Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
BASTIN, Agnès
Auteur moral
France. Plan Urbanisme construction architecture
Auteur secondaire
Résumé
<p><span liberation="" serif="" style="font-size:10.0pt;font-family:">Alors que des millions de tonnes de terres excavées sortent des chantiers franciliens chaque année, que cette matière représente environ 60 % des déchets de chantier en Île-de-France (la principale matière solide produite par les activités urbaines), que ces déblais deviennent des ressources pour l'aménagement, que de nouvelles utilisations se structurent (notamment pour des usages constructifs en génie civil et dans le bâtiment, cette publication s'appuie sur une étude doctorale et une observation participante pour apporter un éclairage sur les jeux d'acteurs autour de ces flux de déblais et sur les transformations au sein du système socio-technique existant. L'autrice explore la gestion existante des terres excavées et l'émergence de nouvelles modalités de gestion à partir du cas du projet Cycle terre de création d'une unité de recyclage de déblais franciliens en matériaux de construction en terre crue. </span></p>
Editeur
PUCA
Descripteur Urbamet
gestion
;opération de construction
;chantier de bâtiment
;chantier de travaux publics
;recyclage
;expérimentation
;matériau de construction
Descripteur écoplanete
Thème
Architecture
;Economie
Texte intégral
Plus de 20 millions de tonnes de terres excavées sortent
des chantiers franciliens chaque année. Cette matière
représente environ 60 % des déchets de chantier en Île-
de-France, soit la principale matière solide produite
par les activités urbaines. Ces déblais deviennent des
ressources pour l?aménagement suivant des pratiques
anciennes de remblais et d?aménagement paysager. Le
régime métabolique actuel se recompose sous l?effet
combiné des chantiers du Grand Paris et de la mon-
tée du référentiel de l?économie circulaire qui contri-
bue à mettre les terres à l?agenda politique. De nou-
velles utilisations se structurent, notamment pour des
usages constructifs en génie civil et dans le bâtiment.
Comprendre les jeux d?acteurs qui sous-tendent les
flux de déblais permet d?éclairer les transformations
à l?oeuvre au sein du système sociotechnique existant,
c?est-à-dire à la fois les dynamiques de changement et
les effets de verrouillage. Cet ouvrage explore la ges-
tion existante des terres excavées et l?émergence de
nouvelles modalités de gestion à partir du cas de Cy-
cle terre, projet de création d?une unité de recyclage
de déblais franciliens en matériaux de construction en
terre crue. Il s?appuie sur une recherche doctorale et
une observation participante au sein de Cycle terre,
projet soutenu par le PUCA dans le cadre de l?appel à
projet Démonstrateur industriel pour la ville durable.
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AGNÈS BASTIN
GOUVERNER
LE MÉTABOLISME :
LES TERRES EXCAVÉES
FRANCILIENNES
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Organisme national de recherche et d?expérimenta-
tion sur l?urbanisme, la construction et l?architecture,
le Plan Urbanisme Construction Architecture, PUCA,
développe à la fois des programmes de recherche inci-
tative, et des actions d?expérimentations. Il apporte son
soutien à l?innovation et à la valorisation scientifique et
technique dans les domaines de l?aménagement des ter-
ritoires, de l?habitat, de la construction et de la concep-
tion architecturale et urbaine.
Gouverner le
métabolisme :
les terres excavées
franciliennes
AGNÈS BASTIN
Plan Urbanisme Construction Architecture
Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires
Arche Sud - 92055 La Défense cedex
www.urbanisme-puca.gouv.fr
Directrice de la publication
Hélène Peskine, secrétaire permanente du PUCA
Responsable de l?action
Sophie Carré
Maquette et mise en page
Bénédicte Bercovici, chargée de valorisation
ISBN 978-2-11-138220-6
ISSN 2649-4949 (imprimé)
ISSN 2801-8532 (en ligne)
Couverture : © Agnès Bastin
N.B.: Sauf indication contraire, les figures ont été réalisées par l?autrice
Février 2023
SOMMAIRE
07. AVANT-PROPOS
09. INTRODUCTION
14. PARTIE 1. LES TERRES EXCAVÉES EN ÎLE-DE-FRANCE: UN RÉGIME
SOCIOTECHNIQUE EN MUTATION
19. Des déblais aux remblais: co-production d?une ressource pour
l?aménagement?
47. Des circulations et des stocks générateurs de contestations
58. PARTIE 2. UNE DIVERSIFICATION PROGRESSIVE DES PRATIQUES
DE GESTION DES DÉBLAIS: QUELLES BIFURCATIONS DEPUIS
LE RÉGIME SOCIOTECHNIQUE EXISTANT ?
59. Le Grand Paris Express comme révélateur et facteur de déstabilisation
du régime sociotechnique actuel
66. De nouvelles pratiques entre exploration de valorisations matière et
consolidation des valorisations volume
76. PARTIE 3. CYCLE TERRE: GENÈSE ET APPRENTISSAGES D?UNE
EXPÉRIMENTATION DE SURCYCLAGE DES TERRES EXCAVÉES
78. Expérimenter une filière circulaire des terres aux marges du régime
existant de gestion des déblais: la fabrique Cycle terre
94. Un dispositif territorialisé de surcyclage des déblais
100. Approvisionner la fabrique dans un contexte incertain: l?expérimentation
d?un dispositif flexible
116. Possibilités et enjeux de diffusion de la fabrique Cycle terreau sein du régime
sociotechnique actuel
134. CONCLUSION
144. BIBLIOGRAPHIE
151. TABLE DES FIGURES
153. LISTE DES SIGLES
154. L'AUTRICE
4 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Crédits : Agnès Bastin
| 5
Je remercie chaleureusement l?ensemble des personnes qui ont
participé à cette enquête et, bien sûr, l?ensemble des partenaires
du projet Cycle terre. Je remercie tout particulièrement Silvia De-
vescovi et Magali Castex pour leur bienveillance. Mes remercie-
ments vont également à mon directeur de thèse, Éric Verdeil, pour
ses conseils et relectures et au PUCA pour l?opportunité offerte et
son suivi tout au long du processus de publication.
AVANT-PROPOS
| 7
A l?automne 2021 était inaugurée à Sevran la Fabrique Cycle Terre,
et fêté le lancement de la production de matériaux de terre crue
issue des chantiers d?excavation du Grand Paris.
Destiné à être dupliqué partout où la ressource « terre d?excava-
tion de chantiers » est en quantité et qualité suffisante pour être
utilisée sur le lieu même des chantiers de construction, le projet
Cycle Terre se veut démonstrateur d?une nouvelle façon d?envisa-
ger la construction en milieu urbain, en faveur d?une économie
circulaire qui minimise la dépense énergétique et la production
de déchets.
Le volume global de déblais généré par l?ensemble des travaux liés
notamment à la création du nouveau réseau de métro du Grand
Paris d?ici 2030 est évalué à 400 millions de tonnes. Cycle terre
projette de traiter 8000 tonnes par an. Ce projet précurseur ne
résout donc pas le problème de l?utilisation ou du stockage des
terres déblayées lors des chantiers de construction.
Mais il met en lumière le défaut d?une économie linéaire de la
construction, à l?heure de la raréfaction des ressources et de la né-
cessaire transformation énergétique de nos modes de vie, et pro-
pose une réponse, audacieuse.
Cet ouvrage s?interroge sur ce que deviennent ces terres excavées
qui ne trouvent pas une seconde vie dans les matériaux produits
par la Fabrique de Sevran.
Agnès Bastin nous expose dans le travail de recherche que le
PUCA est heureux de vous présenter ici, le régime de gestion des
terres excavées en Ile-de-France, son évolution en lien avec l?ap-
parition d?une surproduction de déblais liée à la construction du
réseau ferré du Grand Paris Express et des quartiers attenants, et
l?émergence de nouvelles filières de valorisation de ces déblais.
Ce travail de recherche nourrit la réflexion développée par ailleurs
dans différents programmes de recherche ou d?expérimentation
soutenus par le PUCA, centrés sur les conditions économiques,
sociales et environnementales de la ville productive, sur l?ancrage
des villes dans leur territoire, sur la sobriété foncière et la mise en
oeuvre du ZAN au sein des collectivités territoriales, ou sur les
nouveaux modèles de l?aménagement.
Nous remercions vivement Agnès Bastin pour cette contribution
à nos travaux.
Sophie Carré
INTRODUCTION
| 9
En 2016, l?exposition Terres de Paris organisée au Pavillon de
l?Arsenal a donné à voir les importantes extractions de terre et les
mouvements de matériaux excavés que génèrent les chantiers.
Les photographies des chantiers urbains et des différents sites de
gestion des déblais révélaient un paysage de trous, de tranchées,
de tas et de buttes. Les volumes, la variété des matières et des cou-
leurs étaient saisissants. L?exposition démontrait l?intérêt de re-
garder ces matières comme des ressources pour l?architecture à
travers le matériau terre crue (Agence Joly&Loiret, 2016). En écho
à la question des déblais du Grand Paris Express, elle a contribué
à faire connaître le sujet des terres excavées et à dresser de pre-
mières perspectives pour transformer la gestion de ces matières.
L?attention à la matérialité de la ville et aux opérations techniques
qui la façonnent est au coeur de l?approche socio-écologique et
métabolique des systèmes urbains. Le métabolisme urbain dé-
signe «l?ensemble des processus par lesquels les villes mobilisent,
consomment et transforment des ressources naturelles» (Barles,
2008). De nombreuses analyses quantitatives ont montré que les
terres excavées constituent la principale matière rejetée par les
villes. En Île-de-France, environ 30 millions de tonnes de terres
sont excavées chaque année. L?économie de la production urbaine
francilienne s?appuie sur d?importantes excavations pour les fon-
dations des bâtiments en hauteur, l?aménagement de parkings et
d?infrastructures de transports en sous-sol. Dans un environne-
ment urbain dense et fortement artificialisé, les espaces souter-
rains sont devenus d?importantes réserves foncières dont l?amé-
nagement génère des déblais. La production de matériaux excavés
provient majoritairement de la construction et de la démolition
bâtimentaire puis de la construction des infrastructures comme
le Grand Paris Express (Augiseau, 2017 ; CitéSource et al., 2022).
Le devenir de ces terres constitue un enjeu de poids en Île-de-
France. Se pose tout d?abord la question de la gestion de ces ma-
tières pondéreuses et volumineuses qui prennent, pour une large
part, le statut de déchet. Quelles filières de gestion suivent-elles et
10 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
avec quels effets spatiaux et environnementaux? D?autre part, ces
matières excavées contiennent des ressources pour la construc-
tion, granulats mais aussi terres cohésives pouvant alimenter des
filières de matériaux géo-sourcés (Gasnier, 2019). Alors que les
ressources minérales locales nécessaires à la réalisation des chan-
tiers de renouvellement urbain et de densification s?amenuisent,
comment les terres excavées pourraient-elle être davantage valo-
risées dans le cycle de la construction?
Cet ouvrage traite principalement des terres excavées non concer-
nées par des pollutions anthropiques1. Elles constituent en fait
une large majorité des excavations, la pollution anthropique se
concentrant dans les couches de surface. Cependant, le caractère
inerte des terres ne signifie pas qu?elles ne contiennent aucun pol-
luant mais que les concentrations de polluants sont inférieures
aux seuils fixés pour le critère inerte, ceux-ci étant très bas. En
outre, les terres inertes peuvent avoir été anthropisées. En s?inté-
ressant à la topographie parisienne, Mathieu Fernandez a montré
qu?une grande partie du sol urbain résultait de mouvements de
sol liés à l?urbanisation progressive de la métropole parisienne
(Fernandez, 2018). Ainsi, inerte ne veut pas dire naturelle ou non
anthropisée.
L?ouvrage poursuit deux axes principaux de questionnement. Le
premier concerne la compréhension du métabolisme existant des
terres excavées métropolitaines à travers le cas de l?Île-de-France.
Les analyses de flux de matière révèlent les matières qui entrent
et sortent du système urbain, et s?y accumulent. Elles ont permis
de mettre en évidence l?importance quantitative des matériaux
excavés parmi les déchets de chantier. En revanche, elles ne per-
mettent pas d?étudier le fonctionnement interne du système ur-
bain, qui demeure une boîte noire. Je m?emploie ici à ouvrir cette
boîte en documentant les échanges de matières entre espaces
producteurs et récepteurs de terres excavées ainsi que les formes
1 Il s?agit donc principalement de terres correspondant à la codification 170504
«terres et cailloux autres que ceux visés à la rubrique 170503» et, dans une moindre
mesure, à la codification 170503 «terres et cailloux contenant des substances dan-
gereuses» de la nomenclature des déchets (Annexe de la décision 2014/955/UE).
Introduction | 11
prises par les lieux de leur gestion. J?étudie également les déter-
minants sociaux, économiques et politiques qui orientent les cir-
culations et les accumulations de matière, dans une perspective
d?écologie politique urbaine. Il s?agit de rendre compte des rap-
ports de force et des processus de régulation des échanges et des
différentes opérations de transformation des matières (Desvaux,
2019). Le second questionnement s?attache à identifier les facteurs
et les formes de recomposition des modes existants de gestion
des terres excavées. Les modalités existantes de gestion forment
un régime sociotechnique, c?est-à-dire un ensemble de règles, de
normes, de techniques et de processus socio-économiques stabi-
lisés (Geels et Schot, 2007). L?emploi du terme «sociotechnique»
souligne le fait que les objets techniques sont le résultat d?inno-
vations techniques et de transformations sociales. Ils sont ainsi
analysés dans la complexité du tissu de relations sociales dans les-
quels ils prennent place (Akrich, 1989). Le régime sociotechnique
de gestion des terres excavées connaît aujourd?hui des facteurs de
transformation liés à la fois au tarissement progressif des exutoires
historiques de gestion des déblais, à des contestations habitantes
et politiques ainsi qu?à l?émergence de nouvelles valorisations des
terres. Dans quelle mesure le régime métabolique existant des
terres excavées s?en trouve-t-il transformé et via quels processus?
Ce travail s?appuie sur une recherche doctorale intitulée « Des
métabolismes territoriaux en transformation? Gouvernance des
matériaux de chantier et expérimentations de nouvelles valorisa-
tions en Île-de-France et dans la région de Bruxelles ». Dans ce
cadre, j?ai mené des entretiens auprès des représentants de fédé-
rations et de syndicats professionnels de la construction, des tra-
vaux publics et des activités extractives. J?ai également conduit des
entretiens auprès de maîtres d?ouvrage, d?acteurs en charge de la
planification territoriale et de porteurs d?innovations en Île-de-
France. Ces entretiens ont été intégrés à un réseau documentaire
plus large comprenant des documents de communication, des
plaidoyers de groupes professionnels, des rapports, des articles
de presse et l?observation de réunions de travail et de visites or-
ganisées par les administrations publiques et/ou des fédérations
professionnelles. J?ai également participé au projet Cycle terre,
12 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
piloté par la commune de Sevran et Grand Paris Aménagement.
Lauréat de l?appel à projet européen Actions innovatrices urbaines,
ce projet désigne la réalisation d?un site urbain de production de
matériaux de construction en terre crue à partir de terres excavées
franciliennes. Il a également été sélectionné lors de l?appel à pro-
jets Démonstrateur industriel pour la ville durable en 2017 et a, à
ce titre, été accompagné par le Plan Urbanisme Construction Ar-
chitecture (PUCA). En tant que partenaire académique du projet,
j?ai documenté par observation participante les différentes étapes
de sa conception, du lancement à l?ouverture du site en septembre
2021. Cycle terre a constitué une scène d?observation de l?expé-
rimentation urbaine en train de se faire et de ses effets avérés et
potentiels sur le régime existant des terres excavées franciliennes.
L?expérimentation est comprise ici comme une opération ur-
baine caractérisée par l?incertitude, la recherche de changement
par rapport aux modalités existantes de gestion des déblais, la
production de nouvelles régulations et son caractère située (Ka-
rvonen et Heur, 2014). Se pose la question de la création de l?expé-
rimentation, de ses évolutions jusqu?à la stabilisation du dispositif
technique puis de sa pérennité voire de sa diffusion.
L?ouvrage s?organise en trois parties. La première dresse un por-
trait du régime sociotechnique existant des terres excavées fran-
ciliennes. Elle expose les principales filières de gestion suivies par
les terres entre valorisation et stockage, deux modalités parfois
difficiles à distinguer, et souligne les relations de pouvoir dans
lesquelles elles sont imbriquées. La deuxième partie identifie des
facteurs de transformation du régime sociotechnique existant, qui
contribuent à une progressive mise à l?agenda régional des terres
excavées. La troisième partie se centre sur le projet Cycle terre,
analysé comme une expérimentation de surcyclage des déblais
dans la construction. Elle contribue à explorer des bifurcations
par rapport au régime sociotechnique actuel.
| 13
Crédits : Agnès Bastin
PARTIE 1
Les terres excavées
en Île-de-France :
un régime
sociotechnique en
mutation
Introduction | 15
Les terres excavées sont principalement réutilisées en sols et en
sous-sols via le réaménagement de carrières et l?aménagement
de remblais. Elles participent donc à produire des sols anthro-
piques. Ces usages s?inscrivent dans la continuité des pratiques
historiques de gestion des terres dont les traces sont aujourd?hui
perceptibles dans les buttes parisiennes et les parcs franciliens
tels que celui de Georges-Valbon à la Courneuve (Fernandez,
2018; Semlali et Landau, 2020). Une des caractéristiques de la pé-
riode contemporaine est l?augmentation des volumes excavés et,
par conséquent, l?intensité des transformations du sol. En 2015,
l?Observatoire régional des déchets d?Île-de-France établit que
8 millions de tonnes de terres sont utilisées en réaménagement
de carrière en activité et 6,5 millions de tonnes déposées en ins-
tallation de stockage des déchets inertes. Une très faible quantité
est recyclée en matériaux routiers comme les terres chaulées, en
matériaux de construction comme les briques de terre et en terres
végétales. Environ 4 millions de tonnes sont réemployées dans
d?autres chantiers, dans des projets d?aménagement tels que des
remblais servant de support pour des golfs, des merlons acous-
tiques ou des parcs, par exemple, ou partent dans des décharges
illégales (Institut Paris Région et Ordif, 2019).
Cette dernière statistique est soumise à de fortes incertitudes.
D?une part, les terres réemployées au sein des chantiers d?exca-
vation ou bien dans d?autres chantiers du même maître d?ouvrage
ne prennent pas le statut de déchet et ne font donc pas l?objet d?un
suivi statistique. Les estimations pour ces terres en Île-de-France
sont réalisées à partir des données de l?activité économique du
secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP) et de dires d?ac-
teurs. Elles varient ainsi entre environ 1,8 millions de tonnes et 50
millions de tonnes pour 2013 (Augiseau, 2017). Le chiffre de 4 mil-
lions de tonnes s?appuie sur les travaux du Plan régional de pré-
vention et de gestion des déchets qui estiment plus crédible l?es-
timation la plus basse. D?autre part, il n?existe pas de statistiques
centralisées concernant les projets d?aménagement. Ils sont sou-
mis à déclaration préalable ou à autorisation sous la forme d?un
16 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
permis d?aménager délivré par le maire2. Cependant, ces permis
ne sont pas compilés dans une base de données unique et ne font
donc pas l?objet d?un suivi statistique régional, à la différence du
remblayage de carrière et des installations de stockage des dé-
chets inertes (ISDI). Par conséquent, l?évaluation de la quantité
totale de déblais produits en Île-de-France reste incertaine et la
connaissance des mouvements de terres demeure parcellaire.
Malgré leurs limites, ces mesures donnent à voir les ordres de
grandeur pour les différentes filières de gestion des terres franci-
liennes. Selon les catégorisations issues de la règlementation eu-
ropéenne, les quantités de terres valorisées et éliminées semblent
à peu près équivalentes. En effet, la directive européenne relative
aux déchets assimile le recyclage, le remblayage de carrières et les
permis d?aménager à de la valorisation tandis que le stockage en
ISDI est considéré comme une élimination3. Cependant, ces ca-
tégories juridiques ne rendent pas toujours compte des pratiques
réelles. En particulier, certains aménagements peuvent s?appa-
renter à du stockage quand certaines installations de stockage
peuvent prendre la forme d?aménagements paysagers. Une même
pratique de remblai peut donc être qualifiée de stockage ou de
valorisation selon le véhicule juridique choisi par l?entrepreneur,
à savoir ISDI ou permis d?aménager. Au-delà de la catégorisation
des pratiques comme valorisation ou élimination sujette à discus-
sion, la question posée est celle de leur contribution à une gestion
circulaire des terres excavées. Cette partie rend compte du fonc-
tionnement des circulations franciliennes de déblais ainsi que des
relations et contestations sociales qui se nouent autour de l?accu-
mulation des terres en certains endroits.
2 Les projets d?aménagement peuvent également être soumis à une autorisation
environnementale s?ils dépassent 10 hectares ou s?ils sont soumis à la loi sur l?eau
(Direction régionale et interdépartementale de l?environnement et de l?énergie Ile-
de-France, 2018, p.7).
3 Directive européenne 2018/851, Article 3. 15bis et17bis et Article
11.bis§5.
Introduction | 17
ENCART MÉTHODOLOGIQUE : QUELLES SOURCES
DISPONIBLES POUR ÉTUDIER LES REMBLAIS ?
Afin de commencer à quantifier et à cartographier les rem-
blais, d?objectiver l?évolution de leurs formes et de leurs
usages et d?identifier les types de terrain sur lesquels ils sont
aménagés, une base de données des ISDI et des principaux
aménagements réalisés entre 2008 et aujourd?hui a été consti-
tuée. Ce recensement demeure cependant très partiel. Si les
remblais sous le régime des ISDI sont relativement faciles à
étudier grâce aux autorisations préfectorales qui précisent
les volumes autorisés, les dates, le nom de l?exploitant et les
parcelles cadastrales sur lesquelles l?installation est réalisée,
il n?en va pas de même pour les permis d?aménager. Délivrés
par le maire, ils demeurent mal connus. Un premier recense-
ment a donc été réalisé à partir d?une revue de presse dans Le
Parisien, quotidien régional doté d?éditions départementales,
Le Monde et Les Echos. Un corpus d?articles a été constitué à
partir des mots-clés «terre», «déblais», «remblais», «permis
d?aménager», «décharges sauvages» et «ISDI» depuis les ar-
chives disponibles en ligne. Il a permis d?identifier de grands
projets d?aménagement mais aussi de renseigner des conflits
entourant les projets de remblais. Il introduit néanmoins un
biais vers les gros remblais et les remblais litigieux. Or, les en-
tretiens réalisés ont montré que de nombreux permis d?amé-
nager, parfois de petite taille, sont autorisés par les maires
et que de nombreux circuits informels de gestion des terres
existent allant de l?échange de terre entre chantiers aux dépôts
illégaux. Ils témoignent des enjeux de traçabilité associés aux
circulations des terres. Si les installations font l?objet d?une
traçabilité via des bordereaux de suivi des déchets, les flux
issus des chantiers qui vont vers d?autres exutoires, comme
la réutilisation entre chantiers, ne sont pas suivis. Une partie
part en aménagement mais une autre est gérée via des circuits
informels. Ceux-ci ont été ici laissés de côté mais pourraient
être approfondis dans le cadre d?une autre étude. Enfin, les
sites internet des gestionnaires de déblais (ECT, Picheta,
Cosson, Société du Grand Paris, etc.) ont permis de compléter
la base de données.
Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation
18 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
La base a été organisée en trois dates(2008, 2014, aujourd?hui)
qui délimitent trois périodes caractérisées par des régimes ju-
ridiques et des cycles de la construction différents. En 2006,
le régime des ISDI remplace celui des décharges de classe 3
avec l?apparition de la réglementation des installations clas-
sées pour la protection de l?environnement (ICPE). Entre 2006
et 2008, beaucoup d?autorisations d?exploiter des ISDI sont
délivrées dans une période de croissance du BTP. Entre 2009
et 2014, le BTP connaît une période de recul à la suite de la
crise économique. Peu de nouvelles ISDI sont ouvertes mais
beaucoup d?extensions et de prolongations d?ISDI existantes
sont autorisées. Enfin, la période récente est caractérisée par
la reconfiguration de pratiques suite à l?élaboration du Plan
régional de prévention et de gestion des déchets issus des
chantiers en 2015 et au lancement des travaux du Grand Paris
Express. Les données renseignées combinent des informa-
tions administratives (date et durée d?autorisation, volume de
terres autorisé, statut juridique), géographiques (commune,
superficie des remblais et mode d?occupation du sol avant le
remblai), fonctionnelles (usage du remblai) et d?autres plus
qualitatives concernant les conflits éventuels, les acteurs im-
pliqués, etc. La provenance des déblais, donnée intéressante
pour connaître les liens métaboliques entre territoires de la
région, n?a quasiment jamais pu être renseignée.
L?enquête s?est également appuyée sur des entretiens avec des
entreprises gestionnaires de déblais, la Société du Grand Pa-
ris ainsi que sur des observations lors d?événements autour
du devenir des déblais en Île-de-France afin de comprendre
les logiques d?acteurs qui sous-tendent les filières existantes
et les évolutions en cours. Des entretiens ont également été
réalisés auprès des collectivités locales : la Région Île-de-
France en charge de la planification des déchets, le départe-
ment de Seine-et-Marne qui accueille de nombreuses ISDI
et une commune de Seine-et-Marne, choisie parce qu?elle
concentre plusieurs remblais. Cette enquête par entretiens a
permis d?approfondir les dimensions sociopolitique et terri-
toriale des pratiques de remblais dans une perspective d?éco-
Introduction | 19
logie politique. En revanche, elle n?interroge pas de manière
systématique les relations nouées entre maîtres d?ouvrage,
entrepreneurs de travaux, terrassiers et gestionnaires finaux
des déblais. Cette perspective serait intéressante pour étudier
plutôt la chaîne de décisions quant au devenir des déblais et
pour identifier des leviers de transformation. Elle pourrait
faire l?objet d?une enquête future.
Des déblais aux remblais: co-production d?une ressource
pour l?aménagement?
Les terres excavées, sous-produits d?activités de construction et de
travaux publics devenus déchets, sont utilisées comme ressources
matérielles et financières dans le cadre du réaménagement de
carrière, de l?aménagement de remblais sous la forme d?instal-
lation de stockage des déchets inertes ou de permis d?aménager.
Ces formes de valorisation peuvent être qualifiées de valorisation
«volume», par distinction de la valorisation «matière». Elles s?ap-
puient sur la quantité des terres davantage que sur leurs carac-
téristiques granulométriques, chimiques et hygrométriques qui
sont, elles, déterminantes pour la transformation des matières
excavées en matériaux de construction routière ou bâtimentaire4.
Trois types d?entreprises participent au marché de la gestion des
terres excavées: les exploitants de carrière qui pratiquent du rem-
blayage dans leur sites d?extraction, les entreprises de terrasse-
ment et de travaux publics détenant des installations de stockage
et les entreprises spécialisées dans la gestion des déblais.
4 Cette distinction diffère de celle opérée par la législation européenne entre «va-
lorisation énergétique» et «valorisation matière» dans la mesure où la directive
cadre déchets intègre le remblayage à la « valorisation matière » selon l?Article
15)bis de la directive n°2008/98/CE. Elle se rapproche davantage de la distinction
opérée entre «valorisation matière de manière qualitative» et de «manière quan-
titative» récemment utilisée par la Région Île-de-France dans le Plan régional de
prévention et de gestion des déchets.
Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation
20 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Le remblayage de carrières en activité est réalisé par les exploitants
qui y sont autorisés dans le cadre du réaménagement de carrière
pour la remise en état du site, sa stabilité et sa restitution à la col-
lectivité ou au propriétaire privé. Les autorisations préfectorales
délivrées aux exploitants de carrière concernent l?exploitation de
la carrière mais aussi son réaménagement, qui fait l?objet d?un
plan de remise en état, d?une étude d?impact et d?une enquête pu-
blique5. Le remblayage ne constitue pas leur coeur de métier mais
une activité connexe qui permet le réaménagement des carrières
à un moindre coût. En effet, l?utilisation de déchets inertes, prin-
cipalement des terres, s?avère financièrement intéressant pour
les exploitants qui substituent une ressource secondaire ayant le
statut de déchet et donc un coût, à une ressource primaire ayant
un prix. Autrement dit, les exploitants de carrière sont rémunérés
pour recevoir les déblais inertes alors qu?ils devraient payer pour
s?approvisionner en matières primaires autrement. Cette pratique
est considérée et comptabilisée comme de la valorisation dans la
mesure où elle repose justement sur la substitution d?une matière
primaire par une matière secondaire6.
Les installations de stockage des déchets inertes et les permis
d?aménager sont pour une petite partie réalisée par des entre-
prises de terrassement et de travaux publics. Celles-ci ont déve-
loppé des activités de gestion des terres de manière à maîtriser
leurs coûts d?élimination au sein de leurs chantiers, et à proposer
ainsi des réponses aux appels d?offres attractives parce que moins
coûteuses. Comme pour les exploitants de carrière, il ne s?agit pas
de leur coeur de métier mais d?une activité connexe aux côtés d?ac-
5 La législation distingue le remblayage de carrières en activité, qui se fait dans le
cadre de la gestion des carrières, et le remblayage d?anciennes carrières, qui se fait
dans le cadre des installations de gestion des déchets inertes. Par ailleurs, l?arrêté
ministériel du 22 septembre 1994 encadre le remblayage en précisant les caracté-
ristiques des matériaux pouvant être utilisés.
6 La substitution est la condition pour considérer ces remblayages comme de la
valorisation, comme le précise la directive européenne 2018/851, 17bis): «Les dé-
chets utilisés pour le remblayage doivent remplacer des matières qui ne sont pas
des déchets, être adaptés aux fins susvisées et limités aux quantités strictement
nécessaires pour parvenir à ces fins.»
Introduction | 21
tivités de terrassement, de travaux de voirie, de recyclage de maté-
riaux et de commerce de matériaux de construction.
Enfin, une majorité des ISDI et des projets d?aménagement en
Île-de-France sont réalisés par une entreprise, ECT, qui s?est spé-
cialisée dans la gestion des déblais et se trouve en situation de
quasi-monopole sur le marché des valorisations volume hors
remblayage de carrière. Elle regroupe 190 salariés et gère envi-
ron 15 millions de tonnes de matériaux excavées par an dans des
installations de stockage des déchets inertes ou dans des projets
d?aménagement pour un chiffre d?affaires d?environ 160 millions
d?euros en 20197. L?entreprise se définit comme un «réemployeur
de terre»8 et un aménageur d?espaces paysagers. Son modèle éco-
nomique repose sur les coûts d?acceptation des terres à l?entrée
des installations. Elle est donc rémunérée par les terrassiers pour
gérer leurs déblais.
La carte ci-après (Figure 1) localise les carrières accueillant des
déblais inertes pour remblayage et les installations de stockage
des déchets inertes. Les volumes représentent les capacités auto-
risées de remblayage et pas les quantités de déblais effectivement
reçues. Celles-ci varient chaque année selon le phasage d?exploi-
tation des installations, ce qui rend la cartographie difficile à ré-
aliser. Les projets d?aménagement, qui ne font pas l?objet d?une
base de données régionale, n?y sont pas représentés. Cette carte
dessine une géographie marquée par la concentration des instal-
lations au Nord-Ouest et au Nord-Est de l?Île-de-France.
Cette partie se concentre sur le devenir des terres excavées dans le
cadre des installations de stockage des déchets inertes et des pro-
jets d?aménagement. Le réaménagement de carrière est laissé de
côté car considéré comme différent du fait de sa large dimension
souterraine et dans la mesure où le remblayage est intégré dès la
phase d?exploitation de la carrière. Je m?intéresse en fait ici à la
7 Selon les chiffres communiqués dans la presse (Lupieri, 2020).
8 Communication de Laurent Mogno, président d?ECT, au colloque intitulé La terre
dans tous ses états, coorganisé par l?École des Ingénieurs de la Ville de Paris et ECT,
10 avril 2019.
Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation
22 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Figure 1. Localisation des ISDI et des principales carrières autorisées au
remblayage en 2015
Source: Vialleix M., Augiseau A. et Bastin A., mai 2020, « Vers un modèle circulaire
pour les matériaux de construction », Note rapide de l?Institut Paris Région, n°849,
p. 2
| 23
contribution des terres excavées à l?aménagement des espaces
franciliens. L?analyse des formes prises par les installations de
stockage des déchets inertes et les grands projets d?aménagement
entre 2008 et aujourd?hui montre que ces remblais remplissent
des fonctions locales variées: protection phonique et visuelle sous
la forme de merlon, aménagements paysagers, comblement de
carrières, etc. (Figure 2). Ces fonctions évoluent au cours de la pé-
riode. Entre 2008 et 2014, les remblais prennent principalement la
forme de merlons phoniques et visuels et d?exhaussement de ter-
rains agricoles. Des usages ponctuels pour des aménagements de
type golf existent également. Actuellement, ces usages perdurent
mais d?autres se développent comme l?aménagement de grands
parcs urbains. Ils ne constituent pas une nouveauté et s?inscrivent
plutôt dans la continuité des pratiques de gestion des terres réu-
tilisées pour l?aménagement urbain et paysager lors des périodes
de grands travaux. Les Parcs Montsouris et des Buttes-Chaumont,
aménagés au XIXème siècle notamment à partir des déblais des tra-
vaux haussmanniens, et le Parc Georges-Valbon à la Courneuve,
réalisé grâce à l?apport de terres du creusement des Halles, de la
construction du périphérique et de l?autoroute A86 dans les an-
nées 1970, en sont des exemples frappants (Semlali et Landau,
2020). Des usages nouveaux mais plus marginaux se développent
comme l?installation de centrales photovoltaïques sur les pentes
des remblais. Enfin, l?analyse spatialisée montre une surreprésen-
tation des remblais en Seine-et-Marne et leur concentration dans
quelques communes ou intercommunalités périurbaines proches
du front d?urbanisation au cours de la période.
Cette concentration et cette stabilité dans le temps s?expliquent par
l?existence de contraintes réglementaires comme la patrimoniali-
sation de l?Ouest francilien, qui rend difficile des modifications du
modelé paysager, des caractéristiques géographiques comme la
faible densité et la présence de grands réseaux de transports rou-
tiers à l?Est mais aussi la spécialisation de certains territoires dans
l?accueil des déblais. Certaines communes semblent se spéciali-
ser dans cette activité, pourtant porteuse de risque juridique en
cas de stockage de terres polluées et de risque politique en cas de
contestation habitante des infrastructures de gestion des déchets.
Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation
24 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Nous faisons l?hypothèse de l?existence de coalitions locales im-
pliquant des entreprises de gestion des terres, des communes, des
intercommunalités et des propriétaires fonciers privés qui valo-
risent le volume de terre inerte pour financer et réaliser des amé-
nagements. Ces coalitions désignent l?alignement et la conver-
gence des intérêts de ces différents acteurs. Elles contribuent à
l
Val d'Oise
Thoiry
Essonne
Types de foncier initial
Parcelles agricoles
Zoo
Carrière
? Décharge
? Friche industrielle
? Parcelles agricoles et carrière
Volume de terre (t) 0 16000000 0 5348920
2008
Annet·
sur-Marne
Moissy?
Cramayel
? Golf
? ISDI
Seine-et-Marne
(-? Autorisation en cours ,_,
0 1176898 ? 100000
Val d'Oise
Yvelines
Essonne
2014
?
Villeneuve f Annet
sur-Marne
Moissy
Cramayel
Seine-et-Marne
2021
Annet-
? sur-Marne
Â
Seine-et-Marne
18 km
| 25
Figure 2. Évolution des formes de valorisation volume (ISDI et permis
d?aménager) entre 2008 et 2021
Sources: Autorisations préfectorales, revue de presse, entretiens (voir l?encart mé-
thodologique).
Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation
l
Val d'Oise
Thoiry
Essonne
Types de foncier initial
Parcelles agricoles
Zoo
Carrière
? Décharge
? Friche industrielle
? Parcelles agricoles et carrière
Volume de terre (t) 0 16000000 0 5348920
2008
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sur-Marne
Moissy?
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? Golf
? ISDI
Seine-et-Marne
(-? Autorisation en cours ,_,
0 1176898 ? 100000
Val d'Oise
Yvelines
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? sur-Marne
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Seine-et-Marne
18 km
26 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
gérer le devenir de ces matières faiblement gouvernées par les
acteurs publics. La circulation et le stockage des terres s?accom-
pagnent de circulation et d?accumulation monétaires entre des
acteurs économiques et territoriaux (Heynen et al., 2006). Quels
sont les mécanismes de coordination et de coopération entre ces
acteurs et dans quelle mesure contribuent-ils à une économie cir-
culaire des terres en Île-de-France ?
Acteurs et ressources des coalitions locales de valorisation volume
des déblais
La gouvernance des terres excavées franciliennes ne peut pas se
comprendre uniquement par l?analyse des acteurs administratifs
et institutionnels et de leurs compétences. En effet, la gestion des
terres excavées est de la responsabilité des entreprises qui les pro-
duisent. À la différence des déchets ménagers, par exemple, les
collectivités locales n?ont pas la responsabilité de leur gestion.
La gouvernance des terres excavées en Île-de-France peut être
comparée à un régime au sens de Clarence Stone, c?est-à-dire un
processus de gouvernance stabilisé dans le temps qui s?appuie sur
des coalitions d?acteurs urbains, publics et privés. Celles-ci sont
caractérisées par leur composition, la nature des relations entre
leurs membres et les ressources qu?ils y apportent (Stone, 1993).
Les coalitions constituent des groupes d?acteurs dont les relations
sont «stabilisées autour de mécanismes d?échanges de ressources
et de partages de bénéfices tirés de l?action conjointe» (Dormois,
2006). Leur fonctionnement repose sur des mécanismes de coor-
dination et de stabilisation dans le temps ainsi que sur des inter-
dépendances entre les ressources dont dispose chaque acteur.
Les coalitions de gestion des terres excavées impliquent des com-
munes de seconde couronne, plutôt pavillonnaires, à l?interface
entre espace urbain et rural, des entreprises de gestion des terres
et des propriétaires fonciers. Elles sont qualifiées de locales dans
la mesure où elles s?appuient sur la rencontre entre les intérêts lo-
calisés des entreprises de gestion des déblais qui recherchent des
terrains pour valoriser les déblais et les intérêts locaux de com-
munes périurbaines de l?aire métropolitaine francilienne qui fi-
nancent ainsi des aménagements à moindre coût.
| 27
Au sein de ces coalitions, l?entreprise de gestion des terres apporte
des ressources monétaires issues de la rémunération des terres.
Le prix d?acceptation des terres inertes varie selon les installations
mais se situe entre 6 et 10 euros par tonne. Elle apporte également
des ressources cognitives à travers son expertise dans le stoc-
kage et le réemploi des déblais et sa capacité de réalisation opé-
rationnelle (machines et ressources humaines). Les collectivités,
notamment les communes, apportent des ressources juridiques.
Elles disposent d?un pouvoir règlementaire d?autorisation via les
permis d?aménager et de contrôle via la police du maire. Elles ap-
portent également leur connaissance du territoire et des habitants
ainsi que la confiance qu?elles ont nouée avec certains d?entre eux.
En mobilisant cette «ressource interactive», selon les termes de
Stéphane Lambelet et Géraldine Pflieger (2016, p.9), elles peuvent
faciliter la négociation entre un propriétaire foncier privé et l?en-
treprise de gestion des terres mais peuvent aussi apporter des
ressources foncières directement. Enfin, les propriétaires privés
apportent principalement des ressources foncières.
Chaque acteur impliqué dans la coalition bénéficie de sa partici-
pation. Les collectivités tirent des bénéfices à la fois économiques,
politiques et matériels. Elles font réaliser des aménagements tels
que des merlons anti-bruit et des parcs à moindre coût dans un
contexte de raréfaction des ressources budgétaires locales (Fi-
gure3). Le maire d?une commune francilienne donne l?exemple
de la remise en état d?une friche agricole par une entreprise spé-
cialisée dans la gestion des terres, qui lui a permis d?économiser
environ 100 000 euros grâce à la construction d?un chalet et à la
plantation de vignes par l?entreprise à titre gratuit9. Les aména-
gements peuvent dépasser la réalisation du remblai paysager et
intégrer des réhabilitations de bâtiments ou des constructions de
9 Entretien avec le maire d?une commune francilienne, 10 décembre 2019. On
pourrait citer de multiples autres exemples. À Claye-Souilly, par exemple, la même
entreprise a réalisé un bassin de rétention en partenariat avec le Syndicat Inter-
communal du Bassin de la Haute et Basse Beuvronne, ce qui a permis à la com-
mune d?économiser 230 000 euros selon le journal de Claye Souilly («Bassin de ré-
tention de Mauperthuis. Une protection pour les riverains.», J?aime Claye-Souilly,
le mag. n°128, Octobre 2019, p. 26).
Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation
28 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
ronds-points. Les circulations de terre s?accompagnent donc de
circulations monétaires mais aussi de services matériels, comme
l?expriment un cadre d?une entreprise spécialisée :
« Comment rémunère-t-on les communes? Ou bien on achète
les terrains, ce qui leur fait un apport de fonds, ou bien on pro-
cède par offre de concours. Les communes nous disent que
ce qui les intéresse, ce n?est pas de récupérer les fonds mais
plutôt qu?on leur construise un rond-point ou qu?on finance la
rénovation de la toiture d?une église.» (Cadre d?une entreprise
spécialisée dans la gestion des terres excavées, 2019)
Figure 3. Exemples d?aménagements en volume franciliens
Sources: Agnès Bastin, 2018 et 2019
| 29
Les propriétaires fonciers privés tirent en premier lieu des béné-
fices monétaires. Le maire d?une commune francilienne donne
l?exemple des agriculteurs pour qui la vente ou la location de leur
terrain à une entreprise pour gérer des terres excavées, est plus
rentable que son exploitation:
«Le terrassier a des besoins pour faire une installation de stoc-
kage des déchets inertes. Il peut acheter ou louer le terrain. Il
met la terre, exhausse le terrain et restitue ensuite le terrain
à l?agriculteur. Pour les agriculteurs, cela finance des travaux.
Cela peut aussi être intéressant s?ils n?ont pas de repreneur;
alors ils peuvent donner un autre usage à leur terrain.[?] Ce
sont souvent des agriculteurs avec beaucoup de terrains. Vous
voyez, les terrains en question, ce sont des terrains morcelés,
difficiles à exploiter. Ils se disent qu?avec ces terrains, autant
s?en séparer et gagner un peu d?argent dessus. » (Maire d?une
commune francilienne, 2019)
Cependant, la rémunération des propriétaires privés dans le cadre
d?aménagement a été interdite par la loi pour la transition énergé-
tique et la croissance verte en 201510 afin de limiter les pratiques
abusives, notamment le stockage dissimulé de terres excavées.
Cette mesure favorise le recours aux ISDI plutôt qu?aux permis
d?aménager dans le cas de fonciers détenus par des propriétaires
privés.
Enfin, l?entreprise de gestion des terres tire des bénéfices écono-
miques directs de la réalisation des aménagements via la marge
réalisée. Les prix d?acceptation des terres à l?entrée des installa-
tions, qu?il s?agisse de permis d?aménager ou d?ISDI, varient d?un
projet à l?autre. Plusieurs critères11 entrent en jeu dans la forma-
tion des prix à l?entrée des installations:
? l?emplacement du terrain récepteur des déblais: plus il est loin
du site d?excavation et difficilement accessible, moins le prix des
terres est élevé. Pour le terrassier, le coût d?acceptation des terres à
10 Article L541-32-1 du Code de l?Environnement.
11 Entretien avec deux cadres d?une entreprise spécialisée, 20 mai 2019.
Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation
30 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
l?entrée des installations s?ajoute au coût du transport. Si la somme
des deux est trop élevée, il n?y a pas d?incitation à venir déposer
ces terres dans l?installation en question ;
? le prix du foncier et le coût de l?aménagement: ils se répercutent
sur le prix des terres afin de financer l?aménagement. Le coût
d?acceptation des terres à l?entrée des carrières autorisées au rem-
blayage est en moyenne inférieur à celui des ISDI. Selon des dires
d?acteurs, il se situe entre 3 et 6 euros la tonne. On peut expliquer
cette différence par le fait que le bilan économique global de la
carrière intègre le remblayage mais aussi la vente des matériaux
extraits au cours de l?exploitation. De même, les coûts des ma-
chines sont mutualisés entre l?exploitation et le remblayage. En-
fin, la localisation souvent plus lointaine des chantiers de la zone
dense métropolitaine peut également contribuer à ce coût plus
faible. Ces éléments diffèrent des ISDI et projets d?aménagement
dans lesquels le financement de l?opération repose uniquement
sur la réception des déblais ;
? la catégorie des terres: certaines terres qui ne répondent pas aux
critères de l?inerte peuvent être stockées dans des ISDI dite 3+ plu-
tôt qu?en décharge d?ordures ménagères (installations de stockage
des déchets non dangereux non inertes). L?installation est alors
équipée de casiers spécifiques pour accueillir ces terres et celles-
ci coûtent plus chères à l?entrée ;
? la marge appliquée par l?entreprise, qui n?est pas connue.
Au-delà du bénéfice monétaire, l?entreprise de gestion des terres
excavées développe un réseau de bonnes relations avec les com-
munes qui deviennent des partenaires privilégiés pour la réalisa-
tion de nouveaux aménagements. Dans un contexte de durcisse-
ment des autorisations préfectorales d?ISDI, de contrôle citoyen
grandissant, de régulation croissante des permis d?aménager et,
plus généralement, de pénurie de foncier disponible, ces rela-
tions constituent une ressource importante pour la prospérité de
l?entreprise. Par exemple, ECT bénéfice d?une bonne réputation
dans un secteur où les pratiques informelles voire illégales sont
fréquentes:
| 31
« ECT est une référence en la matière : il y a beaucoup de
contrôle, il y a des caméras. Qu?on fasse un modelé de ter-
rain, en faisant très attention à l?hydraulique, à l?écoulement
des eaux, ça me paraît bien.» (Maire d?une commune franci-
lienne, 2019)
Gestionnaires de terres excavées, communes et propriétaires fon-
ciers échangent donc des ressources à la fois matérielles et imma-
térielles (Figure 4). Ces échanges répétés conduisent à la mise en
place de routines de coopération, qui se traduisent spatialement
par la continuité des pratiques de valorisation volume et leur
concentration dans quelques communes. Les valorisations vo-
lume mises en oeuvre dans le cadre de ces coalitions ne se font pas
pour autant sans régulation publique supra locale. L?État via les
préfectures de région, leurs unités départementales et les services
dédiés comme la Direction régionale et interdépartementale de
l?environnement et de l?énergie (DRIEE12) ainsi que les collectivi-
tés territoriales exercent un contrôle sur une partie des valorisa-
tions en volume. Elles participent également aux décisions de po-
litique publique prises dans le cadre de la planification régionale
des déchets pouvant influer sur la dynamique de ces coalitions.
Une des spécificités de l?Île-de-France est la présence d?une en-
treprise dont le coeur de métier est le réemploi des terres excavées
dans des projets d?aménagement. Ce modèle économique fondé
sur le financement d?aménagements par l?apport de terres s?est dé-
veloppé dans les années 1970 avec l?aménagement du Parc de la
Courneuve. Un projet de parc au nord de l?Île-de-France existait
depuis la fin du XIXème siècle. Il avait pris forme dans les années
1930 dans le cadre de la politique d?aménagement « d?espaces
libres» au service des populations ouvrières du Conseil Général
de la Seine dans une zone du département faiblement pourvue
en parc contrairement à l?Ouest (Bois de Boulogne), à l?Est (Bois
de Vincennes) et au Sud (Parc de Sceaux). Après-guerre, le pro-
12 La DRIEE et la Direction régionale et interdépartementale de l?équipement et
de l?aménagement (DRIEA) ont fusionné en 2021 pour donner lieu à la Direction
régionale et interdépartementale de l?environnement, de l?aménagement et des
transports (DRIEAT).
Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation
32 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
jet de parc était toujours d?actualité mais l?aménagement était
limité faute de financements suffisants. Dans les années 1970, la
création du département de la Seine-Saint-Denis a remis l?amé-
nagement du parc en haut de l?agenda politique. Celui-ci était par
ailleurs intégré au «croissant vert» du Nord parisien envisagé par
Valéry Giscard d?Estaing afin d?équilibrer le développement ur-
bain francilien. Enfin, il a été décidé de financer l?aménagement
du parc par un système de « décharge contrôlée », c?est-à-dire
l?accueil de terres excavées venant des travaux de terrassement
parisiens et franciliens (Legrand, 2015). Claude Picard, entrepre-
neur dans le bâtiment et les travaux publics et futur fondateur de
l?entreprise ECT, a participé à cet aménagement et à la mise en
place du modèle économique reposant sur l?accueil de déblais.
Cette première expérience, qui s?est poursuivie jusqu?aux années
2010 a constitué une démonstration de l?intérêt de ce modèle qui
Figure 4. Ressources échangées au sein de la coalition
| 33
est devenu le coeur de métier de la société ECT, créée en 199313.
Aujourd?hui, peu d?entreprises sont spécialisées dans la gestion
des déblais et ce modèle économique demeure original. Les en-
tretiens et échanges conduits à la fois en Île-de-France et en Bel-
gique, dans le cadre de la thèse, semblent aller dans le sens d?une
faible présence de ce type d?entreprises en Europe du Nord et de
l?Ouest. En Wallonie, nous avons identifié une société coopérative
spécialisée dans le recyclage des déchets inertes de chantier, qui
développe des projets d?aménagement à partir des terres exca-
vées. Le développement de cette activité est récent et limité à la
Wallonie. En Flandre, les terres excavées sont principalement réu-
tilisées in situ et entre chantiers et sont donc davantage gérées par
les entreprises de terrassement et de travaux. Des comparaisons
avec d?autres métropoles européennes seraient intéressantes pour
évaluer la diffusion de ce type de coalition de valorisation volume.
La valorisation «volume» des déblais au service d?intérêts locaux:
recyclage, nettoyage et développement foncier
Les remblais de terres excavées permettent, aux acteurs qui les
accueillent, de recycler des fonciers en friche. L?aménagement du
Parc de la Courneuve évoqué ci-dessus est un exemple de recy-
clage foncier. Le parc est aménagé sur d?anciennes terres agricoles
humides qui ont progressivement été abandonnées à mesure que
l?urbanisation gagnait les terrains adjacents. Dès les années 1930,
le Conseil départemental de la Seine a perçu la réalisation d?un
parc paysager comme un moyen à la fois «d?assainir» cette zone
humide dans le contexte de la pensée hygiéniste, tout en équipant
la banlieue ouvrière d?espaces de loisirs et de verdure (Legrand,
2015). Au-delà de ce cas particulier, l?analyse des types d?usage
du foncier sur lesquels sont installés les ISDI et quelques permis
d?aménager entre 2008 et aujourd?hui, montre une assez grande
diversité. Jusque dans les années 2014, la plupart des ISDI s?ins-
tallent sur des terrains agricoles. Les déblais sont gérés dans de
grandes installations de stockage à la fois en termes de volume de
13 Entretien avec un responsable du développement et de l?innovation d?ECT,
5novembre 2020 (en ligne).
Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation
34 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
terre accepté et en termes de surface consommée. Depuis la fin
des années 2010, les nouvelles installations de stockage ouvrent
principalement sur des installations existantes pour finaliser un
aménagement paysager (parc urbain, retour à l?agriculture, etc.)
mais également sur des friches industrielles, d?anciennes car-
rières, d?anciennes décharges de déchets ménagers ou des dépôts
sauvages, souvent de plus petite taille. (Figure 5).
l
Val d'Oise
Thoiry
Essonne
Types de foncier initial
Parcelles agricoles
Zoo
Carrière
? Décharge
? Friche industrielle
? Parcelles agricoles et carrière
Volume de terre (t) 0 16000000 0 5348920
2008
Annet·
sur-Marne
Moissy?
Cramayel
? Golf
? ISDI
Seine-et-Marne
(-? Autorisation en cours ,_,
0 1176898 ? 100000
Val d'Oise
Yvelines
Essonne
2014
?
Villeneuve f Annet
sur-Marne
Moissy
Cramayel
Seine-et-Marne
2021
Annet-
? sur-Marne
Â
Seine-et-Marne
18 km
Figure 5. Évolution des types de foncier recevant des remblais (ISDI et
permis d?aménager) entre 2008 et 2021
Sources: Autorisations préfectorales, revue de presse, entretiens (voir l?encart mé-
thodologique).
| 35
Ces terrains en friche, parfois pollués, coûtent chers à réhabiliter
pour les collectivités locales. L?apport de terres excavées permet
de financer ces réhabilitations. Claye-Souilly fournit différents
exemples de recyclage du foncier par l?apport de déblais. Le Papil-
lon de la Prée, parc de 38 hectares, a été aménagé sur une ancienne
décharge illégale de déchets de chantier. La mairie de Claye-Souil-
ly a mandaté l?entreprise Les Remblais Paysagers en 1994 pour ré-
aliser un belvédère sur cette ancienne parcelle agricole devenue
décharge informelle. Cependant, les dépôts sauvages ont conti-
nué jusqu?à former un remblai illégal d?une hauteur de 12 mètres.
L?entreprise fait faillite en 2009 sans avoir finalisé l?aménagement.
ECT est alors missionné par la ville pour remodeler le terrain et
finaliser l?aménagement du parc qui est inauguré en 201114. L?ex-
trait d?article de presse ci-dessous met en évidence les acteurs de
la coalition ainsi que les circulations monétaires et immatérielles,
image de marque et confiance, qui accompagnent les mouve-
ments de terre: «Sur la base d?un accord signé avec la mairie et
le propriétaire du terrain, c?est la société ECT, déjà à l?oeuvre à An-
net-sur-Marne, qui a été choisie pour retravailler la butte. « Nous
ne réaliserons aucun bénéfice sur cette opération, assure Virginie
François, directrice du développement d?ECT. Nous intervenons
dans le seul but de redorer le blason de notre activité avant que le
dossier des Remblais paysagers ne crée un problème de confiance
dans la région15.».
Ce terrain, caché par des arbres et enclavé entre le canal de l?Ourcq
au nord et une importante zone d?activités au sud, est caracté-
ristique des types de foncier accueillant des remblais (Figure6).
Parmi les ISDI et les projets d?aménagement repérés, beaucoup
concernent des merlons acoustiques et paysagers aménagés sur
des fonciers enclavés à proximité d?infrastructures de transport
14 Entretien avec le maire d?une commune francilienne, 10 décembre 2019. Don-
nées d?entretien croisées avec des articles de presse, notamment : Christel Bri-
gaudeau, « La ville veut en finir avec la décharge sauvage de la Prée », Le Pari-
sien, 22/09/2009 et «Une butte paysagère sur l?ancienne décharge», Le Parisien,
16/03/2009.
15 Christel Brigaudeau, «Une butte paysagère sur l?ancienne décharge», Le Pari-
sien, 16 mars 2009.
Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation
36 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
(autoroutes, voies ferrées, etc.) en lisière d?urbanisation. Parmi
ces fonciers, certains sont le support de pratiques informelles,
comme les dépôts illégaux de déchets et l?installation de camps
d?habitation pour des populations marginalisées. L?aménagement
de ces espaces peut ainsi donner lieu à des évictions de popula-
tions jugées « indésirables » et empêcher de manière définitive
leur réinstallation. Le projet d?aménagement appelé «Colline de
Gibraltar », réalisation d?un parc de 32 hectares à Champs-sur-
Marne, combinait ces différentes caractéristiques: localisation en
marge du centre urbain, espace boisé et enclavé à proximité de
l?autoroute, présence de pollution résiduelle et lieu de vie de po-
pulations roms16. Avant d?être récemment abandonné, il prévoyait
l?aménagement d?une colline boisée d?une hauteur moyenne de
50 mètres grâce à l?apport d?environ 3 millions de tonnes de terres
16 Julie Olagnol, « Marne-la-Vallée : la colline de Gibraltar, futur phare vert du
Grand Paris», Le Parisien, 5/09/2018.
Figure 6. Localisation du Parc du Papillon de la Prée à Claye-Souilly
Source : Géoportail (IGN), 2020
| 37
excavées. L?Établissement public d?aménagement de Marne-la-
Vallée, maître d?ouvrage, et les élus locaux le présentait comme
un projet de rétablissement d?une continuité écologique via la
construction d?un éco-pont au-dessus de l?autoroute d?une part et
comme un projet de reconquête de terrains publics appropriés par
des usages considérés comme indésirables d?autre part. Ces dif-
férents exemples montrent la multiplicité et l?enchevêtrement des
intérêts locaux que l?économie des déblais/remblais contribue à
financer.
