement des débouchés historiques et la poursuite voire l?accélération des excavations conduisent à la recherche de nouveaux débouchés pour les dé- blais. La valorisation des terres excavées dans le cycle de la construction, en particulier comme ressource pour l?architecture de terre crue, constitue une voie de bouclage du métabolisme de la construction. Celui-ci est aujourd?hui caractérisé par de nom- breuses pratiques de valorisation mais également de fortes extrac- tions de matière. La valorisation des terres excavées en matériaux pouvant partiellement se substituer au béton de ciment pourrait permettre de limiter les extractions de matière première. Cycle terre explore cette voie, qui induit des recompositions du régime de gestion des déblais en place. L?analyse des évolutions du dispo- sitif de surcyclage expérimenté par Cycle terre permet d?identifier des défis structurels et des recompositions sociotechniques de portée plus générale. Les apprentissages tirés de l?expérimentation Cycle terre: diffusion, hybridation, mutualisation L?expérimentation Cycle terre visait à démontrer la faisabilité et la viabilité d?un dispositif local de surcyclage des déblais en ma- tériaux en terre crue. Le dispositif sociotechnique expérimenté a été modifié au cours de sa mise en oeuvre. Par conséquent, la démonstration et donc la portée générale permise par cette expé- rimentation s?en est trouvée modifiée. Le projet est passé d?une fa- brique synergique, c?est-à-dire une fabrique intégrée permettant une symbiose urbaine entre un chantier producteur de déblais et un chantier récepteur à proximité, à une fabrique en réseau cou- plée au système existant de gestion des déblais et à des chantiers multi-situés. Les facteurs ayant conduit à ces évolutions corres- pondent à trois des principaux axes d?innovation expérimenté par Cycle terre:production en ville, gouvernance locale et relocalisa- tion de la production, circularité. 136 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Premièrement, l?inscription spatiale de la fabrique a été confron- tée à la difficulté d?intégrer des activités productives dans une zone dense et à réserver de grands espaces fonciers pour des activités faiblement rémunératrices comme le stockage. Cela a conduit à la relocalisation de la fabrique sur un foncier pérenne au sein d?une zone d?activités et, par conséquent, à la délocali- sation du site de stockage et de préparation des déblais dans un site existant de gestion des déblais. Deuxièmement, le modèle de développement territorial et l?échelle intermédiaire entre indus- trie et artisanat a conduit à la création d?une société coopérative intégrant des acteurs positionnés à différents maillons de la fi- lière. Troisièmement, la circularité, c?est-à-dire le surcyclage des déblais, implique une modification de l?approvisionnement en terre qui se fait à partir de plusieurs gisements et pas d?un gise- ment unique comme dans le cas d?une carrière ou dans le projet initial de symbiose avec le chantier du Grand Paris Express. Ceci a conduit au partenariat avec une entreprise spécialisée dans la gestion des déblais. Les facteurs d?évolution rencontrés par le projet Cycle terre croisent des dimensions structurelles, comme la faible rentabi- lité et acceptabilité des activités productives dans la ville dense, et conjoncturelles, comme le décalage des calendriers de chan- tier. Ce dernier facteur conjoncturel a néanmoins une dimension structurelle puisque les calendriers de chantier sont toujours soumis à évolution et, surtout, puisque la concordance tempo- relle entre chantiers producteurs et récepteurs est une condition nécessaire à la réalisation de la synergie. Au-delà du projet Cycle terre lui-même, ces évolutions constituent des apprentissages pour le développement futur du surcyclage des déblais en maté- riaux de construction. Le tableau ci-dessous synthétise ces diffé- rentes évolutions et leurs effets. | 137Conclusion Figure 23. Synthèse des apprentissages de Cycle terre pour la gouvernance du surcyclage des déblais en matériaux de construction 138 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Plusieurs scénarii de développement peuvent être imaginés. Ils croisent plusieurs variables: mobilité ou fixité des fabriques d?une part, et hybridation avec les acteurs existants du régime de ges- tion des déblais ou indépendance par rapport à ces acteurs d?autre part. On peut imaginer: La diffusion du modèle de la fabrique symbiotique Le modèle symbiotique initialement envisagé par Cycle terre n?a pas abouti dans le cadre de l?expérimentation mais on pourrait imaginer qu?il parvienne à être mis en oeuvre dans d?autres es- paces francilienset à d?autres échelles. En particulier, il peut être adapté à de grands chantiers de renouvellement urbain moins contraints que les chantiers diffus et qui peuvent accueillir des lignes de production mobiles de plus petite taille. Ce scénario rap- pelle l?idéal-type de la translation, ou diffusion horizontale (Wirth et al., 2019). Le modèle symbiotique permet d?éviter les ruptures de charge et de limiter les transports au sein du processus de pro- duction, principal émetteur de gaz à effet de serre dans le cas de la terre crue. La réplication et la mutualisation des fabriques en réseau Le modèle de la fabrique en réseau répondrait partiellement à certaines contraintes structurelles en Île-de-France pour le dé- veloppement d?activités de surcyclage des déblais, notamment la recherche de foncier et la cohabitation entre activités productives, résidentielles et récréatives. En effet, il peut s?appuyer sur du fon- cier déjà orienté vers la production. Ce modèle permet également d?assurer un approvisionnement constant de la fabrique en s?ap- puyant sur le réseau de terrassiers avec lesquels travaille l?entre- prise de gestion des déblais. On pourrait envisager la mutualisa- tion de centre de tri et de préparation entre plusieurs fabriques. Ces sites pourraient être indépendants du circuit actuel de stoc- kage et de réemploi des déblais ou bien adossés à celui-ci, comme le centre de tri et de préparation de Cycle terre à Vaujours. Dans ce dernier cas, la mutualisation semble néanmoins difficile à mettre en place car le site est temporaire et risque d?être rapidement sa- | 139Conclusion turé88. Enfin, ce fonctionnement conduit à davantage de transport des matières, ce qui émet des gaz à effet de serre et génère des coûts supplémentaires. Dans ce scénario, l?identification et la préparation des déblais pour la production de matériaux en terre crue devient une pratique des acteurs régionaux de la gestion des terres excavées, de la construction et du terrassement. Il se rap- proche donc davantage de l?idéal-type de l?intégration locale, ou «embedding», à l?échelle régionale (Wirth et al., 2019). Le développement de fabriques intégrées en réseau Des fabriques pérennes associant le centre de tri et de préparation et les lignes de production pourraient également être installées dans d?anciennes friches industrielles où les enjeux de cohabita- tion avec des fonctions résidentielles sont moins forts. Cela per- mettrait de pérenniser les activités de tri et de préparation et de les coupler avec, par exemple, des sources d?énergie secondaire comme la récupération de la chaleur fatale issue des data cen- ters89. On voit donc que cette organisation en réseau pourrait se combiner à des logiques symbiotiques portant sur d?autres res- sources urbaines, comme la chaleur fatale. Plusieurs data centers sont installés en Seine-Saint-Denis, dans la partie centrale de la métropole et, par conséquent, à proximité des grands chantiers d?excavation (Lopez et Diguet, 2019). Ce scénario combine diffu- sion verticale et horizontale car il s?agirait à la fois de multiplier le nombre de fabriques et de mettre en oeuvre des fabriques de taille plus importante. Ces trois modalités de diffusion du surcyclage sont chacune adap- tées à certains types de chantiers d?une part et à certains sites d?accueil de l?outil de production d?autre part. On pourrait donc imaginer une coexistence de ces trois modalités au sein de la ré- gion francilienne selon les caractéristiques socio-matérielles des 88 Actuellement, la capacité de stockage pour les déblais dédiés à Cycle terre est limitée à 6000 tonnes. 89 Cette idée a été soumise par un représentant d?Antea au cours d?une réunion des partenaires Cycle terre invitant à un retour réflexif sur la conduite du projet et intitulée «Et si c?était à refaire» (Carnet de terrain, 21 mai 2021). 140 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes chantiers et des sites pouvant accueillir des activités productives. Ces scénarios regardent les trajectoires possibles de la fabrique au regard des différentes recompositions du système sociotechnique de gestion des déblais. Nous avons montré qu?on observe davan- tage de complémentarités que de concurrence entre les filières existantes de valorisation et cette filière émergente. Or, le devenir du surcyclage des déblais en matériaux de construction en terre crue dépend également du système sociotechnique de produc- tion des matériaux. Celui-ci est caractérisé par une concurrence faible mais potentiellement croissante entre fabricants de maté- riaux conventionnels qui commencent à mettre en oeuvre des ma- tériaux en terre crue, comme Alkern et Saint-Gobain, et nouveaux fabricants. On peut imaginer une absorption progressive des in- novations expérimentées par Cycle terre par les acteurs du régime conventionnel et une transformation progressive du régime de production des matériaux. L?