Le recyclage foncier peut également prendre la forme de déve-
loppement urbain. L?apport de déblais facilite l?ouverture à l?ur-
banisation de nouveaux terrains grâce à l?aménagement de mer-
lons phoniques ou visuels. Les merlons, construits aux abords des
voies rapides et des lignes à grande vitesse, rendent urbanisables
des terrains anciennement soumis au bruit des voitures et des
trains. Dans certains cas, l?analyse locale du rythme de développe-
ment urbain de communes accueillant des remblais montre que
Figure 7. Présentation de l?aménagement du Parc du Papillon de la Prée
par ECT
Source : site internet d?ECT, 2020
Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation
38 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Figure 8. Le projet de la Colline de Gibraltar
| 39
les merlons s?accompagnent de projets d?urbanisation sur les fon-
ciers limitrophes. Ainsi, la valorisation volume des terres excavées
se fait au service de la croissance urbaine. Entreprises de réem-
ploi des terres, propriétaires fonciers et collectivités forment dans
ce cas des coalitions de croissance au sens de Molotch (1976),
c?est-à-dire des alliances pour favoriser la croissance de l?urbani-
sation et de l?économie urbaine. Le merlon paysager et phonique
construit entre Moussy-le-Neuf et Vémars en fournit un exemple
intéressant. Ce merlon est construit sur 14 hectares entre 2011 et
2015 selon le régime juridique de l?ISDI17. Il accompagne l?exten-
sion du front d?urbanisation de Vémars vers le sud, à proximité
de la ligne à grande vitesse dans le lieu-dit «La Butte d?Amour»
(Figure 9). En 2015, un projet d?extension de l?ISDI a été déposé
17 Arrêté inter préfectoral n° 2011/DDT/SEPR/157 autorisant la société ECT à
exploiter une installation de stockage de déchets inertes aux lieudits « La Grande
Borne » sur le territoire de la commune de Moussy-le-Neuf (77) et « L?Orme de
Geai» sur le territoire de la commune de Vémars (95).
Figure 9. Merlon acoustique et extension du front d?urbanisation à
Vémars
Source : Géoportail (IGN), 2019
Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation
40 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
mais a suscité de nombreuses oppositions, notamment de la part
des habitants de Vémars, craignant de voir leurs conditions de
vie dégradées par le passage des camions18. Cet exemple illustre
les paradoxes de ces aménagements, à la fois recherchés pour les
développements fonciers qu?ils permettent, et critiqués pour les
nuisances qu?ils génèrent au cours de leur création.
Valorisation ou stockage? Une économie circulaire du foncier plus
que des terres
L?utilisation des terres excavées en remblais, que ce soit en mer-
lons phoniques, paysagers, en parcs, en aménagements spor-
tifs ou en exhaussement de terrains agricoles, contribue à don-
ner un nouvel usage aux friches et, par conséquent, participe à
une gestion circulaire du foncier. Les entreprises de gestion des
terres excavées modifient d?ailleurs leur communication autour
de la mise en valeur de l?économie circulaire. Par exemple, dans
sa brochure de présentation, ECT fait de l?économie circulaire le
coeur de sa stratégie de développement: «La société ECT inscrit
sa croissance dans une stratégie d?économie circulaire: réutiliser
les terres inertes des chantiers franciliens pour s?engager avec les
collectivités locales dans des projets d?aménagement concertés
et durables.19» ECT se définit d?ailleurs comme une entreprise de
«réemploi des terres». Le terme ne renvoie pas ici à la catégorie
juridique, qui désigne la réutilisation de matières qui ne sont pas
des déchets pour un usage identique20, mais à un usage proche
du sens courant désignant la réutilisation de matière avec peu de
transformation. Laurent Mogno, président du groupe, insiste sur
l?utilisation de ce terme plutôt que celui de recyclage, qui suppose
une transformation21. L?usage de ce terme nourrit la représenta-
18 Faustine Léo, «Des riverains en lutte contre le projet de décharge», Le Parisien,
17/10/2014.
19 Présentation d?ECT sur son site internet. ECT, 2018, Brochure de présentation:
Valoriser les terres excavées pour développer des projets d?aménagement locaux, 8 p.
En ligne : https://www.groupe-ect.com/wp-content/uploads/2018/09/ECT-bro-
chure-de-pr%C3%A9sentation.pdf
20 Article L 541-1-1 du Code de l?Environnement.
21 Communication de Laurent Mogno au colloque intitulé La terre dans tous ses
| 41
tion d?une activité sobre et faiblement perturbatrice des écosys-
tèmes. La modification de la topographie par les remblais de terre
est d?ailleurs présentée comme une activité créatrice de paysage
et protectrice d?espaces verts participant ainsi à la lutte contre le
mitage et l?artificialisation des sols22. Les mouvements de terre
peuvent effectivement participer à protéger les sols mais, ils contri-
buent principalement à les transformer. En effet, ces mouvements
d?importantes quantités de terre contribuent à remodeler la géo-
logie urbaine en créant une couche de sols anthropiques. Comme
le suggère Mathieu Fernandez, cette couche peut-être considérée
comme une trace de l?Anthropocène23, comprise comme une nou-
velle époque géologique et climatique caractérisée par l?influence
prépondérante des activités humaines sur le système terrestre et
ses transformations : «L?analyse métabolique montre également
que la plus grande part des déchets solides urbains prennent in
fine la forme de sol, pour partie réagencé lors d?opérations d?urba-
nisme et pour partie stocké à la périphérie de la ville sous la forme
de monticules.» (2018, § 43). La croissance de l?activité du BTP,
qui se traduit notamment par la croissance des mouvements de
terre et la modification de la topographie locale, est un des aspects
participant à caractériser l?accélération des transformations envi-
ronnementales globales.
Enfin, ECT utilise le cadre théorique du métabolisme urbain et se
définit comme un acteur de la circularisation des métabolismes:
« C?est par la création de boucles de réutilisation des terres des
chantiers de construction qui sont autant de projets d?aménage-
ment locaux qu?ECT contribue à une optimisation de la circularité
états, coorganisé par l?École des Ingénieurs de la Ville de Paris et ECT, 10 avril 2019.
22 Entretien avec un cadre d?une entreprise de gestion des terres excavées, 20 mai
2019.
23 Un consensus scientifique s?est établi autour de la notion d?anthropocène. Ce-
pendant, des débats scientifiques demeurent, notamment en géologie, pour dater
le passage de l?holocène à l?anthropocène et pour identifier les marqueurs géolo-
giques de ce passage. Cette question est importante pour les géologues car l?iden-
tification de marqueurs est la condition pour définir une couche géologique (Le
Gall, Hamant et Bouron, 2017).
Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation
42 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
du métabolisme urbain des terres de chantier24.» La valorisation
est au coeur de la vision de l?économie circulaire défendue par le
groupe. Le mot valorisation n?est pas employé dans son sens juri-
dique: les ISDI ne sont pas juridiquement considérés comme des
valorisations. ECT insiste d?ailleurs régulièrement sur la nécessité
de distinguer l?aménagement réalisé du véhicule juridique utili-
sé. Le terme valorisation est ici utilisé dans un sens à la fois éco-
nomique, c?est-à-dire la création de valeur monétaire, et social,
c?est-à-dire la création de valeur symbolique et d?attractivité terri-
toriale25. On note également que la valorisation renvoie davantage
aux sites qu?aux terres elles-mêmes, celles-ci étant au service de la
valorisation de sites dépréciés. D?ailleurs, ECT se présente comme
une entreprise d?aménagement durable. Les brochures et le site
internet témoignent d?ailleurs de ce tournant environnemental
dans la communication de l?entreprise. Les différentes valorisa-
tions de terres proposées par l?entreprise sont présentées comme
une gamme de «solutions d?aménagement durables» à destina-
tion des collectivités et des propriétaires fonciers associant va-
lorisation environnementale (renaturation, agriculture, produc-
tion énergétique) et amélioration de la qualité de vie (protection
acoustique, aménagements paysagers et équipements sportifs).
L?inscription de ces pratiques de gestion des déblais dans le réfé-
rentiel de l?économie circulaire se retrouve au sein d?autres entre-
prises de gestion des terres excavées. Elle donne lieu à des mobili-
sations collectives de la part des groupes d?intérêt qui revendiquent
le statut juridique de valorisation pour les ISDI alors qu?elles sont
aujourd?hui catégorisées comme des éliminations. L?Union natio-
nale des exploitants du déchet (Uned26) et la Fédération nationale
des travaux publics (FNTP), qui regroupent des carriers, des rou-
tiers et des entreprises spécialisées dans la gestion des déchets de
24 Présentation du Groupe ECT sur son site internet: «ECT acteur de l?économie
circulaire et du métabolisme urbain»: https://www.groupe-ect.com/groupe-ect/
economie-circulaire-et-metabolisme-urbain/
25 Entretien avec un cadre d?ECT, 20 mai 2019.
26 L?Uned a été renommée Union Nationale des Entreprises de Valorisation en
2020.
| 43
chantier, se sont mobilisées entre 2017 et 2020 pour transformer
les installations de stockage des déchets inertes en installations
de valorisation des déblais inertes (IVDI). Cette mobilisation n?a
pas abouti mais nous renseigne sur les modes d?action des entre-
prises. Elle s?est appuyée sur l?organisation d?événements comme
le colloque «Les IVDI pour valoriser les terres inertes: réalité ou
utopie?» organisé en 2018 par la FNTP et l?Uned. Ce colloque a
rassemblé les entreprises du secteur, des experts, des élus locaux
dans une logique de démonstration de leur unité face aux admi-
nistrations décentralisées en charge de la régulation juridique et
du contrôle environnemental, également présentes (Figure 10).
Les acteurs y ont présenté leur argumentaire autour de l?utilité
sociale, territoriale et environnementale des installations dites de
stockage. Le stockage, associé à l?élimination, devient valorisation,
et les déchets, associés dans l?imaginaire collectif à la saleté et à la
dangerosité, deviennent déblais. Cette évolution terminologique
entend favoriser l?acceptabilité sociale des installations par les
élus locaux et les habitants, aujourd?hui méfiants à leur égard. Elle
s?accompagne d?une évolution juridique permettant de compta-
biliser ces installations comme des valorisations. Selon les acteurs
du secteur, les ISDI sont, dans la plupart des cas, similaires aux
projets d?aménagement qui sont pourtant catégorisés comme va-
lorisations. Seul le véhicule juridique change, l?ISDI garantissant
d?ailleurs un contrôle environnemental par la préfecture, ce qui
n?est pas le cas des permis d?aménager délivrés par les maires27.
Enfin, cette évolution permettrait d?atteindre l?objectif de 70% de
valorisation des déchets de chantier fixé par la loi de Transition
écologique pour la croissance verte de 2015. L?argumentaire des
acteurs économiques de la gestion des terres mobilise donc à la
fois des arguments juridiques (égalité de traitement entre des
pratiques similaires), sociaux (utilité sociale des aménagements
réalisés) et politiques (objectifs de valorisation), comme l?illustre
l?extrait d?entretien ci-dessous:
27 Les permis d?aménager sont cependant soumis à un contrôle environnemen-
tal de l?État selon leur superficie et la hauteur des remblais. Au-delà de 10 ha, les
aménagements donnent lieu à un contrôle environnemental et entre 5 et 10 ha, un
contrôle environnemental au cas par cas s?exerce.
Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation
44 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
«À partir du moment où on a été installation de stockage, on
est passé dans le domaine de l?élimination. On fait de l?élimi-
nation terminologique, si j?ose dire, car nos installations per-
mettent vraiment de faire de la valorisation des terres même
si elles sont ISDI. Ce qui nous intéressait dans le statut ISDI,
c?est d?apporter le contrôle environnemental. Dans un permis
d?aménager, c?est la porte ouverte à n?importe quoi. Vous avez
un maire qui signe un permis et puis, le gars derrière, il fait ce
qu?il veut. C?est du zéro contrôle; on ne sait pas ce qui rentre.
Ici, avec le statut de déchet et d?ISDI, vous avez une bascule
en entrée, un enregistrement; on peut faire la traçabilité très
exigeante demandée par le Grand Paris. Chaque camion qui
rentre est enregistré. On sait d?où il vient. Il y a des certificats
d?acceptation préalable. On est capable de vous dire qui a li-
vré, quel jour avec quel lot et positionné à tel endroit. On a
vraiment un suivi environnemental intéressant et on a des
contrôles labo. On a vraiment quelque chose qui est rassu-
rant quant à l?utilisation des déblais. Après, la destination du
site, pour moi, ce n?est pas un stockage. C?est pourquoi on est
en train d?essayer de passer ce type d?installation en Installa-
tion de Valorisation des Déblais Inertes. » (Représentant de
l?Union nationale des exploitants du déchet, 2018)
Pour l?administration décentralisée en charge des contrôles en-
vironnementaux, représentée par la Direction régionale et inter-
départementale de l?environnement et de l?énergie, la distinction
entre valorisation et stockage repose sur plusieurs critères : utilité
démontrée de l?aménagement réalisé, absence d?impacts environ-
nementaux et proportionnalité des quantités de terres utilisés28.
Ces critères sont, en réalité, des critères de circularité dans la me-
sure où ils évaluent si et dans quelle mesure les terres de déblais
sont utilisées en substitution de terres naturelles.
28 Intervention de Cédric Herment, chef du service Prévention des Risques et des
Nuisances à la DRIEE jusqu?en 2019, au colloque IVDI organisée par la FNTP et
l?Uned le 7 juin 2019.
| 45
Figure 10. Programme du colloque «Les IVDI pour valoriser les terres
inertes : réalité ou utopie ? »
Source: invitation au colloque, juin 2018
Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation
46 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Ainsi, les valorisations volume, qu?il s?agisse de permis d?aména-
ger ou d?ISDI, peuvent être qualifiées de circulaires dans la me-
sure où elles participent au recyclage du foncier. En revanche, il
n?est pas évident qu?elles constituent une pratique «authentique-
ment circulaire» de gestion des terres au sens de Christian Arns-
perger et de Dominique Bourg (2016). L?économie authentique-
ment circulaire se définit par la réduction nette des quantités et
du rythme des flux de matières mobilisées par les sociétés. Elle ne
peut se limiter au réemploi, à la réduction et au recyclage des dé-
chets et sous-produits de l?activité économique. En effet, ces stra-
tégies permettent de retarder l?épuisement des ressources mais ne
suffisent pas à limiter fortement les extractions de matières pri-
maires. Or, les aménagements en volume ne participent pas mé-
caniquement à une réduction des extractions de matière primaire.
La limite entre stockage et valorisation est parfois ténue dans les
pratiques de remblais et d?autant plus difficile à tracer que le vo-
lume de terre finance l?aménagement. En effet, le modèle écono-
mique des entreprises de réemploi des terres repose sur le statut
de déchet des terres excavées. En tant que déchets, elles ont un
coût de gestion payé par les terrassiers aux entreprises de réem-
ploi des terres. Le contenu des projets d?aménagement résulte
d?un arbitrage entre bénéfices sociaux et économiques. Suivant
cette logique, plus le volume à combler ou à remblayer est grand,
plus l?aménagement est profitable pour l?entreprise. La propor-
tionnalité entre quantité de terre apportée et utilité de l?aména-
gement est difficile à apprécier. Aujourd?hui, les entreprises qui
pratiquent le réemploi des terres prospectent des terrains «valori-
sables» auprès des collectivités locales afin de sécuriser des exu-
toires pour les terres excavées qu?elles reçoivent. Ainsi, il n?est pas
évident de déterminer dans quelle mesure les aménagements au-
raient été réalisés de toute façon. Or, cela permettrait de s?assurer
que les terres excavées sont utilisées en substitution de matières
premières primaires, condition nécessaire à la catégorisation des
aménagements comme valorisation des déblais.
Cela dit, l?application du cadre de la circularité aux terres excavées
n?est pas évidente et soulève des ambiguïtés du fait de la spécifici-
té de ces matières par rapport aux autres déchets de chantier. Du
| 47
point de vue réglementaire, les terres excavées sont des déchets en
tant que sous-produits de l?activité de construction dont ses pro-
priétaires souhaitent se débarrasser. Cependant, du point de vue
matériel, les terres ne sont pas de même nature que les gravats
de béton ou de brique qui constituent des matières transformées
issues du stock anthropique. Les terres, elles, sont extraites du mi-
lieu naturel. Dans la comptabilité nationale, elles sont d?ailleurs
comptabilisées comme une extraction locale inutilisée plutôt
que comme une extraction de la mine urbaine (CitéSource et al.,
2022). Cela soulève un ensemble de questionnements: les terres
excavées constituent-elles des ressources secondaires ou pri-
maires? Est-il plus juste de parler de valorisation, d?utilisation ou
de mouvements de terre? En suivant ces réflexions, l?enjeu est dé-
calé de la circularité des terres excavées vers les effets des mouve-
ments de terre sur la qualité socio-écologique des sols et des pay-
sages ainsi que sur les émissions de gaz à effet de serre. Malgré ces
difficultés, il me semble pertinent d?analyser la gestion des terres
excavées à l?aune de leur contribution à la circularité du métabo-
lisme des matières mobilisées par les chantiers. Premièrement,
comme l?ont montré les travaux de Mathieu Fernandez, les sols et
sous-sols métropolitains sont en large partie anthropisés. Consi-
dérer les sols comme hors du stock anthropique est discutable.
D?autre part, cela permet d?inscrire la gestion des terres excavées
dans la compréhension générale du métabolisme territorial de la
construction afin de distinguer les différentes pratiques selon leur
contribution à la réduction des extractions de matières primaires.
Des circulations et des stocks générateurs de contesta-
tions
Les opérations de remblayage, de stockage et d?aménagement à
partir de terres excavées peuvent générer des contestations de
la part des riverains, des habitants et élus des communes avoi-
sinantes. Elles mettent en jeu différentes échelles à la fois très
locales autour d?enjeux de transformation du cadre de vie, mais
aussi départementales et régionales autour d?enjeux d?équilibre
territorial. Ces contestations dessinent une géopolitique de la ges-
tion des terres excavées qui recoupe la géopolitique de la région
Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation
48 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
francilienne où l?État conserve un rôle important dans les orienta-
tions d?aménagement.
Géopolitique locale des conflits autour des stocks de déblais
Les projets d?ouverture et d?extension d?installations de stockage
des déchets inertes concentrent les contestations. Les différents
conflits d?aménagement suscités suivent des logiques similaires.
Les aménagements sont défendus par les élus de la commune qui
les reçoit. Les nuisances associées aux opérations de remblayage
comme le transport par camions et la poussière donnent lieu à des
compensations financières ou matérielles comme la construction
gratuite d?infrastructures par l?entreprise de gestion des terres. Les
contestations sont davantage menées par les communes avoisi-
nantes qui ne bénéficient pas ou faiblement des compensations
alors qu?elles sont également concernées par les nuisances.
Le récent conflit autour de l?ouverture d?une installation de stoc-
kage des déchets inertes à Villebon-sur-Yvette illustre en partie
ces enjeux de redistribution locale. L?entreprise de gestion des
terres prévoyait l?aménagement d?un parc paysager grâce à l?ap-
port de 2,7 millions de tonnes de remblais sur une friche agricole
de 22 hectares. Face aux oppositions d?associations locales de
défense de l?environnement et des communes voisines de Cham-
plan, Longjumeau et Saulx-les-Chartreux, le projet a été aban-
donné par l?entreprise. Soutenu par la commune de Villebon et
le Syndicat de la Vallée de l?Yvette, le projet permettait de finan-
cer, grâce à l?apport de terres inertes, le recyclage foncier de ce
site pollué ayant fait l?objet de remblais illégaux depuis les années
1960. La réaction du maire de Villebon-sur-Yvette, à la suite de
l?abandon du projet, témoigne de l?attractivité du modèle écono-
mique proposé par l?entreprise pour les communes qui reçoivent
l?aménagement. Dans le même temps, elle montre les limites de
ces pratiques en termes de circularité des déblais puisque le parc
n?était pas envisagé avant le projet d?installation de stockage des
déchets inertes : «Villebon-sur-Yvette - dont le centre se trouve à
3,5 kilomètres du site - et ses 11 000 habitants peuvent « se passer
d?un parc », selon leur maire, M. Fontenaille. « Mais la zone reste-
ra alors dans son état de semi-décharge, prévient-il. Car si l?ISDI
| 49
ne voit pas le jour, qui paiera pour décaisser et faire évacuer les 8
mètres de remblais pollués ? »(Jolly, 2018). Pour les communes
alentours, les nuisances ne sont pas compensées, notamment le
trafic de camions générés par l?ISDI. Dans le cas présent, celui-ci
est estimé à 150 rotations par jour29. Le département de l?Essonne
et la Communauté d?agglomération Paris-Saclay qui regroupe 27
communes dont Villebon, Champlan, Saulx-les-Chartreux, Lon-
gjumeau et Palaiseau ont émis des avis défavorables au projet et
demandé à l?entreprise de l?amender. Le croisement de la base
de données des valorisations volume avec le corpus d?articles de
presse sur les remblais et les entretiens menés, montre qu?on re-
trouve ce type d?oppositions dans d?autres conflits concernant les
ISDI30. Comme le montre l?exemple de Villebon, ces conflits ne
se limitent pas à l?échelle locale mais mettent également en jeu
l?échelle régionale.
La question de la répartition des installations de stockage est
fortement politisée aux échelles départementales et régionales.
En effet, la Seine-et-Marne et, dans une moindre mesure, le Val
d?Oise, principaux départements récepteurs d?ISDI, souhaitent la
limitation de leur concentration sur leurs territoires. Le Plan de
réduction, de prévention et de gestion des déchets de chantier
(PREDEC), voté en 2015, comprenait un moratoire empêchant la
création de nouvelles ISDI en Seine-et-Marne. Celui-ci a été an-
nulé par le Tribunal administratif de Paris à la suite des recours
de l?Union nationale des exploitants du déchet, de la Préfecture
d?Île-de-France et du département du Val d?Oise qui dénonçaient
le risque de saturation des exutoires existants et, in fine, le risque
de développement de décharges dites «sauvages». L?annulation a
été confirmée en appel. En particulier, l?interdiction de l?ouverture
de nouvelles ISDI en Seine-et-Marne a été considérée comme illé-
gale. La Cour d?Appel de Paris met en avant l?incohérence du Plan
29 Selon l?avis de l?autorité environnementale remis le 3 octobre 2017 par le préfet
de la Région Ile-de-France.
30 C?est le cas, par exemple, à Vémars à propos du projet d?ISDI qui a été abandon-
né mais aussi dans le canton de Claye-Souilly où les projets d?ISDI et de remblais
sont très nombreux.
Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation
50 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
qui mentionne le risque de saturation des installations existantes
avec la multiplication à venir des chantiers, tout en interdisant de
nouvelles ouvertures en Seine-et-Marne alors que ce département
représente environ la moitié de la superficie de l?Île-de-France.
Par ailleurs, cette décision n?est pas motivée par des critères ob-
jectifs comme le risque de non-respect du principe de proximité
entre chantiers producteurs de déchets et site de stockage31.
Les acteurs des administrations des collectivités locales et de la
préfecture rencontrés ont évoqué la faible acceptabilité des instal-
lations de stockage en Seine-et-Marne dont les élus, notamment
départementaux, se font le relais dans le cadre de l?élaboration du
Plan. Comme l?explique une responsable du service de l?expertise
déchets, énergie, climat du département de Seine-et-Marne, le
département «se pose comme défenseur de la Seine-et-Marne.»
Il a donc tendance à s?opposer aux projets de valorisation volume,
qu?ils prennent la forme d?ISDI ou de permis d?aménager : «On
a besoin de justification [concernant les quantités de terre utili-
sées]. (?) Dans tous les cas, il vaut mieux une ISDI qu?un permis
d?aménager parce qu?il y a un cadre. Oui, aux opérations d?amé-
nagement mais non aux ISDI déguisées.32 » Le département n?a
pas de compétence règlementaire concernant les ISDI et les per-
mis d?aménager. En revanche, il est régulièrement consulté par la
préfecture dans le cadre des autorisations d?Installations classées
pour la protection de l?environnement et du contrôle environne-
mental des aménagements. Les intérêts divergent entre les dé-
partements d?Île-de-France du fait de la répartition inégale des
installations de stockage des déchets et des enjeux associés aux
dépôts illégaux. La Région, compétente en matière de planifica-
tion des installations de gestion des déchets de chantier, établit
des orientations stratégiques concernant la localisation des ISDI
qui tentent de prendre en compte les divergences politiques. Dans
ce contexte conflictuel, l?État conserve un pouvoir important via
31 Cour administrative d?appel de Paris, 1ère chambre, 30/07/2019, 17PA01542,
17PA01543, Inédit au recueil Lebon.
32 Entretien avec une responsable du service de l?expertise déchets, énergie, climat
du département de Seine-et-Marne, 2019.
| 51
la préfecture d?Île-de-France qui exerce un contrôle de légalité sur
les permis d?aménager et délivrent les autorisations d?ouverture
d?ISDI. Selon un chef de pôle au sein de la Direction régionale de
l?environnement et de l?énergie Île-de-France, ce rôle est plus fort
que dans d?autres régions. Habituellement, la préfecture demande
aux services de la Région son avis concernant la compatibilité des
projets d?ISDI ou d?aménagement avec le Plan régional de gestion
des déchets33. Or, en Île-de-France, la Préfecture ne passe pas par
la Région pour décider des autorisations d?ISDI. L?État semble
donc jouer un rôle d?arbitre dans un territoire où la question des
ISDI est mise à l?agenda politique et fait l?objet de contestations.
Différents registres de contestations au sujet des accumulations de
matières
Les conflits environnementaux qui entourent les projets de rem-
blais sous la forme d?ISDI ou de permis d?aménager impliquent
également des habitants et des collectifs de citoyens. Les nui-
sances correspondant au temps des travaux, comme le bruit, la
congestion routière et la poussière, constituent un motif d?oppo-
sition récurrent. Les opposants dénoncent ce qu?ils nomment fré-
quemment le « ballet des camions », celui-ci pouvant avoir lieu
pendant plusieurs années. Ce registre d?opposition conduit, dans
un premier temps, à analyser ces contestations comme des ma-
nifestations du phénomène dit NIMBY pour Not in My Backyard.
Cette analyse est renforcée par le fait que l?augmentation de la va-
leur paysagère et d?usage de ces sites, auparavant dépréciés, n?est
jamais évoquée par les opposants alors qu?elle pourrait être perçue
positivement. Les gestionnaires de sites de stockage ou d?aména-
gement ont d?ailleurs tendance à l?évoquer. Dans l?extrait d?entre-
tien ci-dessous, un représentant de l?Unicem présente son activité
comme garante de l?intérêt général («il faut bien construire») par
opposition aux habitants et aux associations dont les oppositions
seraient mues par l?individualisme et la protection d?intérêts pri-
vés («C?est moi, moi, moi.»):
33 Les Régions établissent des orientations concernant la localisation des ISDI qui
sont contraignantes. Entretien avec un chef de pôle de la DRIEE, 2019.
Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation
52 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
« Au cours des enquêtes publiques, on se rend compte que
tout est motif d?oppositions. (?) C?est moi, moi, moi. Pas une
fois, les opposants ne se disent qu?il faut bien construire. »
(Représentant de l?Unicem Île-de-France, 2018)
Cette explication met l?accent sur l?utilité sociale des activités d?ex-
traction et de gestion des déchets mais elle disqualifie mécanique-
ment les oppositions en les réduisant à l?expression d?égoïsmes
locaux. Or, les habitants riverains participent également à la
construction de l?intérêt général en tant que citoyens et ont, de ce
point de vue, une légitimité. Au-delà du NIMBY, les contestations
peuvent être analysées comme des moments de mise en débat de
l?intérêt général et peuvent être vectrices de conceptions alterna-
tives de celui-ci (Jobert, 1998).
Dans notre cas, des registres d?opposition de long terme autour de
la transformation des sols, de la protection de la biodiversité et des
risques d?inondation et de pollution des eaux s?entremêlent aux
oppositions de court terme visant à la seule protection du cadre
de vie individuel. Par exemple, à Villebon-sur-Yvette, la contesta-
tion, portée par le maire de Champlan et des associations environ-
nementales34, s?est structurée autour des incertitudes concernant
les effets de l?aménagement en volume sur le risque d?inondation
dans la vallée de l?Yvette. Le projet de remblais qui borde la zone
d?expansion de crue de la rivière, a réactivé le souvenir de la crue
cinquantennale de 2016 ayant causé d?importantes inondations et
les inquiétudes soulevées par cet épisode. Les associations oppo-
sées au projet rappellent toutes cet événement, comme l?illustre la
motion ci-après:
« Nous pouvons rappeler les inondations de fin mai/début
juin 2016, qui ont fortement impacté de nombreuses pro-
priétés du secteur alors qu?avant les travaux de modification
de la zone de la prairie de Villebon en 2014, et la création du
soi-disant « espace naturel paysager » apportant des impo-
34 Association pour la sauvegarde de l?environnement à Villebon (ASEVI), Essonne
Nature Environnement, Biodiversité 91, Palaiseau Terre Citoyenne, Association
pour la Défense et la Santé de l?Environnement. On note que ces associations sont
à la fois locales et départementales.
| 53
sants merlons de déchets inertes, les rivières de l?Yvette et la
Boëlle débordaient naturellement sur les espaces de friches
et de prairies humides du côté de Villebon.» (Motion de l?As-
sociation pour la Défense de la Santé et de l?Environnement,
A.D.S.E, 26/06/2018)
Elle témoigne d?une méfiance envers les opérations de rem-
blayage qui ont fortement modifié la topographie et la géologie de
la zone depuis les années 1960 et associe implicitement ces trans-
formations à l?augmentation du risque d?inondation. On retrouve
ici l?importance de l?histoire locale et le rôle d?événements parti-
culiers dans le déclenchement de conflits mis en évidence pour
d?autres conflits environnementaux, par exemple dans le cas des
oppositions aux projets de décharges d?ordures ménagères (Cirel-
li, 2015).
Ces contestations mobilisent des expertises et des visions diffé-
rentes de la gestion de l?environnement entre les porteurs de pro-
jets et les collectifs d?opposants. Dans le cas de Villebon-sur-Yvette,
les opposants au projet d?ISDI ont formulé un projet alternatif
d?aménagement d?une zone d?expansion de crue et d?une zone
humide via le déblayage et la dépollution du terrain. Ils favorisent
ainsi une «renaturation» du site par la remise en état de la prairie.
L?entreprise porteuse du projet entend également «renaturer» le
site mais via l?aménagement d?un parc paysager. Deux concep-
tions différentes de l?aménagement et de la gestion de l?eau en
ville se distinguent. L?entreprise s?appuie plutôt sur des techniques
d?ingénierie hydraulique qui modifient les cours d?eau. Elle pro-
pose en effet de maîtriser le risque d?inondation en aménageant
des fossés collecteurs des eaux de ruissellement qui compensent
l?augmentation du ruissellement causé par la création de pente35.
De leur côté, les opposants au projet développent plutôt une ap-
proche d?ingénierie écologique qui consiste à recréer et à utiliser
des processus et des écosystèmes naturels pour l?aménagement.
Ils proposent de restaurer le site en revenant à un état plus an-
35 Ce dispositif est explicité dans l?Avis de l?autorité environnemental rendu par la
préfecture.
Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation
54 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
cien et promeuvent ainsi une régulation naturelle de la rivière36
(Thébault, 2019). Ce projet s?inscrit d?ailleurs dans les orientations
du Schéma d?aménagement et de gestion des eaux Orge-Yvette qui
prescrit la préservation et la restauration des zones d?expansion
de crue. Le collectif Palaiseau Terre Citoyenne, qui regroupe des
élus de la gauche et des écologistes, des habitants et des associa-
tions locales, explique l?intérêt de ce projet dans un espace déjà
fortement imperméabilisé :
« Les graves inondations survenues le long de l?Yvette fin
mai-début juin 2016, particulièrement autour de ces endroits,
ont réactivé la demande de zones d?expansion de crues de la
part des riverains inondés, ce qui est déjà difficile à trouver
en territoire urbain. Elles auraient dû encourager au contraire
le déblaiement de la totalité de ces terres de déchets pour re-
trouver une cuvette et restaurer la zone humide sur une très
grande superficie. Il semble malheureusement que le coût
probable de cette opération rende séduisant ce projet de
«verdissement» superficiel de cette zone-poubelle et que la
vision très locale et à court terme prévale sur l?intérêt général
de lutter contre les inondations dans la vallée. Compte-tenu
du réchauffement climatique, la lutte contre les inondations
doit être la priorité n°1 dans ce secteur.» (Avis du groupe d?op-
position Palaiseau-Terre Citoyenne, 30 janvier 2018).
Ces analyses montrent que les conflits environnementaux suscités
par les projets d?ouverture ou d?extension d?installations de stoc-
kage des terres et, dans une moindre mesure, de permis d?aména-
ger articulent différents registres et temporalités. Si la crainte et
le refus des nuisances immédiates sont d?importants vecteurs de
ces mobilisations, ce ne sont pas les seuls. Les effets de long terme
de ces aménagements sont interrogés, parfois en convoquant la
mémoire d?événements passés.
36 Les objectifs de ce projet dit «alternatif» sont précisés dans l?extrait du registre
des délibérations municipales n°2017-109 de la Commune de Champlan (22 dé-
cembre 2017).
| 55
Des contestations habitantes révélatrices d?inégalités métaboliques
Les mobilisations contre les projets de création et d?extension
d?ISDI dénoncent également la concentration de ces installations
au nord-est de la région et, à une échelle plus fine, dans quelques
communes. Par exemple, l?Association de défense de l?environne-
ment de Claye-Souilly et ses alentours, section locale de France
Nature Environnement, met en regard les pourcentages de dé-
chets accueillis par les différents départementsdans ses commu-
niqués : «77% pour la Seine-et-Marne (59 % pour le seul nord
Seine-et-Marne + 18% pour le reste du département), 6% pour
l?Essonne, 8% pour les Yvelines et 9% pour le Val d?Oise»37. Elle
souligne ainsi la concentration des sites de gestion des terres ex-
cavées dans quelques espaces de l?Île-de-France et le déséquilibre
territorial entre espaces de production et espaces de réception des
déblais.
Les pourcentages présentés correspondent aux statistiques pro-
duites par l?Observatoire régional des déchets d?Île-de-France
pour les installations de stockage des déchets inertes pour l?année
2016 (Ordif, 2019: 65). Ils ne rendent pas compte de l?important
volume de déblais qui part en remblayage de carrière. Selon l?Or-
dif, en moyenne, entre 2010 et 2016, les Yvelines ont reçu 33 % des
déblais allant en carrière, le Val d?Oise 30 %, la Seine-et-Marne
23 %, l?Essonne 10 % et la Seine-Saint-Denis 6 % (Institut Paris
Région et Ordif, 2019, p.59). Il existe donc un important flux de
déblais allant vers d?autres départements que la Seine-et-Marne,
notamment ceux de l?Ouest et du Nord. Cependant, la répartition
entre départements des flux de déblais partant en remblayage de
carrière est beaucoup plus équilibrée que celle des flux partant
en ISDI dont entre 70 et 80% sont dirigés vers la Seine-et-Marne.
Ainsi, si les pourcentages présentés dans ce document doivent
être relativisés, le déséquilibre territorial aux dépens du Nord-Est
francilien est réel. Le métabolisme actuel des déblais crée des iné-
galités spatiales entre territoires de production et de réception des
terres excavées.
37 Extrait d?une publication du 10 novembre 2017 sur le blog de l?association.
Les terres excavées en Île-de-France : un régime sociotechnique en mutation
56 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Les projets d?ouverture ou d?extension d?ISDI participent souvent
d?une dévalorisation symbolique des espaces qui les accueillent.
Les termes employés par les associations pour désigner ces projets
en témoignent, tels que «zone-poubelle», «décharge» et «dépo-
toir ». Les associations militant pour la protection de leur envi-
ronnement et contre ces projets utilisent souvent des guillemets
pour désigner les «déchets inertes», exprimant ainsi une distance
voire une méfiance face aux catégories règlementaires utilisées
pour désigner les matières. Les opposants assimilent ces projets
à des décharges de déchets ménagers plutôt qu?à des projets de
valorisation, à la différence des porteurs de projets. Cette défiance
peut s?expliquer par la catégorisation des terres comme déchets
mais aussi par l?environnement dans lesquels ces infrastructures
prennent place.
La concentration des sites de gestion des terres excavées se double
souvent de la concentration préexistante d?autres infrastructures
au service du fonctionnement métabolique de la métropole. Les
opposants aux projets d?ISDI se vivent comme des habitants de
territoires servants de la métropole. À Champlan, par exemple,
les opposants rappellent la présence à la fois d?échangeurs auto-
routiers, de sites de concassage des déchets de chantier, de l?in-
cinérateur de Massy, des lignes à haute tension et de la zone aé-
rienne à proximité38. Dans le canton de Claye-Souilly, on retrouve
la concentration d?équipements participant au fonctionnement
métabolique de la métropole mais aussi à la dégradation locale
des conditions d?habitat, comme la présence d?un centre de va-
lorisation multi-filières des déchets de Veolia, plusieurs ISDI et,
dans le canton voisin de Mitry-Mory, d?usines classés Seveso. Une
habitante parle d?ailleurs de « Claye-Souillé et Fresnes-sur-dé-
charge39». Sans que cela soit directement nommé, les opposants
dénoncent des inégalités métaboliques, c?est-à-dire un fonction-
nement métabolique qui produit des inégalités spatiales (McFar-
lane, 2013).
38 Patricia Jolly, «Dans l?Essonne, un projet de stockage des déchets inertes divise
les élus», Le Monde, 6 octobre 2018.
39 V.R., «C?est devenu Fresnes-sur-décharge et Claye-Souillé», Le Parisien, 7 mars
2015.
| 57
Conclusion
Le régime francilien actuel de gestion des terres excavées se carac-
térise par la prédominance de pratiques de valorisation volume,
c?est-à-dire de l?utilisation des terres en comblement de carrière
ou en remblais pouvant jouer différentes fonctions. Cette utilisa-
tion des terres excavées contribue à une circularité du foncier en
finançant l?aménagement et la reconversion de terrains dépré-
ciés et laissés en friche. Cependant, elle ne vient pas systémati-
quement en substitution de matières primaires qui auraient été
de toute façon utilisées pour réaliser ces aménagements. Ainsi, la
limite entre valorisation et stockage est ténue. Cette gestion par le
stockage et les valorisations volume connaît des facteurs de dés-
tabilisation à la fois sociaux, à travers les contestations habitantes
qu?elle génère parfois, techniques et métaboliques, à travers la di-
minution progressive des débouchés historiques pour ces terres
en parallèle d?une augmentation des terres excavées générées, et
aussi politiques, à travers la montée du cadre de l?économie cir-
culaire.
PARTIE 2
UNE
DIVERSIFICATION
PROGRESSIVE DES
PRATIQUES DE
GESTION
DES DÉBLAIS :
QUELLES
BIFURCATIONS
DEPUIS LE RÉGIME
SOCIOTECHNIQUE
EXISTANT ?
| 59
Les valorisations de terres excavées reposent aujourd?hui princi-
palement sur du remblayage tantôt qualifié de valorisation tantôt
qualifié de stockage. Ainsi, la gestion des déblais en Île-de-France
constitue un système sociotechnique semi-circulaire. Il s?appuie
sur un ensemble de relations entre acteurs qui participe à faire
des déblais une ressource matérielle pour recycler des sites dé-
laissés et une ressource économique pour financer ces aménage-
ments. Ce système est aujourd?hui partiellement recomposé par
la montée du référentiel de l?économie circulaire d?une part et
par la situation métabolique spécifique de l?Île-de-France d?autre
part. Celle-ci est caractérisée par la production de quantités im-
portantes de déblais dans le cadre des chantiers du Grand Paris
Express. Dans quelle mesure ces facteurs de transformation à la
fois internes et externes au système sociotechnique actuel contri-
buent-ils à faire émerger de nouvelles pratiques de valorisation?
Le Grand Paris Express comme révélateur et facteur de
déstabilisation du régime sociotechnique actuel
Le chantier du Grand Paris Express: un événement métabolique
qui déstabilise le régime actuel de gestion des déblais?
La réalisation du Grand Paris Express, métro essentiellement sou-
terrain, a des conséquences matérielles qui créent un «dérègle-
ment métabolique», c?est-à-dire une perturbation du cycle habi-
tuel des matières qui déstabilise le système de gestion des déblais
en place (Verdeil, 2017). Ces chantiers constituent un événement
métabolique. Événement dans la mesure où les chantiers sont ré-
alisés dans un temps relativement court ? une quinzaine d?années
? au regard de la temporalité des autres transformations du pay-
sage et où ils sont d?une ampleur exceptionnelle. Ils engendreront
environ 45 millions de tonnes de déblais, ce qui représente une
augmentation de 10 % de la production annuelle de déchets de
chantier franciliens (Société du Grand Paris, 2017). Métabolique
dans la mesure où le potentiel de déstabilisation réside dans les
conséquences matérielles engendrées par la production et la cir-
culation des déblais. La concentration d?importants volumes de
déblais en certains points comme les futures gares et les puits de
60 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
sécurité et la quantité de déblais à transporter mettent en évi-
dence les limites des pratiques et des infrastructures existantes.
Elles génèrent des risques de congestion routière et de saturation
des exutoires existants pouvant conduire au développement de
décharges illégales et rompre l?équilibre actuel du régime.
Ces risques sont d?autant plus visibles, qu?à la différence d?autres
matières, les excédents de déblais ne peuvent pas simplement
être mis à distance, renvoyés plus loin dans d?autres territoires.
En effet, le transport des déblais, déchets pondéreux et de faible
valeur économique, sur de longues distances est trop coûteux.
Les chantiers du Grand Paris Express et des quartiers de gare qui
l?accompagnent constituent des «chocs», c?est-à-dire des facteurs
externes de transformation du régime sociotechnique. Dans le
même temps, cet événement renforce des pressions plus struc-
turelles exercées sur le système actuel de gestion des déblais. En
effet, jusque dans les années 2000, l?extension urbaine a fourni les
débouchés pour la gestion des déblais via les carrières à combler
(résultat de l?extraction de granulats pour la construction) et via les
remblais permettant la construction des infrastructures accompa-
gnant l?étalement urbain (échangeurs autoroutiers, lignes de train,
remblais dans le cadre de grandes zones d?aménagement concer-
té, etc.). Or, l?étalement urbain diminue sous l?effet de diverses po-
litiques publiques, limitant ainsi les débouchés historiques pour
les déblais, dont la quantité, elle, ne diminue pas. Le renouvelle-
ment urbain génère des besoins en terres de remblais notamment
pour le confinement des terres polluées. Cependant, ces besoins
semblent inférieurs aux quantités de terres excavées (Fernandez
et al., 2018). Les grandes infrastructures de stockage des déblais,
comme les ISDI d?Annet-sur-Marne et de Villeneuve-sous-Dam-
martin, permettent de gérer les déblais excédentaires. Mais, la
montée des exigences de valorisation et la conflictualité générée
par ces installations, conduisent aujourd?hui à limiter l?ouverture
de nouvelles capacités de stockage des déblais. Ainsi, la produc-
tion élevée de déblais due à l?importante activité de construc-
tion-déconstruction-réhabilitation risque de congestionner les
débouchés actuels et devenir insoutenable (Diab et Fernandez,
2020). La temporalité ponctuelle de l?événement s?entremêle avec
| 61
la longue durée de la pression et conduit à la déstabilisation du
régime actuel de gestion des déblais.
Ce dérèglement métabolique modifie également les acteurs
et leurs rapports de force dans la gestion des déblais en Île-de-
France. La Société du Grand Paris, du fait des volumes de déblais
générés, de la taille des marchés de travaux publics dont elle a la
charge et de la priorité politique accordée à l?infrastructure qu?elle
réalise, occupe une place nouvellement centrale. Elle dispose de
leviers économiques et règlementaires pour contribuer à modi-
fier les pratiques de gestion des déblais. Depuis le rapport de la
Cour des comptes sur la Société du Grand Paris communiqué en
décembre 2017 qui a souligné l?augmentation des coûts du pro-
jet par rapport au budget initial et le risque d?augmentation de la
dette qui en découle, la gestion des déblais a été identifiée comme
un poste d?innovations permettant d?optimiser les coûts. Les ser-
vices de l?État actifs dans la Région (préfecture et sous-préfecture,
DRIEE, DRIA) et les établissements publics (Société du Grand Pa-
ris, Ports de Paris) se coordonnent autour de la question des dé-
blais au cours de réunions régulières organisées par la préfecture
de Région. A l?échelle de la Société du Grand Paris, la direction de
l?innovation a identifié les déblais comme source possible d?opti-
misation à la fois économique, logistique et financière. La gestion
des déblais est donc devenue un sujet prioritaire.
? et qui met en évidence l?inadéquation des catégories règlemen-
taires aux spécificités des terres excavées
Les chantiers du Grand Paris Express ont été confrontés à la ma-
térialité spécifique des terres excavées à des profondeurs inhabi-
tuelles, entre 10 et 60 mètres40. Le caractère inerte de ces terres
est sujet à débat. Du point de vue de la règlementation, il s?agit
de terres non soumises à des pollutions anthropiques. De ce fait,
40 Je me concentre sur cette spécificité matérielle car elle produit des effets sur le
régime. Cependant, les terres excavées du Grand Paris Express présentent d?autres
spécificités qui sont liées aux méthodes de creusement (notamment les tunne-
liers) et de réalisation des parois. Ces terres sont très humides, ce qui rend leur
déplacement puis leur gestion dans des installations de stockage particulièrement
complexes.
Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais :
quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ?
62 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
elles peuvent être considérées comme inertes. Cependant, du
fait de la géologie du sous-sol francilien, beaucoup de ces terres
contiennent des sulfates et d?autres pollutions dites environne-
mentales parce qu?elles ne proviennent pas d?une activité hu-
maine. Du point de vue de leur composition chimique, elles ne
peuvent donc pas être considérées comme des terres inertes. Elles
rentrent dans la catégorie des déchets non dangereux non inertes
et sont stockées dans des décharges d?ordures ménagères41. Ces
exutoires, peu appropriés aux terres, sont très coûteux. Le stockage
des terres sulfatées des chantiers du Grand Paris en Installations
de stockage des déchets non dangereux (ISDND) aurait conduit
à une très forte augmentation des coûts de la gestion des déblais
comme l?ont expliqué l?ensemble des personnes interrogées42.
Cette situation a entraîné deux évolutions normatives impor-
tantes, qui illustrent le rôle joué par les chantiers du Grand Pa-
ris Express dans la transformation du régime sociotechnique. La
première concerne la possibilité de remblayer des carrières de
gypse avec des terres sulfatées alors que cette pratique était inter-
dite jusqu?alors43. Selon des personnes interrogées au sein de la
Société du Grand Paris, ceci devrait permettre la valorisation d?en-
viron 4 millions de tonnes de terres sulfatées dans des carrières
de gypse, soit un peu moins de la moitié de l?ensemble des terres
sulfatées générées. L?extrait d?entretien ci-dessous témoigne de la
bifurcation règlementaire engendrée par le caractère extraordi-
naire des chantiers de la Société du Grand Paris et les coûts éco-
nomiques de la gestion actuelle.
41 Le terme règlementaire pour désigner les décharges d?ordures ménagères est
Installations de stockage des déchets non dangereux (ISDND).
42 Entretiens avec un responsable de la direction de l?ingénierie environnementale
de la SGP (2017), avec la DRIEE (2019), avec Haropa ? Ports de Paris (2018) et avec
l?Unicem (2018).
43 L?arrêté ministériel du 30 septembre 2016 modifiant l?arrêté du 22 septembre
1994 relatif aux exploitations de carrières et aux installations de premier traitement
des matériaux de carrières autorise le remblayage de carrières de gypse par des
terres sulfatées tant que les concentrations en sulfate ne dépassent pas celles du
fond géochimique local et que le remblayage ne nuit pas à la stabilité et à la qualité
des sols et des eaux.
| 63
«La Société du Grand Paris a réussi à faire accepter le fait que
les carrières de gypse puissent accepter des terres gypsifères.
(?) La question du gypse, tout le monde se l?est posée mais
quand ça ne concerne que quelques milliers de tonnes, on
ne veut pas mettre le doigt dedans. Quand c?est beaucoup de
terre, alors, on commence à se poser des questions. Là, main-
tenant, il y a cette question pour certaines terres pour les faire
basculer d?ISDND à ISDI ou ISDNI. Là, on est quand même
dans de l?économie circulaire parce que prendre une terre et
la mettre dans un truc d?ordure ménagère à un coût farami-
neux, ça n?a pas de sens. » (Entretien avec un cadre d?Haropa
Ports de Paris, 2018)
La deuxième concerne la possibilité de stocker en ISDI ou de valo-
riser en carrière ou en aménagement des terres dont la teneur en
sulfate est naturellement supérieure aux seuils autorisés en ISDI
après une évaluation au cas par cas des effets environnementaux
associés. Ces terres sont alors dites « terres naturellement mar-
quées» ou «TN+». Sans caractérisation, elles seraient considé-
rées comme inertes car, selon l?arrêté ministériel du 12 décembre
2014 fixant les conditions d?admission des déchets en ISDI44, elles
ne sont pas issues de sites pollués et peuvent donc être acceptées
sans analyse préalable. Mais, si elles ont fait l?objet d?une analyse
et que celle-ci a révélé des teneurs supérieurs aux limites fixées
dans l?arrêté alors elles ne sont plus considérées comme inertes.
Cette situation génère une zone grise. La Direction générale de
la prévention des risques, rattachée au ministère de la Transition
écologique et solidaire, a précisé dans un courrier adressé à la So-
ciété du Grand Paris que les analyses réalisées doivent être prises
en compte. Ces terres «TN+» peuvent être stockées en ISDI ou
valorisés dans des aménagements après une évaluation au cas par
cas établissant l?absence d?effets néfastes sur l?environnement45.
44 Arrêté ministériel du 12 décembre 2014 relatif aux conditions d?admission des
déchets inertes dans les installations relevant des rubriques 2515, 2516, 2517 et
dans les installations de stockage des déchets inertes relevant de la rubrique 2760
de la nomenclature des installations classées.
45 Lettre du DGPR à la société du Grand Paris n° BPGD-17-295-104500 du 11 dé-
cembre 2017 relative à l?acceptabilité de terres naturelles excavées en ISDI.
Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais :
quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ?
64 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Cette disposition est précisée dans le guide technique rédigé par
la DRIEE à l?attention des gestionnaires de déblais46.
Les terres du Grand Paris ont mis en évidence les incohérences
engendrées par les catégories très larges de déchets inertes et non
inertes qui ne permettent pas de rendre compte des spécificités
des déblais par rapport aux autres déchets du bâtiment et des
travaux publics. Les débats entourant la valorisation des déblais
du Grand Paris Express ont fait émerger la notion de « terre na-
turelle» qui désigne les terres qui n?ont pas été «impactées» par
les activités anthropiques du fait, par exemple, de leur profondeur.
Les évolutions règlementaires permettent de réutiliser les déblais
comme sols dans des sites dont les caractéristiques chimiques
correspondent à celles des déblais. Ainsi, la qualité des sols sur
les sites récepteurs est conservée. Le critère pris en compte est
l?adéquation entre les caractéristiques des déblais et celles du
site récepteur plutôt que le critère inerte défini par des seuils de
composants chimiques présents dans les déblais. Ceci permet de
mieux valoriser les déblais comme sols là où le critère inerte était
très limitant et conduisait à alimenter des filières industrielles de
gestion des ordures à un coût élevé.
Le critère inerte est en fait guidé par une logique de stockage: il
s?agit de caractériser les déblais pour s?assurer que leur concen-
tration en un site ne polluera pas les eaux souterraines et de sur-
face. Le critère proposé par la DRIEE suit davantage une logique
de valorisation: il s?agit de caractériser les déblais par rapport à un
usage futur, en l?occurrence comme sols. Les deux extraits d?en-
tretien ci-dessous mettent en avant ce changement de conception
qui nécessite une caractérisation du fonds géochimique local,
c?est-à-dire des teneurs en composants chimiques naturellement
présents dans le sol et le sous-sol.
46 Direction régionale et interdépartementale de l?environnement et de l?énergie
Ile-de-France, Guide d?orientation. Acceptation des déblais et terres excavées. Ver-
sion 2., 2 septembre 2018, p. 3 (2018).
| 65
«Aujourd?hui, c?est qu?en Île-de-France, il y a des terres qu?on
envoie en décharge, et donc qui coûtent très chère à la collec-
tivité, qui en fait sont des terres d?horizon géologique naturel,
parfois profond, et pour lesquelles, on sait à peu près, en tout
cas, on présuppose qu?il n?y a pas eu d?impacts anthropiques.
On est vraiment dans l?horizon géologique naturel. Et donc,
on se dit, on constate qu?il y a des taux de polluants qui sont
naturellement élevés mais, en fait, ça n?est pas problématique
parce que c?est des terres naturelles. Or, ces terres-là, on les
envoie en décharge à des coûts très importants alors qu?il n?y
a pas de raison. C?est un positionnement partagé par nombre
d?acteurs dans le secteur.» (Cadre d'une entreprise d'accom-
pagnement des entreprises du BTP dans la gestion de leurs
déblais, 2019).
« L?idée derrière, c?est de dire que si on creuse quelque part,
qu?on sort un volume de terre et qu?on dit que ça, c?est un dé-
chet, et qu?on veut le remettre, on n?a pas le droit alors que
toutes les couches d?Île-de-France sont sulfatées. C?est pour
cela qu?on a introduit cette idée d?analyse géochimique pour
être sûrs qu?on ne va pas le mettre dans un endroit oùce serait
un contexte géologique complètement différent où là, ça peut
avoir des impacts et où ça n?a plus de sens de remettre un dé-
chet qui n?est effectivement pas inerte.» (Chef de pôle au sein
de la DRIEE, 2019)
D?un point de vue purement quantitatif, les terres excavées du
Grand Paris Express ne constituent pas la majorité des terres fran-
ciliennes, celles-ci étant principalement issues de la construction
de bâtiment et de démolitions diffuses. Cependant, la tempora-
lité, la spatialité et la matérialité spécifique de ces terres posent
des problèmes particuliers de gestion, qui ont contribué à mettre
la question des terres à l?agenda public régional. Les chantiers du
Grand Paris ont contribué à faire émerger les terres comme un ob-
jet spécifique au sein de la régulation des déchets de chantier. Ils
ont conduit à interroger les filières de gestion actuelles tournées
vers le stockage et les valorisations volume et à explorer d?autres
filières de valorisation.
Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais :
quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ?
66 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
De nouvelles pratiques entre exploration de valorisations
matière et consolidation des valorisations volume
Les acteurs franciliens de la production et de la gestion des terres
excavées développent des innovations visant à orienter des vo-
lumes grandissant de terres vers des filières de valorisation. Ce-
pendant, toutes les filières de valorisation ne sont pas équiva-
lentes. De la même manière que le critère inerte ne rend pas bien
compte de la qualité d?une terre, le terme de valorisation ne rend
pas bien compte de la diversité des pratiques de gestion des terres.
Il rassemble des pratiques très différentes sans hiérarchisation.
Le remblayage de carrière est considéré comme une valorisation
au même titre que la réutilisation entre chantiers, l?utilisation en
aménagement ou que la production de nouveaux matériaux. Or,
ces pratiques ont des effets différents sur la circularité des flux de
terre d?une part (dans quelle mesure les déblais se substituent-ils
aux matériaux naturels?) et sur les conséquences environnemen-
tales locales d?autre part (dans quelle mesure une valorisation
contribue-t-elle à préserver la qualité des sols et des eaux?).
Les innovations dans la stratégie de la Société du Grand Paris
La stratégie de valorisation des déblais de la Société du Grand
Paris a d?abord concerné le transport des terres par voie fluviale
et l?export des terres vers des unités de valorisation dans d?autres
régions ou à l?étranger. Elle s?est aussi appuyée sur les proposi-
tions des entreprises pour gérer différemment les déblais mais ces
propositions se sont avérées peu ambitieuses47. Depuis 2018, la
Société du Grand Paris est davantage proactive. Elle incite les en-
treprises de travaux publics intervenant sur ses chantiers à réem-
ployer sur site ou réutiliser entre chantiers du Grand Paris Express,
ce qui s?avère difficile du fait du caractère majoritairement souter-
rain de l?ouvrage. Elle incite à valoriser les déblais dans des projets
d?aménagement conçus pour répondre à des besoins exprimés
par les collectivités et à recycler une partie des terres excavées
dans des filières de production de matériaux en substitution à des
47 Entretien avec un chargé de l?innovation, direction de l?innovation, Société du
Grand Paris, juin 2019.
| 67
matières primaires.
Afin de développer ces filières de valorisation matière, elle a établi
une liste d?éco-matériaux, c?est-à-dire des matériaux de construc-
tion et de génie civil intégrant au moins 10 % de terres excavées, à
partir des différents profils de déblais. Elle a lancé un appel à ma-
nifestation d?intérêt nommé «Plateforme» en 2019 pour repérer
et développer des partenariats avec des entreprises détenant du
foncier permettant de stocker, traiter, trier et valoriser des déblais
pour la production d?éco-matériaux. Les nouveaux marchés pas-
sés par la Société du Grand Paris fixent des objectifs de valorisa-
tion matière: par exemple entre 15 et 20 % pour les lignes 15 Est et
Ouest alors que seuls 2 % des terres excavées ont actuellement fait
l?objet d?une valorisation matière. Le dossier de consultation mis à
disposition des entreprises qui souhaiteraient décrocher ces mar-
chés intègrent alors les plateformes ayant établi des partenariats
avec la Société du Grand Paris à l?issue de l?appel à manifestation
d?intérêt. Les entreprises sont ainsi incitées à se tourner vers ces
plateformes pour construire leurs réponses aux marchés. Cette
démarche conduit les entreprises de terrassement d?un côté et de
production de matériaux de l?autre à envisager les terres excavées
comme une ressource.
Pour la Société du Grand Paris, l?incitation à la valorisation ma-
tière combine des intérêts environnementaux et économiques.
Aujourd?hui, sur un chantier, les déblais ne représentent qu?un
déchet et donc un ensemble de coûts associés. Or, il s?agit égale-
ment d?une ressource. La Société du Grand Paris aimerait capter
la valeur ajoutée associée à cette ressource et transformer le coût
de mise en décharge en prix d?achat des terres de déblais. Les fi-
lières de valorisation matière permettent de donner aux terres un
prix positif ou négatif48 en les faisant entrer dans un processus
de production. Le prix des terres excavées intégrées dans la pro-
duction d?éco-matériaux est égal au prix de marché des matières
premières auxquelles se substituent les terres moins les coûts de
production (stockage, préparation, traitement, transformation).
48 Dans ce cas, il s?agit d?un coût.
Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais :
quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ?
68 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Le prix serait payé par l?entreprise qui produit les éco-matériaux
s?il était positif. S?il était négatif, alors il serait payé par la Socié-
té du Grand Paris à la manière d?une subvention. Ce système est
intéressant tant que le prix payé par la SGP est inférieur au coût
d?acceptation des déblais en ISDI ou dans d?autres installations de
traitement. Cette démarche témoigne ainsi de la volonté d?expéri-
menter de nouveaux modèles économiques fondés non pas sur le
coût d?acceptation des déblais liés au statut de déchet mais sur la
valeur de la ressource produite.
La stratégie de valorisation de la Société du Grand Paris repose
également en grande partie sur la valorisation volume dans des
projets d?aménagement. Elle a lancé en 2019 un appel à manifes-
tation d?intérêt appelé « Ligne Terre » à destination des maîtres
d?ouvrage publics ayant des projets d?aménagement nécessitant
des terres et un similaire auprès de maîtres d?ouvrage privés. Elle
devient ainsi fournisseur de terres pour des aménagements. Ces
appels à projet permettent de s?assurer que les projets d?aména-
gement répondent bien à des besoins des maîtres d?ouvrage et
constituent donc des valorisations. Elle développe ainsi des par-
tenariats avec ces acteurs pour leur fournir des terres. La SGP dé-
veloppe des partenariats avec des collectivités pour réaliser des
aménagements. Par exemple, elle fournit les terres pour l?amé-
nagement du parc du Sempin à Chelles en collaboration avec la
Société d?aménagement foncier et d?établissement rural et ECT.
Il s?agit du comblement d?anciennes carrières de gypse et de leur
aménagement en parc paysager. Elle court-circuite ainsi les ges-
tionnaires de déblais dont un des savoir-faire est de regrouper des
terres excavées et de coconstruire des projets d?aménagement les
réemployant. Cependant, la Société du Grand Paris ne dispose pas
de la capacité de mise en oeuvre opérationnelle des terres pour la
réalisation des aménagements. Les maîtres d?ouvrage de ces amé-
nagements s?appuient donc sur les opérateurs existants pour leur
réalisation, par exemple ECT dans le cas du Parc du Sempin.
D?autres acteurs explorent également des modes de valorisation
matière, parfois en étant soutenus par la Société du Grand Paris
dans le cadre d?appels à projets. C?est le cas de l?entreprise Val-
horiz qui explore la création de technosols et de sols fertiles à
| 69
partir des déblais. L?entreprise ECT se positionne également sur
ce marché via son produit appelé urbafertile associant déblais et
compost49. Elle développe en parallèle des projets au croisement
entre l?aménagement et le land art, comme le réaménagement de
l?ISDI de Villeneuve-sous-Dammartin en parc bélvédère50. Le sur-
cyclage des déblais en matériaux de construction, comme le pro-
pose le projet Cycle terre associant des experts de la construction
en terre et du sol (laboratoires de recherche et architectes, cabinet
de conseil Antea), la municipalité de Sevran, l?aménageur Grand
Paris Aménagement, le promoteur Quartus, la Société du Grand
Paris et ECT, se développe également. Enfin, d?autres travaillent
à l?optimisation de la réutilisation entre chantiers comme Hesus,
plateforme numérique d?échange de terre entre producteurs de
déblais et consommateurs de terre. Le paysage des acteurs de la
gestion des déblais se recompose donc avec de nouveaux entrants
mais aussi avec l?adaptation des acteurs existants et leur participa-
tion aux innovations de filières.
La prise en compte des terres dans le Plan régional de prévention
et de gestion des déchets
La limitation des pratiques de stockage des déblais se retrouve
dans les objectifs du Plan régional de prévention et de gestion des
déchets voté en 2019. Cependant, à la différence du Plan précé-
dent (Predec), celui-ci n?interdit pas l?ouverture de nouvelles ca-
pacités de stockage en Seine-et-Marne51 mais encadre l?ouverture
de nouvelles capacités de manière à limiter leur concentration,
à réserver le stockage aux matériaux excavés non recyclables et
à garantir des réaménagements des ISDI lorsqu?elles arrivent en
fin de vie. Cette décision résulte d?un compromis entre différents
49 Entretien avec un responsable développement et innovation d?ECT, 2020.
50 Ce projet est réalisé en étroite collaboration avec l?architecte, paysagiste et urba-
niste Antoine Grumbach. Il s?intitule «La colline a des yeux».
51 «La confrontation de ces capacités prospectives avec les besoins en matière de
stockage selon le scénario de gestion des déchets inertes présenté dans le chapitre
II partie E montre qu?il sera indispensable de créer des capacités de stockage sur
l?ensemble de la durée du plan.» (Région Ile-de-France, Plan Régional de Préven-
tion et de Gestion des Déchets- Chapitre III, p. 164)
Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais :
quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ?
70 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
impératifs. Selon plusieurs acteurs rencontrés à la fois à la préfec-
ture, à la Région et parmi les entreprises, une diminution des ca-
pacités de stockage risquerait d?augmenter le coût des chantiers et
de la construction en Île-de-France et pourrait aussi conduire au
développement de dépôts sauvages. Ce dernier risque est consi-
déré comme élevé car le secteur du terrassement s?appuie sur de
nombreuses petites et très petites entreprises réalisant de faibles
marges, travaillant parfois dans l?informalité et sur des chantiers
diffus, difficiles à contrôler. Une augmentation des prix du stoc-
kage, liés à la réduction des capacités et l?augmentation des dis-
tances de transport, pourrait les inciter à ne plus déposer les dé-
blais en installations.
Concernant la répartition des ISDI, le rééquilibrage territorial est
bien mis à l?agenda des politiques publiques régionales. Cepen-
dant, le transfert des capacités de stockage de la Seine-et-Marne
vers d?autres départements franciliens s?avère particulièrement
difficile du fait des contestations générées par les projets d?ouver-
ture d?ISDI. Les groupes de réflexion qui ont accompagné la ré-
daction du Plan régional de prévention et de gestion des déchets
entre 2017 et 2019 se sont interrogés sur les formes de solidarité
et de réciprocité qui pourraient émerger entre territoires produc-
teurs et récepteurs des déblais. Le Plan régional de prévention
et de gestion des déchets d?Île-de-France a ainsi fixé des critères
pour l?ouverture de nouvelles ISDI et l?extension des ISDI exis-
tantes afin de limiter la concentration des installations et l?allon-
gement de la durée de vie des installations existantes52.
Face aux risques induits par une trop forte limitation concernant
les capacités de stockage, le Plan oriente vers le développement
des pratiques de valorisation volume comme le remblayage des
carrières et les projets d?aménagement labellisés. Il s?agit d?enca-
drer ces pratiques et d?accompagner les élus locaux dans la régu-
lation des permis d?aménagement grâce à une démarche de label-
lisation pilotée par l?État à travers le Cerema (Cerema, 2020). Le
Plan incite également à la diversification des modes de valorisa-
52 Région Ile-de-France, Plan Régional de Prévention et de Gestion des Déchets-
Chapitre III, p. 169.
| 71
tion des déblais via le recyclage. Celui-ci ne vise pas à se substituer
aux pratiques de valorisation volume du fait des quantités en jeu
mais plutôt à compléter les filières de gestion existantes de ma-
nière à limiter progressivement le stockage. Le tableau ci-dessous
montre les objectifs de recyclage des terres excavées envisagés par
le Plan. Celui-ci prévoit la montée en charge des filières existantes
de production de terres chaulées et de sables et graviers ainsi que
le développement de filières nouvelles comme les terres fertiles
et les matériaux de construction en terre. Les quantités de déblais
ainsi recyclés visées par le Plan font sortir ces usages de la margi-
nalité tout en restant minoritaires.
Figure 11. Objectifs de recyclage des déblais envisagés par le
PRPGD
2015 2025 2031
Production de terres chaulées 0,37 Mt 1,3 Mt 2 Mt
Production de sables et graviers issus du
traitement mécanique et du lavage
0,13 Mt 0,5 Mt 0,6 Mt
Production de terres «fertiles» amendées
pour l?aménagement
0 0,6 Mt 1 Mt
Production pour la construction
(terre crue)
0 <0,1 Mt 0,4 Mt
Total 0,5 Mt 2,5 Mt 4 Mt
Source: Plan Régional de Prévention et de Gestion des Déchets - Chapitre II, 2019,
p. 264.
Enfin, il prévoit l?instauration d?un comité régional sur la gestion
des déblais qui associe la Région, des représentants de l?État, des
collectivités et des filières économiques. Une première réunion
du comité a eu lieu en décembre 2021. Il constituera une scène
d?observation, particulièrement intéressante, de la gouvernance
des déblais franciliens.
Au-delà des déchets, une politique des terres en Île-de-France ?
La recomposition des modes de gestion des terres excavées fran-
ciliennes s?appuie sur la transformation des filières allant de la
Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais :
quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ?
72 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
gestion des matières-déchets à l?approvisionnement des chantiers
en matériaux issus de la valorisation. Ce second aspect demeure
peu traité par les politiques publiques alors que la réussite de ces
filières dépend fortement de l?existence d?une demande pour les
matériaux issus de la valorisation par les maîtres d?ouvrage. La So-
ciété du Grand Paris entend participer à la stimulation de cette
demande via des chartes avec les collectivités, incitant les amé-
nageurs agissant sur leur territoire à prescrire des matériaux inté-
grant des terres excavées dans leurs marchés. Les politiques régio-
nales commencent également à sortir d?une approche centrée sur
la gestion des déblais comme déchets pour envisager l?ensemble
des filières et, en particulier, la question de l?approvisionnement à
travers le référentiel de l?économie circulaire.
À la suite de la Ville de Paris, qui a lancé un Plan économie cir-
culaire dès 2015, la Métropole du Grand Paris et certains éta-
blissements publics territoriaux comme Plaine Commune et Est
Ensemble, la Région a établi une Stratégie régionale d?économie
circulaire qui prolonge le Plan régional de prévention et de gestion
des déchets. Cette stratégie cible les matériaux de chantier par-
mi les quatre groupes de matières principalement consommées
par la Région : la biomasse agricole et les produits alimentaires,
les combustibles fossiles, les matériaux de construction, les pro-
duits finis et les minerais métalliques (2020, p.9). Un des leviers
est dédié à la circularité dans les chantiers. Celle-ci n?est pas abor-
dée uniquement sous l?angle du recyclage mais aussi sous celui
du métabolisme, de manière à mettre en relation l?approvision-
nement en matériaux, la gestion du stock et celles des résidus de
chantiers. En effet, le constat dressé souligne la dépendance de
la Région pour son approvisionnement en granulats (Augiseau,
2017). Le développement de filières de recyclage, de réemploi et
une meilleure gestion du stock existant sont envisagés comme des
manières de créer des boucles régionales permettant de limiter
cette dépendance (Région Île-de-France, 2020, p. 42).
Alors que les matériaux en terre étaient totalement absents de la
stratégie régionale pour l?essor des filières de matériaux et produits
biosourcés en Île-de-France élaborée en 2018, ils sont mention-
| 73
nés dans la stratégie régionale d?économie circulaire élaborée en
2020. Celle-ci prévoit le lancement d?un appel à projet autour des
«filières franciliennes de réemploi et de recyclage dans le BTP»,
qui mentionne explicitement la construction en terre : « expéri-
menter et innover pour réemployer des matériaux géo-sourcés
produits localement (terres excavées sous forme de matériaux en
terre crue, terres cuites, ou terres fertiles).» (Région Île-de-France,
2020, p.43). Une politique des terres, dépassant le cadre de la ges-
tion des déblais-déchets, commence à émerger.
Conclusion
La situation métabolique des terres excavées franciliennes, mar-
quée par la diminution progressive des débouchés historiques
d?un côté et un flux croissant de terres excavées de l?autre, déstabi-
lise le régime de gestion actuel. On observe une diversification des
pratiques de gestion des déblais. Les comblements de carrière,
pratiques anciennes de valorisation volume, sont facilités pour
limiter le coût économique du traitement des déblais du Grand
Paris. Des projets d?aménagement, souvent paysagers, fortement
consommateurs de terres, voient le jour comme l?aménagement
du Parc du Sempin ou du belvédère de Villeneuve-sous-Dammar-
tin intitulé « la colline a des yeux ». Ils témoignent d?une adap-
tation des acteurs classiques de la gestion des déblais à l?enca-
drement politique et règlementaire qui limite les installations de
stockage des déchets inertes et participent d?une amélioration
qualitative des sites accueillant des terres excavées. Cependant,
ils s?inscrivent dans la continuité des pratiques historiques de ges-
tion des déblais et continuent de s?appuyer sur les mêmes modèles
économiques et les mêmes représentations. Si ces aménagements
rendent des services à la société et permettent un nouvel usage
pour des fonciers dégradés, ils ne participent pas de manière sys-
tématique à une transformation des métabolismes vers davantage
de circularité. En effet, les terres ne se substituent pas systémati-
quement à des matières primaires. De même, une partie de ces
débouchés dépend de la poursuite des extractions de ressources
primaires via les carrières.
Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais :
quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ?
74 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Parallèlement, des pratiques émergentes comme la réutilisation
entre chantiers, la production de matériaux en terre crue, la ferti-
lisation en terre végétale et la conception de technosols créent des
bifurcations par rapport au régime actuel de gestion des terres.
Ces différentes pratiques ont pour point commun de qualifier la
terre au regard de son potentiel d?utilisation pour de nouveaux
usages et pas uniquement comme déchet au contact du sol. Elles
ouvrent la voie à un métabolisme plus circulaire en substituant
les terres excavées à d?autres matières premières via leur intégra-
tion dans le cycle de la construction et de l?aménagement. Mais,
face aux volumes de déblais en jeu, la capacité de ces valorisations
matière à générer des débouchés suffisants, peut légitimement
être interrogée. Cela conduit à questionner la quantité de déblais
produits. La diminution de ces quantités, assimilable à la préven-
tion dans l?échelle de Lansink, demeure cependant absente des
débats. Elle supposerait un changement plus global des pratiques
constructives et urbanistiques. Il est donc encore difficile de qua-
lifier les transformations actuelles, qui combinent consolidation
du régime dominant via l?encouragement des remblais en carrière
et en projets d?aménagement, adaptation de celui-ci via une meil-
leure adéquation des quantités de terres réemployées aux besoins
réels des aménagements et, enfin, émergence de valorisations en
matière.
| 75
Crédits : Agnès Bastin
PARTIE 3
Cycle terre :
genèse et
apprentissages
d'une
expérimentation
de surcyclage des
terres excavées
| 77
Parmi les filières alternatives au stockage et à la valorisation dans
le cadre de projets paysagers, la production de matériaux en terre à
partir des déblais est explorée en Île-de-France, notamment via le
projet Cycle terre. Il s?agit de la création d?une unité de production
de matériaux en terre crue issus du surcyclage des terres excavées
du Grand Paris. Le surcyclage désigne la transformation d?une
matière considérée comme un déchet en une nouvelle matière
ayant une valeur ajoutée et des qualités matérielles supérieures à
celle du produit initial. On ne peut parler ici de recyclage dans la
mesure où l?usage des terres n?est pas équivalent à leur fonction
initiale comme sol. Cette unité de production, appelée fabrique,
est située à Sevran, commune de Seine-Saint-Denis. Le projet en-
tend également participer au développement et à la structuration
d?une filière francilienne de production de matériaux en terre crue
à partir des déblais. Il expérimente donc la faisabilité et la viabilité
d?un dispositif sociotechnique de surcyclage qui pourrait consti-
tuer un nouveau débouché pour la gestion des terres excavées et
une nouvelle forme de valorisation matière.
Ce projet a une dimension exploratoire et ne concerne qu?une
faible quantité de matières, 8 000 tonnes par an pour les pre-
mières années d?exploitation à mettre en comparaison avec les
20millions de tonnes de déblais produits chaque année en Île-de-
France. Il n?entend donc pas constituer une réponse aux enjeux
quantitatifs du contexte francilien et n?a pas vocation à se subs-
tituer entièrement aux filières existantes de gestion des déblais
mais plutôt à les diversifier. Dans le Plan régional de prévention
et de gestion des déchets, les filières émergentes de valorisation
matière doivent d?ailleurs permettre la suppression progressive du
stockage des déblais mais demeurent complémentaires des pra-
tiques de valorisation volume. Filières consolidées et émergentes
sont également complémentaires du point de vue de la qualité des
terres, toutes les terres excavées n?ayant pas les caractéristiques
granulométriques adaptées à la production de matériaux en terre
crue. Le projet Cycle terre explore une filière de valorisation de la
partie fine des déblais, aujourd?hui difficile à valoriser. Les parties
à plus fortes granulométries entrent déjà dans des filières de valo-
78 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
risation en travaux publics53.
L?originalité du projet réside donc dans l?intensité du bouclage
qu?il propose, à savoir un surcyclage des terres et une substitution
des matières secondaires (béton de terre) aux matières primaires
(béton de ciment), et dans sa gouvernance infrarégionale et coo-
pérative, qui diffère de l?organisation actuelle du secteur. L?analyse
de la genèse de cette expérimentation et des caractéristiques du
dispositif sociotechnique expérimenté met en évidence les trans-
formations du métabolisme qui pourraient en découler. Cette ex-
périmentation est aussi envisagée au prisme des recompositions
des régimes sociotechniques qu?elle induit, de ses possibilités de
diffusion ainsi que de sa participation à la structuration d?une
nouvelle filière de gestion des déblais d?un côté et du développe-
ment de l?architecte de terre crue de l?autre.
Expérimenter une filière circulaire des terres aux marges
du régime existant de gestion des déblais: la fabrique Cy-
cle terre
Cycle terre résulte de la coopération d?acteurs territoriaux et éco-
nomiques issus du milieu de la terre crue, de l?aménagement et
de la construction. Il est donc le produit d?une coalition d?acteurs
hétérogènes dont les intérêts se sont alignés pour expérimenter
un dispositif sociotechnique et une filière nouvelle. L?analyse des
ressorts de la formation de cette coalition d?acteurs et du dispo-
sitif expérimental met en avant le positionnement ambivalent de
l?expérimentation par rapport aux régimes en place. Les acteurs
en jeu regroupent, dans un premier temps, des acteurs extérieurs
au régime de la gestion des déblais mais parties prenantes, pour
plusieurs d?entre eux, des régimes dominants de l?aménagement
et de la construction.
La formation d?une coalition singulière d?acteurs aux expertises et
aux intérêts complémentaires autour des terres excavées
La coalition d?acteurs parties prenantes de Cycle terre s?est forma-
53 Entretien avec un responsable valorisation des matériaux d?Antea, 2019.
| 79
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
lisée dans un partenariat impliquant l?Union Européenne à tra-
vers le dispositif Actions Innovatrices Urbaines du Fond européen
de développement régional. Elle rassemble une diversité d?acteurs
dont les compétences correspondent à différentes étapes de la
chaîne de transformation des déblais en éléments constructifs en
terre crue: la connaissance du sous-sol via l?ingénierie de l?envi-
ronnement apportée par Antea Group, les procédés de transfor-
mation de la matière en matériaux via l?expertise en sciences de la
matière d?Amàco et du CRAterre, et l?intégration de ces matériaux
dans le bâti via l?expertise architecturale et la certification appor-
tées par CRAterre, AE&CC et Joly & Loiret. À ces acteurs, experts
du traitement, de la circulation et de la transformation des terres,
s?ajoutent des maîtres d?ouvrage, producteurs de déblais et poten-
tiels prescripteurs de matériaux en terre crue: la Société du Grand
Paris, Grand Paris Aménagement, un des principaux aménageurs
d?Île-de-France, la commune de Sevran, maître d?ouvrage de la
ZAC Sevran Terre d?Avenir et site d?accueil de la fabrique, ainsi que
Quartus, promoteur engagé dans la construction et la commercia-
lisation de projets immobiliers en terre crue. La création de com-
pétences, nécessaires à l?émergence d?une filière, est assurée par
Amàco et Compétences Emploi, agence communale en charge de
l?emploi et de la formation. Enfin, des organismes de recherche
se chargent de l?évaluation de l?empreinte environnementale des
matériaux produits (AE&CC) et de l?analyse des effets de la fa-
brique sur la transformation du métabolisme des projets urbains.
C?est le cas du laboratoire Systèmes productifs, logistique, orga-
nisation du travail et transports de l?IFSTTAR et le Centre de re-
cherches internationales de Sciences Po54.
Ce projet correspond à la rencontre de deux trajectoires d?acteurs.
D?un côté, la directrice de l?urbanisme d?Antea Group, cabinet de
conseil et d?ingénierie en environnement, et la cheffe de projet
environnement et agriculture de l?Établissement public d?amé-
nagement de la Plaine de France ont conçu un projet à présenter
54 J?ai participé au projet Cycle terre dans ce cadre ainsi que mon directeur de
thèse, Éric Verdeil. Voir l?introduction pour davantage d?informations concernant
le dispositif d?observation participante.
80 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Figure 12. Localisation de la commune de Sevran au sein de la Métropole
du Grand Paris
Source: Géoportail, 2022
dans le cadre de l?appel à projet européen Actions Innovatrices
Urbaines. L?expérience de la cheffe de projet dans le domaine de
l?agriculture urbaine et périurbaine l?a conduite à s?intéresser au
rôle joué par les installations de stockage des déchets inertes dans
la consommation des terres agricoles. Elle cherche des modalités
de gestion des déblais alternatives au stockage. La commune de
Sevran intègre le projet qui consiste alors en un bâtiment démons-
trateur en terre crue à partir des terres excavées de l?opération ur-
baine Sevran Terre d?Avenir. Cependant, ce projet initial s?avère
impossible du fait des différences de phasage entre le projet ur-
bain pour lequel les excavations sont prévues en 2022 et l?appel
à projets européen pour lequel les projets doivent être réalisés
| 81
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
Figure 13. Périmètre de la ZAC Sevran Terre d?Avenir, orientations d?amé-
nagement et chantiers du Grand Paris Express
Source : Grand Paris Aménagement, Dossier de création de la ZAC Sevran terre
d?avenir Centre-ville ? Montceleux: rapport de présentation (2019, p.17)
82 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
d?ici 2022. Une autre source de terres est alors envisagée: celle des
gares du Grand Paris Express.
De l?autre, un ensemble de maîtres d?oeuvre et de chercheurs
(Amàco, Joly&Loiret, AE&CC et CRAterre) ont engagé des ré-
flexions sur le potentiel de réutilisation des terres excavées pour
en faire un matériau de construction métropolitain, lors de l?expo-
sition Terres de Paris en 2016. Amàco est un centre de recherche
et de formation sur la construction en terre crue et en fibres végé-
tales installé en Isère, région dotée d?une tradition constructive en
terre crue. AE&CC est une unité de recherche de l?École nationale
supérieure d?architecture de Grenoble spécialisée dans l?étude des
établissements humains et leur soutenabilité. CRAterre est une
association et un centre de recherche dédié à la construction en
terre au sein de l?École nationale supérieure d?architecture de Gre-
noble. Créé en 1979, il est reconnu comme le centre international
de recherche sur la construction en terre et promeut la protection
du patrimoine en terre, la reconnaissance et le développement
des cultures constructives en terre dans une perspective à la fois
environnementale, sociale et culturelle. L?agence d?architecture
Joly&Loiret, créée en 2007, est spécialisée dans la construction
avec des matériaux dits naturels. Elle a progressivement déve-
loppé une réflexion autour de l?architecture en terre crue qui s?est
concrétisée en 2012 par la réalisation d?un mur en terre crue pour
la maison du Parc naturel régional du Gâtinais à Milly-la-Forêt.
Dans le cadre de l?appel à projets innovant Réinventer Paris,
l?agence Joly&Loiret a proposé la construction d?une tour de
16 étages en pierre et en terre crue à partir du recyclage de dé-
blais de chantiers franciliens. Le projet n?a pas été lauréat mais a
contribué à faire connaître la construction en terre crue en Île-
de-France et à structurer une réflexion autour de l?architecture de
terre dans un contexte urbain métropolitain alors que ce matériau
est habituellement associé aux espaces ruraux et à l?habitat indi-
viduel. Localisés à Paris et dans la région grenobloise, ces acteurs
entretiennent d?importantes relations interpersonnelles dans le
cadre de leurs activités de recherche, d?enseignement et dans la
conduite de projets opérationnels. Ils intègrent le partenariat et
contribuent alors à faire évoluer le projet d?un bâtiment vers un
| 83
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
outil de production de taille intermédiaire au service de la struc-
turation d?une filière terre francilienne. Dans un contexte natio-
nal d?absence de politique réelle de soutien à la construction en
terre, ils saisissent le financement européen de 5 millions d?euros
comme une opportunité de travailler à la levée de certains des
principaux freins au développement de la filière en Île-de-France.
En particulier, l?installation d?activités de production, la certifica-
tion des matériaux et le développement d?un modèle économique
viable permettant des prix de sortie acceptables pour le marché
francilien de la construction sont des axes identifiés.
Le dispositif Actions Innovatrices Urbaines et le choc métabolique
du Grand Paris Express, couplé à la réflexion développée par les
experts de la terre crue sur la construction à partir des déblais, ont
permis l?alignement des intérêts divers des acteurs du partena-
riat Cycle terre. D?un côté, le projet s?est inscrit dans le référentiel
montant de l?économie circulaire, qui constituait un des thèmes
de l?appel à projets européen. En parallèle, la focalisation sur les
terres excavées faisait écho à la question croissante de la gestion
des déblais mise à l?agenda politique par la construction du Grand
Paris Express. Le schéma ci-dessus synthétise les motivations et
intérêts des différents acteurs opérationnels impliqués dans le
partenariat en 2018, lors du lancement de Cycle terre (Figure 16).
Ils montrent également le positionnement des acteurs par rapport
au circuit des terres excavées. Dans la coalition de départ, on note
l?absence de producteurs de matériaux et d?acteurs opérationnels
existants de la gestion des terres excavées comme les exploitants
de carrières, les entrepreneurs de travaux publics ou des gestion-
naires d?installations de stockage. Ce sont des acteurs situés en
amont de la gestion des déblais (maîtres d?ouvrage) et en aval mais
sur des filières émergentes qui se sont rassemblés pour produire
un dispositif nouveau de gestion des déblais par leur surcyclage
en matériaux de construction.
Une expérimentation métabolique: tester un dispositif de surcy-
clage de la ressource terre
Le projet Cycle terre entend tester et démontrer la pertinence d?un
modèle de production de matériau intermédiaire entre industrie
84 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Figure 14. Exposition "Terres de Paris. De la matière au matériau"
au Pavillon de l'Arsenal (2016-2017)
Crédits: Pavillon de l'Arsenal / Photothèque : Antoine Espinasseau
| 85
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
Figure 15. Tour de logements en terre crue et restructuration de l?ancienne
gare Masséna en marché couvert, Concours international Réinventer
Paris, 2015. Projet finaliste 2e Prix, Agence Joly & Loiret
Crédits: Paul-Emmanuel Loiret & Serge Joly, architectes / Image Doug&Wolf
86 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
et artisanat à partir de terres excavées localement. Il propose donc
d?explorer la faisabilité d?une filière de production de matériaux
qui se distingue de la filière majoritaire du béton-ciment du fait de
son échelle de production et du type de ressources utilisées, c?est-
à-dire des ressources secondaires extraites à proximité immédiate
des chantiers de construction. Cette filière pourrait participer à
augmenter la circularité du métabolisme des terres excavées et
à relocaliser partiellement l?approvisionnement en matériaux de
construction des projets urbains. Le projet se rapproche à plu-
sieurs égards d?une expérimentation telle que définie par Kar-
vonen et Van Heur (2014).
Ces deux auteurs identifient trois caractéristiques des expéri-
mentations urbaines inspirées des laboratoires en sciences ex-
périmentales : « Rather than conflating ?experimentation? with
?change? and claiming that everything is an experiment, we argue
that there is a need to adopt a more precise understanding of the
practice of experimentation. Returning to the laboratory studies
scholarship, it is helpful to understand experimentation as (1) in-
volving a specific set-up of instruments and people that (2) aims
for the controlled inducement of changes and (3) the measure-
ment of these changes.»(2014: 383). Ils caractérisent ainsi les ex-
périmentations par la délimitation d?espaces comparables à des
laboratoires situés (situatedness), par leur caractère dynamique
et la production de nouvelles régulations (change-oriented) et par
leur caractère contingent et incertain (contingent). Le caractère si-
tué des expérimentations urbaines les distingue d?un laboratoire
en sciences expérimentales dans lequel l?expérience est artificiel-
lement construite et contrôlée. Karvonen et van Heur soulignent
l?importance des opérations de sélection et de délimitation des
espaces urbains intégrés à l?expérimentation. Ces opérations
créent un cadre partiellement contrôlé permettant de produire
des connaissances situées sur les conditions de réalisation et,
éventuellement, de diffusion des dispositifs testés. C?est en ce sens
que les expérimentations urbaines sont change-oriented, c?est-à-
dire conçues pour produire intentionnellement du changement
qui ne se limite pas à une optimisation de l?existant. Elles peuvent
ainsi alimenter de nouvelles régulations. Les résultats des expéri-
| 87
Figure 16. Les partenaires Cycle terre en 2018 et leur positionnement par
rapport au circuit des terres excavées
Source: Entretiens, 2018-2019.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
mentations sont incertains et le processus expérimental demeure
contingent. Les formes prises par les innovations sont ouvertes et
peuvent évoluer au cours de l?expérimentation. Ces trois caracté-
ristiques distinguent les expérimentations urbaines des projets
urbains classiques.
Dans le cas de Cycle terre, le cadre expérimental est défini de ma-
nière très structuré : il s?appuie sur la délimitation d?espaces de
démonstration, sur la définition d?innovations à tester et d?ins-
truments d?évaluation. Le programme Démonstrateur industriel
pour la ville durable (DIVD) du ministère de la Transition écolo-
gique et solidaire et l?appel à projet européen ciblent tous deux ex-
plicitement le cadre et la nature des innovations attendues. Cycle
Terre propose la création d?un processus industriel de production
88 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
de matériaux en terre crue qui permette de dépasser l?échelle des
chantiers individuels et au cas par cas et la réutilisation d?un dé-
chet urbain, les terres excavées, dans une perspective circulaire.
Ces deux objectifs doivent permettre de limiter les coûts de la
construction en terre crue dans les espaces métropolitains grâce
à l?économie réalisée sur la mise en décharge (Cycle terre, 2018,
p. 27). Le projet est accompagné d?indicateurs de performance
permettant d?évaluer la mesure dans laquelle les innovations ont
été atteintes. Même si les innovations attendues sont clairement
définies dès le lancement du projet, les chemins pour y parvenir
sont soumis à évolution en fonction des aléas rencontrés et des
incertitudes qui caractérisent le projet comme la disponibili-
té du foncier, les caractéristiques géotechniques des terres ou la
robustesse du modèle économique envisagé. Le projet européen
prévoit d?ailleurs un cadre pour intégrer cette incertitude et la
contingence, caractéristique des expérimentations au sens de Ka-
rvonen et Van Heur. Il prévoit la possibilité de modifier le contrat
de partenariat à deux reprises afin de permettre des ajustements
au cours de la mise à l?épreuve de l?expérimentation.
L?expérimentation s?appuie également sur la délimitation d?un
espace de test, à savoir la ville de Sevran et l?opération d?aména-
gement Sevran Terre d?Avenir. À la différence d?un laboratoire
classique, l?ensemble des variables d?un territoire ne peuvent pas
être contrôlées car il ne s?agit pas d?une opération entièrement
construite pour la démonstration mais d?un environnement réel
nécessairement soumis à des contingences (Evans, 2016 ; Lamé-
nie et al., 2019). Il existe donc des tensions entre le caractère spé-
cifique du territoire choisi et le potentiel de généralisation des
connaissances produites par l?expérience urbaine. Le territoire
sevranais est singulier mais représentatif d?autres espaces fran-
ciliens, en particulier de la zone dense francilienne caractérisée
par des tensions foncières, l?héritage mémoriel et urbain du passé
industriel ainsi que la co-présence de grands ensembles d?habitat
social et d?habitats pavillonnaires. De la même manière, les exca-
vations de la ligne 16 du Grand Paris Express à Sevran-Livry et la
proximité d?importantes opérations d?aménagement, comme Se-
vran Terre d?Avenir, constituent une situation pouvant se retrou-
| 89
ver dans d?autres espaces franciliens. Le projet est donc en partie
conçu pour être représentatif et produire ainsi des connaissances
transférables à d?autres sites. La transférabilité et la montée en
échelle sont d?ailleurs des objectifs explicitement formulés dans
l?accord de partenariat qui distingue trois niveaux de généralisa-
tion. Le premier concerne la diffusion de l?usage des matériaux en
terre crue issus des déblais au sein d?autres projets portés par la
Société du Grand Paris et au sein de l?opération d?aménagement
Sevran Terre d?Avenir. Le second concerne la diversification des
sources de terres excavées vers l?ensemble des chantiers de terras-
sement. Le troisième est la réplication de la fabrique dans d?autres
projets et contextes urbains (Cycle terre, 2018, p.31).
La recherche de changements importants caractérise donc Cy-
cle terre. Le financement qui accompagne le programme Actions
Innovatrices Urbaines permet d?explorer un processus industriel
nouveau par son échelle et la réutilisation de déchets urbains de
terre. En effet, le taux de financement du programme européen
est de 80% du coût du projet. Cela représente un investissement
financier de 4,8 millions d?euros pour un projet dont le coût a été
initialement estimé à environ 6,1 millions d?euros. Ce programme
européen permet de lancer un investissement qui n?aurait pas
existé ou difficilement autrement, étant donné le risque associé et
la temporalité des retours sur investissement attendue55. Le mo-
dèle économique de la fabrique prévoit un amortissement sur en-
viron vingt ans, durée largement supérieure à celle attendue dans
les industries de la construction. En ce sens, le changement opéré
par le projet Cycle terre est relativement radical.
Cycle terre s?appuie enfin sur des représentations du changement
urbain à l?échelle de la métropole et à l?échelle de la ville de Sevran.
La fabrique de matériaux en terre crue est présentée par le maire
55 Par ailleurs, le dispositif DIVD, s?il n?apporte que peu de financements, s?accom-
pagne de possibilités de dérogation au droit commun à travers la mise en place de
«groupes verrou» pour lever d?éventuelles barrières règlementaires. Cette possi-
bilité n?a finalement pas été utilisée par Cycle terre car le statut du déchet, identifié
comme un obstacle règlementaire au début du projet, s?est avéré peu probléma-
tique grâce à la sortie implicite du statut de déchet.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
90 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
de Sevran comme un projet fortement politique, qui interroge le
récit de développement de la commune. L?expérimentation Cycle
terre participe, selon lui, à un renouveau de l?activité économique
en ville via le soutien à des activités artisanales autour de la tran-
sition écologique, à un changement d?image de la ville d?un es-
pace dortoir à une ville attractive et à une réduction de la fracture
urbaine entre secteurs pavillonnaires au Sud de la commune et
grands ensembles d?habitat social au Nord. Le démonstrateur Cy-
cle terre n?est pas réduit à une innovation technique mais il est en-
visagé par le maire comme un outil d?«hégémonie culturelle». En
ce sens, la fabrique propose un récit de la ville de Sevran différent
du récit dit dominant. Tout au long du XXème siècle, la commune
a connu un fort développement industriel s?accompagnant de la
construction de logements ouvriers, de grands ensembles d?habi-
tat social et de lotissements pavillonnaires, symbole de mobilités
sociales ascendantes. Le départ des grandes entreprises, notam-
ment Kodak et Westinghouse56, dans les années 1990 a modifié
la structure socio-économique de la commune, qui connaît au-
jourd?hui un fort taux de chômage et un taux de pauvreté57 parmi
les plus élevés d?Île-de-France. Sa base fiscale est donc faible et
la plupart des développements urbains de Sevran sont guidés par
ces contraintes financières. Pour le maire, Cycle terre explore une
perspective de développement urbain et économique renouvelé
qui valorise des ressources sevranaises et renverse le stigmate as-
socié à la désindustrialisation, comme l?exprime cet extrait d?en-
tretien:
« En fait, je voudrais que Sevran retrouve le fil de son histoire.
Et, son histoire, c?est l?histoire industrielle. C?est pour cela que
56 La société Kodak a utilisé un site industriel situé à Sevran de 1925 à 1995 pour le
développement photographique et cinématographique. La société Westinghouse
fabriquait elle des systèmes de freinage, notamment pour le secteur ferroviaire,
dans un autre site à proximité depuis la fin du XIXème siècle. Le site de Sevran ferme
en 1998.
57 En 2018, le taux de chômage de Sevran est de 20,5 % alors qu?il est de 12,2 % en
Ile-de-France. Le taux de chômage est de 14,3 % contre 13 % en Seine-Saint-Denis
et 9,3 % en Ile-de-France. Le taux de pauvreté est de 32 % à Sevran contre 28,4 % en
Seine-Saint-Denis et 15,6 % en Ile-de-France(Insee, 2021).
| 91
je soutiens beaucoup le projet Cycle Terre. (?) Il va se pas-
ser quelque chose à Sevran. La rupture a été trop nette avec
l?industrie. Il faut des enseignes de petits artisans, de l?artisa-
nat dans le tissu urbain. Il faut attirer les entreprises là et pas
dans les zones d?activités. (?) On ne peut pas reproduire les
grandes friches industrielles en concentrant les activités éco-
nomiques dans des zones d?activités. Cela pose ensuite plein
de problèmes de gestion des friches, de dépollution. Ça fait
des grands pans de la ville qui sont morts, qui créent des cou-
pures urbaines. La fabrique est intégrée à un grand espace
paysager et, comme cela, elle fait le lien entre le Nord et le
Sud, les logements sociaux et les pavillons. » (Entretien avec le
maire de Sevran, 2019).
Le maire souligne l?inscription du projet Cycle terre dans la conti-
nuité de l?histoire industrielle et ouvrière58 de la commune sans
que ce projet constitue pour autant un retour à la grande indus-
trie du XXème siècle, qui crée de fortes dépendances et dont les
héritages demeurent aujourd?hui difficiles à gérer. L?intégration
de la production en ville se traduit ici dans des formes urbaines
caractérisées par la mixité fonctionnelle et des échelles intermé-
diaires. La fabrique est pensée comme un lieu de production mais
aussi comme un équipement urbain au service de la reconnexion
entre le Nord et le Sud de la commune. Enfin, elle participe d?un
retournement d?image dont les maîtres mots sont «destination»
et «émulation» et s?inscrit ainsi pleinement dans le schéma di-
recteur de l?opération Terre d?Avenir (Ville de Sevran et al., 2016).
Cycle terre constitue donc une expérimentation à la fois urbaine,
dans la mesure où elle met en jeu le devenir urbain de Sevran, et
métabolique, dans la mesure où le dispositif testé pourrait contri-
58 Stéphane Gatignon, ancien maire, relie explicitement Cycle terre à l?histoire de
l?industrie sequano-dyonisienne via la participation de la fabrique à une nouvelle
filière d?économie circulaire qu?il qualifie de « nouvelle industrie » (Conférence
à la Cité de l?Architecture et du Patrimoine, 14 février 2018). Stéphane Blanchet,
maire actuel, s?inscrit dans une perspective similaire: «Cycle terre, c?est réconcilier
l?économie avec le territoire» (Conférence de lancement de Cycle terre, Pavillon de
l?Arsenal, 27 septembre 2019).
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
92 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
buer à augmenter la circularité et la proximité de l?approvision-
nement des chantiers en matériaux et à améliorer la gestion des
déchets. On retrouve les principales caractéristiques des expé-
rimentations urbaines selon Karvonen et Van Heur : le change-
ment via la réalisation puis la diffusion d?une innovation à la fois
technique, urbaine et économique, la délimitation d?un espace
de test permettant de mesurer la réussite de l?innovation et les
incertitudes associées à l?inscription de la fabrique dans un ter-
ritoire spécifique. Bien qu?expérimental, le projet Cycle terre n?est
pas pour autant hors des contraintes qui caractérisent les régimes
sociotechniques en place. Comme nous l?avons montré, l?expéri-
mentation repose sur une coalition d?acteurs qui poursuivent éga-
lement leurs intérêts hors du cadre expérimental de Cycle terre.
Une expérimentation influencée par les agendas propres à chaque
acteur de la coalition
Plusieurs acteurs de la coalition Cycle terre participent au ré-
gime sociotechnique en place dans le domaine de la construction
(Grand Paris Aménagement, Quartus, Société du Grand Paris) et
dans une moindre mesure dans celui de la gestion des déblais
en tant que producteurs de terres excavées. Ainsi, même si Cycle
terre expérimente des dispositifs qui diffèrent des modes de faire
issus des régimes en place, le projet n?est pas hermétique à ceux-
ci. En particulier, l?expérimentation est influencée par les agendas
propres de chacun des acteurs du partenariat.
C?est le cas des institutions pour lesquelles Cycle terre représente
une très faible part de l?activité, notamment la Société du Grand
Paris et Grand Paris Aménagement. On observe ainsi des déca-
lages entre des implications personnelles fortes dans l?expérimen-
tation et des implications institutionnelles moindres. Le cas de la
Société du Grand Paris est particulièrement illustratif. Sa mission
principale est la réalisation des ouvrages du Grand Paris Express
dans des délais stricts et le respect des contraintes de coûts im-
posées et contrôlées par l?État. Ces objectifs peuvent entrer en
tension avec la valorisation des déblais considérée comme rele-
vant de l?innovation et des enjeux environnementaux, deux va-
riables qui n?entrent pas explicitement dans l?équation «coûts-dé-
| 93
lais-qualité59» que doivent respecter les chargés de secteur pour
la réalisation des ouvrages. Le projet Cycle terre a d?ailleurs été
lancé de manière concomitante à la parution d?un rapport de la
Cour des comptes soulignant la très forte augmentation des dé-
penses associées au Grand Paris Express, celle-ci étant qualifiée
de «dérapage» budgétaire (Cour des comptes, 2017, p.10, 39-47).
La personne chargée des relations avec Cycle terre au sein de la
Société du Grand Paris est le responsable de secteur de la ligne 16
à Sevran-Livry. Il témoigne de la faible marge de manoeuvre dont
il dispose dans les choix techniques et logistiques qui impliquent
des modifications de coûts. La valorisation des déblais n?est pas le
coeur de métier du maître d?ouvrage. Ainsi, des modifications de
coûts associés à cette gestion doivent faire l?objet d?arbitrages stra-
tégiques et politiques. Le choix par la Société du Grand Paris de
confier la relation avec Cycle terre à un membre d?une direction
opérationnelle plutôt que d?une direction environnementale ou
de l?innovation, pour laquelle la valorisation des déblais a pour-
tant été identifiée comme un enjeu majeur, peut apparaître dans
un premier temps comme un choix visant à permettre la mise en
oeuvre rapide du recyclage des terres dans les pratiques courantes
du maître d?ouvrage. Or, ce montage s?est avéré partiellement ino-
pérant car la temporalité de l?expérimentation et sa radicalité im-
pliquaient des changements plus importants que ceux imaginés
par la SGP. Autrement dit, ce choix semble plutôt témoigner du
fait que la SGP ne s?est pas placée dans un registre d?expérimenta-
tion susceptible de produire des changements radicaux, comme
la remise en question du schéma classique coût-délais-qualité,
mais plutôt dans un registre d?optimisation de l?existant.
D?une manière similaire, Grand Paris Aménagement n?a jamais
véritablement inscrit le projet Cycle terre en haut de son agenda.
Le pilotage dans le cadre du Démonstrateur industriel pour la ville
durable est bien assumé et le projet s?intègre à la stratégie d?in-
novation environnementale de l?aménageur comme en témoigne
ses rapports d?activité. Cependant, ce projet est également consi-
59 Entretien avec un chef de secteur Sevran-Livry Ligne 16, Société du Grand Paris,
2018.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
94 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
déré comme à « la marge du coeur de métier», ce qui justifie la
non implication de l?aménageur dans la société d?exploitation de
la fabrique60. Or, d?autres acteurs dont le coeur de métier est éloi-
gné de la gestion des déblais et de la production de matériaux
ont, par exemple, intégré la société d?exploitation. C?est le cas de
la commune de Sevran et du promoteur Quartus. Ainsi, Cycle
terre constitue une arène expérimentale rassemblant des acteurs
de filières émergentes et des régimes dominants soumis à des
contraintes extérieures à l?expérimentation.
Un dispositif territorialisé de surcyclage des déblais
La commune de Sevran occupe un rôle important dans la gou-
vernance de l?expérimentation en tant que porteur du projet.
Cela influe sur la définition même de l?objet de l?expérimentation
dans la mesure où l?originalité de la fabrique réside en partie dans
son échelle locale et dans la participation de l?autorité urbaine à
sa gouvernance. Le modèle économique expérimenté par Cycle
terre est un modèle de développement territorial qui vise à réin-
troduire de l?activité productive dans le milieu urbain dense afin
de participer à la relocalisation des chaînes d?approvisionnement
matérielles, de gestion des déchets et des emplois associés.
La place de la commune de Sevran dans la gouvernance de la
fabrique
La commune de Sevran n?a pas été à l?initiative du projet. Elle a été
intégrée au partenariat comme lieu d?implantation pertinent du
fait de la co-présence dans le centre-ville de chantiers d?excavation
et de projets d?aménagement consommateurs de matériaux d?une
part et des opportunités liées aux relations d?interconnaissance
entre chefs de projet d?autre part. Cependant, le programme Ac-
tions Innovatrices Urbaines étant destiné aux autorités urbaines,
elle est devenue le porteur du projet. Cycle terre se distingue donc
d?autres projets de fabrication de matériaux en terre crue, qui ne
s?appuient pas sur une autorité urbaine mais sur l?appareil indus-
60 Entretien avec la cheffe de projet Cycle terre à Grand Paris Aménagement, avec
Daniel Florentin, 2019.
| 95
triel existant de grands groupes ou d?entreprises de taille intermé-
diaire. C?est le cas de Saint-Gobain, qui développe une offre de
produits en terre crue en partenariat avec une entreprise aixoise61,
et d?Alkern, qui développe une gamme de produits préfabriqués
en terre crue62. Le partenariat Cycle terre n?implique d?ailleurs pas
de fabricants de matériaux mais des acteurs de la recherche-ac-
tion détenant une expertise sur la fabrication et l?usage des maté-
riaux en terre crue (AE&CC, Amàco, CRAterre). Le projet nécessite
donc la création d?un outil de production mais aussi d?un nouvel
opérateur pour exploiter la fabrique auxquels l?autorité urbaine
participe.
Ce modèle pose cependant des questions légales : dans quelle
mesure une commune peut-elle participer à la création d?une ac-
tivité économique telle une fabrique de matériaux ? N?est-ce pas
une distorsion de la concurrence ? Une commune peut en effet
faire construire ou participer à la construction d?un bâtiment si
celui-ci constitue un équipement du territoire et répond à un in-
térêt public local. Dans le cas de Cycle terre, il est difficile d?établir
la compétence à laquelle se rattache la construction de matériaux.
Celle-ci n?est pas intégrée à la gestion des déchets dans la mesure
où la gestion des terres n?est pas de la responsabilité des collec-
tivités, à la différence de celle des ordures ménagères. Il est éga-
lement difficile de définir l?intérêt local auquel répond le projet
dans la mesure où les matériaux produits seront commercialisés
à des entrepreneurs franciliens susceptibles d?intervenir sur des
chantiers hors de Sevran. À l?inverse, le projet génère des nui-
sances: bruit, poussière, circulation de camions63. Le portage de
61 Voir Pierre Pichère, « Une PME familiale et Saint-Gobain main dans la main
pour construire en terre crue», Le Moniteur des artisans, 30 septembre 2020.
62 Carnet de terrain ? Rencontre entre Cycle terre, l?EpaMarne et Alkern du 23 avril
2018.
63 Ces éléments sont mis en avant et discutés par l?étude juridique réalisée par le
cabinet d?avocat Seban et associés pour la mairie de Sevran concernant le montage
du projet. Celle-ci précise «qu?il n?est pas certain que la Ville puisse porter direc-
tement ou indirectement (via une société d?économie mixte) la réalisation globale
du projet puisque, dans une voie comme dans l?autre, il n?est pas possible d?être
assuré que le projet présente un lien suffisant avec une utilité publique.».
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
96 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
l?investissement pour la construction de la fabrique et des outils
de production devait initialement être assuré par la commune de
Sevran. La fabrique ainsi construite aurait ensuite été cédée à un
exploitant. Pour éviter les recours, il a été décidé que la ville ne
porterait pas l?investissement de la fabrique mais que celui-ci se-
rait assuré par le promoteur Quartus. Le portage privé s?avérait en
partie rassurant pour la municipalité qui ne portait plus le risque
financier associé mais il a suscité l?inquiétude de certains élus
soucieux de ne pas céder un des terrains publics les mieux placés
pour un faible prix à un promoteur qui allait y conduire sa propre
activité et profiter des éventuels revenus générés64.
La même question s?est posée a fortiori pour l?exploitation de la
fabrique. Le partenariat a choisi une forme coopérative pour l?ex-
ploitation permettant à la municipalité de Sevran de participer à
la gouvernance de l?entreprise et de garantir le maintien des am-
bitions de développement local. La création d?une société coopé-
rative d?intérêt collectif (SCIC) permet d?assurer une place au ter-
ritoire et d?associer différentes compétences dans la gouvernance
de la fabrique tout en limitant l?enrichissement des sociétaires. En
effet, le statut de SCIC impose d?affecter plus de la moitié du résul-
tat positif à des réserves dites impartageables65. Ainsi, les socié-
taires ne peuvent pas voir leur part sociale augmenter et le capital
de l?entreprise reste stable. En revanche, la SCIC se constitue un
patrimoine qui peut être investi. La société d?exploitation associe
plusieurs des partenaires ainsi que l?entreprise Briques Technic
Concept, fabricant de briques comprimées en terre crue dans la
région toulousaine (Figure 17). D?autres acteurs pourront ensuite
rejoindre la société afin de compléter les expertises représentées.
La dimension territoriale du projet est explicitement formulée
dans le pacte des associés de la SCIC: « Cette proposition répond
à une diversité d?objectifs visant à rendre la ville plus résiliente
dans son fonctionnement(?):
64 Par exemple, lors de la commission municipale «développement durable» qui
s?est tenue à Sevran le 6 novembre 2018.
65 Selon le pacte d?associés de la SCIC Cycle terre, 60% du résultat positif devra
être affecté aux réserves impartageables au minimum.
| 97
- Redévelopper des filières de construction territorialisées, avec
des matériaux simples nécessitant plus de savoir-faire.
- Développer le tissu économique et social local en associant la
formation professionnelle à l?aménagement.» (SCIC Cycle terre,
2020, p.3). Le statut de SCIC protège également la société du ra-
chat par des acteurs extérieurs comme des fabricants de maté-
riaux conventionnels. Le statut coopératif participe au position-
nement original de Cycle terre au sein de la filière terre crue qui
consiste en un équilibre entre massification de la production d?un
côté et inscription dans un métabolisme de proximité de l?autre.
Figure 17. Liste des sociétaires de la SCIC en juillet 2021
Catégories d?associés Associés
Producteurs Quartus: promoteur
ECT66: réemployeur de terre et gestionnaire
d?installations de stockage des déchets inertes
Bénéficiaires Amàco: centre de formation et de recherche
NAMA: agence d?architecture
BTC: fabricant de matériaux
MUE expériences: atelier de recherche et
d?expérimentation
Atelier Serge Joly: agence d?architecture
Salariés Aucun au début
Collectivités et
établissements publics Ville de Sevran
Partenaires Aucun au début
Les échelles de spatialisation du projet: enjeux de développement
local et enjeux de filière
Si la dimension territoriale du modèle économique porté par Cy-
cle terre est partagé par les partenaires et les membres de la so-
ciété d?exploitation, l?échelle spatiale d?inscription du projet et
66 ECT a intégré le partenariat Cycle terre en 2019. Nous expliquons les raisons
de son intégration et les modifications induites dans la conception même de la
fabrique dans la section suivante.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
98 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
l?appréhension des enjeux territoriaux ont fait l?objet de débats
tout au long de la mise en oeuvre de la fabrique. Sevran est entré
dans le projet avec une représentation municipale de celui-ci. La
fabrique est pensée comme un lieu de production intégré allant
du tri des déblais au stockage des produits finis qui s?inscrit dans
l?écosystème économique, urbain et écologique de la commune.
Cet ancrage territorial est perçu comme une condition de réussite
du projet notamment du fait de la diminution attendue des flux
de camions qui constitue un enjeu politique local. Les chantiers
du Grand Paris Express ont ravivé à Sevran la mémoire récente de
la congestion causée par le transport de terre par camions dans le
centre-ville lors de la dépollution des grandes friches industrielles
de Kodak. La localisation de la fabrique à proximité immédiate des
sites d?excavation aurait contribué à limiter les flux de camions.
Les experts de la terre ont davantage une représentation métro-
politaine voire régionale. Leur défi est de rompre avec l?image de
la terre crue comme matériau rural et patrimonial pour en faire
un matériau urbain et contemporain. Grand Paris Aménagement
s?inscrit également dans cette échelle d?action, dans la mesure
où son objectif est d?aider au développement d?une filière terre
crue métropolitaine via l?insertion de clauses dans les cahiers
des charges à destination des promoteurs et via la certification
des matériaux. Ceci conduit à concevoir un espace de circula-
tion des matières plus large que la ville de Sevran et ses environs
et à rechercher des chantiers d?approvisionnement en dehors
du territoire communal. Cela ouvre également la voie à une ex-
ternalisation de certaines fonctions comme le tri et le stockage
à l?extérieur de Sevran sur des terrains moins contraints ou bien
en association avec les installations de stockage des déchets. Ces
différences d?appréhension de la dimension territoriale du projet
se sont retrouvées au cours de la création de la société d?exploita-
tion. L?échange ci-dessous, suscité par la proposition de la part de
la cheffe de projet Cycle terre de Sevran d?intégrer un centre social
du quartier sevranais des Beaudottes à la société d?exploitation,
illustre ces différences:
| 99
«Selon le directeur scientifique d?Amàco, l?intégration de ce
groupe vise à répondre à une question plus large qui est: com-
ment faire pour que ce site soit accepté et aimé par les habi-
tants? Il y a sûrement une réponse plus globale à apporter.