étape actuelle semble être celle d?un foisonnement des initiatives, ce qui se retrouve d?ailleurs dans les outils institutionnels de pilotage des transitions qui ne ciblent pas une stratégie unique. Par exemple, Cycle terre est soutenu par les ministères de la Cohésion territoriale et de l?écologie via le dispo- sitif DIVD et par l?Union Européenne via l?appel Actions Innova- trices Urbaines. En revanche, la Caisse des dépôts et consignations a décidé de ne pas entrer au capital de la SCIC Cycle terre alors qu?elle soutient le développement de blocs de terre crue par Alk- ern dans le cadre de l?appel à projet Territoires d?innovation. Une association d?acteurs économiques et d?aménageurs franciliens a été lauréate autour d?un projet appelé «Construire au futur, habi- ter le futur». L?économie circulaire dans la construction constitue un des trois axes de ce projet. Différentes visions du devenir in- dustriel de la région co-existent donc et peuvent entrer en concur- rence sur certains secteurs. La thèse en cours de Jean Goizauskas, provisoirement intitulée Bâtir en terre crue et en pierre sèche: une innovation de rupture? Expérimentations sociotechniques autour de pratiques constructives en voie de stabilisation, permettra de documenter le développement du matériau terre crue et sa mise en politique. | 141Conclusion La flexibilité des dispositifs sociotechniques de surcyclage des ma- tières secondaires L?analyse du projet Cycle terre conduit à des réflexions d?ordre plus général portant sur la conception et l?aménagement de dis- positifs sociotechniques participant à une plus grande circularité des métabolismes. La symbiose est une des figures couramment évoquées par la grammaire de l?économie circulaire. Or, l?idée d?un échange de matière directe entre chantiers producteurs de déchets et chantiers consommateurs de ressources a été remise en question. De même, la très grande proximité spatiale envisagée a été reconsidérée du fait de l?existence d?étapes intermédiaires de tri, de stockage et de transformation. Ces éléments observés dans le cas de Cycle terre l?ont également été dans d?autres initiatives étudiées dans le cadre de ma thèse dans les régions bruxelloise et francilienne (Bastin, 2022). La remise en question des symbioses combine deux phénomènes. Premièrement, les expérimentations étudiées s?appuient sur les acteurs des régimes existants, leurs ressources financières, fon- cières et leur expertise. Plutôt que des symbioses à la marge des réseaux existants, on observe des configurations qui articulent nouveaux circuits et réseaux existants dans des systèmes com- posites. Deuxièmement, les symbioses, souvent initiées à des échelles ultra-locales, intègrent des espaces plus lointains pour fonctionner. C?est le cas de la fabrique Cycle terre qui s?appuie sur un site de remblaiement de carrière pour installer son activité de stockage, de tri et de préparation des terres. Le temps est l?autre élément majeur qui conduit à questionner la symbiose comme modalité principale d?organisation de la circularité. L?échange de matière est fortement dépendant des calendriers des chantiers fournisseurs et récepteurs et, par conséquent, fortement soumis aux aléas. La planification de tels échanges est donc complexe et incertaine. Des temps et des espaces de stockage s?avèrent très souvent nécessaires. Même si la symbiose ne disparaît pas tota- lement (certains acteurs se spécialisent d?ailleurs dans l?identi- fication et l?organisation d?échanges de matières entre chantiers via des usages numériques), elle s?appuie souvent sur des étapes intermédiaires. 