La cheffe de projet Cycle terre à Sevran rebondit. Pour elle, la
question n?est pas uniquement de faire en sorte que les habi-
tants nous «acceptent». C?est aussi comment faire pour que
les habitants s?en emparent. C?est un peu de l?éducation po-
pulaire. Il s?agit de faire en sorte que la fabrique devienne un
vrai outil de développement local. Elle le propose aujourd?hui
parce qu?il faut donner du contenu au collège «bénéficiaires»
et parce qu?il faut faire attention à avoir des acteurs côté ville
et acteurs locaux.» (Carnet de terrain, réunion pour la créa-
tion de la SCIC, 2019)
Chacun formule les enjeux associés à l?intégration des habi-
tants dans la société d?exploitationen des termes différents67: en
termes « d?acceptabilité sociale » pour le représentant d?Amàco
et en termes d?«appropriation» pour la cheffe de projet de Se-
vran. L? « acceptabilité sociale », terme souvent employé par les
promoteurs des projets, présuppose une distinction entre le projet
d?un côté et le territoire de l?autre. Le projet est associé à l?intérêt
général, en l?occurrence celui du développement de la filière, et
le territoire à un intérêt local (Fortin et Fournis, 2014). La cheffe
de projet de Sevran questionne précisément cette séparation. Le
territoire et ses habitants sont considérés comme partie prenante
du projet. La fabrique peut participer au développement local, par
exemple à travers l?emploi, la formation et l?animation de la vie lo-
cale. La participation des habitants à son exploitation peut alors
sembler légitime. Leur participation peut influer sur les décisions
économiques et techniques prises dans le cadre de l?exploitation
via l?intégration d?une multiplicité d?enjeux.
On retrouve donc ici la complexité des relations entre enjeux de
filière et enjeux territoriaux. Ces différences soulignent une am-
67 Ces différences ne conduisent pas à des divergences ou des conflits. Elles parti-
cipent davantage à enrichir le projet via différents mécanismes d?ajustement.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
100 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
bivalence concernant la place du territoire dans la notion de «dé-
monstrateur». Initialement, la fabrique de terre crue est une idée
non territorialisée à la recherche d?un site. Le territoire est donc
réduit à sa dimension géométrique: un espace qui permette de dé-
montrer la faisabilité et la pertinence du processus de production
envisagé (Nadaï et Neri O?Neill, 2013). Cependant, l?ancrage de la
fabrique dans la commune de Sevran l?inscrit dans les contraintes
et les opportunités spécifiques du territoire. Le projet se trouve
ainsi transformé par cette inscription spatialedans la mesure où
le développement local devient un objectif important68. Ainsi, le
démonstrateur ne se limite pas aux aspects techniques, juridiques
et économiques mais intègre des dimensions sociales, politiques
et géographiques propres au territoire sevranais.
Approvisionner la fabrique dans un contexte incertain :
l?expérimentation d?un dispositif flexible
Le dispositif expérimenté par Cycle terre est caractérisé par sa
plasticité et sa flexibilité. À la différence d?une fabrique alimen-
tée par une carrière, les gisements transformés par Cycle terre
proviennent de multiples chantiers localisés en différents lieux.
La configuration du dispositif, en particulier son espace d?appro-
visionnement, varie dans l?espace et dans le temps. Les configu-
rations du dispositif ont évolué au cours du projet modifiant la
spatialité et la temporalité de la fabrique. Cette section revient sur
quelques étapes afin de rendre compte du fonctionnement spatial
et matériel de Cycle terre.
Temporalités et registres de proximité: une synergie matérielle
incertaine
Le projet initial prévoyait une fabrique mobile, c?est-à-dire une
unité de production facilement démontable pouvant suivre les
chantiers. Le projet pouvait ainsi être rapproché d?une symbiose
urbaine, c?est-à-dire de l?échange de matière ou d?énergie entre
deux activités urbaines, par exemple une usine produisant de
68 Nous détaillerons davantage par la suite les implications de l?ancrage dans le
territoire sevranais sur le contenu du projet lui-même et l?objet de la démonstra-
tion.
| 101
la chaleur fatale et un réseau de chaleur alimentant un quartier
(Hampikian, 2017). Ces synergies s?apparentent aux symbioses
industrielles qui désignent l?échange de matières, d?eau, d?éner-
gie ou de sous-produits entre deux entreprises (Chertow, 2000).
Dans ces différents cas, la proximité géographique constitue une
opportunité pour initier l?échange de matière. Dans le cas de Cycle
terre, la symbiose concerne deux chantiers urbains, des chantiers
d?excavation produisant des déblais avec le statut de déchet et des
chantiers de construction consommateurs de matériaux. Cycle
terre saisit en fait l?opportunité de la concordance spatiale et tem-
porelle de ces deux types de chantiers, chantiers du Grand Paris
Express d?un côté et chantier de Sevran Terre d?Avenir de l?autre,
pour initier un bouclage local des flux de matière et participer au
développement d?une filière de la construction en terre crue en
Île-de-France. La proximité géographique de ces activités per-
met de limiter les coûts économiques et environnementaux liés
au transport. Dans la candidature européenne, elle est présentée
comme garante d?une réduction des nuisances occasionnées par
le mode de construction actuel, comme une condition de la ré-
duction des émissions de gaz à effet de serre et de l?externalisation
des nuisances dans des espaces périphériques.
La symbiose urbaine repose sur une concordance temporelle
entre des projets producteurs et récepteurs de matières. Or, cette
concordance est soumise à de nombreux aléas, ce qui rend la
synergie matérielle particulièrement incertaine et difficile à pla-
nifier. Dans le cas de Cycle terre, les modifications de calendrier
des chantiers de la Société du Grand Paris et la difficulté à réaliser
des tests de caractérisation sur les déblais produits, ont conduit
à l?exploration d?autres scénarii et à la recherche d?autres sites
pourvoyeurs. Le choix des sites combine des logiques de proxi-
mité spatiale, c?est-à-dire des sites proches de la fabrique de ma-
nière à limiter la circulation engendrée et les émissions de CO2
associées, et de proximité relationnelle. Ce terme désigne les liens
d?interconnaissance entre individus et le partage de règles et de
valeurs communes qui peuvent faciliter la coordination (Beaurain
et al., 2017). Ainsi, le site d?Aérolians, opération d?aménagement
gérée par Grand Paris Aménagement à Tremblay-en-France de-
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
102 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
vient un chantier potentiellement pourvoyeur de terre pour la fa-
brique grâce à la proximité relationnelle entre deux chefs de projet
de Grand Paris Aménagement. Cette proximité relationnelle faci-
lite l?accès aux terres pour réaliser des tests de caractérisation et
lancer une préproduction, ce qui n?avait pas été possible avec la
Société du Grand Paris. Des logiques de proximité et de distance
politiques interfèrent avec ces proximités relationnelles. Ainsi,
les modalités d?association du site d?Aérolians à Cycle Terre sont
discutées en intégrant les paramètres politiques liés aux relations
entre Sevran et Tremblay. Le maire de Tremblay, François Asen-
si, et Stéphane Gatignon ont connu des trajectoires politiques
divergentes qui ont tendu les relations entre les deux communes
(Rotman, 2012). Le territoire du projet n?est pas réductible à une
proximité géographique. Certains espaces proches comme les
chantiers d?Aulnay-sous-Bois, commune dirigée par un maire
de droite, n?entrent pas dans le périmètre envisagé des chantiers
fournisseurs de terre. Le territoire du projet Cycle Terre s?élargit
ainsi progressivement de Sevran à un espace réticulaire associant
des sites alentour dont les contours sont définis selon une articu-
lation entre proximités géographiques et relationnelles69.
Le temps est donc un facteur d?évolution majeur. Il intervient sous
différentes formes. Tout d?abord, sous la forme des calendriers: le
déphasage entre chantiers d?excavation, mise en service de la fa-
brique et chantiers de construction constituent des perturbations
importantes et des facteurs d?incertitude. Il intervient également
dans les modalités de prises de décision sous la forme des tem-
poralités propres à chaque acteur. Ainsi, les arbitrages techniques
nécessaires à l?avancée de la conception de la fabrique, en parti-
culier des lignes de production, entrent en tension avec les tempo-
ralités politiques rythmées par le calendrier électoral et l?horizon
des élections municipales en 2020. Par exemple, la recherche de
sources de terres alternatives au Grand Paris Express n?a commen-
69 La recherche se fait également en lien avec la ressource d?une part et la possi-
bilité d?intégrer les terres du Grand Paris Express une fois que la fabrique sera en
fonctionnement. Il ne s?agit pas d?exclure les déblais d?excavation du Grand Paris
des terres recyclées par la fabrique.
| 103
cé qu?après l?annonce officielle du changement de calendrier par
la Société du Grand Paris alors que des alternatives auraient pu
être cherchées avant. Cela a suscité des incompréhensions entre
acteurs du partenariat, conduisant la cheffe de projet pour Sevran
à justifier ainsi : « C?est difficile politiquement de chercher des
plans B pour les terres tant que la SGP n?a pas annoncé officielle-
ment son décalage de calendrier. Il faut attendre pour montrer que
ce n?est pas de la faute de Sevran si le projet est modifié.» (Carnet
de terrain ? Comité de pilotage, 2018). Cet extrait de réunion fait
référence aux enjeux politiques sevranais associés à Cycle terre,
notamment la congestion. Le projet a été présenté aux habitants
et aux élus de la majorité et de l?opposition comme un moyen de
réduire cette circulation grâce à la proximité spatiale entre chan-
tiers. Or, l?approvisionnement par d?autres chantiers que celui de
la gare de Sevran-Livry conduirait plutôt à une augmentation du
trafic de camions dans le centre-ville. Cette modification produit
donc de l?incertitude politique dont témoigne la cheffe de projet:
« (?) Il y a un ou deux élus qui sont très sceptiques et un peu
réservés pour la question de l?impact sur la circulation. (?)
Parce que c?est le problème numéro un des Sevranais et de-
puis qu?il y a les chantiers des gares, c?est pire encore. Déjà
c?était très difficile avant, maintenant c?est insupportable pour
les habitants! Quand tu dois aller de l?autre côté du pont et que
pour faire un kilomètre tu mets une demi-heure, trois quarts
d?heure, ça gâche ton quotidien. Et ce n?est pas un jour tous les
quinze jours, c?est quasiment tous les jours. » (Entretien avec
la cheffe de projet Cycle terre à Sevran, 2018)
On retrouve donc dans la construction de la synergie matérielle
Cycle terre les incertitudes liées au caractère dynamique de la
proximité analysée par Zélia Hampikian dans le cas de symbioses
énergétiques impliquant la récupération de la chaleur fatale pour
alimenter des réseaux de chaleur urbains. Les proximités géogra-
phique, relationnelle et institutionnelle sur lesquelles reposent la
construction de synergies matérielles ou énergétiques fluctuent
dans le temps sous l?effet des agendas de chaque acteur et de
contraintes exogènes à la synergie, comme les changements de
stratégie de localisation des industries ou les évolutions territo-
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
104 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
riales induisant des baisses de production (Hampikian, 2017).
Le cas de Cycle terre montre que le temps est une variable à part
entière de la structuration de la synergie, qui peut jouer tout au
long de sa trajectoire, y compris dès son établissement, et sous des
formes variées allant des discordances temporelles dans la pro-
duction aux discordances politiques. Ces incertitudes temporelles
mettent également en jeu la distinction entre filière et territoire
exprimée dans la section précédente. Les temporalités de la filière
sont guidées par la recherche d?une ressource ou d?un débouché à
un instant donné pour ne pas interrompre le processus de produc-
tion. Elles peuvent entrer en tension avec les temporalités du terri-
toire, caractérisées par des contraintes de disponibilité du foncier
dans un espace contraint. Le calendrier électoral et l?organisation
des travaux sur une opération d?aménagement sont des modalités
que peuvent prendre ces contraintes. Face à ce caractère incer-
tain, le dispositif mis en place par Cycle terre s?est orienté d?une
fabrique mobile à une fabrique fixe s?appuyant sur un espace d?ap-
provisionnement flexible.
La remise en cause de la mobilité de la fabrique
Le bâtiment de la fabrique était initialement pensé pour être dé-
montable, ce qui se traduisait par des structures légères et mo-
dulaires lors des premières esquisses architecturales. La mobilité
de la fabrique a été remise en question par plusieurs choix poli-
tiques, techniques, environnementaux et leurs conséquences sur
le modèle économique. Le processus de fabrication des maté-
riaux à partir des terres excavées repose sur le tri et la prépara-
tion des déblais qui consiste principalement en du séchage afin
d?atteindre l?hygrométrie adéquate. Le séchage des terres par
ventilation mécanique, initialement prévu, s?est avéré trop éner-
givore. Des bilans énergétiques fins ont montré que le recours à
cette technique réduisait fortement voire annulait les économies
de carbone permises par le recours à la terre crue par rapport à
l?utilisation de matériaux plus conventionnels comme le ciment
et la terre cuite70. Les acteurs de Cycle terre ont donc opté pour un
70 Données issues du carnet de terrain: présentation du chercheur de l?Ifsttar au
| 105
séchage naturel, économe en énergie mais davantage consomma-
teur de foncier. Dans ce contexte, la localisation du centre de tri et
de préparation des terres a fait l?objet d?importants débats autour
de deux possibilités: son internalisation au sein de la fabrique afin
de maîtriser l?ensemble du processus et faciliter l?usage de terres
issues de chantiers sevranais ou bien sa délocalisation à proximité
d?une installation de stockage de déchets inertes afin de limiter les
comité de pilotage du 22 janvier 2019, à partir d?un travail réalisé avec le directeur
scientifique d?Amàco. Environ 40% des dépenses énergétiques des matériaux Cy-
cle terre proviennent du séchage si celui-ci est effectué de manière électrique. Les
dépenses énergétiques totales d?un BTC non stabilisé dans ce cas sont autour de
520 kWh/m3 contre 450 kWh/m3 pour des briques en terre cuite et 680 kWh/m3
pour des blocs béton.
Figure 18. Circulation des camions de terre selon les scénarii
d?approvisionnement de la fabrique en 2018
Réalisation personnelle à partir de l?observation des comités de pilotage de Cycle
terre en 2018.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
106 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
contraintes foncières à Sevran71. Afin de garantir l?autonomie de la
fabrique et son ancrage sevranais, Cycle terre a, dans un premier
temps, décidé d?internaliser le centre de préparation des terres, ce
qui a conduit à un agrandissement de l?emprise de la fabrique72.
En outre, la localisation du projet en centre-ville et à proximité
d?établissements scolaires a conduit à privilégier une enveloppe
bâtimentaire plus lourde pour limiter les nuisances sonores.
Ces décisions stratégiques se sont accompagnées d?une augmen-
tation du coût de la construction de la fabrique et, par conséquent,
de celui de son démontage dans la perspective d?un déménage-
ment. La fabrique devait en effet s?implanter pendant neuf ans sur
les terrains dits de la Marine en attente de la réalisation de l?opéra-
tion d?aménagement Sevran Terre d?Avenir73 avant de déménager
sur un autre site permettant une nouvelle symbiose. Or, le coût du
déménagement a augmenté du fait de la taille et de l?épaisseur du
bâtiment. De manière générale, la conception et la réalisation de
la fabrique nécessitent des investissements lourds en capital fixe
pour l?achat des machines et pour réduire les nuisances sonores.
Le retour sur investissement a été estimé à plusieurs dizaines
d?années, comme l?explique la cheffe de projet à Grand Paris Amé-
nagement au cours d?un comité de pilotage évoquant le modèle
économique:
«La cheffe de projet explique que ce qui plombe l?exploitation
est la mobilité du process. On investit beaucoup d?argent pour
préparer le terrain mais cela ne dure que 9 ans puisqu?après, la
fabrique déménage. Il faut donc trouver une rentabilité sur un
71 Ces débats se sont particulièrement exprimés au cours de la formation des par-
tenaires réalisée par Amàco aux Grands Ateliers en Isère les 17 et 18 septembre
2018.
72 La superficie de la fabrique lors du premier permis de construire sur les terrains
de la Marine était d?environ 10 hectares, dont plus de la moitié dédiée au centre de
tri de préparation des terres. (Carnet de terrain, 2018).
73 La programmation de la zone d?aménagement concerté Sevran Terre d?avenir
n?est pas encore précisément définie. Cependant, le schéma d?intention prévoit
l?aménagement d?une zone à dominante résidentielle sur les terrains de la Marine
avec un cheminement dit «modes doux» et le maintien d?une continuité écolo-
gique avec le Parc de la Poudrerie (Grand Paris Aménagement, 2019: 27).
| 107
temps très court, ce qui est difficile, ou bien faire entrer le dé-
ménagement dans le business model. Une piste est d?essayer
de réduire l?intensité capitalistique du bâtiment. Une possi-
bilité est de louer un bâtiment déjà existant. L?avantage clé de
Sevran est qu?on ne paie pas le terrain parce qu?il est loué gra-
tuitement par la mairie. L?autre option est de trouver un terrain
temporaire ailleurs. Pour le dirigeant de l?entreprise Briques
Technic Concept, qui fabrique des blocs de terre crue dans la
région toulousaine [il participe au copil en tant que potentiel
futur membre de la SCIC et acteur de la préproduction], au-
cun exploitant ne peut déménager sa production dans 9 ans.
Pour une fabrique comme cela, l?horizon est plutôt 20 ans.»
(Extrait de carnet de terrain, Copil du 28 mai 2019)
Cet échange témoigne de la difficulté à rendre compatibles le
montage d?une activité productive et un aménagement tempo-
raire dans la mesure où les investissements s?amortissent sur le
temps long. Or, en milieu urbain dense, les fonciers disponibles
sont rares, ce qui conduit à favoriser des occupations temporaires
sur des sites en attente d?aménagement.
La mobilité de la fabrique s?est avérée plus complexe qu?imagi-
née d?un point de vue économique mais aussi politique. Pour le
personnel politique de la commune, cette mobilité est porteuse
d?ambivalence. Ils la perçoivent comme une limite à son ancrage
territorial mais également comme une limite à la légitimité de la
commune à porter le projet et à s?investir dans la construction
de la filière, ce qui ne constitue pas sa compétence première. La
mobilité limite les retombées positives et de long terme sur le
territoire. L?enjeu de la légitimité de Sevran à porter le projet Cy-
cle terre n?est pas neutre. D?une part, la production de matériaux
n?est pas une compétence de la commune. D?autre part, la filière
ne se limite pas à l?échelle sevranaise mais s?étend à l?échelle de
l?Île-de-France. L?implication de la commune dans le projet s?ap-
puie sur l?idée que la fabrique est structurante pour le territoire.
La fabrique est ainsi conçue comme un équipement du territoire
et pas uniquement un équipement de chantier. Dans un premier
temps, la pérennité de l?activité a été envisagée sous la forme d?un
centre de formation. Cette vision a contribué à affirmer le soutien
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
108 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
des élus et de l?administration envers le projet74. On retrouve de
nouveau les tensions entre filière et territoire. La mobilité de la
fabrique permet à la filière de s?adapter à la localisation des res-
sources mais limite les retombées locales pour le territoire d?ac-
cueil.
Le changement de site, suite à l?avis défavorable rendu par le com-
missaire enquêteur concernant la procédure de modification du
Plan local d?urbanisme75, a définitivement conduit à transformer
le projet en une fabrique fixe. Le projet a été relocalisé au sein
d?une zone d?activités à proximité de la gare des Beaudottes, sur
un foncier appartenant à la municipalité et situé au sein d?une
zone règlementaire compatible avec la construction et l?activité de
la fabrique. Ce site, d?une superficie de 2,5 hectares au lieu des
10hectares disponibles sur le site de la Marine, a imposé le redi-
mensionnement des lignes de production autour d?une capacité
plus faible, passant d?environ 25000 tonnes à 8 000 tonnes de dé-
blais transformés par an. Le site ne permettait plus de trier et de
préparer les déblais, ce qui a conduit à l?externalisation du centre
de tri et de préparation. Cette dernière transformation s?est ac-
compagnée d?un partenariat avec le réemployeur de terre et ges-
tionnaire d?installation de stockage des déchets inertes ECT.
74 La commune de Sevran est confrontée à des difficultés budgétaires. Certains
élus et membres de l?administration doutaient de la capacité financière de la com-
mune à porter un projet qui se situe à la marge de ses compétences (plusieurs en-
tretiens au sein de la municipalité, 2018-2019).
75 La construction de la fabrique sur les terrains de la Marine nécessitait une mo-
dification du PLU. Une enquête publique a été conduite et a abouti à un avis dé-
favorable. Une plainte a été déposée par la ville de Sevran contre le commissaire
enquêteur, qui a véhiculé de fausses informations concernant une pollution présu-
mée des terrains de la Marine et se serait montré partial. Si le projet Cycle terre n?a
pas suscité d?oppositions fortes, certains habitants ont fait part de leur inquiétude
voire de leur opposition à l?ouverture d?une activité de production dans le centre-
ville. L?enquête publique a permis de les mettre en évidence. Le maire de Sevran
a décidé de suivre l?avis défavorable issu de l?enquête publique afin de limiter le
risque de recours contre le projet.
| 109
Un dispositif sociotechnique en réseau qui s?appuie sur le «réseau
mou» existant de gestion des déblais
Le partenariat Cycle terre s?est tourné vers l?entreprise ECT pour
installer et gérer le centre de tri et de préparation des terres. Pour
rappel, cette entreprise gère la majorité des matériaux excavés
en Île-de-France dans des installations de stockage des déchets
inertes ou dans des projets d?aménagement paysager. Un parte-
nariat avec ECT avait été envisagé dès la première année du projet
pour assurer un accès constant aux gisements de terre puisqu?une
majorité des déblais franciliens sont captés par leur entreprise.
Cet approvisionnement continu réduit l?incertitude générée par
les différentes temporalités des chantiers, dont ceux de la Société
du Grand Paris. Cela permet également de s?appuyer sur le réseau
professionnel de l?entreprise, notamment sa connaissance du
milieu des terrassiers qui produisent la ressource en terres exca-
vées, et leur expertise dans le domaine de la traçabilité et de la
gestion des relations contractuelles (bordereaux de suivi des dé-
chets). Enfin, ECT dispose de machines, de sites de stockage des
terres dans une relative proximité géographique avec Sevran ainsi
que de ressources humaines et financières76. Dans les premiers
échanges, ECT était donc envisagé comme fournisseur de terre
pour la fabrique. Puis, les échanges se sont approfondis et ECT a
intégré le partenariat Actions Innovatrices Urbaines en tant que
gestionnaire du centre de tri et de préparation et porteur de l?in-
vestissement pour les machines du centre de préparation.
ECT apporte donc des terres, du foncier, de l?expertise et de l?ex-
périence concernant la traçabilité et les relations commerciales
avec les terrassiers ainsi que des ressources monétaires via l?in-
vestissement dans le centre de tri et de préparation77. Celui-ci est
76 Carnet de terrain : réunions entre ECT et les partenaires Cycle terre et note de
cadrage pour un partenariat (2018-2019).
77 Observation participante 2019-2020. Candidature pour Actions Innovatrices
Urbaines de 2020 (changement majeur). L?apport d?une capacité financière n?est
pas neutre pour Cycle terre qui a longtemps espéré une prise de participation de
la Caisse des Dépôts et Consignations pour financer l?écart entre l?évaluation du
coût du projet lors de la candidature et le coût estimé par la suite. Le dossier de
Cycle terre n?a finalement pas été retenu par la Caisse des Dépôts et Consignations.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
110 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
localisé à Vaujours dans un site appartenant à Placoplâtre et en
cours de remblayage par ECT. Situé à 6 kilomètres de la fabrique,
il comprend un espace couvert permettant de stocker et sécher
les terres. Enfin, ECT est également partie prenante de la Société
d?exploitation de la fabrique en tant que financeur aux côtés du
promoteur Quartus. Il est donc devenu un des acteurs centraux
du projet. Pour ECT, Cycle terre constitue une expérimentation de
débouché innovant pour les terres excavées qui s?inscrit dans sa
stratégie de recherche et développement, comme en témoigne la
création d?un poste de directeur des «nouveaux marchés et nou-
veaux services » en 2019. ECT développe de nouveaux services
autour du recyclage des terres excavées, comme le développe-
ment de terres végétales à partir de déblais. Commercialisée sous
le nom d?urbafertile, cette terre végétale vise à limiter l?import de
Figure 19. Comparaison des localisations et des surfaces du site de la
Marine et du site BEMA.
Fonds de carte: Géoportail, 2021
| 111
terres issues du décapage de champs dans les régions limitrophes
de l?Île-de-France pour des aménagements paysagers, y compris
ceux réalisés par ECT. Cycle terre explore une autre forme de re-
cyclage. Les bénéfices économiques attendus par ECT sont nuls78
dans la mesure où les volumes traités par la fabrique sont très
faibles au regard de son activité globale : 8 000 tonnes/an pour
Cycle terre parmi 15 millions de tonnes gérés chaque année par
ECT. Cycle terre constitue ainsi une arène d?hybridation des ex-
pertises nécessaires à la mise en place d?une fabrique de recyclage
des déblais. La caractérisation et le mélange des terres pour la
construction en terre crue, expertise absente d?ECT, est apportée
par Amàco, CRAterre et AE&CC. L?expertise concernant la gestion
de terres excavées, qui implique une traçabilité associée au statut
de déchet à la différence des terres de carrière, est apportée par
ECT.
Ces évolutions ont contribué à transformer l?expérimentation: la
fabrique n?est plus un dispositif mobile de recyclage intégré et au-
tonome par rapport aux circuits existants de gestion des déblais
mais un dispositif composite qui s?appuie sur le système de ges-
tion existant tout en proposant un usage nouveau en matériaux de
construction. Nous proposons de rapprocher le fonctionnement
du système actuel de gestion des déblais d?un «réseau mou» se-
lon les termes de Lise Debout (2012). Elle analyse le service de
gestion des déchets ménagers comme un «réseau mou» par op-
position au «réseau dur», dont le service d?eau ou d?énergie sont
les exemples les plus frappants. Le service de gestion des déchets
est organisé de manière centripète afin de capter une ressource
diffuse plutôt que de manière centrifuge afin desservir de multi-
ples points du territoire à partir d?une seule ressource. Ce service
est régulé et organisé à l?échelle locale plutôt qu?à l?échelle natio-
nale. Le déchet est à la fois rebut et ressource, c?est-à-dire qu?il est
susceptible d?être capté par un ensemble d?acteurs individuels
ou collectifs tout au long de sa circulation. Les usagers du service
ne sont pas consommateurs de la ressource-rebut mais produc-
78 Entretien avec un responsable du développement et de l?innovation d?ECT,
5 novembre 2020.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
112 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
teurs. Ils sont soumis à une taxe plutôt qu?à une facturation. En-
fin, l?organisation matérielle du réseau diffère également de celle
d?un réseau dur. Les noeuds du réseau, comme les décharges et
les centres de tri-transfert, sont fixes mais les lignes qui les relient
sont plastiques et de surface. Autrement dit, les chemins emprun-
tés par les camions ne sont pas toujours les mêmes. L?inertie du
réseau est moins grande que pour les réseaux qui s?appuient sur
des infrastructures souterraines et dédiées. Ainsi, à la différence
d?autres réseaux de service urbain comme l?approvisionnement
en eau ou en énergie, la gestion des déchets s?appuie sur une plus
grande plasticité de l?infrastructure. Celle des déblais partage glo-
balement les mêmes caractéristiques. Elle s?appuie sur des noeuds
fixes, vers lesquels convergent les flux de terres générés par les
chantiers diffus:plateformes de tri, installations de stockage des
déchets inertes, projets d?aménagement sous forme de remblais,
carrières en cours de remblayage. Ces noeuds reçoivent la majorité
des déblais produits en Île-de-France. En revanche, les liens entre
ces noeuds sont flexibles: les routes empruntées par les camions
varient en fonction de la localisation des gisements de déblais et
du trafic routier. Le tableau ci-contre synthétise les ressemblances
et différences entre réseau dur et réseau mou dans le cadre des
ordures ménagères et dans le cadre des déblais.
| 113
Figure 20. Caractéristiques des réseaux durs et mous
Réseau dur
(Energie, eau)
Réseau mou
Ordures
ménagères
Réseau mou
Déblais
Nature du
service
Service public
(gestion déléguée
ou en régie)
Service public
(gestion déléguée
ou en régie)
Service privé
Dynamique du
service
Centrifuge:
provisionnement
Centripète:
collecte
Centripète:
collecte
Niveau de
gestion et de
régulation
Centralisée voire
nationale
Décentralisée et
locale
Décentralisée et
locale
Organisation
matérielle
Réseaux fixes et
souterrains
Points nodaux
fixes et flux
mobiles en surface
Points nodaux
fixes et flux
mobiles en surface
Nature de l?objet
concerné
Ressource
Déchets et
ressources
Déchets et
ressources
Recouvrement
des coûts
Tarification
Taxes (obligatoire
et non
proportionnelle
au service rendu)
Tarification aux
entreprises de
terrassement
(proportionnelle
au service car
liée au volume de
terres)
Source: Adapté de Lise Debout (2012, p.9)
La fabrique Cycle terre constitue un dispositif sociotechnique
de gestion des déblais composite associant le réseau existant et
une technique de surcyclage alternative aux pratiques existantes.
L?analyse de l?évolution des arrangements matériels de la fabrique
permet de distinguer trois formes de gestion des déblais explorées
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
114 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
par Cycle terre qui s?appuient sur des formes différentes de réseau.
Nous proposons de distinguer trois temps (Figure 21) :
Le temps de la fabrique symbiotique (2017-2018):
Cette configuration était envisagée lors de la première version de
la candidature à Actions Innovatrices Urbaines. Elle explorait une
forme alternative à l?organisation en réseau et autonome des ac-
teurs du réseau existant. Il s?agissait d?une symbiose entre chantier
producteur de terre et chantier récepteur, fluctuant en fonction
des temporalités des chantiers.
Le temps de la fabrique temporaire(2018-2020) :
Cette configuration correspond à la diversification des sources
d?approvisionnement pour la fabrique. Elle faisait déjà du recy-
clage des déblais en matériaux de construction un dispositif en
réseau. Au sein de celui-ci, la fabrique constituait un noeud du
fait de sa fonction de concentration des ressources diffuses et de
transformation des matières. Elle était pensée comme un noeud
temporaire, mobile, adaptable à l?espace et au temps des chantiers
d?excavation. Le réseau constitué était caractérisé par une plasti-
cité encore plus élevée que celle du réseau existant de gestion des
déblais: ce n?étaient plus seulement les liens entre les noeuds qui
étaient flexibles mais le réseau dans son ensemble, y compris, les
noeuds.
Le temps de la fabrique fixe en réseau(2020-2021) :
Cette configuration correspond à l?adaptation au site BEMA et à
l?intégration d?ECT. La fabrique est devenue un équipement fixe
qui transforme les terres excavées des chantiers environnants. Les
ressources en terre sont donc diffuses et regroupées vers le centre
de tri et de préparation des terres qui est associé à un noeud exis-
tant du réseau actuel de gestion des déblais. Ainsi, la logique s?est
inversée par rapport au projet initial; ce n?est plus la fabrique qui se
déplace au gré des chantiers mais les terres qui sont orientées vers
la fabrique. La fabrique repose sur une hybridation avec le réseau
existant. Elle s?appuie dessus pour la captation du gisement de
terre à la fois en termes spatial (utilisation des installations d?ECT
pour regrouper les déblais et préparer la terre) et organisationnel
| 115
(partenariat avec ECT et modèle économique qui repose sur les
coûts d?acceptation en décharge payés par les terrassiers). Dans le
même temps, elle détourne une partie des flux actuellement cap-
tés par le réseau pour le recycler et développe ainsi un nouvel exu-
toire pour les déblais. L?approvisionnement de la fabrique s?appuie
donc sur un espace de ressources flexible et plastique, c?est-à-dire
dont les sources (chantiers) varient selon les temporalités et les
caractéristiques matérielles des déblais. La question de la capacité
des lignes de production à s?adapter à l?hétérogénéité des terres
venant de différents chantiers sera un des enjeux des premières
années de mise en service de la fabrique.
Au début du projet Cycle terre, nous avions émis l?hypothèse de
l?émergence d?une concurrence entre filières émergentes comme
le recyclage des déblais et filières consolidées de gestion des dé-
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
Figure 21. Les trois configurations explorées par la fabrique Cycle terre
116 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
blais telles que le réemploi en projets d?aménagement et le com-
blement de carrières (Bastin et Verdeil, 2020). Or, on observe da-
vantage une articulation entre ces filières. Dans le cas de Cycle
terre, le recyclage en matériaux de construction, filière émergente
de valorisation matière, s?appuie en partie sur un acteur de la fi-
lière consolidée via l?entreprise ECT et les ressources dont il dis-
pose. Cette évolution du projet contribue à diversifier les pratiques
des acteurs dominants des régimes sociotechniques en place. Elle
interroge les possibilités de généralisation du surcyclage des dé-
blais en matériaux de construction en terre crue, entre duplica-
tion d?unités de production autonomes et intégration pérenne et
systématique de la filière terre crue par les gestionnaires existants
des déblais.
Possibilités et enjeux de diffusion de la fabrique Cycle
terreau sein du régime sociotechnique actuel
Le dispositif sociotechnique expérimenté par la fabrique a évo-
lué au cours du projet d?une unité de production mobile à une
fabrique fixe intégrée à un réseau de chantiers. Cette évolution ré-
sulte en partie de la prise en compte des aléas et des agendas des
différents acteurs parties prenantes mais aussi de caractéristiques
structurelles des régimes sociotechniques en place de la gestion
des déblais et de la construction. Réciproquement, Cycle terre
participe à recomposer les régimes en place.
Le champ de recherche des transition studies inclut l?étude
des mécanismes par lesquels les innovations sociotechniques
peuvent contribuer à des changements systémiques alors qu?elles
prennent place au sein d?expérimentations localisées et délimi-
tées. Afin de mieux renseigner ces processus de changement et le
transfert des innovations au-delà du périmètre géographique, or-
ganisationnel ou sectoriel des expérimentations, Timo Von Wirth,
Lea Fuenfschilling, Niki Frantzeskaki et Lars Coenen (2019) dis-
tinguent trois idéaux-types:
? L?intégration locale ou «embedding»: les caractéristiques et
les apprentissages d?une expérimentation sont intégrées dans
les structures locales. L?expérimentation participe à un change-
| 117
ment structurel dans la mesure où elle est intégrée à la gouver-
nance locale. La contrepartie de cette intégration est la difficul-
té à transposer cette expérimentation dans d?autres lieux dotés
d?autres caractéristiques.
? La transposition ou «translation»: une diffusion horizontale
de l?expérimentation d?un lieu à un autre, d?une organisation à
une autre ou d?un secteur à un autre. Cet idéal-type implique
la reconnaissance de l?expérimentation comme exemplaire au
sein d?un secteur et interroge les conditions de transfert de l?ex-
périmentation vers des contextes différents.
? Le rééchelonnement ou « scaling » : une diffusion verticale
par agrandissement de la niche. La croissance peut être spa-
tiale (croissance géographique), partenariale (croissance du
nombre d?acteurs engagés) et sectorielle (de plus en plus de
domaines) ou une combinaison des trois. La diffusion verticale
diffère fortement de la diffusion horizontale puisqu?il ne s?agit
pas d?une réplication de l?expérimentation mais de son chan-
gement d?échelle. Celui-ci peut nécessiter de transformer les
connaissances, les pratiques, les modèles économiques voire
les techniques qui étaient pertinentes à une certaine échelle,
par exemple, lors du passage d?un bâtiment à une ville.
L?observation participante au sein de Cycle terre et les entretiens
menés au cours de la thèse ont permis d?analyser de manière dy-
namique les relations entre régimes et expérimentations. Ils ont
conduit à repérer d?une part des effets de verrouillage du régime
existant de gestion des terres sur la mise en place du surcyclage
en matériaux de construction et d?autre part des effets de trans-
formation de l?expérimentation sur le régime sociotechnique en
place. Les innovations techniques expérimentées par Cycle terre
ne font pas (encore) l?objet d?une diffusion horizontale même si
celle-ci constitue un objectif explicite. Un «kit duplication» a, par
exemple, été rédigé par les partenaires à destination d?éventuels
futurs porteurs d?unité de surcyclage. En revanche, l?expérimen-
tation du surcyclage dans le cadre de Cycle terre a des effets sur
les filières de gestion des déblais en aval des chantiers et des effets
sur le recours à l?architecture de terre dans le contexte métropoli-
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
118 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
tain en amont. À travers ces deux angles, cette section analyse les
recompositions sociotechniques induites par la mise en place du
surcyclage des déblais en matériaux de construction d?une part et
par la production de matériaux en terre crue d?autre part. Quelles
sont les transformations produites ou initiées par Cycle terre et
quels sont les enjeux posés par la généralisation du surcyclage des
déblais en matériaux de construction en terre crue?
Caractérisation, sélection et captage des terres excavées: des enjeux
pour la pérennisation de Cycle terre et la diffusion des pratiques de
surcyclage
L?approvisionnement de la fabrique en terres excavées constitue
encore aujourd?hui, au moment de son lancement, un enjeu im-
portant pour sa pérennisation. Deux points s?avèrent particuliè-
rement cruciaux pour le développement du surcyclage des terres
excavées: 1. L?adaptation des modes de caractérisation des terres
à des usages en matériaux de construction 2. La généralisation de
ces tests de manière à identifier les ressources pertinentes et à les
diriger vers des unités de surcyclage, comme Cycle terre.
«Terres naturelles» plutôt que «terres inertes»
La sélection, le tri et la préparation des terres pour le recyclage en
matériaux de construction s?est avérée une étape particulièrement
cruciale pour le fonctionnement de la fabrique. La procédure fi-
nalement établie constitue une des innovations principales de
Cycle terre. Elle s?appuie sur une modification du processus ha-
bituel de caractérisation des déblais, qui repose actuellement sur
le critère inerte. Défini par les autorités environnementales, il fixe
des seuils de composants chimiques pour éviter leur diffusion par
lixiviation79, ce qui pourrait conduire à une pollution des sols et
des eaux. Les opérateurs existants de gestion des terres, comme
ECT, trient ainsi les déblais selon ce critère. Celui-ci s?avère per-
tinent pour évaluer le potentiel de réemploi des terres dans des
projets d?aménagement paysager ou leur compatibilité à du stoc-
kage en installation de stockage des déchets inertes. Dans ces
79 La lixiviation désigne le ruissellement et la percolation de l?eau dans les sols.
| 119
deux usages, les terres sont en lien avec le sol; il existe un risque
de contamination du sol et des eaux. Mais, dans le cas du recy-
clage en matériaux de construction, ce critère n?est pas pertinent.
Il s?agit plutôt de s?assurer que les terres ont des propriétés méca-
niques compatibles avec un usage architectural et qu?elles ne sont
pas nocives pour l?air intérieur des bâtiments.
Le système de sélection et de traçabilité des terres mis en place
dans le cadre de Cycle terre ne s?appuie pas sur le critère inerte
mais sur la caractérisation des terres comme «naturelles», c?est-à-
dire non remaniées, non issues de sites et sols pollués et donc non
susceptibles de contenir des pollutions anthropiques. À ce critère
sanitaire et environnemental s?ajoute un critère architectural: les
terres excavées doivent appartenir à la formation géologique des
limons de plateau qui sont compatibles avec les processus de fa-
brication mis en place au sein de la fabrique. Lorsqu?ECT reçoit
les demandes d?autorisation préalables, c?est-à-dire les demandes
des terrassiers pour apporter des déblais, l?entreprise regarde si
le chantier d?excavation correspond bien aux différentes carac-
téristiques établies par Cycle terre. Si oui, des analyses complé-
mentaires sont réalisées par le laboratoire d?Amàco pour valider
leur correspondance avec les besoins de la fabrique. Ce système
a été conjointement pensé par Amàco, Antea et ECT. Il repose en
effet sur une adaptation et une transformation des pratiques de
ces différents acteurs. Au sein d?ECT, un employé a été formé au
repérage des terres répondant aux deux critères établis (terres na-
turelles et limons des plateaux) afin de les orienter vers le bon exu-
toire. ECT a réorganisé son site de Vaujours, afin d?aménager un
espace de stockage et de séchage des terres excavées à destination
de Cycle terre. De manière symétrique, l?introduction de terres
de déblais dont les caractéristiques varient selon les chantiers a
induit des modifications dans la pratique des experts de la terre
crue. Les formules et les lignes de production conçues par Amàco,
CRAterre et AE&CC doivent pouvoir s?adapter à la variabilité des
terres excavées. Ces transformations ont une dimension pérenne
et participent donc à introduire du changement dans les pratiques
actuelles de gestion des terres excavées.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
120 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Changement et verrouillage sociotechnique
Le surcyclage des terres excavées en matériaux de construction
appréhende la terre comme une ressource architecturale, à la
différence du stockage ou de la valorisation en remblais, qui s?ap-
puient sur une caractérisation des terres guidée par leur statut de
déchet et leur usage comme sols. L?expérimentation Cycle terre
a été confrontée aux catégorisations existantes qui structurent
le régime sociotechnique de gestion des terres excavées et fonc-
tionnent comme des verrous, limitant et orientant l?émergence et
la diffusion des expérimentations (Maassen, 2012). Dans le droit
français, les terres sont prises en charge par le droit de l?urba-
nisme via les permis d?aménager et/ou par le droit de l?environne-
ment via le statut de déchet. De la même manière, à l?échelle eu-
ropéenne, il n?y a pas de directive spécifique concernant les sols et
leur qualité. Ces enjeux sont pris en charge par la directive déchet
sous l?angle de la pollution (Béchet et al., 2017). Les valorisations
possibles des déblais sont ainsi envisagées à l?aune de leur catégo-
risation comme déchet. Or, le recyclage en matériaux de construc-
tion implique d?autres modalités de caractérisation. On retrouve
d?ailleurs le même type de difficultés concernant le réemploi de
déblais entre chantiers car la caractérisation actuelle ne prend pas
en compte la compatibilité avec le fonds géochimique local et les
effets potentiels sur la transformation des sols (Charvet, 2020).
Ainsi, certaines terres excavées non inertes ne peuvent pas être
réutilisées dans un autre chantier alors même qu?elles sont poten-
tiellement compatibles avec le fonds géochimique local.
Ces catégorisations résultent de choix réglementaires passés. L?en-
cadrement de la gestion des terres excavées par la règlementation
déchets à partir des années 1990, afin de faire face aux risques sa-
nitaires et environnementaux associés à la pollution des sols80, a
conduit les maîtres d?ouvrage et les entrepreneurs à développer
des tests spécifiques sur les chantiers pour trier les terres selon
80 Réda Semlali et Bernard Landau expliquent que de grandes opérations de
renouvellement urbain dans les années 1990 ont conduit les pouvoirs publics à
règlementer la gestion et l?utilisation des terres excavées car les constructions se
faisaient de plus en plus sur des terrains déjà construits et pollués (2020, p. 31).
| 121
leurs taux de polluants. De même, la règlementation des instal-
lations de stockage des déchets inertes établie en 2006 puis celle
des permis d?aménager, qui encadrent le stockage et les aménage-
ments utilisant des terres excavées, ont orienté l?organisation ac-
tuelle de l?ensemble de la filière de gestion des terres. Au-delà de
la catégorisation juridique des terres, ces choix règlementaires ont
contribué à organiser une chaîne de pratiques et de responsabili-
tés reliant maîtres d?ouvrage, terrassiers et gestionnaires de terres
excavées, autrement dit un ensemble de pratiques sociotech-
niques faisant système et limitant le champ des transformations
possibles. Dans le cas de Cycle terre, la caractérisation à partir du
critère de «terres naturelles» a permis de dépasser le verrou règle-
mentaire. En revanche, la chaîne de pratiques entre les différents
acteurs de la gestion des terres, est encore fortement orientée vers
le stockage et la valorisation paysagère. La pérennisation et la dif-
fusion du surcyclage pour des usages constructifs impliquent des
recompositions aux différents maillons de cette chaîne.
Systématiser les tests de caractérisation et accéder aux
terres
L?expérimentation Cycle terre a été confrontée à la difficulté de
capter les terres adéquates sur les chantiers. L?évacuation des dé-
blais se fait trop rapidement, souvent avant que les tests complé-
mentaires nécessaires pour identifier la compatibilité des déblais
avec les lignes de production de matériaux en terre crue ne soient
réalisés. En effet, le processus de sélection et de traçabilité de Cy-
cle terre s?appuie sur le processus actuel d?ECT. Les terrassiers en-
voient une demande d?acceptation préalable au gestionnaire du
site de réception des déblais pour s?assurer de la conformité entre
les terres excavées et les possibilités d?accueil du site. Les analyses
complémentaires de Cycle terre sont, pour l?instant, réalisées à ce
moment-là, c?est-à-dire dès que la demande d?acceptation préa-
lable est reçue. Cependant, la durée de réalisation des analyses
rend la captation du gisement difficile. Pour les maîtres d?ouvrage
et les conducteurs de chantier, la valorisation des terres n?est pas
un objectif primordial au regard de l?évacuation des déblais néces-
saire à la poursuite du projet urbain. La rapidité des mouvements
de terres sur les chantiers rend complexe et incertain l?accès aux
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
122 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
terres pour Cycle terre dont le processus de production demande
des caractérisations inhabituelles. La capacité de Cycle terre à ac-
céder aux déblais dans un contexte de flux tendus a représenté un
sujet d?interrogation pendant toute la durée du projet, et ce quel
que soit le site de production des déblais envisagé. Sur les chan-
tiers des gares de la Société du Grand Paris, qui constituaient les
chantiers d?approvisionnement initiaux, la question des cadences
des mouvements de terre était déjà posée: «On a un site qui pose
des gros soucis à pouvoir apporter des solutions directes à des
chantiers qui eux ont des cadences de terrassement importantes?
À l?échelle du chantier, ce qui est important c?est de pouvoir éva-
cuer les terres le plus rapidement possible et qu?elles puissent être
réceptionnées sur un exutoire» (Entretien avec le chef de projet
d?Antea, 2018). La modification des modes d?approvisionnement
de la fabrique avec l?intégration d?ECT dans le partenariat a laissé
de côté cette question avant qu?elle ne soit de nouveau évoquée
Aujourd?hui, cette question reste un des principaux points à conso-
lider lors du lancement de la production et pose la question de la
systématisation de la caractérisation des déblais pour un usage en
construction dans les études de sol. Cette systématisation semble
nécessaire à la pérennisation et à la diffusion du surcyclage des
terres excavées dans d?autres projets car elle permet de faire de
cette filière un exutoire systématiquement testé. Or, cette systé-
matisation interroge l?ensemble de la chaîne de circulation des
déblais du chantier de terrassement aux lieux de surcyclage. Les
maîtres d?ouvrage constituent le premier maillon de cette chaîne
via les études de sol qu?ils font réaliser avant le début des chantiers
afin de préparer les marchés de travaux. Aujourd?hui, ces analyses
caractérisent les terres dans la perspective de leur stockage ou de
leur valorisation en carrière mais pas en vue de leur valorisation
dans un autre chantier ou en tant que matériaux de construction.
Les analyses géotechniques complémentaires nécessaires à la ca-
ractérisation de la terre pour un usage en construction pourraient
être intégrées lors de ces études de sol. Cela contribuerait à iden-
tifier systématiquement et en amont des travaux de terrassement
les terres adaptées au recyclage mais nécessite une sensibilisation
des maîtres d?ouvrage à cette question. La Figure 22 présente la
| 123
chaîne de décision encadrant les mouvements de terre d?un chan-
tier de terrassement au site de réception des déblais. Ce schéma
pourrait s?appliquer pour d?autres sites de surcyclage des terres
dans une logique de diffusion horizontale de l?innovation.
Certaines maîtrises d?ouvrage publiques, comme la Ville de Paris,
commencent à intégrer la question des terres dans leurs marchés
publics et leurs cahiers des charges pour la réutilisation entre sites
en incitant, par exemple, à une caractérisation plus fine des terres.
Celle-ci a fait réaliser une étude de faisabilité et de définition opé-
rationnelle des terres excavées par le Bureau de recherches géolo-
giques et minières (BRGM) et l?Institut Paris Région en 2015. Elle
recommande entre autres de « systématiser une caractérisation
élargie des terres excavées afin de permettre en amont l?identifica-
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
La première option est
une analyse au moment
de la déclaration
préalable avec le risque
de ne pas aller assez
vite par rapport aux ca-
dences des mouvements
de terre.
La deuxième option
est une analyse dès les
études de sol avec le
défi de sensibiliser les
maîtrises d?ouvrage à la
question du recyclage
des terres.
Figure 22. Chaîne d?acteurs et traçabilité
Sources: entretiens et comités de pilotage de Cycle terre, 2019-2021
124 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
tion des potentiels de valorisation.» (Charvet, 2020). On pourrait
imaginer les mêmes recommandations pour le recyclage des dé-
blais en matériaux de construction. Cycle terre pourrait participer
à la sensibilisation des maîtres d?ouvrage aux enjeux du surcyclage
des terres.
Cette systématisation pose néanmoins des questions. Le surcy-
clage des terres excavées pourrait partiellement déstabiliser le
modèle économique sur lequel repose les entreprises de stockage
et de valorisation volume des déblais. Le développement d?une fi-
lière de surcyclage des terres excavées pourrait conduire à la créa-
tion d?un nouveau marché sur les limons de plateau. Aujourd?hui,
les limons de plateau sont dirigés vers des filières de stockage ou
de valorisation volume dont le financement repose sur le coût payé
par les terrassiers. La création d?une filière de surcyclage risque
de transformer cette matière en ressource aux yeux des terrassiers
qui pourraient demander à être payés pour livrer cette matière
plutôt que payer pour s?en débarrasser81. Cette situation s?observe
déjà pour certaines matières qui ont une forte valeur économique
et sont vendues par les terrassiers pour des utilisations en tra-
vaux publics (Mongeard, 2018). Ce marché pourrait déstabiliser
le modèle économique de la fabrique Cycle terre qui repose sur le
coût d?acceptation des terres excavées et donc sur le fait qu?elles
sont traitées comme un déchet. Le modèle économique de la fa-
brique s?inspire en fait de celui des filières existantes de stockage
et de valorisation volume. On observe donc une tension entre la
systématisation de cette filière, c?est-à-dire sa montée en échelle
au sens d?une plus grande quantité de déblais surcyclés, et le mo-
dèle économique développé pour la fabrique qui repose sur le fait
d?être payé pour récupérer les déblais. Ce risque illustre les diffi-
cultés posées par la diffusion verticale de l?innovation: la montée
en échelle peut induire de modifier certains principes sur lesquels
repose l?expérimentation.
81 Carnet de terrain ? Comité de pilotage du 9 septembre 2021.
| 125
Encadré juridique : le statut de déchet des
terres dans le cadre de Cycle terre
Les terres excavées prennent le statut de déchet dès qu?elles
sortent du périmètre du chantier d?excavation.
- Ainsi, les terres qui entrent dans le centre de tri et de prépa-
ration géré par ECT sur le site de Placoplâtre à Vaujours ont le
statut de déchet. Les opérations de tri, criblage et séchage ne
permettent pas aux terres de perdre ce statut.
- Elles entrent donc dans la fabrique avec le statut de déchet.
La fabrique a fait l?objet d?une déclaration au titre de la ru-
brique 2515 des ICPE (installations de broyage) permettant de
disposer d?une sortie implicite du statut de déchet pour les
produits élaborés à partir des terres excavées, qui en consti-
tuent la matière première. Les matériaux de construction qui
sortent de la fabrique ont donc le statut de produit. On peut
noter qu?à la différence d?une sortie explicite du statut de dé-
chet, les terres excavées gardent leur statut de déchet. C?est
bien le produit qui résulte des différentes lignes de production
qui perd ce statut.
La sortie implicite du statut de déchet est reconnue et expli-
citée par l?avis aux exploitants d?installations de traitement
de déchets et aux exploitants d?installations de production
utilisant des déchets en substitution de matières premières
du 13 janvier 2016 (NOR: DEVP1600319V). Il s?agit d?une in-
terprétation de la règlementation européenne REACH. Cet
avis précise que les produits fabriqués dans des installations
de production qui utilisent des déchets comme matières pre-
mières n?ont pas le statut de déchet. Les installations de pro-
duction sont définies comme: « les installations inscrites à la
nomenclature des ICPE (?) et dont l?intitulé comprend les
termes exacts «production de?», «fabrication de?», «prépa-
ration de?», «élaboration de?» ou «transformation de?».»
Par ailleurs, les terres acceptées par le processus de produc-
tion de Cycle terre combinent deux critères. Le premier critère
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
126 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
est environnemental : ce sont des terres naturelles, c?est-à-
dire qu?elles n?ont pas été remaniées, elles ne proviennent pas
de remblais et ne proviennent pas de sites ayant été soumis à
des pollutions anthropiques. Les terres sont dites naturelles
sans réalisation d?analyse chimique, à la différence de la ca-
ractérisation comme terre inerte. Les deux caractéristiques
(terres non remaniées et non issues de sites et sols pollués)
garantissent que les terres ne contiennent pas de pollutions
anthropiques. La qualification de terres naturelles ne remet
pas en question la qualification de déchet. Les terres peuvent
être naturelles et avoir le statut de déchet, ce qui est le cas pour
Cycle terre. Le deuxième critère est géotechnique: les terres
doivent être issues de la formation géologique des limons de
plateau, compatible avec un usage en architecture.
La participation de Cycle terre à la structuration d?une filière de
construction en terre crue
L?expérimentation Cycle terre a également des effets sur le régime
de la construction via sa contribution à la création d?une filière de
terre crue en France et en Île-de-France. Cycle terre produit des
connaissances, des certifications et des outils de formation au ser-
vice de la filière de terre crue. L?expérimentation entend participer
à la diffusion de l?usage de ce type de matériaux au sein de la pro-
duction immobilière et architecturale. Les effets de transforma-
tion observés sont balbutiants mais témoignent d?une combinai-
son de formes de diffusion verticale et horizontale de l?innovation,
selon la terminologie proposée par Wirth et al. (2019).
Diffuser l?architecture de terre au sein des chantiers fran-
ciliens de construction et de réhabilitation
La certification des matériaux est le premier apport de Cycle terre
à la structuration d?une filière de terre crue. Le Centre scientifique
et technique du bâtiment a délivré trois appréciations techniques
expérimentales (Atex) de type A aux matériaux produits par Cy-
cle terre. Il s?agit d?un changement important pour la filière car,
jusqu?à présent, les Atex obtenues pour la construction en terre
| 127
crue étaient principalement de type B, à l?exception de l?Atex pour
le bloc de terre comprimé de Mayotte. Alors que les Atex de type B
sont valables pour un chantier particulier, les Atex de type A sont
valables pour des domaines d?emploi et des systèmes constructifs.
Elles peuvent donc être utilisées pour l?ensemble des chantiers
qui ont recours aux matériaux certifiés, en l?occurrence ceux is-
sus de Cycle terre. Les maîtres d?ouvrage n?ont ainsi plus besoin
de procéder à de nouvelles certifications pour chaque nouveau
chantier. Il suffit de montrer que l?usage proposé correspond bien
à ceux prescrits dans les Atex de type A. Par ailleurs, les Atex de
Cycle terre prennent en compte la variabilité des sources de terre
possibles dans la fabrication des matériaux. Ainsi, seuls des tests
basiques concernant les déblais seront nécessaires si les sources
d?approvisionnement en terre changent82. Ces Atex sont donc
déterminants pour la commercialisation des matériaux produits
par Cycle terre auprès des maîtres d?ouvrage qui sont souvent ré-
ticents à introduire de la terre crue vis-à-vis des assurances. Enfin,
ces Atex valables pour deux ans sont en accès libre. Ils peuvent
donc être utilisés par l?ensemble des producteurs, maîtres d?oeuvre
et maîtres d?ouvrage hors du cadre de Cycle terre pour obtenir
d?autres Atex. Les connaissances et certifications sont ainsi pro-
duites dans la perspective d?une duplication de la fabrique dans
d?autres contextes territoriaux. On retrouve ici la volonté de diffu-
sion horizontale, d?un lieu à un autre, promue par le partenariat
Cycle terre.
La réalisation de fiches de déclaration environnementale et sa-
nitaire vise également à faciliter la commercialisation des pro-
duits en terre crue. Elles contiennent des informations concer-
nant l?empreinte environnementale des produits et leurs effets
sur la santé. Les fabricants de matériaux n?ont pas l?obligation de
réaliser ces fiches mais ils ont tendance à le faire dans la mesure
où celles-ci sont obligatoires pour les constructeurs. Ainsi, elles
82 Comité de pilotage du 21 octobre 2021. La certification des produits par le CSTB
coûte plusieurs dizaines de milliers d?euros. A ces dépenses, s?ajoutent les diffé-
rentes démarches préliminaires (recherche, tests, etc.). La certification constitue
donc une démarche coûteuse.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
128 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
contribuent fortement à légitimer les produits auprès des acteurs
de la construction. Les fiches ont été co-produites par Cycle terre
et Briques Technic Concept, un fabricant de blocs comprimés en
terre crue de la région toulousaine. On voit ainsi que Cycle terre
tisse des liens avec un réseau d?acteurs et participe à une mise en
commun des ressources économiques et techniques dont dis-
posent différents acteurs de la filière. La réalisation de fiches de
déclaration environnementale et sanitaire est onéreuse car il faut
réaliser des calculs spécifiques aux matériaux produits. Peu de
fabricants ou de maîtres d?oeuvre dans le champ de la terre crue
peuvent les faire réaliser, ce qui pénalisent leurs matériaux face
aux matériaux plus conventionnels. En effet, les fiches existantes
étaient, jusqu?à présent, très défavorables à la terre crue car elles
prenaient des valeurs standards qui ne rendent pas compte de la
réalité de la fabrication. Par exemple, les distances entre les res-
sources et les sites de production, paramètre important pour le
calcul de l?empreinte carbone des matériaux, étaient de 500 kilo-
mètres. Dans les fiches co-produites par Briques Technic Concept
et Cycle terre, elles sont de 80 kilomètres, ce qui est plus proche
de la réalité de l?approvisionnement dans la mesure où celui-ci se
fait dans un périmètre restreint. Le bénéfice de ces fiches revient
bien sûr aux deux entreprises qui les ont produites mais aussi à la
filière dans son ensemble car elles participent à changer l?image
de la terre crue auprès des promoteurs.
Enfin, Cycle terre a réalisé des actions de formation auprès d?ac-
teurs intervenant à différents maillons de la chaîne de la construc-
tion, des ouvriers aux architectes. Des modules de formation
pérennes ont été mis en place avec le Centre de Formation des
Apprentis BTP de Noisy-le-Grand. Des projets de formation aux
échelles intercommunales (Paris Terre d?Envol), départementales
et régionales sont en cours de constitution83. Ces différents élé-
ments participent à faire connaître et à légitimer symboliquement
et techniquement les matériaux en terre crue au-delà de l?expéri-
mentation Cycle terre. Pour reprendre les termes de Wirth et al.
(2019), Cycle terre participe donc à une diffusion horizontale des
83 Carnet de terrain ? Comité de pilotage du 21 octobre 2021.
| 129
matériaux en terre crue. Les outils de connaissance, de certifica-
tion et de formation permettent à un nombre croissant de maîtres
d?ouvrage d?avoir recours aux matériaux produits par Cycle terre
et de ne pas limiter leur utilisation aux promoteurs et aménageurs
présents dans le partenariat. Au-delà des produits Cycle terre,
l?expérimentation vise à faciliter la production et la commercia-
lisation de matériaux en terre crue par d?autres entreprises et ter-
ritoires. Une visée de montée en échelle, ou diffusion verticale,
transparaît également: la certification et la formation permettent
en effet d?inciter et de faciliter l?utilisation des matériaux en terre
crue par des maîtres d?ouvrage de grande taille sur des chantiers
d?envergure.
L?expérimentation a des effets sur les acteurs économiques de la
filière, comme la mise en réseau pour produire des ressources et
outils bénéfiques à l?ensemble de la filière et la diffusion de l?usage
du matériau, mais aussi sur les acteurs publics qui la régulent. Cy-
cle terre participe à structurer une politique publique des terres
en Île-de-France, celle-ci pouvant devenir un levier de diffusion
verticale et horizontale du recyclage des déblais en matériaux de
construction. La stratégie régionale d?économie circulaire élabo-
rée en 2020 prévoit le lancement d?un appel à projet autour de
nouvelles filières de réemploi et recyclage des déchets du BTP
qui mentionne explicitement la terre crue. Cycle terre apparaît
comme exemple des initiatives franciliennes dans le domaine, té-
moignant du rôle de ce projet dans la mise à l?agenda régional de
la question des terres.
Le positionnement de Cycle terre au sein du champ profes-
sionnel de la terre crue
Cependant, la participation de Cycle terre à la structuration de la
filière ne va pas de soi au sein du milieu professionnel de la terre
crue qui est déjà organisé autour de plusieurs réseaux nationaux.
Victor Villain a mis en évidence la structuration du champ autour
de deux associations des professionnels de la terre crue qui ras-
semblent quasiment l?intégralité du secteur mais défendent des
visions différentes de la construction: Asterre et Ecobâtir. Asterre,
association nationale des professionnels de la terre crue, a été
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
130 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
fondée en 2006 pour fédérer le secteur et développer l?usage de la
terre crue dans la construction, notamment par l?établissement de
règles professionnelles. Ecobâtir regroupe des artisans et profes-
sionnels de la construction dont des artisans de la terre crue qui
défendent une vision non industrielle et non standardisée de la
construction. Ils voient dans l?établissement de règles profession-
nelles le risque d?une standardisation de la profession et d?une
réduction du champ des possibles des usages et des techniques
au profit des fabricants de matériaux et aux dépends des artisans.
Ecobâtir regroupe en effet des professionnels-artisans qui maî-
trisent la construction en terre de la ressource locale à la mise en
oeuvre sur le chantier et qui perçoivent le développement d?opé-
rateurs intermédiaires, tels les fabricants de matériaux, comme
un risque d?industrialisation de la filière et de dépossession d?une
partie de leur savoir-faire (Villain, 2020). Or, Cycle terre constitue
précisément la création d?un intermédiaire qui expérimente une
mécanisation de la production pour adapter le matériau à l?éco-
nomie urbaine et massifier son usage.
De plus, les experts terre du partenariat sont positionnés et iden-
tifiés au sein du champ professionnel de la terre crue autour d?As-
terre dont Amàco et CRAterre sont membres. Cette posture fait
l?objet de critiques, parfois virulentes, au sein du champ profes-
sionnel de la terre crue. Les critiques mettent en cause la partici-
pation de Cycle terre aux projets du Grand Paris et voient dans le
recyclage proposé une impasse écologiquecar les fondements des
destructions environnementales ne sont pas remis en question.
Plutôt que de dénoncer les effets environnementaux du Grand Pa-
ris tels que la production de déchets et la destruction de la biodi-
versité, Cycle terre les transforme en marchandise84. Ces critiques
rappellent les critiques générales émises envers l?économie cir-
culaire, perçue comme un verdissement du capitalisme. Un autre
point de tension au sein du champ professionnel de la terre crue
84 Deux articles publiés dans des revues à la croisée des mondes universitaires
et militants se font l?écho de ces critiques : Aldo Poste, «Le retour à la terre des
bétonneurs », Terrestres, 2 novembre 2020 [En ligne] et Sans Auteur, « Quel par-
ti voulons-nous construire ? Destituer les architectes», Lundimatin #288, 17 mai
2021 [En ligne].
| 131
concerne la stabilisation des matériaux, c?est-à-dire l?ajout de ci-
ment, ce qui permet d?utiliser la terre en extérieur sans protection
à l?eau mais remet en question la réversibilité85 du matériau. Les
positions des partenaires vis-à-vis de la stabilisation ne sont pas
parfaitement alignées, certains s?opposant fermement à la stabili-
sation car cela modifie le sens du matériau quand d?autres ne s?y
opposent pas catégoriquement tant que les analyses de cycle de
vie restent intéressantes86. Le pacte d?associés de la société coopé-
rative (SCIC) Cycle terre fait explicitement référence à la «réversi-
bilitéde la construction», ce qui limite le recours à la stabilisation.
Lors de l?inauguration de la fabrique à Sevran en 2021, Paul-Em-
manuel Loiret, président de la société coopérative, a insisté sur
l?absence de stabilisation des matériaux, rappelant qu?il s?agit de
la condition pour la circularité de la matière. Le positionnement
de Cycle terre au sein du champ professionnel de la terre crue est
donc complexe et conflictuel sur certains enjeux.
La création de la société d?exploitation (SCIC) a été l?occasion
pour le partenariat d?interroger et de préciser son positionnement
au sein du milieu professionnel de la terre crue. Il s?agit pour Cy-
cle terre de faire bénéficier les fonds européens à la structuration
de la filière sans se substituer aux réseaux existants. L?ambition
de participer à la filière se retrouve dans les objectifs de la SCIC
qui incluent: «la réalisation ou la participation à des actions de
sensibilisation, formation, de recherche et développement, de
conseil et d?accompagnement de l?ensemble des acteurs de cette
filière et la participation au développement de la filière terre crue
en Île-de-France, en France et à l?international» (SCIC Cycle terre,
2020, p.5).Cependant, la SCIC entend jouer un rôle actif dans la
formation, la recherche et développement et la fédération des ac-
teurs de la terre non pas de toute la filière terre crue mais autour
de deux spécificités: la construction en terre à partir de déblais et
85 La réversibilité désigne la possibilité de transformer les matériaux en terre
inerte lors de la déconstruction des bâtiments. L?ajout de ciment modifie la struc-
ture physico-chimique des terres, remettant en question ce «retour à la terre».
86 Entretiens avec un associé de Joly&Loiret (21 janvier 2019), le directeur scienti-
fique et un chargé de projet d?Amàco (15 novembre 2018 et 13 juillet 2018).
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
132 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
l?adaptation de la terre crue à l?économie de la construction mé-
tropolitaine. Ce positionnement répond en partie aux critiques
concernant le caractère hégémonique de Cycle terre. Alors que
Cycle terre est une expérimentation de petite envergure quand on
la compare aux volumes de déblais générés dans le Grand Paris,
c?est une initiative de plus grande taille au sein du secteur de la
terre crue. En revanche, elle maintient des désaccords assez forts
avec une partie du secteur de la terre crue qui défend une vision
de la construction en terre fondamentalement incompatible avec
l?économie métropolitaine.
Le champ de la construction en terre crue demeure instable car en
cours de constitution. Le projet national Terre, en cours de mon-
tage depuis 2020, pourrait contribuer à modifier la structuration
du champ. Porté par la direction de la Recherche et de l?Innovation
du ministère de la Transition Écologique et Solidaire et la Confé-
dération des Constructeurs de Terre Crue87 (CCTC), ce projet de
recherche national dans le domaine de la construction en terre
rassemble l?ensemble des acteurs du secteur professionnel afin
de produire des recherches et des livrables opérationnels visant à
améliorer l?assurabilité des constructions en terre. Les modalités
de contribution de la SCIC à ce projet n?ont pas encore été défi-
nies. Le positionnement des acteurs émergents autour de la terre
crue en Île-de-France par rapport à Cycle terre sera un des élé-
ments à suivre après le lancement de la fabrique. Dans le contexte
actuel, Cycle terre participe à une recomposition du champ pro-
fessionnel de la terre crue via la création d?un nouvel acteur doté
d?une forte visibilité. La vision du devenir de la filière défendue
par Cycle terre rencontre des oppositions de la part d?acteurs qui
défendent une vision davantage artisanale de la construction en
terre crue. L?émergence de Cycle terre modifie la distribution ac-
tuelle des pouvoirs au sein de ce champ professionnel.
87 Cette confédération a été créée en 2019 à la suite de l?élaboration des guides de
bonnes pratiques pour la construction en terre. Elle est considérée par le ministère
comme l?instance représentative du secteur de la construction en terre.
| 133
Conclusion
Le projet Cycle terre expérimente une nouvelle filière de valorisa-
tion des terres excavées et explore des transformations possibles
du métabolisme des matériaux de chantier en Île-de-France. Il
va dans le sens d?un bouclage plus intense de matière fondé sur
la substitution du béton de terre au béton-ciment et la limitation
du stockage des déblais. Cycle terre expérimente également une
échelle de gouvernance infrarégionale alors que la gestion ac-
tuelle des déblais est principalement régionale. Elle vise un rap-
prochement entre espaces de production des déblais (chantiers
de terrassement) et espaces de gestion de ces matières (chantiers
de construction et de réhabilitation). Comme le montre la mise
en oeuvre concrète de la fabrique, ce rapprochement n?est pas
nécessairement synonyme de symbiose et peut s?appuyer sur des
mouvements de terre mais dans des périmètres restreints afin de
limiter l?empreinte environnementale des matériaux produits. Le
projet expérimente également une modalité de gouvernance coo-
pérative impliquant les autorités urbaines, contribuant ainsi à la
publicisation de la gestion des déblais aujourd?hui principalement
régulés par les entreprises de travaux publics. En ce sens, il parti-
cipe à l?émergence d?une politique des terres en Île-de-France. La
question de la pérennisation puis de la diffusion du surcyclage des
déblais en matériaux pour l?architecture de terre crue est ouverte.
Le développement de cette pratique de valorisation s?appuie sur
des recompositions des régimes sociotechniques de gestion des
déblais et de production immobilière dont certaines semblent en-
clenchées mais d?autres demeurent encore incertaines.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
CONCLUSION
| 135
L?analyse du régime sociotechnique existant de gestion des terres
a mis en évidence une mise en tension des équilibres socio-éco-
logiques sur lesquels il repose. Le tarissement des débouchés
historiques et la poursuite voire l?accélération des excavations
conduisent à la recherche de nouveaux débouchés pour les dé-
blais. La valorisation des terres excavées dans le cycle de la
construction, en particulier comme ressource pour l?architecture
de terre crue, constitue une voie de bouclage du métabolisme de
la construction. Celui-ci est aujourd?hui caractérisé par de nom-
breuses pratiques de valorisation mais également de fortes extrac-
tions de matière. La valorisation des terres excavées en matériaux
pouvant partiellement se substituer au béton de ciment pourrait
permettre de limiter les extractions de matière première. Cycle
terre explore cette voie, qui induit des recompositions du régime
de gestion des déblais en place. L?analyse des évolutions du dispo-
sitif de surcyclage expérimenté par Cycle terre permet d?identifier
des défis structurels et des recompositions sociotechniques de
portée plus générale.
Les apprentissages tirés de l?expérimentation Cycle terre:
diffusion, hybridation, mutualisation
L?expérimentation Cycle terre visait à démontrer la faisabilité et
la viabilité d?un dispositif local de surcyclage des déblais en ma-
tériaux en terre crue. Le dispositif sociotechnique expérimenté
a été modifié au cours de sa mise en oeuvre. Par conséquent, la
démonstration et donc la portée générale permise par cette expé-
rimentation s?en est trouvée modifiée. Le projet est passé d?une fa-
brique synergique, c?est-à-dire une fabrique intégrée permettant
une symbiose urbaine entre un chantier producteur de déblais et
un chantier récepteur à proximité, à une fabrique en réseau cou-
plée au système existant de gestion des déblais et à des chantiers
multi-situés. Les facteurs ayant conduit à ces évolutions corres-
pondent à trois des principaux axes d?innovation expérimenté par
Cycle terre:production en ville, gouvernance locale et relocalisa-
tion de la production, circularité.
136 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Premièrement, l?inscription spatiale de la fabrique a été confron-
tée à la difficulté d?intégrer des activités productives dans une
zone dense et à réserver de grands espaces fonciers pour des
activités faiblement rémunératrices comme le stockage. Cela a
conduit à la relocalisation de la fabrique sur un foncier pérenne
au sein d?une zone d?activités et, par conséquent, à la délocali-
sation du site de stockage et de préparation des déblais dans un
site existant de gestion des déblais. Deuxièmement, le modèle de
développement territorial et l?échelle intermédiaire entre indus-
trie et artisanat a conduit à la création d?une société coopérative
intégrant des acteurs positionnés à différents maillons de la fi-
lière. Troisièmement, la circularité, c?est-à-dire le surcyclage des
déblais, implique une modification de l?approvisionnement en
terre qui se fait à partir de plusieurs gisements et pas d?un gise-
ment unique comme dans le cas d?une carrière ou dans le projet
initial de symbiose avec le chantier du Grand Paris Express. Ceci
a conduit au partenariat avec une entreprise spécialisée dans la
gestion des déblais.
Les facteurs d?évolution rencontrés par le projet Cycle terre
croisent des dimensions structurelles, comme la faible rentabi-
lité et acceptabilité des activités productives dans la ville dense,
et conjoncturelles, comme le décalage des calendriers de chan-
tier. Ce dernier facteur conjoncturel a néanmoins une dimension
structurelle puisque les calendriers de chantier sont toujours
soumis à évolution et, surtout, puisque la concordance tempo-
relle entre chantiers producteurs et récepteurs est une condition
nécessaire à la réalisation de la synergie. Au-delà du projet Cycle
terre lui-même, ces évolutions constituent des apprentissages
pour le développement futur du surcyclage des déblais en maté-
riaux de construction. Le tableau ci-dessous synthétise ces diffé-
rentes évolutions et leurs effets.
| 137Conclusion
Figure 23. Synthèse des apprentissages de Cycle terre pour la
gouvernance du surcyclage des déblais en matériaux de construction
138 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Plusieurs scénarii de développement peuvent être imaginés. Ils
croisent plusieurs variables: mobilité ou fixité des fabriques d?une
part, et hybridation avec les acteurs existants du régime de ges-
tion des déblais ou indépendance par rapport à ces acteurs d?autre
part. On peut imaginer:
La diffusion du modèle de la fabrique symbiotique
Le modèle symbiotique initialement envisagé par Cycle terre n?a
pas abouti dans le cadre de l?expérimentation mais on pourrait
imaginer qu?il parvienne à être mis en oeuvre dans d?autres es-
paces francilienset à d?autres échelles. En particulier, il peut être
adapté à de grands chantiers de renouvellement urbain moins
contraints que les chantiers diffus et qui peuvent accueillir des
lignes de production mobiles de plus petite taille. Ce scénario rap-
pelle l?idéal-type de la translation, ou diffusion horizontale (Wirth
et al., 2019). Le modèle symbiotique permet d?éviter les ruptures
de charge et de limiter les transports au sein du processus de pro-
duction, principal émetteur de gaz à effet de serre dans le cas de
la terre crue.
La réplication et la mutualisation des fabriques en réseau
Le modèle de la fabrique en réseau répondrait partiellement à
certaines contraintes structurelles en Île-de-France pour le dé-
veloppement d?activités de surcyclage des déblais, notamment la
recherche de foncier et la cohabitation entre activités productives,
résidentielles et récréatives. En effet, il peut s?appuyer sur du fon-
cier déjà orienté vers la production. Ce modèle permet également
d?assurer un approvisionnement constant de la fabrique en s?ap-
puyant sur le réseau de terrassiers avec lesquels travaille l?entre-
prise de gestion des déblais. On pourrait envisager la mutualisa-
tion de centre de tri et de préparation entre plusieurs fabriques.
Ces sites pourraient être indépendants du circuit actuel de stoc-
kage et de réemploi des déblais ou bien adossés à celui-ci, comme
le centre de tri et de préparation de Cycle terre à Vaujours. Dans ce
dernier cas, la mutualisation semble néanmoins difficile à mettre
en place car le site est temporaire et risque d?être rapidement sa-
| 139Conclusion
turé88. Enfin, ce fonctionnement conduit à davantage de transport
des matières, ce qui émet des gaz à effet de serre et génère des
coûts supplémentaires. Dans ce scénario, l?identification et la
préparation des déblais pour la production de matériaux en terre
crue devient une pratique des acteurs régionaux de la gestion des
terres excavées, de la construction et du terrassement. Il se rap-
proche donc davantage de l?idéal-type de l?intégration locale, ou
«embedding», à l?échelle régionale (Wirth et al., 2019).
Le développement de fabriques intégrées en réseau
Des fabriques pérennes associant le centre de tri et de préparation
et les lignes de production pourraient également être installées
dans d?anciennes friches industrielles où les enjeux de cohabita-
tion avec des fonctions résidentielles sont moins forts. Cela per-
mettrait de pérenniser les activités de tri et de préparation et de
les coupler avec, par exemple, des sources d?énergie secondaire
comme la récupération de la chaleur fatale issue des data cen-
ters89. On voit donc que cette organisation en réseau pourrait se
combiner à des logiques symbiotiques portant sur d?autres res-
sources urbaines, comme la chaleur fatale. Plusieurs data centers
sont installés en Seine-Saint-Denis, dans la partie centrale de la
métropole et, par conséquent, à proximité des grands chantiers
d?excavation (Lopez et Diguet, 2019). Ce scénario combine diffu-
sion verticale et horizontale car il s?agirait à la fois de multiplier le
nombre de fabriques et de mettre en oeuvre des fabriques de taille
plus importante.
Ces trois modalités de diffusion du surcyclage sont chacune adap-
tées à certains types de chantiers d?une part et à certains sites
d?accueil de l?outil de production d?autre part. On pourrait donc
imaginer une coexistence de ces trois modalités au sein de la ré-
gion francilienne selon les caractéristiques socio-matérielles des
88 Actuellement, la capacité de stockage pour les déblais dédiés à Cycle terre est
limitée à 6000 tonnes.
89 Cette idée a été soumise par un représentant d?Antea au cours d?une réunion
des partenaires Cycle terre invitant à un retour réflexif sur la conduite du projet et
intitulée «Et si c?était à refaire» (Carnet de terrain, 21 mai 2021).
140 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
chantiers et des sites pouvant accueillir des activités productives.
Ces scénarios regardent les trajectoires possibles de la fabrique au
regard des différentes recompositions du système sociotechnique
de gestion des déblais. Nous avons montré qu?on observe davan-
tage de complémentarités que de concurrence entre les filières
existantes de valorisation et cette filière émergente. Or, le devenir
du surcyclage des déblais en matériaux de construction en terre
crue dépend également du système sociotechnique de produc-
tion des matériaux. Celui-ci est caractérisé par une concurrence
faible mais potentiellement croissante entre fabricants de maté-
riaux conventionnels qui commencent à mettre en oeuvre des ma-
tériaux en terre crue, comme Alkern et Saint-Gobain, et nouveaux
fabricants. On peut imaginer une absorption progressive des in-
novations expérimentées par Cycle terre par les acteurs du régime
conventionnel et une transformation progressive du régime de
production des matériaux. L?étape actuelle semble être celle d?un
foisonnement des initiatives, ce qui se retrouve d?ailleurs dans les
outils institutionnels de pilotage des transitions qui ne ciblent pas
une stratégie unique. Par exemple, Cycle terre est soutenu par les
ministères de la Cohésion territoriale et de l?écologie via le dispo-
sitif DIVD et par l?Union Européenne via l?appel Actions Innova-
trices Urbaines. En revanche, la Caisse des dépôts et consignations
a décidé de ne pas entrer au capital de la SCIC Cycle terre alors
qu?elle soutient le développement de blocs de terre crue par Alk-
ern dans le cadre de l?appel à projet Territoires d?innovation. Une
association d?acteurs économiques et d?aménageurs franciliens a
été lauréate autour d?un projet appelé «Construire au futur, habi-
ter le futur». L?économie circulaire dans la construction constitue
un des trois axes de ce projet. Différentes visions du devenir in-
dustriel de la région co-existent donc et peuvent entrer en concur-
rence sur certains secteurs. La thèse en cours de Jean Goizauskas,
provisoirement intitulée Bâtir en terre crue et en pierre sèche: une
innovation de rupture? Expérimentations sociotechniques autour
de pratiques constructives en voie de stabilisation, permettra de
documenter le développement du matériau terre crue et sa mise
en politique.
| 141Conclusion
La flexibilité des dispositifs sociotechniques de surcyclage des ma-
tières secondaires
L?analyse du projet Cycle terre conduit à des réflexions d?ordre
plus général portant sur la conception et l?aménagement de dis-
positifs sociotechniques participant à une plus grande circularité
des métabolismes. La symbiose est une des figures couramment
évoquées par la grammaire de l?économie circulaire. Or, l?idée
d?un échange de matière directe entre chantiers producteurs de
déchets et chantiers consommateurs de ressources a été remise
en question. De même, la très grande proximité spatiale envisagée
a été reconsidérée du fait de l?existence d?étapes intermédiaires de
tri, de stockage et de transformation. Ces éléments observés dans
le cas de Cycle terre l?ont également été dans d?autres initiatives
étudiées dans le cadre de ma thèse dans les régions bruxelloise et
francilienne (Bastin, 2022).
La remise en question des symbioses combine deux phénomènes.
Premièrement, les expérimentations étudiées s?appuient sur les
acteurs des régimes existants, leurs ressources financières, fon-
cières et leur expertise. Plutôt que des symbioses à la marge des
réseaux existants, on observe des configurations qui articulent
nouveaux circuits et réseaux existants dans des systèmes com-
posites. Deuxièmement, les symbioses, souvent initiées à des
échelles ultra-locales, intègrent des espaces plus lointains pour
fonctionner. C?est le cas de la fabrique Cycle terre qui s?appuie sur
un site de remblaiement de carrière pour installer son activité de
stockage, de tri et de préparation des terres. Le temps est l?autre
élément majeur qui conduit à questionner la symbiose comme
modalité principale d?organisation de la circularité. L?échange de
matière est fortement dépendant des calendriers des chantiers
fournisseurs et récepteurs et, par conséquent, fortement soumis
aux aléas. La planification de tels échanges est donc complexe et
incertaine. Des temps et des espaces de stockage s?avèrent très
souvent nécessaires. Même si la symbiose ne disparaît pas tota-
lement (certains acteurs se spécialisent d?ailleurs dans l?identi-
fication et l?organisation d?échanges de matières entre chantiers
via des usages numériques), elle s?appuie souvent sur des étapes
intermédiaires.
142 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Des dispositifs sociotechniques flexibles se développent pour
s?adapter à la variabilité qualitative et géographique des matières
issues des chantiers, qu?il s?agisse des déblais, des gravats ou des
matériaux du second oeuvre. Les ressources présentes dans le
cadre bâti varient dans le temps et dans l?espace. Elles dépendent
des caractéristiques du stock, c?est-à-dire des différentes tech-
niques de conception selon les époques de construction et du
vieillissement du bâtiment sur le temps long, des choix d?aména-
gement réalisés et des techniques de transformation du bâti mises
en oeuvre sur les chantiers. Les dispositifs sociotechniques s?ap-
puyant sur la réutilisation des éléments présents dans le cadre bâti
reposent donc sur la mobilisation de ressources hétérogènes dans
le temps et dans l?espace. S?inspirant des travaux de Labussière et
Nadaï (2018) sur les énergies renouvelables, on peut qualifier ces
matières «d?espaces de ressources» plutôt que de gisement. Cette
expression souligne le processus de construction des matières is-
sues des chantiers comme des ressources d?une part et le carac-
tère structurellement variable dans le temps de ces ressources
dont la disponibilité et les caractéristiques dépendent de proces-
sus sociopolitiques. Cela pose d?importants défis pour la concep-
tiondes dispositifs de valorisation : comment adapter les lignes de
production et les opérations de transformation à la variabilité des
matières issues des transformations du cadre bâti?
L?analyse de Cycle terre et les différents scénarios envisagés
conduisent à distinguer deux types de dispositifs qui illustrent
chacun des stratégies possibles d?opérationnalisation de la circu-
larité. Un premier qui s?appuie sur des infrastructures fixes, c?est-
à-dire installées de manière pérenne au sein de sites dédiés aux
activités de transformation des matériaux de chantier, mais qui re-
pose sur un espace d?approvisionnement variable dans le temps et
dans l?espace, ce qui implique une flexibilité des outils de produc-
tion. Un deuxième qui s?appuie sur des infrastructures mobiles et
temporaires. Celles-ci sont installées au sein de grands chantiers
ou dans des friches en attente de transformation et développent
des activités de stockage et de valorisation temporaires. Alors que
la généralisation du premier dispositif risque de conduire à un
éloignement spatial entre sites d?extraction des matières secon-
| 143Conclusion
daires et sites de consommation de ces ressources, le second dis-
positif risque de confiner les activités de transformation du méta-
bolisme à la marge du régime en ne lui attribuant que des fonciers
non pérennes. En revanche, cette flexibilité spatio-temporelle
peut permettre une plus grande proximité voire des symbioses
entre sites de production et sites de consommation des déchets de
chantier transformés. Les formes prises par les infrastructures de
réemploi, réutilisation, recyclage et surcyclage qui ont commencé
à se déployer ou qui sont en projet en Île-de-France et ailleurs per-
mettront d?évaluer la robustesse technique, économique et écolo-
gique de ces dispositifs dans les années à venir.
et
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| 151
Table des figures
Figure 1. Localisation des ISDI et des principales carrières
autorisées au remblayage en 2015 22
Figure 2. Évolution des formes de valorisation volume
(ISDI et permis d?aménager) entre 2008 et 2021 24/25
Figure 3. Exemples d?aménagements en volume franciliens 28
Figure 4. Ressources échangées au sein de la coalition 32
Figure 5. Évolution des types de foncier recevant des
remblais (ISDI et permis d?aménager) entre 2008 et 2021 34
Figure 6. Localisation du Parc du Papillon de la Prée à
Claye-Souilly 36
Figure 7. Présentation de l?aménagement du Parc du Papillon
de la Prée par ECT 37
Figure 8. Le projet de la Colline de Gibraltar 38
Figure 9. Merlon acoustique et extension du front
d?urbanisation à Vémars 39
Figure 10. Programme du colloque «Les IVDI pour
valoriser les terres inertes : réalité ou utopie ? » 45
Figure 11. Objectifs de recyclage des déblais envisagés
par le PRPGD 71
Figure 12. Localisation de la commune de Sevran au sein
de la Métropole du Grand Paris 80
Figure 13. Périmètre de la ZAC Sevran Terre d?Avenir,
orientations d?aménagement et chantiers du Grand Paris
Express 81
Figure 14. Exposition « Terres de Paris. De la matière
au matériau » au Pavillon de l?Arsenal (2016-2017) 84
Table des figures
152 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Figure 15. Tour de logements en terre crue et restructuration
de l?ancienne gare Masséna en marché couvert, Concours inter-
national Réinventer Paris, 2015. Projet finaliste 2e Prix, Agence
Joly & Loiret. 85
Figure 16. Les partenaires Cycle terre en 2018 et leur
positionnement par rapport au circuit des terres excavées 87
Figure 17. Liste des sociétaires de la SCIC en juillet 2021 97
Figure 18. Circulation des camions de terre selon les scénarii
d?approvisionnement de la fabrique en 2018 105
Figure 19. Comparaison des localisations et des surfaces
du site de la Marine et du site BEMA. 110
Figure 20. Caractéristiques des réseaux durs et mous 113
Figure 21. Les trois configurations explorées par la fabrique
Cycle terre 115
Figure 22. Chaîne d?acteurs et traçabilité 123
Figure 23. Synthèse des apprentissages de Cycle terre pour
la gouvernance du surcyclage des déblais en matériaux de
construction 115
| 153
Liste des sigles
Atex : Appréciation technique d?expérimentation
BRGM : Bureau de recherches géologiques et minières
BTP : Bâtiment et travaux publics
CSTB : Centre scientifique et technique du bâtiment
DIVD : Démonstrateur industriel pour la ville durable
DRIEE : Direction régionale et interdépartementale de l?environ-
nement et de l?énergie
DRIEA : Direction Régionale et Interdépartementale de l?Équipe-
ment et de l?Aménagement
DRIEAT : Direction régionale et interdépartementale de l?environ-
nement, de l?aménagement et des transports
GPA : Grand Paris Aménagement
ISDI : Installation de stockage des déchets inertes
ISDND : Installation de stockage des déchets non dangereux
Predec : Plan régional de réduction, de prévention et de gestion
des déchets de chantier
PRPGD : Plan régional de prévention et de gestion des déchets
SCIC : Société coopérative d?intérêt collectif
SGP : Société du Grand Paris
Unicem : Union nationale des industries de carrières et des maté-
riaux de construction
Liste des sigles
et
L'AUTRICE
| 155
Agnès Bastin est docteure en études urbaines du Centre de Re-
cherches Internationales, Sciences Po. Ses travaux portent sur les
transformations du métabolisme territorial, la gouvernance des
flux de matières et les politiques d'économie circulaire à Paris et
Bruxelles. Sa recherche doctorale analyse plus spécifiquement les
pratiques de valorisation des déchets de chantier, en particulier
les terres excavées et les gravats de béton, dans une perspective
croisant écologie politique urbaine et transition studies. Elle est
actuellement post-doctorante à l'Institut Supérieur d'Ingénierie et
de Gestion de l'Environnement (École des Mines de Paris) dans le
cadre d'un projet de recherche portant sur l'écologisation des pra-
tiques et des modèles économiques des aménageurs en France.
Crédits : Agnès Bastin
Plus de 20 millions de tonnes de terres excavées sortent
des chantiers franciliens chaque année. Cette matière
représente environ 60 % des déchets de chantier en Île-
de-France, soit la principale matière solide produite
par les activités urbaines. Ces déblais deviennent des
ressources pour l?aménagement suivant des pratiques
anciennes de remblais et d?aménagement paysager. Le
régime métabolique actuel se recompose sous l?effet
combiné des chantiers du Grand Paris et de la mon-
tée du référentiel de l?économie circulaire qui contri-
bue à mettre les terres à l?agenda politique. De nou-
velles utilisations se structurent, notamment pour des
usages constructifs en génie civil et dans le bâtiment.
Comprendre les jeux d?acteurs qui sous-tendent les
flux de déblais permet d?éclairer les transformations
à l?oeuvre au sein du système sociotechnique existant,
c?est-à-dire à la fois les dynamiques de changement et
les effets de verrouillage. Cet ouvrage explore la ges-
tion existante des terres excavées et l?émergence de
nouvelles modalités de gestion à partir du cas de Cy-
cle terre, projet de création d?une unité de recyclage
de déblais franciliens en matériaux de construction en
terre crue. Il s?appuie sur une recherche doctorale et
une observation participante au sein de Cycle terre,
projet soutenu par le PUCA dans le cadre de l?appel à
projet Démonstrateur industriel pour la ville durable.
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AGNÈS BASTIN
GOUVERNER
LE MÉTABOLISME :
LES TERRES EXCAVÉES
FRANCILIENNES
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en
p
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Organisme national de recherche et d?expérimenta-
tion sur l?urbanisme, la construction et l?architecture,
le Plan Urbanisme Construction Architecture, PUCA,
développe à la fois des programmes de recherche inci-
tative, et des actions d?expérimentations. Il apporte son
soutien à l?innovation et à la valorisation scientifique et
technique dans les domaines de l?aménagement des ter-
ritoires, de l?habitat, de la construction et de la concep-
tion architecturale et urbaine.
(ATTENTION: OPTION t
aussi politiques, à travers la montée du cadre de l?économie cir-
culaire.
PARTIE 2
UNE
DIVERSIFICATION
PROGRESSIVE DES
PRATIQUES DE
GESTION
DES DÉBLAIS :
QUELLES
BIFURCATIONS
DEPUIS LE RÉGIME
SOCIOTECHNIQUE
EXISTANT ?
| 59
Les valorisations de terres excavées reposent aujourd?hui princi-
palement sur du remblayage tantôt qualifié de valorisation tantôt
qualifié de stockage. Ainsi, la gestion des déblais en Île-de-France
constitue un système sociotechnique semi-circulaire. Il s?appuie
sur un ensemble de relations entre acteurs qui participe à faire
des déblais une ressource matérielle pour recycler des sites dé-
laissés et une ressource économique pour financer ces aménage-
ments. Ce système est aujourd?hui partiellement recomposé par
la montée du référentiel de l?économie circulaire d?une part et
par la situation métabolique spécifique de l?Île-de-France d?autre
part. Celle-ci est caractérisée par la production de quantités im-
portantes de déblais dans le cadre des chantiers du Grand Paris
Express. Dans quelle mesure ces facteurs de transformation à la
fois internes et externes au système sociotechnique actuel contri-
buent-ils à faire émerger de nouvelles pratiques de valorisation?
Le Grand Paris Express comme révélateur et facteur de
déstabilisation du régime sociotechnique actuel
Le chantier du Grand Paris Express: un événement métabolique
qui déstabilise le régime actuel de gestion des déblais?
La réalisation du Grand Paris Express, métro essentiellement sou-
terrain, a des conséquences matérielles qui créent un «dérègle-
ment métabolique», c?est-à-dire une perturbation du cycle habi-
tuel des matières qui déstabilise le système de gestion des déblais
en place (Verdeil, 2017). Ces chantiers constituent un événement
métabolique. Événement dans la mesure où les chantiers sont ré-
alisés dans un temps relativement court ? une quinzaine d?années
? au regard de la temporalité des autres transformations du pay-
sage et où ils sont d?une ampleur exceptionnelle. Ils engendreront
environ 45 millions de tonnes de déblais, ce qui représente une
augmentation de 10 % de la production annuelle de déchets de
chantier franciliens (Société du Grand Paris, 2017). Métabolique
dans la mesure où le potentiel de déstabilisation réside dans les
conséquences matérielles engendrées par la production et la cir-
culation des déblais. La concentration d?importants volumes de
déblais en certains points comme les futures gares et les puits de
60 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
sécurité et la quantité de déblais à transporter mettent en évi-
dence les limites des pratiques et des infrastructures existantes.
Elles génèrent des risques de congestion routière et de saturation
des exutoires existants pouvant conduire au développement de
décharges illégales et rompre l?équilibre actuel du régime.
Ces risques sont d?autant plus visibles, qu?à la différence d?autres
matières, les excédents de déblais ne peuvent pas simplement
être mis à distance, renvoyés plus loin dans d?autres territoires.
En effet, le transport des déblais, déchets pondéreux et de faible
valeur économique, sur de longues distances est trop coûteux.
Les chantiers du Grand Paris Express et des quartiers de gare qui
l?accompagnent constituent des «chocs», c?est-à-dire des facteurs
externes de transformation du régime sociotechnique. Dans le
même temps, cet événement renforce des pressions plus struc-
turelles exercées sur le système actuel de gestion des déblais. En
effet, jusque dans les années 2000, l?extension urbaine a fourni les
débouchés pour la gestion des déblais via les carrières à combler
(résultat de l?extraction de granulats pour la construction) et via les
remblais permettant la construction des infrastructures accompa-
gnant l?étalement urbain (échangeurs autoroutiers, lignes de train,
remblais dans le cadre de grandes zones d?aménagement concer-
té, etc.). Or, l?étalement urbain diminue sous l?effet de diverses po-
litiques publiques, limitant ainsi les débouchés historiques pour
les déblais, dont la quantité, elle, ne diminue pas. Le renouvelle-
ment urbain génère des besoins en terres de remblais notamment
pour le confinement des terres polluées. Cependant, ces besoins
semblent inférieurs aux quantités de terres excavées (Fernandez
et al., 2018). Les grandes infrastructures de stockage des déblais,
comme les ISDI d?Annet-sur-Marne et de Villeneuve-sous-Dam-
martin, permettent de gérer les déblais excédentaires. Mais, la
montée des exigences de valorisation et la conflictualité générée
par ces installations, conduisent aujourd?hui à limiter l?ouverture
de nouvelles capacités de stockage des déblais. Ainsi, la produc-
tion élevée de déblais due à l?importante activité de construc-
tion-déconstruction-réhabilitation risque de congestionner les
débouchés actuels et devenir insoutenable (Diab et Fernandez,
2020). La temporalité ponctuelle de l?événement s?entremêle avec
| 61
la longue durée de la pression et conduit à la déstabilisation du
régime actuel de gestion des déblais.
Ce dérèglement métabolique modifie également les acteurs
et leurs rapports de force dans la gestion des déblais en Île-de-
France. La Société du Grand Paris, du fait des volumes de déblais
générés, de la taille des marchés de travaux publics dont elle a la
charge et de la priorité politique accordée à l?infrastructure qu?elle
réalise, occupe une place nouvellement centrale. Elle dispose de
leviers économiques et règlementaires pour contribuer à modi-
fier les pratiques de gestion des déblais. Depuis le rapport de la
Cour des comptes sur la Société du Grand Paris communiqué en
décembre 2017 qui a souligné l?augmentation des coûts du pro-
jet par rapport au budget initial et le risque d?augmentation de la
dette qui en découle, la gestion des déblais a été identifiée comme
un poste d?innovations permettant d?optimiser les coûts. Les ser-
vices de l?État actifs dans la Région (préfecture et sous-préfecture,
DRIEE, DRIA) et les établissements publics (Société du Grand Pa-
ris, Ports de Paris) se coordonnent autour de la question des dé-
blais au cours de réunions régulières organisées par la préfecture
de Région. A l?échelle de la Société du Grand Paris, la direction de
l?innovation a identifié les déblais comme source possible d?opti-
misation à la fois économique, logistique et financière. La gestion
des déblais est donc devenue un sujet prioritaire.
? et qui met en évidence l?inadéquation des catégories règlemen-
taires aux spécificités des terres excavées
Les chantiers du Grand Paris Express ont été confrontés à la ma-
térialité spécifique des terres excavées à des profondeurs inhabi-
tuelles, entre 10 et 60 mètres40. Le caractère inerte de ces terres
est sujet à débat. Du point de vue de la règlementation, il s?agit
de terres non soumises à des pollutions anthropiques. De ce fait,
40 Je me concentre sur cette spécificité matérielle car elle produit des effets sur le
régime. Cependant, les terres excavées du Grand Paris Express présentent d?autres
spécificités qui sont liées aux méthodes de creusement (notamment les tunne-
liers) et de réalisation des parois. Ces terres sont très humides, ce qui rend leur
déplacement puis leur gestion dans des installations de stockage particulièrement
complexes.
Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais :
quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ?
62 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
elles peuvent être considérées comme inertes. Cependant, du
fait de la géologie du sous-sol francilien, beaucoup de ces terres
contiennent des sulfates et d?autres pollutions dites environne-
mentales parce qu?elles ne proviennent pas d?une activité hu-
maine. Du point de vue de leur composition chimique, elles ne
peuvent donc pas être considérées comme des terres inertes. Elles
rentrent dans la catégorie des déchets non dangereux non inertes
et sont stockées dans des décharges d?ordures ménagères41. Ces
exutoires, peu appropriés aux terres, sont très coûteux. Le stockage
des terres sulfatées des chantiers du Grand Paris en Installations
de stockage des déchets non dangereux (ISDND) aurait conduit
à une très forte augmentation des coûts de la gestion des déblais
comme l?ont expliqué l?ensemble des personnes interrogées42.
Cette situation a entraîné deux évolutions normatives impor-
tantes, qui illustrent le rôle joué par les chantiers du Grand Pa-
ris Express dans la transformation du régime sociotechnique. La
première concerne la possibilité de remblayer des carrières de
gypse avec des terres sulfatées alors que cette pratique était inter-
dite jusqu?alors43. Selon des personnes interrogées au sein de la
Société du Grand Paris, ceci devrait permettre la valorisation d?en-
viron 4 millions de tonnes de terres sulfatées dans des carrières
de gypse, soit un peu moins de la moitié de l?ensemble des terres
sulfatées générées. L?extrait d?entretien ci-dessous témoigne de la
bifurcation règlementaire engendrée par le caractère extraordi-
naire des chantiers de la Société du Grand Paris et les coûts éco-
nomiques de la gestion actuelle.
41 Le terme règlementaire pour désigner les décharges d?ordures ménagères est
Installations de stockage des déchets non dangereux (ISDND).
42 Entretiens avec un responsable de la direction de l?ingénierie environnementale
de la SGP (2017), avec la DRIEE (2019), avec Haropa ? Ports de Paris (2018) et avec
l?Unicem (2018).
43 L?arrêté ministériel du 30 septembre 2016 modifiant l?arrêté du 22 septembre
1994 relatif aux exploitations de carrières et aux installations de premier traitement
des matériaux de carrières autorise le remblayage de carrières de gypse par des
terres sulfatées tant que les concentrations en sulfate ne dépassent pas celles du
fond géochimique local et que le remblayage ne nuit pas à la stabilité et à la qualité
des sols et des eaux.
| 63
«La Société du Grand Paris a réussi à faire accepter le fait que
les carrières de gypse puissent accepter des terres gypsifères.
(?) La question du gypse, tout le monde se l?est posée mais
quand ça ne concerne que quelques milliers de tonnes, on
ne veut pas mettre le doigt dedans. Quand c?est beaucoup de
terre, alors, on commence à se poser des questions. Là, main-
tenant, il y a cette question pour certaines terres pour les faire
basculer d?ISDND à ISDI ou ISDNI. Là, on est quand même
dans de l?économie circulaire parce que prendre une terre et
la mettre dans un truc d?ordure ménagère à un coût farami-
neux, ça n?a pas de sens. » (Entretien avec un cadre d?Haropa
Ports de Paris, 2018)
La deuxième concerne la possibilité de stocker en ISDI ou de valo-
riser en carrière ou en aménagement des terres dont la teneur en
sulfate est naturellement supérieure aux seuils autorisés en ISDI
après une évaluation au cas par cas des effets environnementaux
associés. Ces terres sont alors dites « terres naturellement mar-
quées» ou «TN+». Sans caractérisation, elles seraient considé-
rées comme inertes car, selon l?arrêté ministériel du 12 décembre
2014 fixant les conditions d?admission des déchets en ISDI44, elles
ne sont pas issues de sites pollués et peuvent donc être acceptées
sans analyse préalable. Mais, si elles ont fait l?objet d?une analyse
et que celle-ci a révélé des teneurs supérieurs aux limites fixées
dans l?arrêté alors elles ne sont plus considérées comme inertes.
Cette situation génère une zone grise. La Direction générale de
la prévention des risques, rattachée au ministère de la Transition
écologique et solidaire, a précisé dans un courrier adressé à la So-
ciété du Grand Paris que les analyses réalisées doivent être prises
en compte. Ces terres «TN+» peuvent être stockées en ISDI ou
valorisés dans des aménagements après une évaluation au cas par
cas établissant l?absence d?effets néfastes sur l?environnement45.
44 Arrêté ministériel du 12 décembre 2014 relatif aux conditions d?admission des
déchets inertes dans les installations relevant des rubriques 2515, 2516, 2517 et
dans les installations de stockage des déchets inertes relevant de la rubrique 2760
de la nomenclature des installations classées.
45 Lettre du DGPR à la société du Grand Paris n° BPGD-17-295-104500 du 11 dé-
cembre 2017 relative à l?acceptabilité de terres naturelles excavées en ISDI.
Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais :
quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ?
64 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Cette disposition est précisée dans le guide technique rédigé par
la DRIEE à l?attention des gestionnaires de déblais46.
Les terres du Grand Paris ont mis en évidence les incohérences
engendrées par les catégories très larges de déchets inertes et non
inertes qui ne permettent pas de rendre compte des spécificités
des déblais par rapport aux autres déchets du bâtiment et des
travaux publics. Les débats entourant la valorisation des déblais
du Grand Paris Express ont fait émerger la notion de « terre na-
turelle» qui désigne les terres qui n?ont pas été «impactées» par
les activités anthropiques du fait, par exemple, de leur profondeur.
Les évolutions règlementaires permettent de réutiliser les déblais
comme sols dans des sites dont les caractéristiques chimiques
correspondent à celles des déblais. Ainsi, la qualité des sols sur
les sites récepteurs est conservée. Le critère pris en compte est
l?adéquation entre les caractéristiques des déblais et celles du
site récepteur plutôt que le critère inerte défini par des seuils de
composants chimiques présents dans les déblais. Ceci permet de
mieux valoriser les déblais comme sols là où le critère inerte était
très limitant et conduisait à alimenter des filières industrielles de
gestion des ordures à un coût élevé.
Le critère inerte est en fait guidé par une logique de stockage: il
s?agit de caractériser les déblais pour s?assurer que leur concen-
tration en un site ne polluera pas les eaux souterraines et de sur-
face. Le critère proposé par la DRIEE suit davantage une logique
de valorisation: il s?agit de caractériser les déblais par rapport à un
usage futur, en l?occurrence comme sols. Les deux extraits d?en-
tretien ci-dessous mettent en avant ce changement de conception
qui nécessite une caractérisation du fonds géochimique local,
c?est-à-dire des teneurs en composants chimiques naturellement
présents dans le sol et le sous-sol.
46 Direction régionale et interdépartementale de l?environnement et de l?énergie
Ile-de-France, Guide d?orientation. Acceptation des déblais et terres excavées. Ver-
sion 2., 2 septembre 2018, p. 3 (2018).
| 65
«Aujourd?hui, c?est qu?en Île-de-France, il y a des terres qu?on
envoie en décharge, et donc qui coûtent très chère à la collec-
tivité, qui en fait sont des terres d?horizon géologique naturel,
parfois profond, et pour lesquelles, on sait à peu près, en tout
cas, on présuppose qu?il n?y a pas eu d?impacts anthropiques.
On est vraiment dans l?horizon géologique naturel. Et donc,
on se dit, on constate qu?il y a des taux de polluants qui sont
naturellement élevés mais, en fait, ça n?est pas problématique
parce que c?est des terres naturelles. Or, ces terres-là, on les
envoie en décharge à des coûts très importants alors qu?il n?y
a pas de raison. C?est un positionnement partagé par nombre
d?acteurs dans le secteur.» (Cadre d'une entreprise d'accom-
pagnement des entreprises du BTP dans la gestion de leurs
déblais, 2019).
« L?idée derrière, c?est de dire que si on creuse quelque part,
qu?on sort un volume de terre et qu?on dit que ça, c?est un dé-
chet, et qu?on veut le remettre, on n?a pas le droit alors que
toutes les couches d?Île-de-France sont sulfatées. C?est pour
cela qu?on a introduit cette idée d?analyse géochimique pour
être sûrs qu?on ne va pas le mettre dans un endroit oùce serait
un contexte géologique complètement différent où là, ça peut
avoir des impacts et où ça n?a plus de sens de remettre un dé-
chet qui n?est effectivement pas inerte.» (Chef de pôle au sein
de la DRIEE, 2019)
D?un point de vue purement quantitatif, les terres excavées du
Grand Paris Express ne constituent pas la majorité des terres fran-
ciliennes, celles-ci étant principalement issues de la construction
de bâtiment et de démolitions diffuses. Cependant, la tempora-
lité, la spatialité et la matérialité spécifique de ces terres posent
des problèmes particuliers de gestion, qui ont contribué à mettre
la question des terres à l?agenda public régional. Les chantiers du
Grand Paris ont contribué à faire émerger les terres comme un ob-
jet spécifique au sein de la régulation des déchets de chantier. Ils
ont conduit à interroger les filières de gestion actuelles tournées
vers le stockage et les valorisations volume et à explorer d?autres
filières de valorisation.
Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais :
quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ?
66 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
De nouvelles pratiques entre exploration de valorisations
matière et consolidation des valorisations volume
Les acteurs franciliens de la production et de la gestion des terres
excavées développent des innovations visant à orienter des vo-
lumes grandissant de terres vers des filières de valorisation. Ce-
pendant, toutes les filières de valorisation ne sont pas équiva-
lentes. De la même manière que le critère inerte ne rend pas bien
compte de la qualité d?une terre, le terme de valorisation ne rend
pas bien compte de la diversité des pratiques de gestion des terres.
Il rassemble des pratiques très différentes sans hiérarchisation.
Le remblayage de carrière est considéré comme une valorisation
au même titre que la réutilisation entre chantiers, l?utilisation en
aménagement ou que la production de nouveaux matériaux. Or,
ces pratiques ont des effets différents sur la circularité des flux de
terre d?une part (dans quelle mesure les déblais se substituent-ils
aux matériaux naturels?) et sur les conséquences environnemen-
tales locales d?autre part (dans quelle mesure une valorisation
contribue-t-elle à préserver la qualité des sols et des eaux?).
Les innovations dans la stratégie de la Société du Grand Paris
La stratégie de valorisation des déblais de la Société du Grand
Paris a d?abord concerné le transport des terres par voie fluviale
et l?export des terres vers des unités de valorisation dans d?autres
régions ou à l?étranger. Elle s?est aussi appuyée sur les proposi-
tions des entreprises pour gérer différemment les déblais mais ces
propositions se sont avérées peu ambitieuses47. Depuis 2018, la
Société du Grand Paris est davantage proactive. Elle incite les en-
treprises de travaux publics intervenant sur ses chantiers à réem-
ployer sur site ou réutiliser entre chantiers du Grand Paris Express,
ce qui s?avère difficile du fait du caractère majoritairement souter-
rain de l?ouvrage. Elle incite à valoriser les déblais dans des projets
d?aménagement conçus pour répondre à des besoins exprimés
par les collectivités et à recycler une partie des terres excavées
dans des filières de production de matériaux en substitution à des
47 Entretien avec un chargé de l?innovation, direction de l?innovation, Société du
Grand Paris, juin 2019.
| 67
matières primaires.
Afin de développer ces filières de valorisation matière, elle a établi
une liste d?éco-matériaux, c?est-à-dire des matériaux de construc-
tion et de génie civil intégrant au moins 10 % de terres excavées, à
partir des différents profils de déblais. Elle a lancé un appel à ma-
nifestation d?intérêt nommé «Plateforme» en 2019 pour repérer
et développer des partenariats avec des entreprises détenant du
foncier permettant de stocker, traiter, trier et valoriser des déblais
pour la production d?éco-matériaux. Les nouveaux marchés pas-
sés par la Société du Grand Paris fixent des objectifs de valorisa-
tion matière: par exemple entre 15 et 20 % pour les lignes 15 Est et
Ouest alors que seuls 2 % des terres excavées ont actuellement fait
l?objet d?une valorisation matière. Le dossier de consultation mis à
disposition des entreprises qui souhaiteraient décrocher ces mar-
chés intègrent alors les plateformes ayant établi des partenariats
avec la Société du Grand Paris à l?issue de l?appel à manifestation
d?intérêt. Les entreprises sont ainsi incitées à se tourner vers ces
plateformes pour construire leurs réponses aux marchés. Cette
démarche conduit les entreprises de terrassement d?un côté et de
production de matériaux de l?autre à envisager les terres excavées
comme une ressource.
Pour la Société du Grand Paris, l?incitation à la valorisation ma-
tière combine des intérêts environnementaux et économiques.
Aujourd?hui, sur un chantier, les déblais ne représentent qu?un
déchet et donc un ensemble de coûts associés. Or, il s?agit égale-
ment d?une ressource. La Société du Grand Paris aimerait capter
la valeur ajoutée associée à cette ressource et transformer le coût
de mise en décharge en prix d?achat des terres de déblais. Les fi-
lières de valorisation matière permettent de donner aux terres un
prix positif ou négatif48 en les faisant entrer dans un processus
de production. Le prix des terres excavées intégrées dans la pro-
duction d?éco-matériaux est égal au prix de marché des matières
premières auxquelles se substituent les terres moins les coûts de
production (stockage, préparation, traitement, transformation).
48 Dans ce cas, il s?agit d?un coût.
Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais :
quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ?
68 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Le prix serait payé par l?entreprise qui produit les éco-matériaux
s?il était positif. S?il était négatif, alors il serait payé par la Socié-
té du Grand Paris à la manière d?une subvention. Ce système est
intéressant tant que le prix payé par la SGP est inférieur au coût
d?acceptation des déblais en ISDI ou dans d?autres installations de
traitement. Cette démarche témoigne ainsi de la volonté d?expéri-
menter de nouveaux modèles économiques fondés non pas sur le
coût d?acceptation des déblais liés au statut de déchet mais sur la
valeur de la ressource produite.
La stratégie de valorisation de la Société du Grand Paris repose
également en grande partie sur la valorisation volume dans des
projets d?aménagement. Elle a lancé en 2019 un appel à manifes-
tation d?intérêt appelé « Ligne Terre » à destination des maîtres
d?ouvrage publics ayant des projets d?aménagement nécessitant
des terres et un similaire auprès de maîtres d?ouvrage privés. Elle
devient ainsi fournisseur de terres pour des aménagements. Ces
appels à projet permettent de s?assurer que les projets d?aména-
gement répondent bien à des besoins des maîtres d?ouvrage et
constituent donc des valorisations. Elle développe ainsi des par-
tenariats avec ces acteurs pour leur fournir des terres. La SGP dé-
veloppe des partenariats avec des collectivités pour réaliser des
aménagements. Par exemple, elle fournit les terres pour l?amé-
nagement du parc du Sempin à Chelles en collaboration avec la
Société d?aménagement foncier et d?établissement rural et ECT.
Il s?agit du comblement d?anciennes carrières de gypse et de leur
aménagement en parc paysager. Elle court-circuite ainsi les ges-
tionnaires de déblais dont un des savoir-faire est de regrouper des
terres excavées et de coconstruire des projets d?aménagement les
réemployant. Cependant, la Société du Grand Paris ne dispose pas
de la capacité de mise en oeuvre opérationnelle des terres pour la
réalisation des aménagements. Les maîtres d?ouvrage de ces amé-
nagements s?appuient donc sur les opérateurs existants pour leur
réalisation, par exemple ECT dans le cas du Parc du Sempin.