142 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Des dispositifs sociotechniques flexibles se développent pour s?adapter à la variabilité qualitative et géographique des matières issues des chantiers, qu?il s?agisse des déblais, des gravats ou des matériaux du second oeuvre. Les ressources présentes dans le cadre bâti varient dans le temps et dans l?espace. Elles dépendent des caractéristiques du stock, c?est-à-dire des différentes tech- niques de conception selon les époques de construction et du vieillissement du bâtiment sur le temps long, des choix d?aména- gement réalisés et des techniques de transformation du bâti mises en oeuvre sur les chantiers. Les dispositifs sociotechniques s?ap- puyant sur la réutilisation des éléments présents dans le cadre bâti reposent donc sur la mobilisation de ressources hétérogènes dans le temps et dans l?espace. S?inspirant des travaux de Labussière et Nadaï (2018) sur les énergies renouvelables, on peut qualifier ces matières «d?espaces de ressources» plutôt que de gisement. Cette expression souligne le processus de construction des matières is- sues des chantiers comme des ressources d?une part et le carac- tère structurellement variable dans le temps de ces ressources dont la disponibilité et les caractéristiques dépendent de proces- sus sociopolitiques. Cela pose d?importants défis pour la concep- tiondes dispositifs de valorisation : comment adapter les lignes de production et les opérations de transformation à la variabilité des matières issues des transformations du cadre bâti? L?analyse de Cycle terre et les différents scénarios envisagés conduisent à distinguer deux types de dispositifs qui illustrent chacun des stratégies possibles d?opérationnalisation de la circu- larité. Un premier qui s?appuie sur des infrastructures fixes, c?est- à-dire installées de manière pérenne au sein de sites dédiés aux activités de transformation des matériaux de chantier, mais qui re- pose sur un espace d?approvisionnement variable dans le temps et dans l?espace, ce qui implique une flexibilité des outils de produc- tion. Un deuxième qui s?appuie sur des infrastructures mobiles et temporaires. Celles-ci sont installées au sein de grands chantiers ou dans des friches en attente de transformation et développent des activités de stockage et de valorisation temporaires. Alors que la généralisation du premier dispositif risque de conduire à un éloignement spatial entre sites d?extraction des matières secon- | 143Conclusion daires et sites de consommation de ces ressources, le second dis- positif risque de confiner les activités de transformation du méta- bolisme à la marge du régime en ne lui attribuant que des fonciers non pérennes. En revanche, cette flexibilité spatio-temporelle peut permettre une plus grande proximité voire des symbioses entre sites de production et sites de consommation des déchets de chantier transformés. Les formes prises par les infrastructures de réemploi, réutilisation, recyclage et surcyclage qui ont commencé à se déployer ou qui sont en projet en Île-de-France et ailleurs per- mettront d?évaluer la robustesse technique, économique et écolo- gique de ces dispositifs dans les années à venir. et BIBLIOGRAPHIE | 145 Agence Joly&Loiret (dir.), 2016, Terres de Paris. 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Localisation des ISDI et des principales carrières autorisées au remblayage en 2015 22 Figure 2. Évolution des formes de valorisation volume (ISDI et permis d?aménager) entre 2008 et 2021 24/25 Figure 3. Exemples d?aménagements en volume franciliens 28 Figure 4. Ressources échangées au sein de la coalition 32 Figure 5. Évolution des types de foncier recevant des remblais (ISDI et permis d?aménager) entre 2008 et 2021 34 Figure 6. Localisation du Parc du Papillon de la Prée à Claye-Souilly 36 Figure 7. Présentation de l?aménagement du Parc du Papillon de la Prée par ECT 37 Figure 8. Le projet de la Colline de Gibraltar 38 Figure 9. Merlon acoustique et extension du front d?urbanisation à Vémars 39 Figure 10. Programme du colloque «Les IVDI pour valoriser les terres inertes : réalité ou utopie ? » 45 Figure 11. Objectifs de recyclage des déblais envisagés par le PRPGD 71 Figure 12. Localisation de la commune de Sevran au sein de la Métropole du Grand Paris 80 Figure 13. Périmètre de la ZAC Sevran Terre d?Avenir, orientations d?aménagement et chantiers du Grand Paris Express 81 Figure 14. Exposition « Terres de Paris. De la matière au matériau » au Pavillon de l?Arsenal (2016-2017) 84 Table des figures 152 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes Figure 15. Tour de logements en terre crue et restructuration de l?ancienne gare Masséna en marché couvert, Concours inter- national Réinventer Paris, 2015. Projet finaliste 2e Prix, Agence Joly & Loiret. 