D?autres acteurs explorent également des modes de valorisation
matière, parfois en étant soutenus par la Société du Grand Paris
dans le cadre d?appels à projets. C?est le cas de l?entreprise Val-
horiz qui explore la création de technosols et de sols fertiles à
| 69
partir des déblais. L?entreprise ECT se positionne également sur
ce marché via son produit appelé urbafertile associant déblais et
compost49. Elle développe en parallèle des projets au croisement
entre l?aménagement et le land art, comme le réaménagement de
l?ISDI de Villeneuve-sous-Dammartin en parc bélvédère50. Le sur-
cyclage des déblais en matériaux de construction, comme le pro-
pose le projet Cycle terre associant des experts de la construction
en terre et du sol (laboratoires de recherche et architectes, cabinet
de conseil Antea), la municipalité de Sevran, l?aménageur Grand
Paris Aménagement, le promoteur Quartus, la Société du Grand
Paris et ECT, se développe également. Enfin, d?autres travaillent
à l?optimisation de la réutilisation entre chantiers comme Hesus,
plateforme numérique d?échange de terre entre producteurs de
déblais et consommateurs de terre. Le paysage des acteurs de la
gestion des déblais se recompose donc avec de nouveaux entrants
mais aussi avec l?adaptation des acteurs existants et leur participa-
tion aux innovations de filières.
La prise en compte des terres dans le Plan régional de prévention
et de gestion des déchets
La limitation des pratiques de stockage des déblais se retrouve
dans les objectifs du Plan régional de prévention et de gestion des
déchets voté en 2019. Cependant, à la différence du Plan précé-
dent (Predec), celui-ci n?interdit pas l?ouverture de nouvelles ca-
pacités de stockage en Seine-et-Marne51 mais encadre l?ouverture
de nouvelles capacités de manière à limiter leur concentration,
à réserver le stockage aux matériaux excavés non recyclables et
à garantir des réaménagements des ISDI lorsqu?elles arrivent en
fin de vie. Cette décision résulte d?un compromis entre différents
49 Entretien avec un responsable développement et innovation d?ECT, 2020.
50 Ce projet est réalisé en étroite collaboration avec l?architecte, paysagiste et urba-
niste Antoine Grumbach. Il s?intitule «La colline a des yeux».
51 «La confrontation de ces capacités prospectives avec les besoins en matière de
stockage selon le scénario de gestion des déchets inertes présenté dans le chapitre
II partie E montre qu?il sera indispensable de créer des capacités de stockage sur
l?ensemble de la durée du plan.» (Région Ile-de-France, Plan Régional de Préven-
tion et de Gestion des Déchets- Chapitre III, p. 164)
Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais :
quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ?
70 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
impératifs. Selon plusieurs acteurs rencontrés à la fois à la préfec-
ture, à la Région et parmi les entreprises, une diminution des ca-
pacités de stockage risquerait d?augmenter le coût des chantiers et
de la construction en Île-de-France et pourrait aussi conduire au
développement de dépôts sauvages. Ce dernier risque est consi-
déré comme élevé car le secteur du terrassement s?appuie sur de
nombreuses petites et très petites entreprises réalisant de faibles
marges, travaillant parfois dans l?informalité et sur des chantiers
diffus, difficiles à contrôler. Une augmentation des prix du stoc-
kage, liés à la réduction des capacités et l?augmentation des dis-
tances de transport, pourrait les inciter à ne plus déposer les dé-
blais en installations.
Concernant la répartition des ISDI, le rééquilibrage territorial est
bien mis à l?agenda des politiques publiques régionales. Cepen-
dant, le transfert des capacités de stockage de la Seine-et-Marne
vers d?autres départements franciliens s?avère particulièrement
difficile du fait des contestations générées par les projets d?ouver-
ture d?ISDI. Les groupes de réflexion qui ont accompagné la ré-
daction du Plan régional de prévention et de gestion des déchets
entre 2017 et 2019 se sont interrogés sur les formes de solidarité
et de réciprocité qui pourraient émerger entre territoires produc-
teurs et récepteurs des déblais. Le Plan régional de prévention
et de gestion des déchets d?Île-de-France a ainsi fixé des critères
pour l?ouverture de nouvelles ISDI et l?extension des ISDI exis-
tantes afin de limiter la concentration des installations et l?allon-
gement de la durée de vie des installations existantes52.
Face aux risques induits par une trop forte limitation concernant
les capacités de stockage, le Plan oriente vers le développement
des pratiques de valorisation volume comme le remblayage des
carrières et les projets d?aménagement labellisés. Il s?agit d?enca-
drer ces pratiques et d?accompagner les élus locaux dans la régu-
lation des permis d?aménagement grâce à une démarche de label-
lisation pilotée par l?État à travers le Cerema (Cerema, 2020). Le
Plan incite également à la diversification des modes de valorisa-
52 Région Ile-de-France, Plan Régional de Prévention et de Gestion des Déchets-
Chapitre III, p. 169.
| 71
tion des déblais via le recyclage. Celui-ci ne vise pas à se substituer
aux pratiques de valorisation volume du fait des quantités en jeu
mais plutôt à compléter les filières de gestion existantes de ma-
nière à limiter progressivement le stockage. Le tableau ci-dessous
montre les objectifs de recyclage des terres excavées envisagés par
le Plan. Celui-ci prévoit la montée en charge des filières existantes
de production de terres chaulées et de sables et graviers ainsi que
le développement de filières nouvelles comme les terres fertiles
et les matériaux de construction en terre. Les quantités de déblais
ainsi recyclés visées par le Plan font sortir ces usages de la margi-
nalité tout en restant minoritaires.
Figure 11. Objectifs de recyclage des déblais envisagés par le
PRPGD
2015 2025 2031
Production de terres chaulées 0,37 Mt 1,3 Mt 2 Mt
Production de sables et graviers issus du
traitement mécanique et du lavage
0,13 Mt 0,5 Mt 0,6 Mt
Production de terres «fertiles» amendées
pour l?aménagement
0 0,6 Mt 1 Mt
Production pour la construction
(terre crue)
0 <0,1 Mt 0,4 Mt
Total 0,5 Mt 2,5 Mt 4 Mt
Source: Plan Régional de Prévention et de Gestion des Déchets - Chapitre II, 2019,
p. 264.
Enfin, il prévoit l?instauration d?un comité régional sur la gestion
des déblais qui associe la Région, des représentants de l?État, des
collectivités et des filières économiques. Une première réunion
du comité a eu lieu en décembre 2021. Il constituera une scène
d?observation, particulièrement intéressante, de la gouvernance
des déblais franciliens.
Au-delà des déchets, une politique des terres en Île-de-France ?
La recomposition des modes de gestion des terres excavées fran-
ciliennes s?appuie sur la transformation des filières allant de la
Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais :
quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ?
72 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
gestion des matières-déchets à l?approvisionnement des chantiers
en matériaux issus de la valorisation. Ce second aspect demeure
peu traité par les politiques publiques alors que la réussite de ces
filières dépend fortement de l?existence d?une demande pour les
matériaux issus de la valorisation par les maîtres d?ouvrage. La So-
ciété du Grand Paris entend participer à la stimulation de cette
demande via des chartes avec les collectivités, incitant les amé-
nageurs agissant sur leur territoire à prescrire des matériaux inté-
grant des terres excavées dans leurs marchés. Les politiques régio-
nales commencent également à sortir d?une approche centrée sur
la gestion des déblais comme déchets pour envisager l?ensemble
des filières et, en particulier, la question de l?approvisionnement à
travers le référentiel de l?économie circulaire.
À la suite de la Ville de Paris, qui a lancé un Plan économie cir-
culaire dès 2015, la Métropole du Grand Paris et certains éta-
blissements publics territoriaux comme Plaine Commune et Est
Ensemble, la Région a établi une Stratégie régionale d?économie
circulaire qui prolonge le Plan régional de prévention et de gestion
des déchets. Cette stratégie cible les matériaux de chantier par-
mi les quatre groupes de matières principalement consommées
par la Région : la biomasse agricole et les produits alimentaires,
les combustibles fossiles, les matériaux de construction, les pro-
duits finis et les minerais métalliques (2020, p.9). Un des leviers
est dédié à la circularité dans les chantiers. Celle-ci n?est pas abor-
dée uniquement sous l?angle du recyclage mais aussi sous celui
du métabolisme, de manière à mettre en relation l?approvision-
nement en matériaux, la gestion du stock et celles des résidus de
chantiers. En effet, le constat dressé souligne la dépendance de
la Région pour son approvisionnement en granulats (Augiseau,
2017). Le développement de filières de recyclage, de réemploi et
une meilleure gestion du stock existant sont envisagés comme des
manières de créer des boucles régionales permettant de limiter
cette dépendance (Région Île-de-France, 2020, p. 42).
Alors que les matériaux en terre étaient totalement absents de la
stratégie régionale pour l?essor des filières de matériaux et produits
biosourcés en Île-de-France élaborée en 2018, ils sont mention-
| 73
nés dans la stratégie régionale d?économie circulaire élaborée en
2020. Celle-ci prévoit le lancement d?un appel à projet autour des
«filières franciliennes de réemploi et de recyclage dans le BTP»,
qui mentionne explicitement la construction en terre : « expéri-
menter et innover pour réemployer des matériaux géo-sourcés
produits localement (terres excavées sous forme de matériaux en
terre crue, terres cuites, ou terres fertiles).» (Région Île-de-France,
2020, p.43). Une politique des terres, dépassant le cadre de la ges-
tion des déblais-déchets, commence à émerger.
Conclusion
La situation métabolique des terres excavées franciliennes, mar-
quée par la diminution progressive des débouchés historiques
d?un côté et un flux croissant de terres excavées de l?autre, déstabi-
lise le régime de gestion actuel. On observe une diversification des
pratiques de gestion des déblais. Les comblements de carrière,
pratiques anciennes de valorisation volume, sont facilités pour
limiter le coût économique du traitement des déblais du Grand
Paris. Des projets d?aménagement, souvent paysagers, fortement
consommateurs de terres, voient le jour comme l?aménagement
du Parc du Sempin ou du belvédère de Villeneuve-sous-Dammar-
tin intitulé « la colline a des yeux ». Ils témoignent d?une adap-
tation des acteurs classiques de la gestion des déblais à l?enca-
drement politique et règlementaire qui limite les installations de
stockage des déchets inertes et participent d?une amélioration
qualitative des sites accueillant des terres excavées. Cependant,
ils s?inscrivent dans la continuité des pratiques historiques de ges-
tion des déblais et continuent de s?appuyer sur les mêmes modèles
économiques et les mêmes représentations. Si ces aménagements
rendent des services à la société et permettent un nouvel usage
pour des fonciers dégradés, ils ne participent pas de manière sys-
tématique à une transformation des métabolismes vers davantage
de circularité. En effet, les terres ne se substituent pas systémati-
quement à des matières primaires. De même, une partie de ces
débouchés dépend de la poursuite des extractions de ressources
primaires via les carrières.
Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais :
quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ?
74 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Parallèlement, des pratiques émergentes comme la réutilisation
entre chantiers, la production de matériaux en terre crue, la ferti-
lisation en terre végétale et la conception de technosols créent des
bifurcations par rapport au régime actuel de gestion des terres.
Ces différentes pratiques ont pour point commun de qualifier la
terre au regard de son potentiel d?utilisation pour de nouveaux
usages et pas uniquement comme déchet au contact du sol. Elles
ouvrent la voie à un métabolisme plus circulaire en substituant
les terres excavées à d?autres matières premières via leur intégra-
tion dans le cycle de la construction et de l?aménagement. Mais,
face aux volumes de déblais en jeu, la capacité de ces valorisations
matière à générer des débouchés suffisants, peut légitimement
être interrogée. Cela conduit à questionner la quantité de déblais
produits. La diminution de ces quantités, assimilable à la préven-
tion dans l?échelle de Lansink, demeure cependant absente des
débats. Elle supposerait un changement plus global des pratiques
constructives et urbanistiques. Il est donc encore difficile de qua-
lifier les transformations actuelles, qui combinent consolidation
du régime dominant via l?encouragement des remblais en carrière
et en projets d?aménagement, adaptation de celui-ci via une meil-
leure adéquation des quantités de terres réemployées aux besoins
réels des aménagements et, enfin, émergence de valorisations en
matière.
| 75
Crédits : Agnès Bastin
PARTIE 3
Cycle terre :
genèse et
apprentissages
d'une
expérimentation
de surcyclage des
terres excavées
| 77
Parmi les filières alternatives au stockage et à la valorisation dans
le cadre de projets paysagers, la production de matériaux en terre à
partir des déblais est explorée en Île-de-France, notamment via le
projet Cycle terre. Il s?agit de la création d?une unité de production
de matériaux en terre crue issus du surcyclage des terres excavées
du Grand Paris. Le surcyclage désigne la transformation d?une
matière considérée comme un déchet en une nouvelle matière
ayant une valeur ajoutée et des qualités matérielles supérieures à
celle du produit initial. On ne peut parler ici de recyclage dans la
mesure où l?usage des terres n?est pas équivalent à leur fonction
initiale comme sol. Cette unité de production, appelée fabrique,
est située à Sevran, commune de Seine-Saint-Denis. Le projet en-
tend également participer au développement et à la structuration
d?une filière francilienne de production de matériaux en terre crue
à partir des déblais. Il expérimente donc la faisabilité et la viabilité
d?un dispositif sociotechnique de surcyclage qui pourrait consti-
tuer un nouveau débouché pour la gestion des terres excavées et
une nouvelle forme de valorisation matière.
Ce projet a une dimension exploratoire et ne concerne qu?une
faible quantité de matières, 8 000 tonnes par an pour les pre-
mières années d?exploitation à mettre en comparaison avec les
20millions de tonnes de déblais produits chaque année en Île-de-
France. Il n?entend donc pas constituer une réponse aux enjeux
quantitatifs du contexte francilien et n?a pas vocation à se subs-
tituer entièrement aux filières existantes de gestion des déblais
mais plutôt à les diversifier. Dans le Plan régional de prévention
et de gestion des déchets, les filières émergentes de valorisation
matière doivent d?ailleurs permettre la suppression progressive du
stockage des déblais mais demeurent complémentaires des pra-
tiques de valorisation volume. Filières consolidées et émergentes
sont également complémentaires du point de vue de la qualité des
terres, toutes les terres excavées n?ayant pas les caractéristiques
granulométriques adaptées à la production de matériaux en terre
crue. Le projet Cycle terre explore une filière de valorisation de la
partie fine des déblais, aujourd?hui difficile à valoriser. Les parties
à plus fortes granulométries entrent déjà dans des filières de valo-
78 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
risation en travaux publics53.
L?originalité du projet réside donc dans l?intensité du bouclage
qu?il propose, à savoir un surcyclage des terres et une substitution
des matières secondaires (béton de terre) aux matières primaires
(béton de ciment), et dans sa gouvernance infrarégionale et coo-
pérative, qui diffère de l?organisation actuelle du secteur. L?analyse
de la genèse de cette expérimentation et des caractéristiques du
dispositif sociotechnique expérimenté met en évidence les trans-
formations du métabolisme qui pourraient en découler. Cette ex-
périmentation est aussi envisagée au prisme des recompositions
des régimes sociotechniques qu?elle induit, de ses possibilités de
diffusion ainsi que de sa participation à la structuration d?une
nouvelle filière de gestion des déblais d?un côté et du développe-
ment de l?architecte de terre crue de l?autre.
Expérimenter une filière circulaire des terres aux marges
du régime existant de gestion des déblais: la fabrique Cy-
cle terre
Cycle terre résulte de la coopération d?acteurs territoriaux et éco-
nomiques issus du milieu de la terre crue, de l?aménagement et
de la construction. Il est donc le produit d?une coalition d?acteurs
hétérogènes dont les intérêts se sont alignés pour expérimenter
un dispositif sociotechnique et une filière nouvelle. L?analyse des
ressorts de la formation de cette coalition d?acteurs et du dispo-
sitif expérimental met en avant le positionnement ambivalent de
l?expérimentation par rapport aux régimes en place. Les acteurs
en jeu regroupent, dans un premier temps, des acteurs extérieurs
au régime de la gestion des déblais mais parties prenantes, pour
plusieurs d?entre eux, des régimes dominants de l?aménagement
et de la construction.
La formation d?une coalition singulière d?acteurs aux expertises et
aux intérêts complémentaires autour des terres excavées
La coalition d?acteurs parties prenantes de Cycle terre s?est forma-
53 Entretien avec un responsable valorisation des matériaux d?Antea, 2019.
| 79
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
lisée dans un partenariat impliquant l?Union Européenne à tra-
vers le dispositif Actions Innovatrices Urbaines du Fond européen
de développement régional. Elle rassemble une diversité d?acteurs
dont les compétences correspondent à différentes étapes de la
chaîne de transformation des déblais en éléments constructifs en
terre crue: la connaissance du sous-sol via l?ingénierie de l?envi-
ronnement apportée par Antea Group, les procédés de transfor-
mation de la matière en matériaux via l?expertise en sciences de la
matière d?Amàco et du CRAterre, et l?intégration de ces matériaux
dans le bâti via l?expertise architecturale et la certification appor-
tées par CRAterre, AE&CC et Joly & Loiret. À ces acteurs, experts
du traitement, de la circulation et de la transformation des terres,
s?ajoutent des maîtres d?ouvrage, producteurs de déblais et poten-
tiels prescripteurs de matériaux en terre crue: la Société du Grand
Paris, Grand Paris Aménagement, un des principaux aménageurs
d?Île-de-France, la commune de Sevran, maître d?ouvrage de la
ZAC Sevran Terre d?Avenir et site d?accueil de la fabrique, ainsi que
Quartus, promoteur engagé dans la construction et la commercia-
lisation de projets immobiliers en terre crue. La création de com-
pétences, nécessaires à l?émergence d?une filière, est assurée par
Amàco et Compétences Emploi, agence communale en charge de
l?emploi et de la formation. Enfin, des organismes de recherche
se chargent de l?évaluation de l?empreinte environnementale des
matériaux produits (AE&CC) et de l?analyse des effets de la fa-
brique sur la transformation du métabolisme des projets urbains.
C?est le cas du laboratoire Systèmes productifs, logistique, orga-
nisation du travail et transports de l?IFSTTAR et le Centre de re-
cherches internationales de Sciences Po54.
Ce projet correspond à la rencontre de deux trajectoires d?acteurs.
D?un côté, la directrice de l?urbanisme d?Antea Group, cabinet de
conseil et d?ingénierie en environnement, et la cheffe de projet
environnement et agriculture de l?Établissement public d?amé-
nagement de la Plaine de France ont conçu un projet à présenter
54 J?ai participé au projet Cycle terre dans ce cadre ainsi que mon directeur de
thèse, Éric Verdeil. Voir l?introduction pour davantage d?informations concernant
le dispositif d?observation participante.
80 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Figure 12. Localisation de la commune de Sevran au sein de la Métropole
du Grand Paris
Source: Géoportail, 2022
dans le cadre de l?appel à projet européen Actions Innovatrices
Urbaines. L?expérience de la cheffe de projet dans le domaine de
l?agriculture urbaine et périurbaine l?a conduite à s?intéresser au
rôle joué par les installations de stockage des déchets inertes dans
la consommation des terres agricoles. Elle cherche des modalités
de gestion des déblais alternatives au stockage. La commune de
Sevran intègre le projet qui consiste alors en un bâtiment démons-
trateur en terre crue à partir des terres excavées de l?opération ur-
baine Sevran Terre d?Avenir. Cependant, ce projet initial s?avère
impossible du fait des différences de phasage entre le projet ur-
bain pour lequel les excavations sont prévues en 2022 et l?appel
à projets européen pour lequel les projets doivent être réalisés
| 81
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
Figure 13. Périmètre de la ZAC Sevran Terre d?Avenir, orientations d?amé-
nagement et chantiers du Grand Paris Express
Source : Grand Paris Aménagement, Dossier de création de la ZAC Sevran terre
d?avenir Centre-ville ? Montceleux: rapport de présentation (2019, p.17)
82 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
d?ici 2022. Une autre source de terres est alors envisagée: celle des
gares du Grand Paris Express.
De l?autre, un ensemble de maîtres d?oeuvre et de chercheurs
(Amàco, Joly&Loiret, AE&CC et CRAterre) ont engagé des ré-
flexions sur le potentiel de réutilisation des terres excavées pour
en faire un matériau de construction métropolitain, lors de l?expo-
sition Terres de Paris en 2016. Amàco est un centre de recherche
et de formation sur la construction en terre crue et en fibres végé-
tales installé en Isère, région dotée d?une tradition constructive en
terre crue. AE&CC est une unité de recherche de l?École nationale
supérieure d?architecture de Grenoble spécialisée dans l?étude des
établissements humains et leur soutenabilité. CRAterre est une
association et un centre de recherche dédié à la construction en
terre au sein de l?École nationale supérieure d?architecture de Gre-
noble. Créé en 1979, il est reconnu comme le centre international
de recherche sur la construction en terre et promeut la protection
du patrimoine en terre, la reconnaissance et le développement
des cultures constructives en terre dans une perspective à la fois
environnementale, sociale et culturelle. L?agence d?architecture
Joly&Loiret, créée en 2007, est spécialisée dans la construction
avec des matériaux dits naturels. Elle a progressivement déve-
loppé une réflexion autour de l?architecture en terre crue qui s?est
concrétisée en 2012 par la réalisation d?un mur en terre crue pour
la maison du Parc naturel régional du Gâtinais à Milly-la-Forêt.
Dans le cadre de l?appel à projets innovant Réinventer Paris,
l?agence Joly&Loiret a proposé la construction d?une tour de
16 étages en pierre et en terre crue à partir du recyclage de dé-
blais de chantiers franciliens. Le projet n?a pas été lauréat mais a
contribué à faire connaître la construction en terre crue en Île-
de-France et à structurer une réflexion autour de l?architecture de
terre dans un contexte urbain métropolitain alors que ce matériau
est habituellement associé aux espaces ruraux et à l?habitat indi-
viduel. Localisés à Paris et dans la région grenobloise, ces acteurs
entretiennent d?importantes relations interpersonnelles dans le
cadre de leurs activités de recherche, d?enseignement et dans la
conduite de projets opérationnels. Ils intègrent le partenariat et
contribuent alors à faire évoluer le projet d?un bâtiment vers un
| 83
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
outil de production de taille intermédiaire au service de la struc-
turation d?une filière terre francilienne. Dans un contexte natio-
nal d?absence de politique réelle de soutien à la construction en
terre, ils saisissent le financement européen de 5 millions d?euros
comme une opportunité de travailler à la levée de certains des
principaux freins au développement de la filière en Île-de-France.
En particulier, l?installation d?activités de production, la certifica-
tion des matériaux et le développement d?un modèle économique
viable permettant des prix de sortie acceptables pour le marché
francilien de la construction sont des axes identifiés.
Le dispositif Actions Innovatrices Urbaines et le choc métabolique
du Grand Paris Express, couplé à la réflexion développée par les
experts de la terre crue sur la construction à partir des déblais, ont
permis l?alignement des intérêts divers des acteurs du partena-
riat Cycle terre. D?un côté, le projet s?est inscrit dans le référentiel
montant de l?économie circulaire, qui constituait un des thèmes
de l?appel à projets européen. En parallèle, la focalisation sur les
terres excavées faisait écho à la question croissante de la gestion
des déblais mise à l?agenda politique par la construction du Grand
Paris Express. Le schéma ci-dessus synthétise les motivations et
intérêts des différents acteurs opérationnels impliqués dans le
partenariat en 2018, lors du lancement de Cycle terre (Figure 16).
Ils montrent également le positionnement des acteurs par rapport
au circuit des terres excavées. Dans la coalition de départ, on note
l?absence de producteurs de matériaux et d?acteurs opérationnels
existants de la gestion des terres excavées comme les exploitants
de carrières, les entrepreneurs de travaux publics ou des gestion-
naires d?installations de stockage. Ce sont des acteurs situés en
amont de la gestion des déblais (maîtres d?ouvrage) et en aval mais
sur des filières émergentes qui se sont rassemblés pour produire
un dispositif nouveau de gestion des déblais par leur surcyclage
en matériaux de construction.
Une expérimentation métabolique: tester un dispositif de surcy-
clage de la ressource terre
Le projet Cycle terre entend tester et démontrer la pertinence d?un
modèle de production de matériau intermédiaire entre industrie
84 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Figure 14. Exposition "Terres de Paris. De la matière au matériau"
au Pavillon de l'Arsenal (2016-2017)
Crédits: Pavillon de l'Arsenal / Photothèque : Antoine Espinasseau
| 85
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
Figure 15. Tour de logements en terre crue et restructuration de l?ancienne
gare Masséna en marché couvert, Concours international Réinventer
Paris, 2015. Projet finaliste 2e Prix, Agence Joly & Loiret
Crédits: Paul-Emmanuel Loiret & Serge Joly, architectes / Image Doug&Wolf
86 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
et artisanat à partir de terres excavées localement. Il propose donc
d?explorer la faisabilité d?une filière de production de matériaux
qui se distingue de la filière majoritaire du béton-ciment du fait de
son échelle de production et du type de ressources utilisées, c?est-
à-dire des ressources secondaires extraites à proximité immédiate
des chantiers de construction. Cette filière pourrait participer à
augmenter la circularité du métabolisme des terres excavées et
à relocaliser partiellement l?approvisionnement en matériaux de
construction des projets urbains. Le projet se rapproche à plu-
sieurs égards d?une expérimentation telle que définie par Kar-
vonen et Van Heur (2014).
Ces deux auteurs identifient trois caractéristiques des expéri-
mentations urbaines inspirées des laboratoires en sciences ex-
périmentales : « Rather than conflating ?experimentation? with
?change? and claiming that everything is an experiment, we argue
that there is a need to adopt a more precise understanding of the
practice of experimentation. Returning to the laboratory studies
scholarship, it is helpful to understand experimentation as (1) in-
volving a specific set-up of instruments and people that (2) aims
for the controlled inducement of changes and (3) the measure-
ment of these changes.»(2014: 383). Ils caractérisent ainsi les ex-
périmentations par la délimitation d?espaces comparables à des
laboratoires situés (situatedness), par leur caractère dynamique
et la production de nouvelles régulations (change-oriented) et par
leur caractère contingent et incertain (contingent). Le caractère si-
tué des expérimentations urbaines les distingue d?un laboratoire
en sciences expérimentales dans lequel l?expérience est artificiel-
lement construite et contrôlée. Karvonen et van Heur soulignent
l?importance des opérations de sélection et de délimitation des
espaces urbains intégrés à l?expérimentation. Ces opérations
créent un cadre partiellement contrôlé permettant de produire
des connaissances situées sur les conditions de réalisation et,
éventuellement, de diffusion des dispositifs testés. C?est en ce sens
que les expérimentations urbaines sont change-oriented, c?est-à-
dire conçues pour produire intentionnellement du changement
qui ne se limite pas à une optimisation de l?existant. Elles peuvent
ainsi alimenter de nouvelles régulations. Les résultats des expéri-
| 87
Figure 16. Les partenaires Cycle terre en 2018 et leur positionnement par
rapport au circuit des terres excavées
Source: Entretiens, 2018-2019.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
mentations sont incertains et le processus expérimental demeure
contingent. Les formes prises par les innovations sont ouvertes et
peuvent évoluer au cours de l?expérimentation. Ces trois caracté-
ristiques distinguent les expérimentations urbaines des projets
urbains classiques.
Dans le cas de Cycle terre, le cadre expérimental est défini de ma-
nière très structuré : il s?appuie sur la délimitation d?espaces de
démonstration, sur la définition d?innovations à tester et d?ins-
truments d?évaluation. Le programme Démonstrateur industriel
pour la ville durable (DIVD) du ministère de la Transition écolo-
gique et solidaire et l?appel à projet européen ciblent tous deux ex-
plicitement le cadre et la nature des innovations attendues. Cycle
Terre propose la création d?un processus industriel de production
88 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
de matériaux en terre crue qui permette de dépasser l?échelle des
chantiers individuels et au cas par cas et la réutilisation d?un dé-
chet urbain, les terres excavées, dans une perspective circulaire.
Ces deux objectifs doivent permettre de limiter les coûts de la
construction en terre crue dans les espaces métropolitains grâce
à l?économie réalisée sur la mise en décharge (Cycle terre, 2018,
p. 27). Le projet est accompagné d?indicateurs de performance
permettant d?évaluer la mesure dans laquelle les innovations ont
été atteintes. Même si les innovations attendues sont clairement
définies dès le lancement du projet, les chemins pour y parvenir
sont soumis à évolution en fonction des aléas rencontrés et des
incertitudes qui caractérisent le projet comme la disponibili-
té du foncier, les caractéristiques géotechniques des terres ou la
robustesse du modèle économique envisagé. Le projet européen
prévoit d?ailleurs un cadre pour intégrer cette incertitude et la
contingence, caractéristique des expérimentations au sens de Ka-
rvonen et Van Heur. Il prévoit la possibilité de modifier le contrat
de partenariat à deux reprises afin de permettre des ajustements
au cours de la mise à l?épreuve de l?expérimentation.
L?expérimentation s?appuie également sur la délimitation d?un
espace de test, à savoir la ville de Sevran et l?opération d?aména-
gement Sevran Terre d?Avenir. À la différence d?un laboratoire
classique, l?ensemble des variables d?un territoire ne peuvent pas
être contrôlées car il ne s?agit pas d?une opération entièrement
construite pour la démonstration mais d?un environnement réel
nécessairement soumis à des contingences (Evans, 2016 ; Lamé-
nie et al., 2019). Il existe donc des tensions entre le caractère spé-
cifique du territoire choisi et le potentiel de généralisation des
connaissances produites par l?expérience urbaine. Le territoire
sevranais est singulier mais représentatif d?autres espaces fran-
ciliens, en particulier de la zone dense francilienne caractérisée
par des tensions foncières, l?héritage mémoriel et urbain du passé
industriel ainsi que la co-présence de grands ensembles d?habitat
social et d?habitats pavillonnaires. De la même manière, les exca-
vations de la ligne 16 du Grand Paris Express à Sevran-Livry et la
proximité d?importantes opérations d?aménagement, comme Se-
vran Terre d?Avenir, constituent une situation pouvant se retrou-
| 89
ver dans d?autres espaces franciliens. Le projet est donc en partie
conçu pour être représentatif et produire ainsi des connaissances
transférables à d?autres sites. La transférabilité et la montée en
échelle sont d?ailleurs des objectifs explicitement formulés dans
l?accord de partenariat qui distingue trois niveaux de généralisa-
tion. Le premier concerne la diffusion de l?usage des matériaux en
terre crue issus des déblais au sein d?autres projets portés par la
Société du Grand Paris et au sein de l?opération d?aménagement
Sevran Terre d?Avenir. Le second concerne la diversification des
sources de terres excavées vers l?ensemble des chantiers de terras-
sement. Le troisième est la réplication de la fabrique dans d?autres
projets et contextes urbains (Cycle terre, 2018, p.31).
La recherche de changements importants caractérise donc Cy-
cle terre. Le financement qui accompagne le programme Actions
Innovatrices Urbaines permet d?explorer un processus industriel
nouveau par son échelle et la réutilisation de déchets urbains de
terre. En effet, le taux de financement du programme européen
est de 80% du coût du projet. Cela représente un investissement
financier de 4,8 millions d?euros pour un projet dont le coût a été
initialement estimé à environ 6,1 millions d?euros. Ce programme
européen permet de lancer un investissement qui n?aurait pas
existé ou difficilement autrement, étant donné le risque associé et
la temporalité des retours sur investissement attendue55. Le mo-
dèle économique de la fabrique prévoit un amortissement sur en-
viron vingt ans, durée largement supérieure à celle attendue dans
les industries de la construction. En ce sens, le changement opéré
par le projet Cycle terre est relativement radical.
Cycle terre s?appuie enfin sur des représentations du changement
urbain à l?échelle de la métropole et à l?échelle de la ville de Sevran.
La fabrique de matériaux en terre crue est présentée par le maire
55 Par ailleurs, le dispositif DIVD, s?il n?apporte que peu de financements, s?accom-
pagne de possibilités de dérogation au droit commun à travers la mise en place de
«groupes verrou» pour lever d?éventuelles barrières règlementaires. Cette possi-
bilité n?a finalement pas été utilisée par Cycle terre car le statut du déchet, identifié
comme un obstacle règlementaire au début du projet, s?est avéré peu probléma-
tique grâce à la sortie implicite du statut de déchet.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
90 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
de Sevran comme un projet fortement politique, qui interroge le
récit de développement de la commune. L?expérimentation Cycle
terre participe, selon lui, à un renouveau de l?activité économique
en ville via le soutien à des activités artisanales autour de la tran-
sition écologique, à un changement d?image de la ville d?un es-
pace dortoir à une ville attractive et à une réduction de la fracture
urbaine entre secteurs pavillonnaires au Sud de la commune et
grands ensembles d?habitat social au Nord. Le démonstrateur Cy-
cle terre n?est pas réduit à une innovation technique mais il est en-
visagé par le maire comme un outil d?«hégémonie culturelle». En
ce sens, la fabrique propose un récit de la ville de Sevran différent
du récit dit dominant. Tout au long du XXème siècle, la commune
a connu un fort développement industriel s?accompagnant de la
construction de logements ouvriers, de grands ensembles d?habi-
tat social et de lotissements pavillonnaires, symbole de mobilités
sociales ascendantes. Le départ des grandes entreprises, notam-
ment Kodak et Westinghouse56, dans les années 1990 a modifié
la structure socio-économique de la commune, qui connaît au-
jourd?hui un fort taux de chômage et un taux de pauvreté57 parmi
les plus élevés d?Île-de-France. Sa base fiscale est donc faible et
la plupart des développements urbains de Sevran sont guidés par
ces contraintes financières. Pour le maire, Cycle terre explore une
perspective de développement urbain et économique renouvelé
qui valorise des ressources sevranaises et renverse le stigmate as-
socié à la désindustrialisation, comme l?exprime cet extrait d?en-
tretien:
« En fait, je voudrais que Sevran retrouve le fil de son histoire.
Et, son histoire, c?est l?histoire industrielle. C?est pour cela que
56 La société Kodak a utilisé un site industriel situé à Sevran de 1925 à 1995 pour le
développement photographique et cinématographique. La société Westinghouse
fabriquait elle des systèmes de freinage, notamment pour le secteur ferroviaire,
dans un autre site à proximité depuis la fin du XIXème siècle. Le site de Sevran ferme
en 1998.
57 En 2018, le taux de chômage de Sevran est de 20,5 % alors qu?il est de 12,2 % en
Ile-de-France. Le taux de chômage est de 14,3 % contre 13 % en Seine-Saint-Denis
et 9,3 % en Ile-de-France. Le taux de pauvreté est de 32 % à Sevran contre 28,4 % en
Seine-Saint-Denis et 15,6 % en Ile-de-France(Insee, 2021).
| 91
je soutiens beaucoup le projet Cycle Terre. (?) Il va se pas-
ser quelque chose à Sevran. La rupture a été trop nette avec
l?industrie. Il faut des enseignes de petits artisans, de l?artisa-
nat dans le tissu urbain. Il faut attirer les entreprises là et pas
dans les zones d?activités. (?) On ne peut pas reproduire les
grandes friches industrielles en concentrant les activités éco-
nomiques dans des zones d?activités. Cela pose ensuite plein
de problèmes de gestion des friches, de dépollution. Ça fait
des grands pans de la ville qui sont morts, qui créent des cou-
pures urbaines. La fabrique est intégrée à un grand espace
paysager et, comme cela, elle fait le lien entre le Nord et le
Sud, les logements sociaux et les pavillons. » (Entretien avec le
maire de Sevran, 2019).
Le maire souligne l?inscription du projet Cycle terre dans la conti-
nuité de l?histoire industrielle et ouvrière58 de la commune sans
que ce projet constitue pour autant un retour à la grande indus-
trie du XXème siècle, qui crée de fortes dépendances et dont les
héritages demeurent aujourd?hui difficiles à gérer. L?intégration
de la production en ville se traduit ici dans des formes urbaines
caractérisées par la mixité fonctionnelle et des échelles intermé-
diaires. La fabrique est pensée comme un lieu de production mais
aussi comme un équipement urbain au service de la reconnexion
entre le Nord et le Sud de la commune. Enfin, elle participe d?un
retournement d?image dont les maîtres mots sont «destination»
et «émulation» et s?inscrit ainsi pleinement dans le schéma di-
recteur de l?opération Terre d?Avenir (Ville de Sevran et al., 2016).
Cycle terre constitue donc une expérimentation à la fois urbaine,
dans la mesure où elle met en jeu le devenir urbain de Sevran, et
métabolique, dans la mesure où le dispositif testé pourrait contri-
58 Stéphane Gatignon, ancien maire, relie explicitement Cycle terre à l?histoire de
l?industrie sequano-dyonisienne via la participation de la fabrique à une nouvelle
filière d?économie circulaire qu?il qualifie de « nouvelle industrie » (Conférence
à la Cité de l?Architecture et du Patrimoine, 14 février 2018). Stéphane Blanchet,
maire actuel, s?inscrit dans une perspective similaire: «Cycle terre, c?est réconcilier
l?économie avec le territoire» (Conférence de lancement de Cycle terre, Pavillon de
l?Arsenal, 27 septembre 2019).
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
92 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
buer à augmenter la circularité et la proximité de l?approvision-
nement des chantiers en matériaux et à améliorer la gestion des
déchets. On retrouve les principales caractéristiques des expé-
rimentations urbaines selon Karvonen et Van Heur : le change-
ment via la réalisation puis la diffusion d?une innovation à la fois
technique, urbaine et économique, la délimitation d?un espace
de test permettant de mesurer la réussite de l?innovation et les
incertitudes associées à l?inscription de la fabrique dans un ter-
ritoire spécifique. Bien qu?expérimental, le projet Cycle terre n?est
pas pour autant hors des contraintes qui caractérisent les régimes
sociotechniques en place. Comme nous l?avons montré, l?expéri-
mentation repose sur une coalition d?acteurs qui poursuivent éga-
lement leurs intérêts hors du cadre expérimental de Cycle terre.
Une expérimentation influencée par les agendas propres à chaque
acteur de la coalition
Plusieurs acteurs de la coalition Cycle terre participent au ré-
gime sociotechnique en place dans le domaine de la construction
(Grand Paris Aménagement, Quartus, Société du Grand Paris) et
dans une moindre mesure dans celui de la gestion des déblais
en tant que producteurs de terres excavées. Ainsi, même si Cycle
terre expérimente des dispositifs qui diffèrent des modes de faire
issus des régimes en place, le projet n?est pas hermétique à ceux-
ci. En particulier, l?expérimentation est influencée par les agendas
propres de chacun des acteurs du partenariat.
C?est le cas des institutions pour lesquelles Cycle terre représente
une très faible part de l?activité, notamment la Société du Grand
Paris et Grand Paris Aménagement. On observe ainsi des déca-
lages entre des implications personnelles fortes dans l?expérimen-
tation et des implications institutionnelles moindres. Le cas de la
Société du Grand Paris est particulièrement illustratif. Sa mission
principale est la réalisation des ouvrages du Grand Paris Express
dans des délais stricts et le respect des contraintes de coûts im-
posées et contrôlées par l?État. Ces objectifs peuvent entrer en
tension avec la valorisation des déblais considérée comme rele-
vant de l?innovation et des enjeux environnementaux, deux va-
riables qui n?entrent pas explicitement dans l?équation «coûts-dé-
| 93
lais-qualité59» que doivent respecter les chargés de secteur pour
la réalisation des ouvrages. Le projet Cycle terre a d?ailleurs été
lancé de manière concomitante à la parution d?un rapport de la
Cour des comptes soulignant la très forte augmentation des dé-
penses associées au Grand Paris Express, celle-ci étant qualifiée
de «dérapage» budgétaire (Cour des comptes, 2017, p.10, 39-47).
La personne chargée des relations avec Cycle terre au sein de la
Société du Grand Paris est le responsable de secteur de la ligne 16
à Sevran-Livry. Il témoigne de la faible marge de manoeuvre dont
il dispose dans les choix techniques et logistiques qui impliquent
des modifications de coûts. La valorisation des déblais n?est pas le
coeur de métier du maître d?ouvrage. Ainsi, des modifications de
coûts associés à cette gestion doivent faire l?objet d?arbitrages stra-
tégiques et politiques. Le choix par la Société du Grand Paris de
confier la relation avec Cycle terre à un membre d?une direction
opérationnelle plutôt que d?une direction environnementale ou
de l?innovation, pour laquelle la valorisation des déblais a pour-
tant été identifiée comme un enjeu majeur, peut apparaître dans
un premier temps comme un choix visant à permettre la mise en
oeuvre rapide du recyclage des terres dans les pratiques courantes
du maître d?ouvrage. Or, ce montage s?est avéré partiellement ino-
pérant car la temporalité de l?expérimentation et sa radicalité im-
pliquaient des changements plus importants que ceux imaginés
par la SGP. Autrement dit, ce choix semble plutôt témoigner du
fait que la SGP ne s?est pas placée dans un registre d?expérimenta-
tion susceptible de produire des changements radicaux, comme
la remise en question du schéma classique coût-délais-qualité,
mais plutôt dans un registre d?optimisation de l?existant.
D?une manière similaire, Grand Paris Aménagement n?a jamais
véritablement inscrit le projet Cycle terre en haut de son agenda.
Le pilotage dans le cadre du Démonstrateur industriel pour la ville
durable est bien assumé et le projet s?intègre à la stratégie d?in-
novation environnementale de l?aménageur comme en témoigne
ses rapports d?activité. Cependant, ce projet est également consi-
59 Entretien avec un chef de secteur Sevran-Livry Ligne 16, Société du Grand Paris,
2018.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
94 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
déré comme à « la marge du coeur de métier», ce qui justifie la
non implication de l?aménageur dans la société d?exploitation de
la fabrique60. Or, d?autres acteurs dont le coeur de métier est éloi-
gné de la gestion des déblais et de la production de matériaux
ont, par exemple, intégré la société d?exploitation. C?est le cas de
la commune de Sevran et du promoteur Quartus. Ainsi, Cycle
terre constitue une arène expérimentale rassemblant des acteurs
de filières émergentes et des régimes dominants soumis à des
contraintes extérieures à l?expérimentation.
Un dispositif territorialisé de surcyclage des déblais
La commune de Sevran occupe un rôle important dans la gou-
vernance de l?expérimentation en tant que porteur du projet.
Cela influe sur la définition même de l?objet de l?expérimentation
dans la mesure où l?originalité de la fabrique réside en partie dans
son échelle locale et dans la participation de l?autorité urbaine à
sa gouvernance. Le modèle économique expérimenté par Cycle
terre est un modèle de développement territorial qui vise à réin-
troduire de l?activité productive dans le milieu urbain dense afin
de participer à la relocalisation des chaînes d?approvisionnement
matérielles, de gestion des déchets et des emplois associés.
La place de la commune de Sevran dans la gouvernance de la
fabrique
La commune de Sevran n?a pas été à l?initiative du projet. Elle a été
intégrée au partenariat comme lieu d?implantation pertinent du
fait de la co-présence dans le centre-ville de chantiers d?excavation
et de projets d?aménagement consommateurs de matériaux d?une
part et des opportunités liées aux relations d?interconnaissance
entre chefs de projet d?autre part. Cependant, le programme Ac-
tions Innovatrices Urbaines étant destiné aux autorités urbaines,
elle est devenue le porteur du projet. Cycle terre se distingue donc
d?autres projets de fabrication de matériaux en terre crue, qui ne
s?appuient pas sur une autorité urbaine mais sur l?appareil indus-
60 Entretien avec la cheffe de projet Cycle terre à Grand Paris Aménagement, avec
Daniel Florentin, 2019.
| 95
triel existant de grands groupes ou d?entreprises de taille intermé-
diaire. C?est le cas de Saint-Gobain, qui développe une offre de
produits en terre crue en partenariat avec une entreprise aixoise61,
et d?Alkern, qui développe une gamme de produits préfabriqués
en terre crue62. Le partenariat Cycle terre n?implique d?ailleurs pas
de fabricants de matériaux mais des acteurs de la recherche-ac-
tion détenant une expertise sur la fabrication et l?usage des maté-
riaux en terre crue (AE&CC, Amàco, CRAterre). Le projet nécessite
donc la création d?un outil de production mais aussi d?un nouvel
opérateur pour exploiter la fabrique auxquels l?autorité urbaine
participe.
Ce modèle pose cependant des questions légales : dans quelle
mesure une commune peut-elle participer à la création d?une ac-
tivité économique telle une fabrique de matériaux ? N?est-ce pas
une distorsion de la concurrence ? Une commune peut en effet
faire construire ou participer à la construction d?un bâtiment si
celui-ci constitue un équipement du territoire et répond à un in-
térêt public local. Dans le cas de Cycle terre, il est difficile d?établir
la compétence à laquelle se rattache la construction de matériaux.
Celle-ci n?est pas intégrée à la gestion des déchets dans la mesure
où la gestion des terres n?est pas de la responsabilité des collec-
tivités, à la différence de celle des ordures ménagères. Il est éga-
lement difficile de définir l?intérêt local auquel répond le projet
dans la mesure où les matériaux produits seront commercialisés
à des entrepreneurs franciliens susceptibles d?intervenir sur des
chantiers hors de Sevran. À l?inverse, le projet génère des nui-
sances: bruit, poussière, circulation de camions63. Le portage de
61 Voir Pierre Pichère, « Une PME familiale et Saint-Gobain main dans la main
pour construire en terre crue», Le Moniteur des artisans, 30 septembre 2020.
62 Carnet de terrain ? Rencontre entre Cycle terre, l?EpaMarne et Alkern du 23 avril
2018.
63 Ces éléments sont mis en avant et discutés par l?étude juridique réalisée par le
cabinet d?avocat Seban et associés pour la mairie de Sevran concernant le montage
du projet. Celle-ci précise «qu?il n?est pas certain que la Ville puisse porter direc-
tement ou indirectement (via une société d?économie mixte) la réalisation globale
du projet puisque, dans une voie comme dans l?autre, il n?est pas possible d?être
assuré que le projet présente un lien suffisant avec une utilité publique.».
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
96 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
l?investissement pour la construction de la fabrique et des outils
de production devait initialement être assuré par la commune de
Sevran. La fabrique ainsi construite aurait ensuite été cédée à un
exploitant. Pour éviter les recours, il a été décidé que la ville ne
porterait pas l?investissement de la fabrique mais que celui-ci se-
rait assuré par le promoteur Quartus. Le portage privé s?avérait en
partie rassurant pour la municipalité qui ne portait plus le risque
financier associé mais il a suscité l?inquiétude de certains élus
soucieux de ne pas céder un des terrains publics les mieux placés
pour un faible prix à un promoteur qui allait y conduire sa propre
activité et profiter des éventuels revenus générés64.
La même question s?est posée a fortiori pour l?exploitation de la
fabrique. Le partenariat a choisi une forme coopérative pour l?ex-
ploitation permettant à la municipalité de Sevran de participer à
la gouvernance de l?entreprise et de garantir le maintien des am-
bitions de développement local. La création d?une société coopé-
rative d?intérêt collectif (SCIC) permet d?assurer une place au ter-
ritoire et d?associer différentes compétences dans la gouvernance
de la fabrique tout en limitant l?enrichissement des sociétaires. En
effet, le statut de SCIC impose d?affecter plus de la moitié du résul-
tat positif à des réserves dites impartageables65. Ainsi, les socié-
taires ne peuvent pas voir leur part sociale augmenter et le capital
de l?entreprise reste stable. En revanche, la SCIC se constitue un
patrimoine qui peut être investi. La société d?exploitation associe
plusieurs des partenaires ainsi que l?entreprise Briques Technic
Concept, fabricant de briques comprimées en terre crue dans la
région toulousaine (Figure 17). D?autres acteurs pourront ensuite
rejoindre la société afin de compléter les expertises représentées.
La dimension territoriale du projet est explicitement formulée
dans le pacte des associés de la SCIC: « Cette proposition répond
à une diversité d?objectifs visant à rendre la ville plus résiliente
dans son fonctionnement(?):
64 Par exemple, lors de la commission municipale «développement durable» qui
s?est tenue à Sevran le 6 novembre 2018.
65 Selon le pacte d?associés de la SCIC Cycle terre, 60% du résultat positif devra
être affecté aux réserves impartageables au minimum.
| 97
- Redévelopper des filières de construction territorialisées, avec
des matériaux simples nécessitant plus de savoir-faire.
- Développer le tissu économique et social local en associant la
formation professionnelle à l?aménagement.» (SCIC Cycle terre,
2020, p.3). Le statut de SCIC protège également la société du ra-
chat par des acteurs extérieurs comme des fabricants de maté-
riaux conventionnels. Le statut coopératif participe au position-
nement original de Cycle terre au sein de la filière terre crue qui
consiste en un équilibre entre massification de la production d?un
côté et inscription dans un métabolisme de proximité de l?autre.
Figure 17. Liste des sociétaires de la SCIC en juillet 2021
Catégories d?associés Associés
Producteurs Quartus: promoteur
ECT66: réemployeur de terre et gestionnaire
d?installations de stockage des déchets inertes
Bénéficiaires Amàco: centre de formation et de recherche
NAMA: agence d?architecture
BTC: fabricant de matériaux
MUE expériences: atelier de recherche et
d?expérimentation
Atelier Serge Joly: agence d?architecture
Salariés Aucun au début
Collectivités et
établissements publics Ville de Sevran
Partenaires Aucun au début
Les échelles de spatialisation du projet: enjeux de développement
local et enjeux de filière
Si la dimension territoriale du modèle économique porté par Cy-
cle terre est partagé par les partenaires et les membres de la so-
ciété d?exploitation, l?échelle spatiale d?inscription du projet et
66 ECT a intégré le partenariat Cycle terre en 2019. Nous expliquons les raisons
de son intégration et les modifications induites dans la conception même de la
fabrique dans la section suivante.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
98 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
l?appréhension des enjeux territoriaux ont fait l?objet de débats
tout au long de la mise en oeuvre de la fabrique. Sevran est entré
dans le projet avec une représentation municipale de celui-ci. La
fabrique est pensée comme un lieu de production intégré allant
du tri des déblais au stockage des produits finis qui s?inscrit dans
l?écosystème économique, urbain et écologique de la commune.
Cet ancrage territorial est perçu comme une condition de réussite
du projet notamment du fait de la diminution attendue des flux
de camions qui constitue un enjeu politique local. Les chantiers
du Grand Paris Express ont ravivé à Sevran la mémoire récente de
la congestion causée par le transport de terre par camions dans le
centre-ville lors de la dépollution des grandes friches industrielles
de Kodak. La localisation de la fabrique à proximité immédiate des
sites d?excavation aurait contribué à limiter les flux de camions.
Les experts de la terre ont davantage une représentation métro-
politaine voire régionale. Leur défi est de rompre avec l?image de
la terre crue comme matériau rural et patrimonial pour en faire
un matériau urbain et contemporain. Grand Paris Aménagement
s?inscrit également dans cette échelle d?action, dans la mesure
où son objectif est d?aider au développement d?une filière terre
crue métropolitaine via l?insertion de clauses dans les cahiers
des charges à destination des promoteurs et via la certification
des matériaux. Ceci conduit à concevoir un espace de circula-
tion des matières plus large que la ville de Sevran et ses environs
et à rechercher des chantiers d?approvisionnement en dehors
du territoire communal. Cela ouvre également la voie à une ex-
ternalisation de certaines fonctions comme le tri et le stockage
à l?extérieur de Sevran sur des terrains moins contraints ou bien
en association avec les installations de stockage des déchets. Ces
différences d?appréhension de la dimension territoriale du projet
se sont retrouvées au cours de la création de la société d?exploita-
tion. L?échange ci-dessous, suscité par la proposition de la part de
la cheffe de projet Cycle terre de Sevran d?intégrer un centre social
du quartier sevranais des Beaudottes à la société d?exploitation,
illustre ces différences:
| 99
«Selon le directeur scientifique d?Amàco, l?intégration de ce
groupe vise à répondre à une question plus large qui est: com-
ment faire pour que ce site soit accepté et aimé par les habi-
tants? Il y a sûrement une réponse plus globale à apporter.
La cheffe de projet Cycle terre à Sevran rebondit. Pour elle, la
question n?est pas uniquement de faire en sorte que les habi-
tants nous «acceptent». C?est aussi comment faire pour que
les habitants s?en emparent. C?est un peu de l?éducation po-
pulaire. Il s?agit de faire en sorte que la fabrique devienne un
vrai outil de développement local. Elle le propose aujourd?hui
parce qu?il faut donner du contenu au collège «bénéficiaires»
et parce qu?il faut faire attention à avoir des acteurs côté ville
et acteurs locaux.» (Carnet de terrain, réunion pour la créa-
tion de la SCIC, 2019)
Chacun formule les enjeux associés à l?intégration des habi-
tants dans la société d?exploitationen des termes différents67: en
termes « d?acceptabilité sociale » pour le représentant d?Amàco
et en termes d?«appropriation» pour la cheffe de projet de Se-
vran. L? « acceptabilité sociale », terme souvent employé par les
promoteurs des projets, présuppose une distinction entre le projet
d?un côté et le territoire de l?autre. Le projet est associé à l?intérêt
général, en l?occurrence celui du développement de la filière, et
le territoire à un intérêt local (Fortin et Fournis, 2014). La cheffe
de projet de Sevran questionne précisément cette séparation. Le
territoire et ses habitants sont considérés comme partie prenante
du projet. La fabrique peut participer au développement local, par
exemple à travers l?emploi, la formation et l?animation de la vie lo-
cale. La participation des habitants à son exploitation peut alors
sembler légitime. Leur participation peut influer sur les décisions
économiques et techniques prises dans le cadre de l?exploitation
via l?intégration d?une multiplicité d?enjeux.
On retrouve donc ici la complexité des relations entre enjeux de
filière et enjeux territoriaux. Ces différences soulignent une am-
67 Ces différences ne conduisent pas à des divergences ou des conflits. Elles parti-
cipent davantage à enrichir le projet via différents mécanismes d?ajustement.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
100 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
bivalence concernant la place du territoire dans la notion de «dé-
monstrateur». Initialement, la fabrique de terre crue est une idée
non territorialisée à la recherche d?un site. Le territoire est donc
réduit à sa dimension géométrique: un espace qui permette de dé-
montrer la faisabilité et la pertinence du processus de production
envisagé (Nadaï et Neri O?Neill, 2013). Cependant, l?ancrage de la
fabrique dans la commune de Sevran l?inscrit dans les contraintes
et les opportunités spécifiques du territoire. Le projet se trouve
ainsi transformé par cette inscription spatialedans la mesure où
le développement local devient un objectif important68. Ainsi, le
démonstrateur ne se limite pas aux aspects techniques, juridiques
et économiques mais intègre des dimensions sociales, politiques
et géographiques propres au territoire sevranais.
Approvisionner la fabrique dans un contexte incertain :
l?expérimentation d?un dispositif flexible
Le dispositif expérimenté par Cycle terre est caractérisé par sa
plasticité et sa flexibilité. À la différence d?une fabrique alimen-
tée par une carrière, les gisements transformés par Cycle terre
proviennent de multiples chantiers localisés en différents lieux.
La configuration du dispositif, en particulier son espace d?appro-
visionnement, varie dans l?espace et dans le temps. Les configu-
rations du dispositif ont évolué au cours du projet modifiant la
spatialité et la temporalité de la fabrique. Cette section revient sur
quelques étapes afin de rendre compte du fonctionnement spatial
et matériel de Cycle terre.
Temporalités et registres de proximité: une synergie matérielle
incertaine
Le projet initial prévoyait une fabrique mobile, c?est-à-dire une
unité de production facilement démontable pouvant suivre les
chantiers. Le projet pouvait ainsi être rapproché d?une symbiose
urbaine, c?est-à-dire de l?échange de matière ou d?énergie entre
deux activités urbaines, par exemple une usine produisant de
68 Nous détaillerons davantage par la suite les implications de l?ancrage dans le
territoire sevranais sur le contenu du projet lui-même et l?objet de la démonstra-
tion.
| 101
la chaleur fatale et un réseau de chaleur alimentant un quartier
(Hampikian, 2017). Ces synergies s?apparentent aux symbioses
industrielles qui désignent l?échange de matières, d?eau, d?éner-
gie ou de sous-produits entre deux entreprises (Chertow, 2000).
Dans ces différents cas, la proximité géographique constitue une
opportunité pour initier l?échange de matière. Dans le cas de Cycle
terre, la symbiose concerne deux chantiers urbains, des chantiers
d?excavation produisant des déblais avec le statut de déchet et des
chantiers de construction consommateurs de matériaux. Cycle
terre saisit en fait l?opportunité de la concordance spatiale et tem-
porelle de ces deux types de chantiers, chantiers du Grand Paris
Express d?un côté et chantier de Sevran Terre d?Avenir de l?autre,
pour initier un bouclage local des flux de matière et participer au
développement d?une filière de la construction en terre crue en
Île-de-France. La proximité géographique de ces activités per-
met de limiter les coûts économiques et environnementaux liés
au transport. Dans la candidature européenne, elle est présentée
comme garante d?une réduction des nuisances occasionnées par
le mode de construction actuel, comme une condition de la ré-
duction des émissions de gaz à effet de serre et de l?externalisation
des nuisances dans des espaces périphériques.
La symbiose urbaine repose sur une concordance temporelle
entre des projets producteurs et récepteurs de matières. Or, cette
concordance est soumise à de nombreux aléas, ce qui rend la
synergie matérielle particulièrement incertaine et difficile à pla-
nifier. Dans le cas de Cycle terre, les modifications de calendrier
des chantiers de la Société du Grand Paris et la difficulté à réaliser
des tests de caractérisation sur les déblais produits, ont conduit
à l?exploration d?autres scénarii et à la recherche d?autres sites
pourvoyeurs. Le choix des sites combine des logiques de proxi-
mité spatiale, c?est-à-dire des sites proches de la fabrique de ma-
nière à limiter la circulation engendrée et les émissions de CO2
associées, et de proximité relationnelle. Ce terme désigne les liens
d?interconnaissance entre individus et le partage de règles et de
valeurs communes qui peuvent faciliter la coordination (Beaurain
et al., 2017). Ainsi, le site d?Aérolians, opération d?aménagement
gérée par Grand Paris Aménagement à Tremblay-en-France de-
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
102 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
vient un chantier potentiellement pourvoyeur de terre pour la fa-
brique grâce à la proximité relationnelle entre deux chefs de projet
de Grand Paris Aménagement. Cette proximité relationnelle faci-
lite l?accès aux terres pour réaliser des tests de caractérisation et
lancer une préproduction, ce qui n?avait pas été possible avec la
Société du Grand Paris. Des logiques de proximité et de distance
politiques interfèrent avec ces proximités relationnelles. Ainsi,
les modalités d?association du site d?Aérolians à Cycle Terre sont
discutées en intégrant les paramètres politiques liés aux relations
entre Sevran et Tremblay. Le maire de Tremblay, François Asen-
si, et Stéphane Gatignon ont connu des trajectoires politiques
divergentes qui ont tendu les relations entre les deux communes
(Rotman, 2012). Le territoire du projet n?est pas réductible à une
proximité géographique. Certains espaces proches comme les
chantiers d?Aulnay-sous-Bois, commune dirigée par un maire
de droite, n?entrent pas dans le périmètre envisagé des chantiers
fournisseurs de terre. Le territoire du projet Cycle Terre s?élargit
ainsi progressivement de Sevran à un espace réticulaire associant
des sites alentour dont les contours sont définis selon une articu-
lation entre proximités géographiques et relationnelles69.
Le temps est donc un facteur d?évolution majeur. Il intervient sous
différentes formes. Tout d?abord, sous la forme des calendriers: le
déphasage entre chantiers d?excavation, mise en service de la fa-
brique et chantiers de construction constituent des perturbations
importantes et des facteurs d?incertitude. Il intervient également
dans les modalités de prises de décision sous la forme des tem-
poralités propres à chaque acteur. Ainsi, les arbitrages techniques
nécessaires à l?avancée de la conception de la fabrique, en parti-
culier des lignes de production, entrent en tension avec les tempo-
ralités politiques rythmées par le calendrier électoral et l?horizon
des élections municipales en 2020. Par exemple, la recherche de
sources de terres alternatives au Grand Paris Express n?a commen-
69 La recherche se fait également en lien avec la ressource d?une part et la possi-
bilité d?intégrer les terres du Grand Paris Express une fois que la fabrique sera en
fonctionnement. Il ne s?agit pas d?exclure les déblais d?excavation du Grand Paris
des terres recyclées par la fabrique.
| 103
cé qu?après l?annonce officielle du changement de calendrier par
la Société du Grand Paris alors que des alternatives auraient pu
être cherchées avant. Cela a suscité des incompréhensions entre
acteurs du partenariat, conduisant la cheffe de projet pour Sevran
à justifier ainsi : « C?est difficile politiquement de chercher des
plans B pour les terres tant que la SGP n?a pas annoncé officielle-
ment son décalage de calendrier. Il faut attendre pour montrer que
ce n?est pas de la faute de Sevran si le projet est modifié.» (Carnet
de terrain ? Comité de pilotage, 2018). Cet extrait de réunion fait
référence aux enjeux politiques sevranais associés à Cycle terre,
notamment la congestion. Le projet a été présenté aux habitants
et aux élus de la majorité et de l?opposition comme un moyen de
réduire cette circulation grâce à la proximité spatiale entre chan-
tiers. Or, l?approvisionnement par d?autres chantiers que celui de
la gare de Sevran-Livry conduirait plutôt à une augmentation du
trafic de camions dans le centre-ville. Cette modification produit
donc de l?incertitude politique dont témoigne la cheffe de projet:
« (?) Il y a un ou deux élus qui sont très sceptiques et un peu
réservés pour la question de l?impact sur la circulation. (?)
Parce que c?est le problème numéro un des Sevranais et de-
puis qu?il y a les chantiers des gares, c?est pire encore. Déjà
c?était très difficile avant, maintenant c?est insupportable pour
les habitants! Quand tu dois aller de l?autre côté du pont et que
pour faire un kilomètre tu mets une demi-heure, trois quarts
d?heure, ça gâche ton quotidien. Et ce n?est pas un jour tous les
quinze jours, c?est quasiment tous les jours. » (Entretien avec
la cheffe de projet Cycle terre à Sevran, 2018)
On retrouve donc dans la construction de la synergie matérielle
Cycle terre les incertitudes liées au caractère dynamique de la
proximité analysée par Zélia Hampikian dans le cas de symbioses
énergétiques impliquant la récupération de la chaleur fatale pour
alimenter des réseaux de chaleur urbains. Les proximités géogra-
phique, relationnelle et institutionnelle sur lesquelles reposent la
construction de synergies matérielles ou énergétiques fluctuent
dans le temps sous l?effet des agendas de chaque acteur et de
contraintes exogènes à la synergie, comme les changements de
stratégie de localisation des industries ou les évolutions territo-
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
104 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
riales induisant des baisses de production (Hampikian, 2017).
Le cas de Cycle terre montre que le temps est une variable à part
entière de la structuration de la synergie, qui peut jouer tout au
long de sa trajectoire, y compris dès son établissement, et sous des
formes variées allant des discordances temporelles dans la pro-
duction aux discordances politiques. Ces incertitudes temporelles
mettent également en jeu la distinction entre filière et territoire
exprimée dans la section précédente. Les temporalités de la filière
sont guidées par la recherche d?une ressource ou d?un débouché à
un instant donné pour ne pas interrompre le processus de produc-
tion. Elles peuvent entrer en tension avec les temporalités du terri-
toire, caractérisées par des contraintes de disponibilité du foncier
dans un espace contraint. Le calendrier électoral et l?organisation
des travaux sur une opération d?aménagement sont des modalités
que peuvent prendre ces contraintes. Face à ce caractère incer-
tain, le dispositif mis en place par Cycle terre s?est orienté d?une
fabrique mobile à une fabrique fixe s?appuyant sur un espace d?ap-
provisionnement flexible.
La remise en cause de la mobilité de la fabrique
Le bâtiment de la fabrique était initialement pensé pour être dé-
montable, ce qui se traduisait par des structures légères et mo-
dulaires lors des premières esquisses architecturales. La mobilité
de la fabrique a été remise en question par plusieurs choix poli-
tiques, techniques, environnementaux et leurs conséquences sur
le modèle économique. Le processus de fabrication des maté-
riaux à partir des terres excavées repose sur le tri et la prépara-
tion des déblais qui consiste principalement en du séchage afin
d?atteindre l?hygrométrie adéquate. Le séchage des terres par
ventilation mécanique, initialement prévu, s?est avéré trop éner-
givore. Des bilans énergétiques fins ont montré que le recours à
cette technique réduisait fortement voire annulait les économies
de carbone permises par le recours à la terre crue par rapport à
l?utilisation de matériaux plus conventionnels comme le ciment
et la terre cuite70. Les acteurs de Cycle terre ont donc opté pour un
70 Données issues du carnet de terrain: présentation du chercheur de l?Ifsttar au
| 105
séchage naturel, économe en énergie mais davantage consomma-
teur de foncier. Dans ce contexte, la localisation du centre de tri et
de préparation des terres a fait l?objet d?importants débats autour
de deux possibilités: son internalisation au sein de la fabrique afin
de maîtriser l?ensemble du processus et faciliter l?usage de terres
issues de chantiers sevranais ou bien sa délocalisation à proximité
d?une installation de stockage de déchets inertes afin de limiter les
comité de pilotage du 22 janvier 2019, à partir d?un travail réalisé avec le directeur
scientifique d?Amàco. Environ 40% des dépenses énergétiques des matériaux Cy-
cle terre proviennent du séchage si celui-ci est effectué de manière électrique. Les
dépenses énergétiques totales d?un BTC non stabilisé dans ce cas sont autour de
520 kWh/m3 contre 450 kWh/m3 pour des briques en terre cuite et 680 kWh/m3
pour des blocs béton.
Figure 18. Circulation des camions de terre selon les scénarii
d?approvisionnement de la fabrique en 2018
Réalisation personnelle à partir de l?observation des comités de pilotage de Cycle
terre en 2018.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
106 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
contraintes foncières à Sevran71. Afin de garantir l?autonomie de la
fabrique et son ancrage sevranais, Cycle terre a, dans un premier
temps, décidé d?internaliser le centre de préparation des terres, ce
qui a conduit à un agrandissement de l?emprise de la fabrique72.
En outre, la localisation du projet en centre-ville et à proximité
d?établissements scolaires a conduit à privilégier une enveloppe
bâtimentaire plus lourde pour limiter les nuisances sonores.
Ces décisions stratégiques se sont accompagnées d?une augmen-
tation du coût de la construction de la fabrique et, par conséquent,
de celui de son démontage dans la perspective d?un déménage-
ment. La fabrique devait en effet s?implanter pendant neuf ans sur
les terrains dits de la Marine en attente de la réalisation de l?opéra-
tion d?aménagement Sevran Terre d?Avenir73 avant de déménager
sur un autre site permettant une nouvelle symbiose. Or, le coût du
déménagement a augmenté du fait de la taille et de l?épaisseur du
bâtiment. De manière générale, la conception et la réalisation de
la fabrique nécessitent des investissements lourds en capital fixe
pour l?achat des machines et pour réduire les nuisances sonores.
Le retour sur investissement a été estimé à plusieurs dizaines
d?années, comme l?explique la cheffe de projet à Grand Paris Amé-
nagement au cours d?un comité de pilotage évoquant le modèle
économique:
«La cheffe de projet explique que ce qui plombe l?exploitation
est la mobilité du process. On investit beaucoup d?argent pour
préparer le terrain mais cela ne dure que 9 ans puisqu?après, la
fabrique déménage. Il faut donc trouver une rentabilité sur un
71 Ces débats se sont particulièrement exprimés au cours de la formation des par-
tenaires réalisée par Amàco aux Grands Ateliers en Isère les 17 et 18 septembre
2018.
72 La superficie de la fabrique lors du premier permis de construire sur les terrains
de la Marine était d?environ 10 hectares, dont plus de la moitié dédiée au centre de
tri de préparation des terres. (Carnet de terrain, 2018).
73 La programmation de la zone d?aménagement concerté Sevran Terre d?avenir
n?est pas encore précisément définie. Cependant, le schéma d?intention prévoit
l?aménagement d?une zone à dominante résidentielle sur les terrains de la Marine
avec un cheminement dit «modes doux» et le maintien d?une continuité écolo-
gique avec le Parc de la Poudrerie (Grand Paris Aménagement, 2019: 27).
| 107
temps très court, ce qui est difficile, ou bien faire entrer le dé-
ménagement dans le business model. Une piste est d?essayer
de réduire l?intensité capitalistique du bâtiment. Une possi-
bilité est de louer un bâtiment déjà existant. L?avantage clé de
Sevran est qu?on ne paie pas le terrain parce qu?il est loué gra-
tuitement par la mairie. L?autre option est de trouver un terrain
temporaire ailleurs. Pour le dirigeant de l?entreprise Briques
Technic Concept, qui fabrique des blocs de terre crue dans la
région toulousaine [il participe au copil en tant que potentiel
futur membre de la SCIC et acteur de la préproduction], au-
cun exploitant ne peut déménager sa production dans 9 ans.
Pour une fabrique comme cela, l?horizon est plutôt 20 ans.»
(Extrait de carnet de terrain, Copil du 28 mai 2019)
Cet échange témoigne de la difficulté à rendre compatibles le
montage d?une activité productive et un aménagement tempo-
raire dans la mesure où les investissements s?amortissent sur le
temps long. Or, en milieu urbain dense, les fonciers disponibles
sont rares, ce qui conduit à favoriser des occupations temporaires
sur des sites en attente d?aménagement.
La mobilité de la fabrique s?est avérée plus complexe qu?imagi-
née d?un point de vue économique mais aussi politique. Pour le
personnel politique de la commune, cette mobilité est porteuse
d?ambivalence. Ils la perçoivent comme une limite à son ancrage
territorial mais également comme une limite à la légitimité de la
commune à porter le projet et à s?investir dans la construction
de la filière, ce qui ne constitue pas sa compétence première. La
mobilité limite les retombées positives et de long terme sur le
territoire. L?enjeu de la légitimité de Sevran à porter le projet Cy-
cle terre n?est pas neutre. D?une part, la production de matériaux
n?est pas une compétence de la commune. D?autre part, la filière
ne se limite pas à l?échelle sevranaise mais s?étend à l?échelle de
l?Île-de-France. L?implication de la commune dans le projet s?ap-
puie sur l?idée que la fabrique est structurante pour le territoire.
La fabrique est ainsi conçue comme un équipement du territoire
et pas uniquement un équipement de chantier. Dans un premier
temps, la pérennité de l?activité a été envisagée sous la forme d?un
centre de formation. Cette vision a contribué à affirmer le soutien
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
108 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
des élus et de l?administration envers le projet74. On retrouve de
nouveau les tensions entre filière et territoire. La mobilité de la
fabrique permet à la filière de s?adapter à la localisation des res-
sources mais limite les retombées locales pour le territoire d?ac-
cueil.
Le changement de site, suite à l?avis défavorable rendu par le com-
missaire enquêteur concernant la procédure de modification du
Plan local d?urbanisme75, a définitivement conduit à transformer
le projet en une fabrique fixe. Le projet a été relocalisé au sein
d?une zone d?activités à proximité de la gare des Beaudottes, sur
un foncier appartenant à la municipalité et situé au sein d?une
zone règlementaire compatible avec la construction et l?activité de
la fabrique. Ce site, d?une superficie de 2,5 hectares au lieu des
10hectares disponibles sur le site de la Marine, a imposé le redi-
mensionnement des lignes de production autour d?une capacité
plus faible, passant d?environ 25000 tonnes à 8 000 tonnes de dé-
blais transformés par an. Le site ne permettait plus de trier et de
préparer les déblais, ce qui a conduit à l?externalisation du centre
de tri et de préparation. Cette dernière transformation s?est ac-
compagnée d?un partenariat avec le réemployeur de terre et ges-
tionnaire d?installation de stockage des déchets inertes ECT.
74 La commune de Sevran est confrontée à des difficultés budgétaires. Certains
élus et membres de l?administration doutaient de la capacité financière de la com-
mune à porter un projet qui se situe à la marge de ses compétences (plusieurs en-
tretiens au sein de la municipalité, 2018-2019).
75 La construction de la fabrique sur les terrains de la Marine nécessitait une mo-
dification du PLU. Une enquête publique a été conduite et a abouti à un avis dé-
favorable. Une plainte a été déposée par la ville de Sevran contre le commissaire
enquêteur, qui a véhiculé de fausses informations concernant une pollution présu-
mée des terrains de la Marine et se serait montré partial. Si le projet Cycle terre n?a
pas suscité d?oppositions fortes, certains habitants ont fait part de leur inquiétude
voire de leur opposition à l?ouverture d?une activité de production dans le centre-
ville. L?enquête publique a permis de les mettre en évidence. Le maire de Sevran
a décidé de suivre l?avis défavorable issu de l?enquête publique afin de limiter le
risque de recours contre le projet.
| 109
Un dispositif sociotechnique en réseau qui s?appuie sur le «réseau
mou» existant de gestion des déblais
Le partenariat Cycle terre s?est tourné vers l?entreprise ECT pour
installer et gérer le centre de tri et de préparation des terres. Pour
rappel, cette entreprise gère la majorité des matériaux excavés
en Île-de-France dans des installations de stockage des déchets
inertes ou dans des projets d?aménagement paysager. Un parte-
nariat avec ECT avait été envisagé dès la première année du projet
pour assurer un accès constant aux gisements de terre puisqu?une
majorité des déblais franciliens sont captés par leur entreprise.
Cet approvisionnement continu réduit l?incertitude générée par
les différentes temporalités des chantiers, dont ceux de la Société
du Grand Paris. Cela permet également de s?appuyer sur le réseau
professionnel de l?entreprise, notamment sa connaissance du
milieu des terrassiers qui produisent la ressource en terres exca-
vées, et leur expertise dans le domaine de la traçabilité et de la
gestion des relations contractuelles (bordereaux de suivi des dé-
chets). Enfin, ECT dispose de machines, de sites de stockage des
terres dans une relative proximité géographique avec Sevran ainsi
que de ressources humaines et financières76. Dans les premiers
échanges, ECT était donc envisagé comme fournisseur de terre
pour la fabrique. Puis, les échanges se sont approfondis et ECT a
intégré le partenariat Actions Innovatrices Urbaines en tant que
gestionnaire du centre de tri et de préparation et porteur de l?in-
vestissement pour les machines du centre de préparation.
ECT apporte donc des terres, du foncier, de l?expertise et de l?ex-
périence concernant la traçabilité et les relations commerciales
avec les terrassiers ainsi que des ressources monétaires via l?in-
vestissement dans le centre de tri et de préparation77. Celui-ci est
76 Carnet de terrain : réunions entre ECT et les partenaires Cycle terre et note de
cadrage pour un partenariat (2018-2019).
77 Observation participante 2019-2020. Candidature pour Actions Innovatrices
Urbaines de 2020 (changement majeur). L?apport d?une capacité financière n?est
pas neutre pour Cycle terre qui a longtemps espéré une prise de participation de
la Caisse des Dépôts et Consignations pour financer l?écart entre l?évaluation du
coût du projet lors de la candidature et le coût estimé par la suite. Le dossier de
Cycle terre n?a finalement pas été retenu par la Caisse des Dépôts et Consignations.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
110 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
localisé à Vaujours dans un site appartenant à Placoplâtre et en
cours de remblayage par ECT. Situé à 6 kilomètres de la fabrique,
il comprend un espace couvert permettant de stocker et sécher
les terres. Enfin, ECT est également partie prenante de la Société
d?exploitation de la fabrique en tant que financeur aux côtés du
promoteur Quartus. Il est donc devenu un des acteurs centraux
du projet. Pour ECT, Cycle terre constitue une expérimentation de
débouché innovant pour les terres excavées qui s?inscrit dans sa
stratégie de recherche et développement, comme en témoigne la
création d?un poste de directeur des «nouveaux marchés et nou-
veaux services » en 2019. ECT développe de nouveaux services
autour du recyclage des terres excavées, comme le développe-
ment de terres végétales à partir de déblais. Commercialisée sous
le nom d?urbafertile, cette terre végétale vise à limiter l?import de
Figure 19. Comparaison des localisations et des surfaces du site de la
Marine et du site BEMA.
Fonds de carte: Géoportail, 2021
| 111
terres issues du décapage de champs dans les régions limitrophes
de l?Île-de-France pour des aménagements paysagers, y compris
ceux réalisés par ECT. Cycle terre explore une autre forme de re-
cyclage. Les bénéfices économiques attendus par ECT sont nuls78
dans la mesure où les volumes traités par la fabrique sont très
faibles au regard de son activité globale : 8 000 tonnes/an pour
Cycle terre parmi 15 millions de tonnes gérés chaque année par
ECT. Cycle terre constitue ainsi une arène d?hybridation des ex-
pertises nécessaires à la mise en place d?une fabrique de recyclage
des déblais. La caractérisation et le mélange des terres pour la
construction en terre crue, expertise absente d?ECT, est apportée
par Amàco, CRAterre et AE&CC. L?expertise concernant la gestion
de terres excavées, qui implique une traçabilité associée au statut
de déchet à la différence des terres de carrière, est apportée par
ECT.
Ces évolutions ont contribué à transformer l?expérimentation: la
fabrique n?est plus un dispositif mobile de recyclage intégré et au-
tonome par rapport aux circuits existants de gestion des déblais
mais un dispositif composite qui s?appuie sur le système de ges-
tion existant tout en proposant un usage nouveau en matériaux de
construction. Nous proposons de rapprocher le fonctionnement
du système actuel de gestion des déblais d?un «réseau mou» se-
lon les termes de Lise Debout (2012). Elle analyse le service de
gestion des déchets ménagers comme un «réseau mou» par op-
position au «réseau dur», dont le service d?eau ou d?énergie sont
les exemples les plus frappants. Le service de gestion des déchets
est organisé de manière centripète afin de capter une ressource
diffuse plutôt que de manière centrifuge afin desservir de multi-
ples points du territoire à partir d?une seule ressource. Ce service
est régulé et organisé à l?échelle locale plutôt qu?à l?échelle natio-
nale. Le déchet est à la fois rebut et ressource, c?est-à-dire qu?il est
susceptible d?être capté par un ensemble d?acteurs individuels
ou collectifs tout au long de sa circulation. Les usagers du service
ne sont pas consommateurs de la ressource-rebut mais produc-
78 Entretien avec un responsable du développement et de l?innovation d?ECT,
5 novembre 2020.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
112 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
teurs. Ils sont soumis à une taxe plutôt qu?à une facturation. En-
fin, l?organisation matérielle du réseau diffère également de celle
d?un réseau dur. Les noeuds du réseau, comme les décharges et
les centres de tri-transfert, sont fixes mais les lignes qui les relient
sont plastiques et de surface. Autrement dit, les chemins emprun-
tés par les camions ne sont pas toujours les mêmes. L?inertie du
réseau est moins grande que pour les réseaux qui s?appuient sur
des infrastructures souterraines et dédiées. Ainsi, à la différence
d?autres réseaux de service urbain comme l?approvisionnement
en eau ou en énergie, la gestion des déchets s?appuie sur une plus
grande plasticité de l?infrastructure. Celle des déblais partage glo-
balement les mêmes caractéristiques. Elle s?appuie sur des noeuds
fixes, vers lesquels convergent les flux de terres générés par les
chantiers diffus:plateformes de tri, installations de stockage des
déchets inertes, projets d?aménagement sous forme de remblais,
carrières en cours de remblayage. Ces noeuds reçoivent la majorité
des déblais produits en Île-de-France. En revanche, les liens entre
ces noeuds sont flexibles: les routes empruntées par les camions
varient en fonction de la localisation des gisements de déblais et
du trafic routier. Le tableau ci-contre synthétise les ressemblances
et différences entre réseau dur et réseau mou dans le cadre des
ordures ménagères et dans le cadre des déblais.
| 113
Figure 20. Caractéristiques des réseaux durs et mous
Réseau dur
(Energie, eau)
Réseau mou
Ordures
ménagères
Réseau mou
Déblais
Nature du
service
Service public
(gestion déléguée
ou en régie)
Service public
(gestion déléguée
ou en régie)
Service privé
Dynamique du
service
Centrifuge:
provisionnement
Centripète:
collecte
Centripète:
collecte
Niveau de
gestion et de
régulation
Centralisée voire
nationale
Décentralisée et
locale
Décentralisée et
locale
Organisation
matérielle
Réseaux fixes et
souterrains
Points nodaux
fixes et flux
mobiles en surface
Points nodaux
fixes et flux
mobiles en surface
Nature de l?objet
concerné
Ressource
Déchets et
ressources
Déchets et
ressources
Recouvrement
des coûts
Tarification
Taxes (obligatoire
et non
proportionnelle
au service rendu)
Tarification aux
entreprises de
terrassement
(proportionnelle
au service car
liée au volume de
terres)
Source: Adapté de Lise Debout (2012, p.9)
La fabrique Cycle terre constitue un dispositif sociotechnique
de gestion des déblais composite associant le réseau existant et
une technique de surcyclage alternative aux pratiques existantes.
L?analyse de l?évolution des arrangements matériels de la fabrique
permet de distinguer trois formes de gestion des déblais explorées
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
114 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
par Cycle terre qui s?appuient sur des formes différentes de réseau.
Nous proposons de distinguer trois temps (Figure 21) :
Le temps de la fabrique symbiotique (2017-2018):
Cette configuration était envisagée lors de la première version de
la candidature à Actions Innovatrices Urbaines. Elle explorait une
forme alternative à l?organisation en réseau et autonome des ac-
teurs du réseau existant. Il s?agissait d?une symbiose entre chantier
producteur de terre et chantier récepteur, fluctuant en fonction
des temporalités des chantiers.
Le temps de la fabrique temporaire(2018-2020) :
Cette configuration correspond à la diversification des sources
d?approvisionnement pour la fabrique. Elle faisait déjà du recy-
clage des déblais en matériaux de construction un dispositif en
réseau. Au sein de celui-ci, la fabrique constituait un noeud du
fait de sa fonction de concentration des ressources diffuses et de
transformation des matières. Elle était pensée comme un noeud
temporaire, mobile, adaptable à l?espace et au temps des chantiers
d?excavation. Le réseau constitué était caractérisé par une plasti-
cité encore plus élevée que celle du réseau existant de gestion des
déblais: ce n?étaient plus seulement les liens entre les noeuds qui
étaient flexibles mais le réseau dans son ensemble, y compris, les
noeuds.
Le temps de la fabrique fixe en réseau(2020-2021) :
Cette configuration correspond à l?adaptation au site BEMA et à
l?intégration d?ECT. La fabrique est devenue un équipement fixe
qui transforme les terres excavées des chantiers environnants. Les
ressources en terre sont donc diffuses et regroupées vers le centre
de tri et de préparation des terres qui est associé à un noeud exis-
tant du réseau actuel de gestion des déblais. Ainsi, la logique s?est
inversée par rapport au projet initial; ce n?est plus la fabrique qui se
déplace au gré des chantiers mais les terres qui sont orientées vers
la fabrique. La fabrique repose sur une hybridation avec le réseau
existant. Elle s?appuie dessus pour la captation du gisement de
terre à la fois en termes spatial (utilisation des installations d?ECT
pour regrouper les déblais et préparer la terre) et organisationnel
| 115
(partenariat avec ECT et modèle économique qui repose sur les
coûts d?acceptation en décharge payés par les terrassiers). Dans le
même temps, elle détourne une partie des flux actuellement cap-
tés par le réseau pour le recycler et développe ainsi un nouvel exu-
toire pour les déblais. L?approvisionnement de la fabrique s?appuie
donc sur un espace de ressources flexible et plastique, c?est-à-dire
dont les sources (chantiers) varient selon les temporalités et les
caractéristiques matérielles des déblais. La question de la capacité
des lignes de production à s?adapter à l?hétérogénéité des terres
venant de différents chantiers sera un des enjeux des premières
années de mise en service de la fabrique.
Au début du projet Cycle terre, nous avions émis l?hypothèse de
l?émergence d?une concurrence entre filières émergentes comme
le recyclage des déblais et filières consolidées de gestion des dé-
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
Figure 21. Les trois configurations explorées par la fabrique Cycle terre
116 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
blais telles que le réemploi en projets d?aménagement et le com-
blement de carrières (Bastin et Verdeil, 2020). Or, on observe da-
vantage une articulation entre ces filières. Dans le cas de Cycle
terre, le recyclage en matériaux de construction, filière émergente
de valorisation matière, s?appuie en partie sur un acteur de la fi-
lière consolidée via l?entreprise ECT et les ressources dont il dis-
pose. Cette évolution du projet contribue à diversifier les pratiques
des acteurs dominants des régimes sociotechniques en place. Elle
interroge les possibilités de généralisation du surcyclage des dé-
blais en matériaux de construction en terre crue, entre duplica-
tion d?unités de production autonomes et intégration pérenne et
systématique de la filière terre crue par les gestionnaires existants
des déblais.
Possibilités et enjeux de diffusion de la fabrique Cycle
terreau sein du régime sociotechnique actuel
Le dispositif sociotechnique expérimenté par la fabrique a évo-
lué au cours du projet d?une unité de production mobile à une
fabrique fixe intégrée à un réseau de chantiers. Cette évolution ré-
sulte en partie de la prise en compte des aléas et des agendas des
différents acteurs parties prenantes mais aussi de caractéristiques
structurelles des régimes sociotechniques en place de la gestion
des déblais et de la construction. Réciproquement, Cycle terre
participe à recomposer les régimes en place.
Le champ de recherche des transition studies inclut l?étude
des mécanismes par lesquels les innovations sociotechniques
peuvent contribuer à des changements systémiques alors qu?elles
prennent place au sein d?expérimentations localisées et délimi-
tées. Afin de mieux renseigner ces processus de changement et le
transfert des innovations au-delà du périmètre géographique, or-
ganisationnel ou sectoriel des expérimentations, Timo Von Wirth,
Lea Fuenfschilling, Niki Frantzeskaki et Lars Coenen (2019) dis-
tinguent trois idéaux-types:
? L?intégration locale ou «embedding»: les caractéristiques et
les apprentissages d?une expérimentation sont intégrées dans
les structures locales. L?expérimentation participe à un change-
| 117
ment structurel dans la mesure où elle est intégrée à la gouver-
nance locale. La contrepartie de cette intégration est la difficul-
té à transposer cette expérimentation dans d?autres lieux dotés
d?autres caractéristiques.
? La transposition ou «translation»: une diffusion horizontale
de l?expérimentation d?un lieu à un autre, d?une organisation à
une autre ou d?un secteur à un autre. Cet idéal-type implique
la reconnaissance de l?expérimentation comme exemplaire au
sein d?un secteur et interroge les conditions de transfert de l?ex-
périmentation vers des contextes différents.
? Le rééchelonnement ou « scaling » : une diffusion verticale
par agrandissement de la niche. La croissance peut être spa-
tiale (croissance géographique), partenariale (croissance du
nombre d?acteurs engagés) et sectorielle (de plus en plus de
domaines) ou une combinaison des trois. La diffusion verticale
diffère fortement de la diffusion horizontale puisqu?il ne s?agit
pas d?une réplication de l?expérimentation mais de son chan-
gement d?échelle. Celui-ci peut nécessiter de transformer les
connaissances, les pratiques, les modèles économiques voire
les techniques qui étaient pertinentes à une certaine échelle,
par exemple, lors du passage d?un bâtiment à une ville.
L?observation participante au sein de Cycle terre et les entretiens
menés au cours de la thèse ont permis d?analyser de manière dy-
namique les relations entre régimes et expérimentations. Ils ont
conduit à repérer d?une part des effets de verrouillage du régime
existant de gestion des terres sur la mise en place du surcyclage
en matériaux de construction et d?autre part des effets de trans-
formation de l?expérimentation sur le régime sociotechnique en
place. Les innovations techniques expérimentées par Cycle terre
ne font pas (encore) l?objet d?une diffusion horizontale même si
celle-ci constitue un objectif explicite. Un «kit duplication» a, par
exemple, été rédigé par les partenaires à destination d?éventuels
futurs porteurs d?unité de surcyclage. En revanche, l?expérimen-
tation du surcyclage dans le cadre de Cycle terre a des effets sur
les filières de gestion des déblais en aval des chantiers et des effets
sur le recours à l?architecture de terre dans le contexte métropoli-
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
118 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
tain en amont. À travers ces deux angles, cette section analyse les
recompositions sociotechniques induites par la mise en place du
surcyclage des déblais en matériaux de construction d?une part et
par la production de matériaux en terre crue d?autre part. Quelles
sont les transformations produites ou initiées par Cycle terre et
quels sont les enjeux posés par la généralisation du surcyclage des
déblais en matériaux de construction en terre crue?
Caractérisation, sélection et captage des terres excavées: des enjeux
pour la pérennisation de Cycle terre et la diffusion des pratiques de
surcyclage
L?approvisionnement de la fabrique en terres excavées constitue
encore aujourd?hui, au moment de son lancement, un enjeu im-
portant pour sa pérennisation. Deux points s?avèrent particuliè-
rement cruciaux pour le développement du surcyclage des terres
excavées: 1. L?adaptation des modes de caractérisation des terres
à des usages en matériaux de construction 2. La généralisation de
ces tests de manière à identifier les ressources pertinentes et à les
diriger vers des unités de surcyclage, comme Cycle terre.
«Terres naturelles» plutôt que «terres inertes»
La sélection, le tri et la préparation des terres pour le recyclage en
matériaux de construction s?est avérée une étape particulièrement
cruciale pour le fonctionnement de la fabrique. La procédure fi-
nalement établie constitue une des innovations principales de
Cycle terre. Elle s?appuie sur une modification du processus ha-
bituel de caractérisation des déblais, qui repose actuellement sur
le critère inerte. Défini par les autorités environnementales, il fixe
des seuils de composants chimiques pour éviter leur diffusion par
lixiviation79, ce qui pourrait conduire à une pollution des sols et
des eaux. Les opérateurs existants de gestion des terres, comme
ECT, trient ainsi les déblais selon ce critère. Celui-ci s?avère per-
tinent pour évaluer le potentiel de réemploi des terres dans des
projets d?aménagement paysager ou leur compatibilité à du stoc-
kage en installation de stockage des déchets inertes. Dans ces
79 La lixiviation désigne le ruissellement et la percolation de l?eau dans les sols.
| 119
deux usages, les terres sont en lien avec le sol; il existe un risque
de contamination du sol et des eaux. Mais, dans le cas du recy-
clage en matériaux de construction, ce critère n?est pas pertinent.
Il s?agit plutôt de s?assurer que les terres ont des propriétés méca-
niques compatibles avec un usage architectural et qu?elles ne sont
pas nocives pour l?air intérieur des bâtiments.
Le système de sélection et de traçabilité des terres mis en place
dans le cadre de Cycle terre ne s?appuie pas sur le critère inerte
mais sur la caractérisation des terres comme «naturelles», c?est-à-
dire non remaniées, non issues de sites et sols pollués et donc non
susceptibles de contenir des pollutions anthropiques. À ce critère
sanitaire et environnemental s?ajoute un critère architectural: les
terres excavées doivent appartenir à la formation géologique des
limons de plateau qui sont compatibles avec les processus de fa-
brication mis en place au sein de la fabrique. Lorsqu?ECT reçoit
les demandes d?autorisation préalables, c?est-à-dire les demandes
des terrassiers pour apporter des déblais, l?entreprise regarde si
le chantier d?excavation correspond bien aux différentes carac-
téristiques établies par Cycle terre. Si oui, des analyses complé-
mentaires sont réalisées par le laboratoire d?Amàco pour valider
leur correspondance avec les besoins de la fabrique. Ce système
a été conjointement pensé par Amàco, Antea et ECT. Il repose en
effet sur une adaptation et une transformation des pratiques de
ces différents acteurs. Au sein d?ECT, un employé a été formé au
repérage des terres répondant aux deux critères établis (terres na-
turelles et limons des plateaux) afin de les orienter vers le bon exu-
toire. ECT a réorganisé son site de Vaujours, afin d?aménager un
espace de stockage et de séchage des terres excavées à destination
de Cycle terre. De manière symétrique, l?introduction de terres
de déblais dont les caractéristiques varient selon les chantiers a
induit des modifications dans la pratique des experts de la terre
crue. Les formules et les lignes de production conçues par Amàco,
CRAterre et AE&CC doivent pouvoir s?adapter à la variabilité des
terres excavées. Ces transformations ont une dimension pérenne
et participent donc à introduire du changement dans les pratiques
actuelles de gestion des terres excavées.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
120 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Changement et verrouillage sociotechnique
Le surcyclage des terres excavées en matériaux de construction
appréhende la terre comme une ressource architecturale, à la
différence du stockage ou de la valorisation en remblais, qui s?ap-
puient sur une caractérisation des terres guidée par leur statut de
déchet et leur usage comme sols. L?expérimentation Cycle terre
a été confrontée aux catégorisations existantes qui structurent
le régime sociotechnique de gestion des terres excavées et fonc-
tionnent comme des verrous, limitant et orientant l?émergence et
la diffusion des expérimentations (Maassen, 2012). Dans le droit
français, les terres sont prises en charge par le droit de l?urba-
nisme via les permis d?aménager et/ou par le droit de l?environne-
ment via le statut de déchet. De la même manière, à l?échelle eu-
ropéenne, il n?y a pas de directive spécifique concernant les sols et
leur qualité. Ces enjeux sont pris en charge par la directive déchet
sous l?angle de la pollution (Béchet et al., 2017). Les valorisations
possibles des déblais sont ainsi envisagées à l?aune de leur catégo-
risation comme déchet. Or, le recyclage en matériaux de construc-
tion implique d?autres modalités de caractérisation. On retrouve
d?ailleurs le même type de difficultés concernant le réemploi de
déblais entre chantiers car la caractérisation actuelle ne prend pas
en compte la compatibilité avec le fonds géochimique local et les
effets potentiels sur la transformation des sols (Charvet, 2020).
Ainsi, certaines terres excavées non inertes ne peuvent pas être
réutilisées dans un autre chantier alors même qu?elles sont poten-
tiellement compatibles avec le fonds géochimique local.
Ces catégorisations résultent de choix réglementaires passés. L?en-
cadrement de la gestion des terres excavées par la règlementation
déchets à partir des années 1990, afin de faire face aux risques sa-
nitaires et environnementaux associés à la pollution des sols80, a
conduit les maîtres d?ouvrage et les entrepreneurs à développer
des tests spécifiques sur les chantiers pour trier les terres selon
80 Réda Semlali et Bernard Landau expliquent que de grandes opérations de
renouvellement urbain dans les années 1990 ont conduit les pouvoirs publics à
règlementer la gestion et l?utilisation des terres excavées car les constructions se
faisaient de plus en plus sur des terrains déjà construits et pollués (2020, p. 31).
| 121
leurs taux de polluants. De même, la règlementation des instal-
lations de stockage des déchets inertes établie en 2006 puis celle
des permis d?aménager, qui encadrent le stockage et les aménage-
ments utilisant des terres excavées, ont orienté l?organisation ac-
tuelle de l?ensemble de la filière de gestion des terres. Au-delà de
la catégorisation juridique des terres, ces choix règlementaires ont
contribué à organiser une chaîne de pratiques et de responsabili-
tés reliant maîtres d?ouvrage, terrassiers et gestionnaires de terres
excavées, autrement dit un ensemble de pratiques sociotech-
niques faisant système et limitant le champ des transformations
possibles. Dans le cas de Cycle terre, la caractérisation à partir du
critère de «terres naturelles» a permis de dépasser le verrou règle-
mentaire. En revanche, la chaîne de pratiques entre les différents
acteurs de la gestion des terres, est encore fortement orientée vers
le stockage et la valorisation paysagère. La pérennisation et la dif-
fusion du surcyclage pour des usages constructifs impliquent des
recompositions aux différents maillons de cette chaîne.
Systématiser les tests de caractérisation et accéder aux
terres
L?expérimentation Cycle terre a été confrontée à la difficulté de
capter les terres adéquates sur les chantiers. L?évacuation des dé-
blais se fait trop rapidement, souvent avant que les tests complé-
mentaires nécessaires pour identifier la compatibilité des déblais
avec les lignes de production de matériaux en terre crue ne soient
réalisés. En effet, le processus de sélection et de traçabilité de Cy-
cle terre s?appuie sur le processus actuel d?ECT. Les terrassiers en-
voient une demande d?acceptation préalable au gestionnaire du
site de réception des déblais pour s?assurer de la conformité entre
les terres excavées et les possibilités d?accueil du site. Les analyses
complémentaires de Cycle terre sont, pour l?instant, réalisées à ce
moment-là, c?est-à-dire dès que la demande d?acceptation préa-
lable est reçue. Cependant, la durée de réalisation des analyses
rend la captation du gisement difficile. Pour les maîtres d?ouvrage
et les conducteurs de chantier, la valorisation des terres n?est pas
un objectif primordial au regard de l?évacuation des déblais néces-
saire à la poursuite du projet urbain. La rapidité des mouvements
de terres sur les chantiers rend complexe et incertain l?accès aux
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
122 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
terres pour Cycle terre dont le processus de production demande
des caractérisations inhabituelles. La capacité de Cycle terre à ac-
céder aux déblais dans un contexte de flux tendus a représenté un
sujet d?interrogation pendant toute la durée du projet, et ce quel
que soit le site de production des déblais envisagé. Sur les chan-
tiers des gares de la Société du Grand Paris, qui constituaient les
chantiers d?approvisionnement initiaux, la question des cadences
des mouvements de terre était déjà posée: «On a un site qui pose
des gros soucis à pouvoir apporter des solutions directes à des
chantiers qui eux ont des cadences de terrassement importantes?
À l?échelle du chantier, ce qui est important c?est de pouvoir éva-
cuer les terres le plus rapidement possible et qu?elles puissent être
réceptionnées sur un exutoire» (Entretien avec le chef de projet
d?Antea, 2018). La modification des modes d?approvisionnement
de la fabrique avec l?intégration d?ECT dans le partenariat a laissé
de côté cette question avant qu?elle ne soit de nouveau évoquée
Aujourd?hui, cette question reste un des principaux points à conso-
lider lors du lancement de la production et pose la question de la
systématisation de la caractérisation des déblais pour un usage en
construction dans les études de sol. Cette systématisation semble
nécessaire à la pérennisation et à la diffusion du surcyclage des
terres excavées dans d?autres projets car elle permet de faire de
cette filière un exutoire systématiquement testé. Or, cette systé-
matisation interroge l?ensemble de la chaîne de circulation des
déblais du chantier de terrassement aux lieux de surcyclage. Les
maîtres d?ouvrage constituent le premier maillon de cette chaîne
via les études de sol qu?ils font réaliser avant le début des chantiers
afin de préparer les marchés de travaux. Aujourd?hui, ces analyses
caractérisent les terres dans la perspective de leur stockage ou de
leur valorisation en carrière mais pas en vue de leur valorisation
dans un autre chantier ou en tant que matériaux de construction.
Les analyses géotechniques complémentaires nécessaires à la ca-
ractérisation de la terre pour un usage en construction pourraient
être intégrées lors de ces études de sol. Cela contribuerait à iden-
tifier systématiquement et en amont des travaux de terrassement
les terres adaptées au recyclage mais nécessite une sensibilisation
des maîtres d?ouvrage à cette question. La Figure 22 présente la
| 123
chaîne de décision encadrant les mouvements de terre d?un chan-
tier de terrassement au site de réception des déblais. Ce schéma
pourrait s?appliquer pour d?autres sites de surcyclage des terres
dans une logique de diffusion horizontale de l?innovation.
Certaines maîtrises d?ouvrage publiques, comme la Ville de Paris,
commencent à intégrer la question des terres dans leurs marchés
publics et leurs cahiers des charges pour la réutilisation entre sites
en incitant, par exemple, à une caractérisation plus fine des terres.
Celle-ci a fait réaliser une étude de faisabilité et de définition opé-
rationnelle des terres excavées par le Bureau de recherches géolo-
giques et minières (BRGM) et l?Institut Paris Région en 2015. Elle
recommande entre autres de « systématiser une caractérisation
élargie des terres excavées afin de permettre en amont l?identifica-
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
La première option est
une analyse au moment
de la déclaration
préalable avec le risque
de ne pas aller assez
vite par rapport aux ca-
dences des mouvements
de terre.
La deuxième option
est une analyse dès les
études de sol avec le
défi de sensibiliser les
maîtrises d?ouvrage à la
question du recyclage
des terres.
Figure 22. Chaîne d?acteurs et traçabilité
Sources: entretiens et comités de pilotage de Cycle terre, 2019-2021
124 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
tion des potentiels de valorisation.» (Charvet, 2020). On pourrait
imaginer les mêmes recommandations pour le recyclage des dé-
blais en matériaux de construction. Cycle terre pourrait participer
à la sensibilisation des maîtres d?ouvrage aux enjeux du surcyclage
des terres.
Cette systématisation pose néanmoins des questions. Le surcy-
clage des terres excavées pourrait partiellement déstabiliser le
modèle économique sur lequel repose les entreprises de stockage
et de valorisation volume des déblais. Le développement d?une fi-
lière de surcyclage des terres excavées pourrait conduire à la créa-
tion d?un nouveau marché sur les limons de plateau. Aujourd?hui,
les limons de plateau sont dirigés vers des filières de stockage ou
de valorisation volume dont le financement repose sur le coût payé
par les terrassiers. La création d?une filière de surcyclage risque
de transformer cette matière en ressource aux yeux des terrassiers
qui pourraient demander à être payés pour livrer cette matière
plutôt que payer pour s?en débarrasser81. Cette situation s?observe
déjà pour certaines matières qui ont une forte valeur économique
et sont vendues par les terrassiers pour des utilisations en tra-
vaux publics (Mongeard, 2018). Ce marché pourrait déstabiliser
le modèle économique de la fabrique Cycle terre qui repose sur le
coût d?acceptation des terres excavées et donc sur le fait qu?elles
sont traitées comme un déchet. Le modèle économique de la fa-
brique s?inspire en fait de celui des filières existantes de stockage
et de valorisation volume. On observe donc une tension entre la
systématisation de cette filière, c?est-à-dire sa montée en échelle
au sens d?une plus grande quantité de déblais surcyclés, et le mo-
dèle économique développé pour la fabrique qui repose sur le fait
d?être payé pour récupérer les déblais. Ce risque illustre les diffi-
cultés posées par la diffusion verticale de l?innovation: la montée
en échelle peut induire de modifier certains principes sur lesquels
repose l?expérimentation.
81 Carnet de terrain ? Comité de pilotage du 9 septembre 2021.
| 125
Encadré juridique : le statut de déchet des
terres dans le cadre de Cycle terre
Les terres excavées prennent le statut de déchet dès qu?elles
sortent du périmètre du chantier d?excavation.
- Ainsi, les terres qui entrent dans le centre de tri et de prépa-
ration géré par ECT sur le site de Placoplâtre à Vaujours ont le
statut de déchet. Les opérations de tri, criblage et séchage ne
permettent pas aux terres de perdre ce statut.
- Elles entrent donc dans la fabrique avec le statut de déchet.
La fabrique a fait l?objet d?une déclaration au titre de la ru-
brique 2515 des ICPE (installations de broyage) permettant de
disposer d?une sortie implicite du statut de déchet pour les
produits élaborés à partir des terres excavées, qui en consti-
tuent la matière première. Les matériaux de construction qui
sortent de la fabrique ont donc le statut de produit. On peut
noter qu?à la différence d?une sortie explicite du statut de dé-
chet, les terres excavées gardent leur statut de déchet. C?est
bien le produit qui résulte des différentes lignes de production
qui perd ce statut.
La sortie implicite du statut de déchet est reconnue et expli-
citée par l?avis aux exploitants d?installations de traitement
de déchets et aux exploitants d?installations de production
utilisant des déchets en substitution de matières premières
du 13 janvier 2016 (NOR: DEVP1600319V). Il s?agit d?une in-
terprétation de la règlementation européenne REACH. Cet
avis précise que les produits fabriqués dans des installations
de production qui utilisent des déchets comme matières pre-
mières n?ont pas le statut de déchet. Les installations de pro-
duction sont définies comme: « les installations inscrites à la
nomenclature des ICPE (?) et dont l?intitulé comprend les
termes exacts «production de?», «fabrication de?», «prépa-
ration de?», «élaboration de?» ou «transformation de?».»
Par ailleurs, les terres acceptées par le processus de produc-
tion de Cycle terre combinent deux critères. Le premier critère
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
126 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
est environnemental : ce sont des terres naturelles, c?est-à-
dire qu?elles n?ont pas été remaniées, elles ne proviennent pas
de remblais et ne proviennent pas de sites ayant été soumis à
des pollutions anthropiques. Les terres sont dites naturelles
sans réalisation d?analyse chimique, à la différence de la ca-
ractérisation comme terre inerte. Les deux caractéristiques
(terres non remaniées et non issues de sites et sols pollués)
garantissent que les terres ne contiennent pas de pollutions
anthropiques. La qualification de terres naturelles ne remet
pas en question la qualification de déchet. Les terres peuvent
être naturelles et avoir le statut de déchet, ce qui est le cas pour
Cycle terre. Le deuxième critère est géotechnique: les terres
doivent être issues de la formation géologique des limons de
plateau, compatible avec un usage en architecture.
La participation de Cycle terre à la structuration d?une filière de
construction en terre crue
L?expérimentation Cycle terre a également des effets sur le régime
de la construction via sa contribution à la création d?une filière de
terre crue en France et en Île-de-France. Cycle terre produit des
connaissances, des certifications et des outils de formation au ser-
vice de la filière de terre crue. L?expérimentation entend participer
à la diffusion de l?usage de ce type de matériaux au sein de la pro-
duction immobilière et architecturale. Les effets de transforma-
tion observés sont balbutiants mais témoignent d?une combinai-
son de formes de diffusion verticale et horizontale de l?innovation,
selon la terminologie proposée par Wirth et al. (2019).
Diffuser l?architecture de terre au sein des chantiers fran-
ciliens de construction et de réhabilitation
La certification des matériaux est le premier apport de Cycle terre
à la structuration d?une filière de terre crue. Le Centre scientifique
et technique du bâtiment a délivré trois appréciations techniques
expérimentales (Atex) de type A aux matériaux produits par Cy-
cle terre. Il s?agit d?un changement important pour la filière car,
jusqu?à présent, les Atex obtenues pour la construction en terre
| 127
crue étaient principalement de type B, à l?exception de l?Atex pour
le bloc de terre comprimé de Mayotte. Alors que les Atex de type B
sont valables pour un chantier particulier, les Atex de type A sont
valables pour des domaines d?emploi et des systèmes constructifs.
Elles peuvent donc être utilisées pour l?ensemble des chantiers
qui ont recours aux matériaux certifiés, en l?occurrence ceux is-
sus de Cycle terre. Les maîtres d?ouvrage n?ont ainsi plus besoin
de procéder à de nouvelles certifications pour chaque nouveau
chantier. Il suffit de montrer que l?usage proposé correspond bien
à ceux prescrits dans les Atex de type A. Par ailleurs, les Atex de
Cycle terre prennent en compte la variabilité des sources de terre
possibles dans la fabrication des matériaux. Ainsi, seuls des tests
basiques concernant les déblais seront nécessaires si les sources
d?approvisionnement en terre changent82. Ces Atex sont donc
déterminants pour la commercialisation des matériaux produits
par Cycle terre auprès des maîtres d?ouvrage qui sont souvent ré-
ticents à introduire de la terre crue vis-à-vis des assurances. Enfin,
ces Atex valables pour deux ans sont en accès libre. Ils peuvent
donc être utilisés par l?ensemble des producteurs, maîtres d?oeuvre
et maîtres d?ouvrage hors du cadre de Cycle terre pour obtenir
d?autres Atex. Les connaissances et certifications sont ainsi pro-
duites dans la perspective d?une duplication de la fabrique dans
d?autres contextes territoriaux. On retrouve ici la volonté de diffu-
sion horizontale, d?un lieu à un autre, promue par le partenariat
Cycle terre.
La réalisation de fiches de déclaration environnementale et sa-
nitaire vise également à faciliter la commercialisation des pro-
duits en terre crue. Elles contiennent des informations concer-
nant l?empreinte environnementale des produits et leurs effets
sur la santé. Les fabricants de matériaux n?ont pas l?obligation de
réaliser ces fiches mais ils ont tendance à le faire dans la mesure
où celles-ci sont obligatoires pour les constructeurs. Ainsi, elles
82 Comité de pilotage du 21 octobre 2021. La certification des produits par le CSTB
coûte plusieurs dizaines de milliers d?euros. A ces dépenses, s?ajoutent les diffé-
rentes démarches préliminaires (recherche, tests, etc.). La certification constitue
donc une démarche coûteuse.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
128 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
contribuent fortement à légitimer les produits auprès des acteurs
de la construction. Les fiches ont été co-produites par Cycle terre
et Briques Technic Concept, un fabricant de blocs comprimés en
terre crue de la région toulousaine. On voit ainsi que Cycle terre
tisse des liens avec un réseau d?acteurs et participe à une mise en
commun des ressources économiques et techniques dont dis-
posent différents acteurs de la filière. La réalisation de fiches de
déclaration environnementale et sanitaire est onéreuse car il faut
réaliser des calculs spécifiques aux matériaux produits. Peu de
fabricants ou de maîtres d?oeuvre dans le champ de la terre crue
peuvent les faire réaliser, ce qui pénalisent leurs matériaux face
aux matériaux plus conventionnels. En effet, les fiches existantes
étaient, jusqu?à présent, très défavorables à la terre crue car elles
prenaient des valeurs standards qui ne rendent pas compte de la
réalité de la fabrication. Par exemple, les distances entre les res-
sources et les sites de production, paramètre important pour le
calcul de l?empreinte carbone des matériaux, étaient de 500 kilo-
mètres. Dans les fiches co-produites par Briques Technic Concept
et Cycle terre, elles sont de 80 kilomètres, ce qui est plus proche
de la réalité de l?approvisionnement dans la mesure où celui-ci se
fait dans un périmètre restreint. Le bénéfice de ces fiches revient
bien sûr aux deux entreprises qui les ont produites mais aussi à la
filière dans son ensemble car elles participent à changer l?image
de la terre crue auprès des promoteurs.
Enfin, Cycle terre a réalisé des actions de formation auprès d?ac-
teurs intervenant à différents maillons de la chaîne de la construc-
tion, des ouvriers aux architectes. Des modules de formation
pérennes ont été mis en place avec le Centre de Formation des
Apprentis BTP de Noisy-le-Grand. Des projets de formation aux
échelles intercommunales (Paris Terre d?Envol), départementales
et régionales sont en cours de constitution83. Ces différents élé-
ments participent à faire connaître et à légitimer symboliquement
et techniquement les matériaux en terre crue au-delà de l?expéri-
mentation Cycle terre. Pour reprendre les termes de Wirth et al.
(2019), Cycle terre participe donc à une diffusion horizontale des
83 Carnet de terrain ? Comité de pilotage du 21 octobre 2021.
| 129
matériaux en terre crue. Les outils de connaissance, de certifica-
tion et de formation permettent à un nombre croissant de maîtres
d?ouvrage d?avoir recours aux matériaux produits par Cycle terre
et de ne pas limiter leur utilisation aux promoteurs et aménageurs
présents dans le partenariat. Au-delà des produits Cycle terre,
l?expérimentation vise à faciliter la production et la commercia-
lisation de matériaux en terre crue par d?autres entreprises et ter-
ritoires. Une visée de montée en échelle, ou diffusion verticale,
transparaît également: la certification et la formation permettent
en effet d?inciter et de faciliter l?utilisation des matériaux en terre
crue par des maîtres d?ouvrage de grande taille sur des chantiers
d?envergure.
L?expérimentation a des effets sur les acteurs économiques de la
filière, comme la mise en réseau pour produire des ressources et
outils bénéfiques à l?ensemble de la filière et la diffusion de l?usage
du matériau, mais aussi sur les acteurs publics qui la régulent. Cy-
cle terre participe à structurer une politique publique des terres
en Île-de-France, celle-ci pouvant devenir un levier de diffusion
verticale et horizontale du recyclage des déblais en matériaux de
construction. La stratégie régionale d?économie circulaire élabo-
rée en 2020 prévoit le lancement d?un appel à projet autour de
nouvelles filières de réemploi et recyclage des déchets du BTP
qui mentionne explicitement la terre crue. Cycle terre apparaît
comme exemple des initiatives franciliennes dans le domaine, té-
moignant du rôle de ce projet dans la mise à l?agenda régional de
la question des terres.
Le positionnement de Cycle terre au sein du champ profes-
sionnel de la terre crue
Cependant, la participation de Cycle terre à la structuration de la
filière ne va pas de soi au sein du milieu professionnel de la terre
crue qui est déjà organisé autour de plusieurs réseaux nationaux.