85 Figure 16. Les partenaires Cycle terre en 2018 et leur positionnement par rapport au circuit des terres excavées 87 Figure 17. Liste des sociétaires de la SCIC en juillet 2021 97 Figure 18. Circulation des camions de terre selon les scénarii d?approvisionnement de la fabrique en 2018 105 Figure 19. Comparaison des localisations et des surfaces du site de la Marine et du site BEMA. 110 Figure 20. Caractéristiques des réseaux durs et mous 113 Figure 21. Les trois configurations explorées par la fabrique Cycle terre 115 Figure 22. Chaîne d?acteurs et traçabilité 123 Figure 23. Synthèse des apprentissages de Cycle terre pour la gouvernance du surcyclage des déblais en matériaux de construction 115 | 153 Liste des sigles Atex : Appréciation technique d?expérimentation BRGM : Bureau de recherches géologiques et minières BTP : Bâtiment et travaux publics CSTB : Centre scientifique et technique du bâtiment DIVD : Démonstrateur industriel pour la ville durable DRIEE : Direction régionale et interdépartementale de l?environ- nement et de l?énergie DRIEA : Direction Régionale et Interdépartementale de l?Équipe- ment et de l?Aménagement DRIEAT : Direction régionale et interdépartementale de l?environ- nement, de l?aménagement et des transports GPA : Grand Paris Aménagement ISDI : Installation de stockage des déchets inertes ISDND : Installation de stockage des déchets non dangereux Predec : Plan régional de réduction, de prévention et de gestion des déchets de chantier PRPGD : Plan régional de prévention et de gestion des déchets SCIC : Société coopérative d?intérêt collectif SGP : Société du Grand Paris Unicem : Union nationale des industries de carrières et des maté- riaux de construction Liste des sigles et L'AUTRICE | 155 Agnès Bastin est docteure en études urbaines du Centre de Re- cherches Internationales, Sciences Po. Ses travaux portent sur les transformations du métabolisme territorial, la gouvernance des flux de matières et les politiques d'économie circulaire à Paris et Bruxelles. Sa recherche doctorale analyse plus spécifiquement les pratiques de valorisation des déchets de chantier, en particulier les terres excavées et les gravats de béton, dans une perspective croisant écologie politique urbaine et transition studies. Elle est actuellement post-doctorante à l'Institut Supérieur d'Ingénierie et de Gestion de l'Environnement (École des Mines de Paris) dans le cadre d'un projet de recherche portant sur l'écologisation des pra- tiques et des modèles économiques des aménageurs en France. Crédits : Agnès Bastin Plus de 20 millions de tonnes de terres excavées sortent des chantiers franciliens chaque année. Cette matière représente environ 60 % des déchets de chantier en Île- de-France, soit la principale matière solide produite par les activités urbaines. Ces déblais deviennent des ressources pour l?aménagement suivant des pratiques anciennes de remblais et d?aménagement paysager. Le régime métabolique actuel se recompose sous l?effet combiné des chantiers du Grand Paris et de la mon- tée du référentiel de l?économie circulaire qui contri- bue à mettre les terres à l?agenda politique. De nou- velles utilisations se structurent, notamment pour des usages constructifs en génie civil et dans le bâtiment. Comprendre les jeux d?acteurs qui sous-tendent les flux de déblais permet d?éclairer les transformations à l?oeuvre au sein du système sociotechnique existant, c?est-à-dire à la fois les dynamiques de changement et les effets de verrouillage. Cet ouvrage explore la ges- tion existante des terres excavées et l?émergence de nouvelles modalités de gestion à partir du cas de Cy- cle terre, projet de création d?une unité de recyclage de déblais franciliens en matériaux de construction en terre crue. Il s?appuie sur une recherche doctorale et une observation participante au sein de Cycle terre, projet soutenu par le PUCA dans le cadre de l?appel à projet Démonstrateur industriel pour la ville durable. PU CA G ou ve rn er le m ét ab ol is m e : l es te rr es e xc av ée s fr an ci lie nn es AGNÈS BASTIN GOUVERNER LE MÉTABOLISME : LES TERRES EXCAVÉES FRANCILIENNES Co lle ct io n Ré fle xi on s en p ar ta ge Organisme national de recherche et d?expérimenta- tion sur l?urbanisme, la construction et l?architecture, le Plan Urbanisme Construction Architecture, PUCA, développe à la fois des programmes de recherche inci- tative, et des actions d?expérimentations. Il apporte son soutien à l?innovation et à la valorisation scientifique et technique dans les domaines de l?aménagement des ter- ritoires, de l?habitat, de la construction et de la concep- tion architecturale et urbaine. INVALIDE)

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