Victor Villain a mis en évidence la structuration du champ autour
de deux associations des professionnels de la terre crue qui ras-
semblent quasiment l?intégralité du secteur mais défendent des
visions différentes de la construction: Asterre et Ecobâtir. Asterre,
association nationale des professionnels de la terre crue, a été
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
130 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
fondée en 2006 pour fédérer le secteur et développer l?usage de la
terre crue dans la construction, notamment par l?établissement de
règles professionnelles. Ecobâtir regroupe des artisans et profes-
sionnels de la construction dont des artisans de la terre crue qui
défendent une vision non industrielle et non standardisée de la
construction. Ils voient dans l?établissement de règles profession-
nelles le risque d?une standardisation de la profession et d?une
réduction du champ des possibles des usages et des techniques
au profit des fabricants de matériaux et aux dépends des artisans.
Ecobâtir regroupe en effet des professionnels-artisans qui maî-
trisent la construction en terre de la ressource locale à la mise en
oeuvre sur le chantier et qui perçoivent le développement d?opé-
rateurs intermédiaires, tels les fabricants de matériaux, comme
un risque d?industrialisation de la filière et de dépossession d?une
partie de leur savoir-faire (Villain, 2020). Or, Cycle terre constitue
précisément la création d?un intermédiaire qui expérimente une
mécanisation de la production pour adapter le matériau à l?éco-
nomie urbaine et massifier son usage.
De plus, les experts terre du partenariat sont positionnés et iden-
tifiés au sein du champ professionnel de la terre crue autour d?As-
terre dont Amàco et CRAterre sont membres. Cette posture fait
l?objet de critiques, parfois virulentes, au sein du champ profes-
sionnel de la terre crue. Les critiques mettent en cause la partici-
pation de Cycle terre aux projets du Grand Paris et voient dans le
recyclage proposé une impasse écologiquecar les fondements des
destructions environnementales ne sont pas remis en question.
Plutôt que de dénoncer les effets environnementaux du Grand Pa-
ris tels que la production de déchets et la destruction de la biodi-
versité, Cycle terre les transforme en marchandise84. Ces critiques
rappellent les critiques générales émises envers l?économie cir-
culaire, perçue comme un verdissement du capitalisme. Un autre
point de tension au sein du champ professionnel de la terre crue
84 Deux articles publiés dans des revues à la croisée des mondes universitaires
et militants se font l?écho de ces critiques : Aldo Poste, «Le retour à la terre des
bétonneurs », Terrestres, 2 novembre 2020 [En ligne] et Sans Auteur, « Quel par-
ti voulons-nous construire ? Destituer les architectes», Lundimatin #288, 17 mai
2021 [En ligne].
| 131
concerne la stabilisation des matériaux, c?est-à-dire l?ajout de ci-
ment, ce qui permet d?utiliser la terre en extérieur sans protection
à l?eau mais remet en question la réversibilité85 du matériau. Les
positions des partenaires vis-à-vis de la stabilisation ne sont pas
parfaitement alignées, certains s?opposant fermement à la stabili-
sation car cela modifie le sens du matériau quand d?autres ne s?y
opposent pas catégoriquement tant que les analyses de cycle de
vie restent intéressantes86. Le pacte d?associés de la société coopé-
rative (SCIC) Cycle terre fait explicitement référence à la «réversi-
bilitéde la construction», ce qui limite le recours à la stabilisation.
Lors de l?inauguration de la fabrique à Sevran en 2021, Paul-Em-
manuel Loiret, président de la société coopérative, a insisté sur
l?absence de stabilisation des matériaux, rappelant qu?il s?agit de
la condition pour la circularité de la matière. Le positionnement
de Cycle terre au sein du champ professionnel de la terre crue est
donc complexe et conflictuel sur certains enjeux.
La création de la société d?exploitation (SCIC) a été l?occasion
pour le partenariat d?interroger et de préciser son positionnement
au sein du milieu professionnel de la terre crue. Il s?agit pour Cy-
cle terre de faire bénéficier les fonds européens à la structuration
de la filière sans se substituer aux réseaux existants. L?ambition
de participer à la filière se retrouve dans les objectifs de la SCIC
qui incluent: «la réalisation ou la participation à des actions de
sensibilisation, formation, de recherche et développement, de
conseil et d?accompagnement de l?ensemble des acteurs de cette
filière et la participation au développement de la filière terre crue
en Île-de-France, en France et à l?international» (SCIC Cycle terre,
2020, p.5).Cependant, la SCIC entend jouer un rôle actif dans la
formation, la recherche et développement et la fédération des ac-
teurs de la terre non pas de toute la filière terre crue mais autour
de deux spécificités: la construction en terre à partir de déblais et
85 La réversibilité désigne la possibilité de transformer les matériaux en terre
inerte lors de la déconstruction des bâtiments. L?ajout de ciment modifie la struc-
ture physico-chimique des terres, remettant en question ce «retour à la terre».
86 Entretiens avec un associé de Joly&Loiret (21 janvier 2019), le directeur scienti-
fique et un chargé de projet d?Amàco (15 novembre 2018 et 13 juillet 2018).
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
132 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
l?adaptation de la terre crue à l?économie de la construction mé-
tropolitaine. Ce positionnement répond en partie aux critiques
concernant le caractère hégémonique de Cycle terre. Alors que
Cycle terre est une expérimentation de petite envergure quand on
la compare aux volumes de déblais générés dans le Grand Paris,
c?est une initiative de plus grande taille au sein du secteur de la
terre crue. En revanche, elle maintient des désaccords assez forts
avec une partie du secteur de la terre crue qui défend une vision
de la construction en terre fondamentalement incompatible avec
l?économie métropolitaine.
Le champ de la construction en terre crue demeure instable car en
cours de constitution. Le projet national Terre, en cours de mon-
tage depuis 2020, pourrait contribuer à modifier la structuration
du champ. Porté par la direction de la Recherche et de l?Innovation
du ministère de la Transition Écologique et Solidaire et la Confé-
dération des Constructeurs de Terre Crue87 (CCTC), ce projet de
recherche national dans le domaine de la construction en terre
rassemble l?ensemble des acteurs du secteur professionnel afin
de produire des recherches et des livrables opérationnels visant à
améliorer l?assurabilité des constructions en terre. Les modalités
de contribution de la SCIC à ce projet n?ont pas encore été défi-
nies. Le positionnement des acteurs émergents autour de la terre
crue en Île-de-France par rapport à Cycle terre sera un des élé-
ments à suivre après le lancement de la fabrique. Dans le contexte
actuel, Cycle terre participe à une recomposition du champ pro-
fessionnel de la terre crue via la création d?un nouvel acteur doté
d?une forte visibilité. La vision du devenir de la filière défendue
par Cycle terre rencontre des oppositions de la part d?acteurs qui
défendent une vision davantage artisanale de la construction en
terre crue. L?émergence de Cycle terre modifie la distribution ac-
tuelle des pouvoirs au sein de ce champ professionnel.
87 Cette confédération a été créée en 2019 à la suite de l?élaboration des guides de
bonnes pratiques pour la construction en terre. Elle est considérée par le ministère
comme l?instance représentative du secteur de la construction en terre.
| 133
Conclusion
Le projet Cycle terre expérimente une nouvelle filière de valorisa-
tion des terres excavées et explore des transformations possibles
du métabolisme des matériaux de chantier en Île-de-France. Il
va dans le sens d?un bouclage plus intense de matière fondé sur
la substitution du béton de terre au béton-ciment et la limitation
du stockage des déblais. Cycle terre expérimente également une
échelle de gouvernance infrarégionale alors que la gestion ac-
tuelle des déblais est principalement régionale. Elle vise un rap-
prochement entre espaces de production des déblais (chantiers
de terrassement) et espaces de gestion de ces matières (chantiers
de construction et de réhabilitation). Comme le montre la mise
en oeuvre concrète de la fabrique, ce rapprochement n?est pas
nécessairement synonyme de symbiose et peut s?appuyer sur des
mouvements de terre mais dans des périmètres restreints afin de
limiter l?empreinte environnementale des matériaux produits. Le
projet expérimente également une modalité de gouvernance coo-
pérative impliquant les autorités urbaines, contribuant ainsi à la
publicisation de la gestion des déblais aujourd?hui principalement
régulés par les entreprises de travaux publics. En ce sens, il parti-
cipe à l?émergence d?une politique des terres en Île-de-France. La
question de la pérennisation puis de la diffusion du surcyclage des
déblais en matériaux pour l?architecture de terre crue est ouverte.
Le développement de cette pratique de valorisation s?appuie sur
des recompositions des régimes sociotechniques de gestion des
déblais et de production immobilière dont certaines semblent en-
clenchées mais d?autres demeurent encore incertaines.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
CONCLUSION
| 135
L?analyse du régime sociotechnique existant de gestion des terres
a mis en évidence une mise en tension des équilibres socio-éco-
logiques sur lesquels il repose. Le tarissement des débouchés
historiques et la poursuite voire l?accélération des excavations
conduisent à la recherche de nouveaux débouchés pour les dé-
blais. La valorisation des terres excavées dans le cycle de la
construction, en particulier comme ressource pour l?architecture
de terre crue, constitue une voie de bouclage du métabolisme de
la construction. Celui-ci est aujourd?hui caractérisé par de nom-
breuses pratiques de valorisation mais également de fortes extrac-
tions de matière. La valorisation des terres excavées en matériaux
pouvant partiellement se substituer au béton de ciment pourrait
permettre de limiter les extractions de matière première. Cycle
terre explore cette voie, qui induit des recompositions du régime
de gestion des déblais en place. L?analyse des évolutions du dispo-
sitif de surcyclage expérimenté par Cycle terre permet d?identifier
des défis structurels et des recompositions sociotechniques de
portée plus générale.
Les apprentissages tirés de l?expérimentation Cycle terre:
diffusion, hybridation, mutualisation
L?expérimentation Cycle terre visait à démontrer la faisabilité et
la viabilité d?un dispositif local de surcyclage des déblais en ma-
tériaux en terre crue. Le dispositif sociotechnique expérimenté
a été modifié au cours de sa mise en oeuvre. Par conséquent, la
démonstration et donc la portée générale permise par cette expé-
rimentation s?en est trouvée modifiée. Le projet est passé d?une fa-
brique synergique, c?est-à-dire une fabrique intégrée permettant
une symbiose urbaine entre un chantier producteur de déblais et
un chantier récepteur à proximité, à une fabrique en réseau cou-
plée au système existant de gestion des déblais et à des chantiers
multi-situés. Les facteurs ayant conduit à ces évolutions corres-
pondent à trois des principaux axes d?innovation expérimenté par
Cycle terre:production en ville, gouvernance locale et relocalisa-
tion de la production, circularité.
136 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Premièrement, l?inscription spatiale de la fabrique a été confron-
tée à la difficulté d?intégrer des activités productives dans une
zone dense et à réserver de grands espaces fonciers pour des
activités faiblement rémunératrices comme le stockage. Cela a
conduit à la relocalisation de la fabrique sur un foncier pérenne
au sein d?une zone d?activités et, par conséquent, à la délocali-
sation du site de stockage et de préparation des déblais dans un
site existant de gestion des déblais. Deuxièmement, le modèle de
développement territorial et l?échelle intermédiaire entre indus-
trie et artisanat a conduit à la création d?une société coopérative
intégrant des acteurs positionnés à différents maillons de la fi-
lière. Troisièmement, la circularité, c?est-à-dire le surcyclage des
déblais, implique une modification de l?approvisionnement en
terre qui se fait à partir de plusieurs gisements et pas d?un gise-
ment unique comme dans le cas d?une carrière ou dans le projet
initial de symbiose avec le chantier du Grand Paris Express. Ceci
a conduit au partenariat avec une entreprise spécialisée dans la
gestion des déblais.
Les facteurs d?évolution rencontrés par le projet Cycle terre
croisent des dimensions structurelles, comme la faible rentabi-
lité et acceptabilité des activités productives dans la ville dense,
et conjoncturelles, comme le décalage des calendriers de chan-
tier. Ce dernier facteur conjoncturel a néanmoins une dimension
structurelle puisque les calendriers de chantier sont toujours
soumis à évolution et, surtout, puisque la concordance tempo-
relle entre chantiers producteurs et récepteurs est une condition
nécessaire à la réalisation de la synergie. Au-delà du projet Cycle
terre lui-même, ces évolutions constituent des apprentissages
pour le développement futur du surcyclage des déblais en maté-
riaux de construction. Le tableau ci-dessous synthétise ces diffé-
rentes évolutions et leurs effets.
| 137Conclusion
Figure 23. Synthèse des apprentissages de Cycle terre pour la
gouvernance du surcyclage des déblais en matériaux de construction
138 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Plusieurs scénarii de développement peuvent être imaginés. Ils
croisent plusieurs variables: mobilité ou fixité des fabriques d?une
part, et hybridation avec les acteurs existants du régime de ges-
tion des déblais ou indépendance par rapport à ces acteurs d?autre
part. On peut imaginer:
La diffusion du modèle de la fabrique symbiotique
Le modèle symbiotique initialement envisagé par Cycle terre n?a
pas abouti dans le cadre de l?expérimentation mais on pourrait
imaginer qu?il parvienne à être mis en oeuvre dans d?autres es-
paces francilienset à d?autres échelles. En particulier, il peut être
adapté à de grands chantiers de renouvellement urbain moins
contraints que les chantiers diffus et qui peuvent accueillir des
lignes de production mobiles de plus petite taille. Ce scénario rap-
pelle l?idéal-type de la translation, ou diffusion horizontale (Wirth
et al., 2019). Le modèle symbiotique permet d?éviter les ruptures
de charge et de limiter les transports au sein du processus de pro-
duction, principal émetteur de gaz à effet de serre dans le cas de
la terre crue.
La réplication et la mutualisation des fabriques en réseau
Le modèle de la fabrique en réseau répondrait partiellement à
certaines contraintes structurelles en Île-de-France pour le dé-
veloppement d?activités de surcyclage des déblais, notamment la
recherche de foncier et la cohabitation entre activités productives,
résidentielles et récréatives. En effet, il peut s?appuyer sur du fon-
cier déjà orienté vers la production. Ce modèle permet également
d?assurer un approvisionnement constant de la fabrique en s?ap-
puyant sur le réseau de terrassiers avec lesquels travaille l?entre-
prise de gestion des déblais. On pourrait envisager la mutualisa-
tion de centre de tri et de préparation entre plusieurs fabriques.
Ces sites pourraient être indépendants du circuit actuel de stoc-
kage et de réemploi des déblais ou bien adossés à celui-ci, comme
le centre de tri et de préparation de Cycle terre à Vaujours. Dans ce
dernier cas, la mutualisation semble néanmoins difficile à mettre
en place car le site est temporaire et risque d?être rapidement sa-
| 139Conclusion
turé88. Enfin, ce fonctionnement conduit à davantage de transport
des matières, ce qui émet des gaz à effet de serre et génère des
coûts supplémentaires. Dans ce scénario, l?identification et la
préparation des déblais pour la production de matériaux en terre
crue devient une pratique des acteurs régionaux de la gestion des
terres excavées, de la construction et du terrassement. Il se rap-
proche donc davantage de l?idéal-type de l?intégration locale, ou
«embedding», à l?échelle régionale (Wirth et al., 2019).
Le développement de fabriques intégrées en réseau
Des fabriques pérennes associant le centre de tri et de préparation
et les lignes de production pourraient également être installées
dans d?anciennes friches industrielles où les enjeux de cohabita-
tion avec des fonctions résidentielles sont moins forts. Cela per-
mettrait de pérenniser les activités de tri et de préparation et de
les coupler avec, par exemple, des sources d?énergie secondaire
comme la récupération de la chaleur fatale issue des data cen-
ters89. On voit donc que cette organisation en réseau pourrait se
combiner à des logiques symbiotiques portant sur d?autres res-
sources urbaines, comme la chaleur fatale. Plusieurs data centers
sont installés en Seine-Saint-Denis, dans la partie centrale de la
métropole et, par conséquent, à proximité des grands chantiers
d?excavation (Lopez et Diguet, 2019). Ce scénario combine diffu-
sion verticale et horizontale car il s?agirait à la fois de multiplier le
nombre de fabriques et de mettre en oeuvre des fabriques de taille
plus importante.
Ces trois modalités de diffusion du surcyclage sont chacune adap-
tées à certains types de chantiers d?une part et à certains sites
d?accueil de l?outil de production d?autre part. On pourrait donc
imaginer une coexistence de ces trois modalités au sein de la ré-
gion francilienne selon les caractéristiques socio-matérielles des
88 Actuellement, la capacité de stockage pour les déblais dédiés à Cycle terre est
limitée à 6000 tonnes.
89 Cette idée a été soumise par un représentant d?Antea au cours d?une réunion
des partenaires Cycle terre invitant à un retour réflexif sur la conduite du projet et
intitulée «Et si c?était à refaire» (Carnet de terrain, 21 mai 2021).
140 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
chantiers et des sites pouvant accueillir des activités productives.
Ces scénarios regardent les trajectoires possibles de la fabrique au
regard des différentes recompositions du système sociotechnique
de gestion des déblais. Nous avons montré qu?on observe davan-
tage de complémentarités que de concurrence entre les filières
existantes de valorisation et cette filière émergente. Or, le devenir
du surcyclage des déblais en matériaux de construction en terre
crue dépend également du système sociotechnique de produc-
tion des matériaux. Celui-ci est caractérisé par une concurrence
faible mais potentiellement croissante entre fabricants de maté-
riaux conventionnels qui commencent à mettre en oeuvre des ma-
tériaux en terre crue, comme Alkern et Saint-Gobain, et nouveaux
fabricants. On peut imaginer une absorption progressive des in-
novations expérimentées par Cycle terre par les acteurs du régime
conventionnel et une transformation progressive du régime de
production des matériaux. L?étape actuelle semble être celle d?un
foisonnement des initiatives, ce qui se retrouve d?ailleurs dans les
outils institutionnels de pilotage des transitions qui ne ciblent pas
une stratégie unique. Par exemple, Cycle terre est soutenu par les
ministères de la Cohésion territoriale et de l?écologie via le dispo-
sitif DIVD et par l?Union Européenne via l?appel Actions Innova-
trices Urbaines. En revanche, la Caisse des dépôts et consignations
a décidé de ne pas entrer au capital de la SCIC Cycle terre alors
qu?elle soutient le développement de blocs de terre crue par Alk-
ern dans le cadre de l?appel à projet Territoires d?innovation. Une
association d?acteurs économiques et d?aménageurs franciliens a
été lauréate autour d?un projet appelé «Construire au futur, habi-
ter le futur». L?économie circulaire dans la construction constitue
un des trois axes de ce projet. Différentes visions du devenir in-
dustriel de la région co-existent donc et peuvent entrer en concur-
rence sur certains secteurs. La thèse en cours de Jean Goizauskas,
provisoirement intitulée Bâtir en terre crue et en pierre sèche: une
innovation de rupture? Expérimentations sociotechniques autour
de pratiques constructives en voie de stabilisation, permettra de
documenter le développement du matériau terre crue et sa mise
en politique.
| 141Conclusion
La flexibilité des dispositifs sociotechniques de surcyclage des ma-
tières secondaires
L?analyse du projet Cycle terre conduit à des réflexions d?ordre
plus général portant sur la conception et l?aménagement de dis-
positifs sociotechniques participant à une plus grande circularité
des métabolismes. La symbiose est une des figures couramment
évoquées par la grammaire de l?économie circulaire. Or, l?idée
d?un échange de matière directe entre chantiers producteurs de
déchets et chantiers consommateurs de ressources a été remise
en question. De même, la très grande proximité spatiale envisagée
a été reconsidérée du fait de l?existence d?étapes intermédiaires de
tri, de stockage et de transformation. Ces éléments observés dans
le cas de Cycle terre l?ont également été dans d?autres initiatives
étudiées dans le cadre de ma thèse dans les régions bruxelloise et
francilienne (Bastin, 2022).
La remise en question des symbioses combine deux phénomènes.
Premièrement, les expérimentations étudiées s?appuient sur les
acteurs des régimes existants, leurs ressources financières, fon-
cières et leur expertise. Plutôt que des symbioses à la marge des
réseaux existants, on observe des configurations qui articulent
nouveaux circuits et réseaux existants dans des systèmes com-
posites. Deuxièmement, les symbioses, souvent initiées à des
échelles ultra-locales, intègrent des espaces plus lointains pour
fonctionner. C?est le cas de la fabrique Cycle terre qui s?appuie sur
un site de remblaiement de carrière pour installer son activité de
stockage, de tri et de préparation des terres. Le temps est l?autre
élément majeur qui conduit à questionner la symbiose comme
modalité principale d?organisation de la circularité. L?échange de
matière est fortement dépendant des calendriers des chantiers
fournisseurs et récepteurs et, par conséquent, fortement soumis
aux aléas. La planification de tels échanges est donc complexe et
incertaine. Des temps et des espaces de stockage s?avèrent très
souvent nécessaires. Même si la symbiose ne disparaît pas tota-
lement (certains acteurs se spécialisent d?ailleurs dans l?identi-
fication et l?organisation d?échanges de matières entre chantiers
via des usages numériques), elle s?appuie souvent sur des étapes
intermédiaires.
142 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Des dispositifs sociotechniques flexibles se développent pour
s?adapter à la variabilité qualitative et géographique des matières
issues des chantiers, qu?il s?agisse des déblais, des gravats ou des
matériaux du second oeuvre. Les ressources présentes dans le
cadre bâti varient dans le temps et dans l?espace. Elles dépendent
des caractéristiques du stock, c?est-à-dire des différentes tech-
niques de conception selon les époques de construction et du
vieillissement du bâtiment sur le temps long, des choix d?aména-
gement réalisés et des techniques de transformation du bâti mises
en oeuvre sur les chantiers. Les dispositifs sociotechniques s?ap-
puyant sur la réutilisation des éléments présents dans le cadre bâti
reposent donc sur la mobilisation de ressources hétérogènes dans
le temps et dans l?espace. S?inspirant des travaux de Labussière et
Nadaï (2018) sur les énergies renouvelables, on peut qualifier ces
matières «d?espaces de ressources» plutôt que de gisement. Cette
expression souligne le processus de construction des matières is-
sues des chantiers comme des ressources d?une part et le carac-
tère structurellement variable dans le temps de ces ressources
dont la disponibilité et les caractéristiques dépendent de proces-
sus sociopolitiques. Cela pose d?importants défis pour la concep-
tiondes dispositifs de valorisation : comment adapter les lignes de
production et les opérations de transformation à la variabilité des
matières issues des transformations du cadre bâti?
L?analyse de Cycle terre et les différents scénarios envisagés
conduisent à distinguer deux types de dispositifs qui illustrent
chacun des stratégies possibles d?opérationnalisation de la circu-
larité. Un premier qui s?appuie sur des infrastructures fixes, c?est-
à-dire installées de manière pérenne au sein de sites dédiés aux
activités de transformation des matériaux de chantier, mais qui re-
pose sur un espace d?approvisionnement variable dans le temps et
dans l?espace, ce qui implique une flexibilité des outils de produc-
tion. Un deuxième qui s?appuie sur des infrastructures mobiles et
temporaires. Celles-ci sont installées au sein de grands chantiers
ou dans des friches en attente de transformation et développent
des activités de stockage et de valorisation temporaires. Alors que
la généralisation du premier dispositif risque de conduire à un
éloignement spatial entre sites d?extraction des matières secon-
| 143Conclusion
daires et sites de consommation de ces ressources, le second dis-
positif risque de confiner les activités de transformation du méta-
bolisme à la marge du régime en ne lui attribuant que des fonciers
non pérennes. En revanche, cette flexibilité spatio-temporelle
peut permettre une plus grande proximité voire des symbioses
entre sites de production et sites de consommation des déchets de
chantier transformés. Les formes prises par les infrastructures de
réemploi, réutilisation, recyclage et surcyclage qui ont commencé
à se déployer ou qui sont en projet en Île-de-France et ailleurs per-
mettront d?évaluer la robustesse technique, économique et écolo-
gique de ces dispositifs dans les années à venir.
et
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Table des figures
Figure 1. Localisation des ISDI et des principales carrières
autorisées au remblayage en 2015 22
Figure 2. Évolution des formes de valorisation volume
(ISDI et permis d?aménager) entre 2008 et 2021 24/25
Figure 3. Exemples d?aménagements en volume franciliens 28
Figure 4. Ressources échangées au sein de la coalition 32
Figure 5. Évolution des types de foncier recevant des
remblais (ISDI et permis d?aménager) entre 2008 et 2021 34
Figure 6. Localisation du Parc du Papillon de la Prée à
Claye-Souilly 36
Figure 7. Présentation de l?aménagement du Parc du Papillon
de la Prée par ECT 37
Figure 8. Le projet de la Colline de Gibraltar 38
Figure 9. Merlon acoustique et extension du front
d?urbanisation à Vémars 39
Figure 10. Programme du colloque «Les IVDI pour
valoriser les terres inertes : réalité ou utopie ? » 45
Figure 11. Objectifs de recyclage des déblais envisagés
par le PRPGD 71
Figure 12. Localisation de la commune de Sevran au sein
de la Métropole du Grand Paris 80
Figure 13. Périmètre de la ZAC Sevran Terre d?Avenir,
orientations d?aménagement et chantiers du Grand Paris
Express 81
Figure 14. Exposition « Terres de Paris. De la matière
au matériau » au Pavillon de l?Arsenal (2016-2017) 84
Table des figures
152 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Figure 15. Tour de logements en terre crue et restructuration
de l?ancienne gare Masséna en marché couvert, Concours inter-
national Réinventer Paris, 2015. Projet finaliste 2e Prix, Agence
Joly & Loiret. 85
Figure 16. Les partenaires Cycle terre en 2018 et leur
positionnement par rapport au circuit des terres excavées 87
Figure 17. Liste des sociétaires de la SCIC en juillet 2021 97
Figure 18. Circulation des camions de terre selon les scénarii
d?approvisionnement de la fabrique en 2018 105
Figure 19. Comparaison des localisations et des surfaces
du site de la Marine et du site BEMA. 110
Figure 20. Caractéristiques des réseaux durs et mous 113
Figure 21. Les trois configurations explorées par la fabrique
Cycle terre 115
Figure 22. Chaîne d?acteurs et traçabilité 123
Figure 23. Synthèse des apprentissages de Cycle terre pour
la gouvernance du surcyclage des déblais en matériaux de
construction 115
| 153
Liste des sigles
Atex : Appréciation technique d?expérimentation
BRGM : Bureau de recherches géologiques et minières
BTP : Bâtiment et travaux publics
CSTB : Centre scientifique et technique du bâtiment
DIVD : Démonstrateur industriel pour la ville durable
DRIEE : Direction régionale et interdépartementale de l?environ-
nement et de l?énergie
DRIEA : Direction Régionale et Interdépartementale de l?Équipe-
ment et de l?Aménagement
DRIEAT : Direction régionale et interdépartementale de l?environ-
nement, de l?aménagement et des transports
GPA : Grand Paris Aménagement
ISDI : Installation de stockage des déchets inertes
ISDND : Installation de stockage des déchets non dangereux
Predec : Plan régional de réduction, de prévention et de gestion
des déchets de chantier
PRPGD : Plan régional de prévention et de gestion des déchets
SCIC : Société coopérative d?intérêt collectif
SGP : Société du Grand Paris
Unicem : Union nationale des industries de carrières et des maté-
riaux de construction
Liste des sigles
et
L'AUTRICE
| 155
Agnès Bastin est docteure en études urbaines du Centre de Re-
cherches Internationales, Sciences Po. Ses travaux portent sur les
transformations du métabolisme territorial, la gouvernance des
flux de matières et les politiques d'économie circulaire à Paris et
Bruxelles. Sa recherche doctorale analyse plus spécifiquement les
pratiques de valorisation des déchets de chantier, en particulier
les terres excavées et les gravats de béton, dans une perspective
croisant écologie politique urbaine et transition studies. Elle est
actuellement post-doctorante à l'Institut Supérieur d'Ingénierie et
de Gestion de l'Environnement (École des Mines de Paris) dans le
cadre d'un projet de recherche portant sur l'écologisation des pra-
tiques et des modèles économiques des aménageurs en France.
Crédits : Agnès Bastin
Plus de 20 millions de tonnes de terres excavées sortent
des chantiers franciliens chaque année. Cette matière
représente environ 60 % des déchets de chantier en Île-
de-France, soit la principale matière solide produite
par les activités urbaines. Ces déblais deviennent des
ressources pour l?aménagement suivant des pratiques
anciennes de remblais et d?aménagement paysager. Le
régime métabolique actuel se recompose sous l?effet
combiné des chantiers du Grand Paris et de la mon-
tée du référentiel de l?économie circulaire qui contri-
bue à mettre les terres à l?agenda politique. De nou-
velles utilisations se structurent, notamment pour des
usages constructifs en génie civil et dans le bâtiment.
Comprendre les jeux d?acteurs qui sous-tendent les
flux de déblais permet d?éclairer les transformations
à l?oeuvre au sein du système sociotechnique existant,
c?est-à-dire à la fois les dynamiques de changement et
les effets de verrouillage. Cet ouvrage explore la ges-
tion existante des terres excavées et l?émergence de
nouvelles modalités de gestion à partir du cas de Cy-
cle terre, projet de création d?une unité de recyclage
de déblais franciliens en matériaux de construction en
terre crue. Il s?appuie sur une recherche doctorale et
une observation participante au sein de Cycle terre,
projet soutenu par le PUCA dans le cadre de l?appel à
projet Démonstrateur industriel pour la ville durable.
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AGNÈS BASTIN
GOUVERNER
LE MÉTABOLISME :
LES TERRES EXCAVÉES
FRANCILIENNES
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Organisme national de recherche et d?expérimenta-
tion sur l?urbanisme, la construction et l?architecture,
le Plan Urbanisme Construction Architecture, PUCA,
développe à la fois des programmes de recherche inci-
tative, et des actions d?expérimentations. Il apporte son
soutien à l?innovation et à la valorisation scientifique et
technique dans les domaines de l?aménagement des ter-
ritoires, de l?habitat, de la construction et de la concep-
tion architecturale et urbaine.
INVALIDE) (ATTENTION: OPTION LE RÉGIME
SOCIOTECHNIQUE
EXISTANT ?
| 59
Les valorisations de terres excavées reposent aujourd?hui princi-
palement sur du remblayage tantôt qualifié de valorisation tantôt
qualifié de stockage. Ainsi, la gestion des déblais en Île-de-France
constitue un système sociotechnique semi-circulaire. Il s?appuie
sur un ensemble de relations entre acteurs qui participe à faire
des déblais une ressource matérielle pour recycler des sites dé-
laissés et une ressource économique pour financer ces aménage-
ments. Ce système est aujourd?hui partiellement recomposé par
la montée du référentiel de l?économie circulaire d?une part et
par la situation métabolique spécifique de l?Île-de-France d?autre
part. Celle-ci est caractérisée par la production de quantités im-
portantes de déblais dans le cadre des chantiers du Grand Paris
Express. Dans quelle mesure ces facteurs de transformation à la
fois internes et externes au système sociotechnique actuel contri-
buent-ils à faire émerger de nouvelles pratiques de valorisation?
Le Grand Paris Express comme révélateur et facteur de
déstabilisation du régime sociotechnique actuel
Le chantier du Grand Paris Express: un événement métabolique
qui déstabilise le régime actuel de gestion des déblais?
La réalisation du Grand Paris Express, métro essentiellement sou-
terrain, a des conséquences matérielles qui créent un «dérègle-
ment métabolique», c?est-à-dire une perturbation du cycle habi-
tuel des matières qui déstabilise le système de gestion des déblais
en place (Verdeil, 2017). Ces chantiers constituent un événement
métabolique. Événement dans la mesure où les chantiers sont ré-
alisés dans un temps relativement court ? une quinzaine d?années
? au regard de la temporalité des autres transformations du pay-
sage et où ils sont d?une ampleur exceptionnelle. Ils engendreront
environ 45 millions de tonnes de déblais, ce qui représente une
augmentation de 10 % de la production annuelle de déchets de
chantier franciliens (Société du Grand Paris, 2017). Métabolique
dans la mesure où le potentiel de déstabilisation réside dans les
conséquences matérielles engendrées par la production et la cir-
culation des déblais. La concentration d?importants volumes de
déblais en certains points comme les futures gares et les puits de
60 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
sécurité et la quantité de déblais à transporter mettent en évi-
dence les limites des pratiques et des infrastructures existantes.
Elles génèrent des risques de congestion routière et de saturation
des exutoires existants pouvant conduire au développement de
décharges illégales et rompre l?équilibre actuel du régime.
Ces risques sont d?autant plus visibles, qu?à la différence d?autres
matières, les excédents de déblais ne peuvent pas simplement
être mis à distance, renvoyés plus loin dans d?autres territoires.
En effet, le transport des déblais, déchets pondéreux et de faible
valeur économique, sur de longues distances est trop coûteux.
Les chantiers du Grand Paris Express et des quartiers de gare qui
l?accompagnent constituent des «chocs», c?est-à-dire des facteurs
externes de transformation du régime sociotechnique. Dans le
même temps, cet événement renforce des pressions plus struc-
turelles exercées sur le système actuel de gestion des déblais. En
effet, jusque dans les années 2000, l?extension urbaine a fourni les
débouchés pour la gestion des déblais via les carrières à combler
(résultat de l?extraction de granulats pour la construction) et via les
remblais permettant la construction des infrastructures accompa-
gnant l?étalement urbain (échangeurs autoroutiers, lignes de train,
remblais dans le cadre de grandes zones d?aménagement concer-
té, etc.). Or, l?étalement urbain diminue sous l?effet de diverses po-
litiques publiques, limitant ainsi les débouchés historiques pour
les déblais, dont la quantité, elle, ne diminue pas. Le renouvelle-
ment urbain génère des besoins en terres de remblais notamment
pour le confinement des terres polluées. Cependant, ces besoins
semblent inférieurs aux quantités de terres excavées (Fernandez
et al., 2018). Les grandes infrastructures de stockage des déblais,
comme les ISDI d?Annet-sur-Marne et de Villeneuve-sous-Dam-
martin, permettent de gérer les déblais excédentaires. Mais, la
montée des exigences de valorisation et la conflictualité générée
par ces installations, conduisent aujourd?hui à limiter l?ouverture
de nouvelles capacités de stockage des déblais. Ainsi, la produc-
tion élevée de déblais due à l?importante activité de construc-
tion-déconstruction-réhabilitation risque de congestionner les
débouchés actuels et devenir insoutenable (Diab et Fernandez,
2020). La temporalité ponctuelle de l?événement s?entremêle avec
| 61
la longue durée de la pression et conduit à la déstabilisation du
régime actuel de gestion des déblais.
Ce dérèglement métabolique modifie également les acteurs
et leurs rapports de force dans la gestion des déblais en Île-de-
France. La Société du Grand Paris, du fait des volumes de déblais
générés, de la taille des marchés de travaux publics dont elle a la
charge et de la priorité politique accordée à l?infrastructure qu?elle
réalise, occupe une place nouvellement centrale. Elle dispose de
leviers économiques et règlementaires pour contribuer à modi-
fier les pratiques de gestion des déblais. Depuis le rapport de la
Cour des comptes sur la Société du Grand Paris communiqué en
décembre 2017 qui a souligné l?augmentation des coûts du pro-
jet par rapport au budget initial et le risque d?augmentation de la
dette qui en découle, la gestion des déblais a été identifiée comme
un poste d?innovations permettant d?optimiser les coûts. Les ser-
vices de l?État actifs dans la Région (préfecture et sous-préfecture,
DRIEE, DRIA) et les établissements publics (Société du Grand Pa-
ris, Ports de Paris) se coordonnent autour de la question des dé-
blais au cours de réunions régulières organisées par la préfecture
de Région. A l?échelle de la Société du Grand Paris, la direction de
l?innovation a identifié les déblais comme source possible d?opti-
misation à la fois économique, logistique et financière. La gestion
des déblais est donc devenue un sujet prioritaire.
? et qui met en évidence l?inadéquation des catégories règlemen-
taires aux spécificités des terres excavées
Les chantiers du Grand Paris Express ont été confrontés à la ma-
térialité spécifique des terres excavées à des profondeurs inhabi-
tuelles, entre 10 et 60 mètres40. Le caractère inerte de ces terres
est sujet à débat. Du point de vue de la règlementation, il s?agit
de terres non soumises à des pollutions anthropiques. De ce fait,
40 Je me concentre sur cette spécificité matérielle car elle produit des effets sur le
régime. Cependant, les terres excavées du Grand Paris Express présentent d?autres
spécificités qui sont liées aux méthodes de creusement (notamment les tunne-
liers) et de réalisation des parois. Ces terres sont très humides, ce qui rend leur
déplacement puis leur gestion dans des installations de stockage particulièrement
complexes.
Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais :
quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ?
62 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
elles peuvent être considérées comme inertes. Cependant, du
fait de la géologie du sous-sol francilien, beaucoup de ces terres
contiennent des sulfates et d?autres pollutions dites environne-
mentales parce qu?elles ne proviennent pas d?une activité hu-
maine. Du point de vue de leur composition chimique, elles ne
peuvent donc pas être considérées comme des terres inertes. Elles
rentrent dans la catégorie des déchets non dangereux non inertes
et sont stockées dans des décharges d?ordures ménagères41. Ces
exutoires, peu appropriés aux terres, sont très coûteux. Le stockage
des terres sulfatées des chantiers du Grand Paris en Installations
de stockage des déchets non dangereux (ISDND) aurait conduit
à une très forte augmentation des coûts de la gestion des déblais
comme l?ont expliqué l?ensemble des personnes interrogées42.
Cette situation a entraîné deux évolutions normatives impor-
tantes, qui illustrent le rôle joué par les chantiers du Grand Pa-
ris Express dans la transformation du régime sociotechnique. La
première concerne la possibilité de remblayer des carrières de
gypse avec des terres sulfatées alors que cette pratique était inter-
dite jusqu?alors43. Selon des personnes interrogées au sein de la
Société du Grand Paris, ceci devrait permettre la valorisation d?en-
viron 4 millions de tonnes de terres sulfatées dans des carrières
de gypse, soit un peu moins de la moitié de l?ensemble des terres
sulfatées générées. L?extrait d?entretien ci-dessous témoigne de la
bifurcation règlementaire engendrée par le caractère extraordi-
naire des chantiers de la Société du Grand Paris et les coûts éco-
nomiques de la gestion actuelle.
41 Le terme règlementaire pour désigner les décharges d?ordures ménagères est
Installations de stockage des déchets non dangereux (ISDND).
42 Entretiens avec un responsable de la direction de l?ingénierie environnementale
de la SGP (2017), avec la DRIEE (2019), avec Haropa ? Ports de Paris (2018) et avec
l?Unicem (2018).
43 L?arrêté ministériel du 30 septembre 2016 modifiant l?arrêté du 22 septembre
1994 relatif aux exploitations de carrières et aux installations de premier traitement
des matériaux de carrières autorise le remblayage de carrières de gypse par des
terres sulfatées tant que les concentrations en sulfate ne dépassent pas celles du
fond géochimique local et que le remblayage ne nuit pas à la stabilité et à la qualité
des sols et des eaux.
| 63
«La Société du Grand Paris a réussi à faire accepter le fait que
les carrières de gypse puissent accepter des terres gypsifères.
(?) La question du gypse, tout le monde se l?est posée mais
quand ça ne concerne que quelques milliers de tonnes, on
ne veut pas mettre le doigt dedans. Quand c?est beaucoup de
terre, alors, on commence à se poser des questions. Là, main-
tenant, il y a cette question pour certaines terres pour les faire
basculer d?ISDND à ISDI ou ISDNI. Là, on est quand même
dans de l?économie circulaire parce que prendre une terre et
la mettre dans un truc d?ordure ménagère à un coût farami-
neux, ça n?a pas de sens. » (Entretien avec un cadre d?Haropa
Ports de Paris, 2018)
La deuxième concerne la possibilité de stocker en ISDI ou de valo-
riser en carrière ou en aménagement des terres dont la teneur en
sulfate est naturellement supérieure aux seuils autorisés en ISDI
après une évaluation au cas par cas des effets environnementaux
associés. Ces terres sont alors dites « terres naturellement mar-
quées» ou «TN+». Sans caractérisation, elles seraient considé-
rées comme inertes car, selon l?arrêté ministériel du 12 décembre
2014 fixant les conditions d?admission des déchets en ISDI44, elles
ne sont pas issues de sites pollués et peuvent donc être acceptées
sans analyse préalable. Mais, si elles ont fait l?objet d?une analyse
et que celle-ci a révélé des teneurs supérieurs aux limites fixées
dans l?arrêté alors elles ne sont plus considérées comme inertes.
Cette situation génère une zone grise. La Direction générale de
la prévention des risques, rattachée au ministère de la Transition
écologique et solidaire, a précisé dans un courrier adressé à la So-
ciété du Grand Paris que les analyses réalisées doivent être prises
en compte. Ces terres «TN+» peuvent être stockées en ISDI ou
valorisés dans des aménagements après une évaluation au cas par
cas établissant l?absence d?effets néfastes sur l?environnement45.
44 Arrêté ministériel du 12 décembre 2014 relatif aux conditions d?admission des
déchets inertes dans les installations relevant des rubriques 2515, 2516, 2517 et
dans les installations de stockage des déchets inertes relevant de la rubrique 2760
de la nomenclature des installations classées.
45 Lettre du DGPR à la société du Grand Paris n° BPGD-17-295-104500 du 11 dé-
cembre 2017 relative à l?acceptabilité de terres naturelles excavées en ISDI.
Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais :
quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ?
64 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Cette disposition est précisée dans le guide technique rédigé par
la DRIEE à l?attention des gestionnaires de déblais46.
Les terres du Grand Paris ont mis en évidence les incohérences
engendrées par les catégories très larges de déchets inertes et non
inertes qui ne permettent pas de rendre compte des spécificités
des déblais par rapport aux autres déchets du bâtiment et des
travaux publics. Les débats entourant la valorisation des déblais
du Grand Paris Express ont fait émerger la notion de « terre na-
turelle» qui désigne les terres qui n?ont pas été «impactées» par
les activités anthropiques du fait, par exemple, de leur profondeur.
Les évolutions règlementaires permettent de réutiliser les déblais
comme sols dans des sites dont les caractéristiques chimiques
correspondent à celles des déblais. Ainsi, la qualité des sols sur
les sites récepteurs est conservée. Le critère pris en compte est
l?adéquation entre les caractéristiques des déblais et celles du
site récepteur plutôt que le critère inerte défini par des seuils de
composants chimiques présents dans les déblais. Ceci permet de
mieux valoriser les déblais comme sols là où le critère inerte était
très limitant et conduisait à alimenter des filières industrielles de
gestion des ordures à un coût élevé.
Le critère inerte est en fait guidé par une logique de stockage: il
s?agit de caractériser les déblais pour s?assurer que leur concen-
tration en un site ne polluera pas les eaux souterraines et de sur-
face. Le critère proposé par la DRIEE suit davantage une logique
de valorisation: il s?agit de caractériser les déblais par rapport à un
usage futur, en l?occurrence comme sols. Les deux extraits d?en-
tretien ci-dessous mettent en avant ce changement de conception
qui nécessite une caractérisation du fonds géochimique local,
c?est-à-dire des teneurs en composants chimiques naturellement
présents dans le sol et le sous-sol.
46 Direction régionale et interdépartementale de l?environnement et de l?énergie
Ile-de-France, Guide d?orientation. Acceptation des déblais et terres excavées. Ver-
sion 2., 2 septembre 2018, p. 3 (2018).
| 65
«Aujourd?hui, c?est qu?en Île-de-France, il y a des terres qu?on
envoie en décharge, et donc qui coûtent très chère à la collec-
tivité, qui en fait sont des terres d?horizon géologique naturel,
parfois profond, et pour lesquelles, on sait à peu près, en tout
cas, on présuppose qu?il n?y a pas eu d?impacts anthropiques.
On est vraiment dans l?horizon géologique naturel. Et donc,
on se dit, on constate qu?il y a des taux de polluants qui sont
naturellement élevés mais, en fait, ça n?est pas problématique
parce que c?est des terres naturelles. Or, ces terres-là, on les
envoie en décharge à des coûts très importants alors qu?il n?y
a pas de raison. C?est un positionnement partagé par nombre
d?acteurs dans le secteur.» (Cadre d'une entreprise d'accom-
pagnement des entreprises du BTP dans la gestion de leurs
déblais, 2019).
« L?idée derrière, c?est de dire que si on creuse quelque part,
qu?on sort un volume de terre et qu?on dit que ça, c?est un dé-
chet, et qu?on veut le remettre, on n?a pas le droit alors que
toutes les couches d?Île-de-France sont sulfatées. C?est pour
cela qu?on a introduit cette idée d?analyse géochimique pour
être sûrs qu?on ne va pas le mettre dans un endroit oùce serait
un contexte géologique complètement différent où là, ça peut
avoir des impacts et où ça n?a plus de sens de remettre un dé-
chet qui n?est effectivement pas inerte.» (Chef de pôle au sein
de la DRIEE, 2019)
D?un point de vue purement quantitatif, les terres excavées du
Grand Paris Express ne constituent pas la majorité des terres fran-
ciliennes, celles-ci étant principalement issues de la construction
de bâtiment et de démolitions diffuses. Cependant, la tempora-
lité, la spatialité et la matérialité spécifique de ces terres posent
des problèmes particuliers de gestion, qui ont contribué à mettre
la question des terres à l?agenda public régional. Les chantiers du
Grand Paris ont contribué à faire émerger les terres comme un ob-
jet spécifique au sein de la régulation des déchets de chantier. Ils
ont conduit à interroger les filières de gestion actuelles tournées
vers le stockage et les valorisations volume et à explorer d?autres
filières de valorisation.
Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais :
quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ?
66 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
De nouvelles pratiques entre exploration de valorisations
matière et consolidation des valorisations volume
Les acteurs franciliens de la production et de la gestion des terres
excavées développent des innovations visant à orienter des vo-
lumes grandissant de terres vers des filières de valorisation. Ce-
pendant, toutes les filières de valorisation ne sont pas équiva-
lentes. De la même manière que le critère inerte ne rend pas bien
compte de la qualité d?une terre, le terme de valorisation ne rend
pas bien compte de la diversité des pratiques de gestion des terres.
Il rassemble des pratiques très différentes sans hiérarchisation.
Le remblayage de carrière est considéré comme une valorisation
au même titre que la réutilisation entre chantiers, l?utilisation en
aménagement ou que la production de nouveaux matériaux. Or,
ces pratiques ont des effets différents sur la circularité des flux de
terre d?une part (dans quelle mesure les déblais se substituent-ils
aux matériaux naturels?) et sur les conséquences environnemen-
tales locales d?autre part (dans quelle mesure une valorisation
contribue-t-elle à préserver la qualité des sols et des eaux?).
Les innovations dans la stratégie de la Société du Grand Paris
La stratégie de valorisation des déblais de la Société du Grand
Paris a d?abord concerné le transport des terres par voie fluviale
et l?export des terres vers des unités de valorisation dans d?autres
régions ou à l?étranger. Elle s?est aussi appuyée sur les proposi-
tions des entreprises pour gérer différemment les déblais mais ces
propositions se sont avérées peu ambitieuses47. Depuis 2018, la
Société du Grand Paris est davantage proactive. Elle incite les en-
treprises de travaux publics intervenant sur ses chantiers à réem-
ployer sur site ou réutiliser entre chantiers du Grand Paris Express,
ce qui s?avère difficile du fait du caractère majoritairement souter-
rain de l?ouvrage. Elle incite à valoriser les déblais dans des projets
d?aménagement conçus pour répondre à des besoins exprimés
par les collectivités et à recycler une partie des terres excavées
dans des filières de production de matériaux en substitution à des
47 Entretien avec un chargé de l?innovation, direction de l?innovation, Société du
Grand Paris, juin 2019.
| 67
matières primaires.
Afin de développer ces filières de valorisation matière, elle a établi
une liste d?éco-matériaux, c?est-à-dire des matériaux de construc-
tion et de génie civil intégrant au moins 10 % de terres excavées, à
partir des différents profils de déblais. Elle a lancé un appel à ma-
nifestation d?intérêt nommé «Plateforme» en 2019 pour repérer
et développer des partenariats avec des entreprises détenant du
foncier permettant de stocker, traiter, trier et valoriser des déblais
pour la production d?éco-matériaux. Les nouveaux marchés pas-
sés par la Société du Grand Paris fixent des objectifs de valorisa-
tion matière: par exemple entre 15 et 20 % pour les lignes 15 Est et
Ouest alors que seuls 2 % des terres excavées ont actuellement fait
l?objet d?une valorisation matière. Le dossier de consultation mis à
disposition des entreprises qui souhaiteraient décrocher ces mar-
chés intègrent alors les plateformes ayant établi des partenariats
avec la Société du Grand Paris à l?issue de l?appel à manifestation
d?intérêt. Les entreprises sont ainsi incitées à se tourner vers ces
plateformes pour construire leurs réponses aux marchés. Cette
démarche conduit les entreprises de terrassement d?un côté et de
production de matériaux de l?autre à envisager les terres excavées
comme une ressource.
Pour la Société du Grand Paris, l?incitation à la valorisation ma-
tière combine des intérêts environnementaux et économiques.
Aujourd?hui, sur un chantier, les déblais ne représentent qu?un
déchet et donc un ensemble de coûts associés. Or, il s?agit égale-
ment d?une ressource. La Société du Grand Paris aimerait capter
la valeur ajoutée associée à cette ressource et transformer le coût
de mise en décharge en prix d?achat des terres de déblais. Les fi-
lières de valorisation matière permettent de donner aux terres un
prix positif ou négatif48 en les faisant entrer dans un processus
de production. Le prix des terres excavées intégrées dans la pro-
duction d?éco-matériaux est égal au prix de marché des matières
premières auxquelles se substituent les terres moins les coûts de
production (stockage, préparation, traitement, transformation).
48 Dans ce cas, il s?agit d?un coût.
Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais :
quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ?
68 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Le prix serait payé par l?entreprise qui produit les éco-matériaux
s?il était positif. S?il était négatif, alors il serait payé par la Socié-
té du Grand Paris à la manière d?une subvention. Ce système est
intéressant tant que le prix payé par la SGP est inférieur au coût
d?acceptation des déblais en ISDI ou dans d?autres installations de
traitement. Cette démarche témoigne ainsi de la volonté d?expéri-
menter de nouveaux modèles économiques fondés non pas sur le
coût d?acceptation des déblais liés au statut de déchet mais sur la
valeur de la ressource produite.
La stratégie de valorisation de la Société du Grand Paris repose
également en grande partie sur la valorisation volume dans des
projets d?aménagement. Elle a lancé en 2019 un appel à manifes-
tation d?intérêt appelé « Ligne Terre » à destination des maîtres
d?ouvrage publics ayant des projets d?aménagement nécessitant
des terres et un similaire auprès de maîtres d?ouvrage privés. Elle
devient ainsi fournisseur de terres pour des aménagements. Ces
appels à projet permettent de s?assurer que les projets d?aména-
gement répondent bien à des besoins des maîtres d?ouvrage et
constituent donc des valorisations. Elle développe ainsi des par-
tenariats avec ces acteurs pour leur fournir des terres. La SGP dé-
veloppe des partenariats avec des collectivités pour réaliser des
aménagements. Par exemple, elle fournit les terres pour l?amé-
nagement du parc du Sempin à Chelles en collaboration avec la
Société d?aménagement foncier et d?établissement rural et ECT.
Il s?agit du comblement d?anciennes carrières de gypse et de leur
aménagement en parc paysager. Elle court-circuite ainsi les ges-
tionnaires de déblais dont un des savoir-faire est de regrouper des
terres excavées et de coconstruire des projets d?aménagement les
réemployant. Cependant, la Société du Grand Paris ne dispose pas
de la capacité de mise en oeuvre opérationnelle des terres pour la
réalisation des aménagements. Les maîtres d?ouvrage de ces amé-
nagements s?appuient donc sur les opérateurs existants pour leur
réalisation, par exemple ECT dans le cas du Parc du Sempin.
D?autres acteurs explorent également des modes de valorisation
matière, parfois en étant soutenus par la Société du Grand Paris
dans le cadre d?appels à projets. C?est le cas de l?entreprise Val-
horiz qui explore la création de technosols et de sols fertiles à
| 69
partir des déblais. L?entreprise ECT se positionne également sur
ce marché via son produit appelé urbafertile associant déblais et
compost49. Elle développe en parallèle des projets au croisement
entre l?aménagement et le land art, comme le réaménagement de
l?ISDI de Villeneuve-sous-Dammartin en parc bélvédère50. Le sur-
cyclage des déblais en matériaux de construction, comme le pro-
pose le projet Cycle terre associant des experts de la construction
en terre et du sol (laboratoires de recherche et architectes, cabinet
de conseil Antea), la municipalité de Sevran, l?aménageur Grand
Paris Aménagement, le promoteur Quartus, la Société du Grand
Paris et ECT, se développe également. Enfin, d?autres travaillent
à l?optimisation de la réutilisation entre chantiers comme Hesus,
plateforme numérique d?échange de terre entre producteurs de
déblais et consommateurs de terre. Le paysage des acteurs de la
gestion des déblais se recompose donc avec de nouveaux entrants
mais aussi avec l?adaptation des acteurs existants et leur participa-
tion aux innovations de filières.
La prise en compte des terres dans le Plan régional de prévention
et de gestion des déchets
La limitation des pratiques de stockage des déblais se retrouve
dans les objectifs du Plan régional de prévention et de gestion des
déchets voté en 2019. Cependant, à la différence du Plan précé-
dent (Predec), celui-ci n?interdit pas l?ouverture de nouvelles ca-
pacités de stockage en Seine-et-Marne51 mais encadre l?ouverture
de nouvelles capacités de manière à limiter leur concentration,
à réserver le stockage aux matériaux excavés non recyclables et
à garantir des réaménagements des ISDI lorsqu?elles arrivent en
fin de vie. Cette décision résulte d?un compromis entre différents
49 Entretien avec un responsable développement et innovation d?ECT, 2020.
50 Ce projet est réalisé en étroite collaboration avec l?architecte, paysagiste et urba-
niste Antoine Grumbach. Il s?intitule «La colline a des yeux».
51 «La confrontation de ces capacités prospectives avec les besoins en matière de
stockage selon le scénario de gestion des déchets inertes présenté dans le chapitre
II partie E montre qu?il sera indispensable de créer des capacités de stockage sur
l?ensemble de la durée du plan.» (Région Ile-de-France, Plan Régional de Préven-
tion et de Gestion des Déchets- Chapitre III, p. 164)
Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais :
quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ?
70 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
impératifs. Selon plusieurs acteurs rencontrés à la fois à la préfec-
ture, à la Région et parmi les entreprises, une diminution des ca-
pacités de stockage risquerait d?augmenter le coût des chantiers et
de la construction en Île-de-France et pourrait aussi conduire au
développement de dépôts sauvages. Ce dernier risque est consi-
déré comme élevé car le secteur du terrassement s?appuie sur de
nombreuses petites et très petites entreprises réalisant de faibles
marges, travaillant parfois dans l?informalité et sur des chantiers
diffus, difficiles à contrôler. Une augmentation des prix du stoc-
kage, liés à la réduction des capacités et l?augmentation des dis-
tances de transport, pourrait les inciter à ne plus déposer les dé-
blais en installations.
Concernant la répartition des ISDI, le rééquilibrage territorial est
bien mis à l?agenda des politiques publiques régionales. Cepen-
dant, le transfert des capacités de stockage de la Seine-et-Marne
vers d?autres départements franciliens s?avère particulièrement
difficile du fait des contestations générées par les projets d?ouver-
ture d?ISDI. Les groupes de réflexion qui ont accompagné la ré-
daction du Plan régional de prévention et de gestion des déchets
entre 2017 et 2019 se sont interrogés sur les formes de solidarité
et de réciprocité qui pourraient émerger entre territoires produc-
teurs et récepteurs des déblais. Le Plan régional de prévention
et de gestion des déchets d?Île-de-France a ainsi fixé des critères
pour l?ouverture de nouvelles ISDI et l?extension des ISDI exis-
tantes afin de limiter la concentration des installations et l?allon-
gement de la durée de vie des installations existantes52.
Face aux risques induits par une trop forte limitation concernant
les capacités de stockage, le Plan oriente vers le développement
des pratiques de valorisation volume comme le remblayage des
carrières et les projets d?aménagement labellisés. Il s?agit d?enca-
drer ces pratiques et d?accompagner les élus locaux dans la régu-
lation des permis d?aménagement grâce à une démarche de label-
lisation pilotée par l?État à travers le Cerema (Cerema, 2020). Le
Plan incite également à la diversification des modes de valorisa-
52 Région Ile-de-France, Plan Régional de Prévention et de Gestion des Déchets-
Chapitre III, p. 169.
| 71
tion des déblais via le recyclage. Celui-ci ne vise pas à se substituer
aux pratiques de valorisation volume du fait des quantités en jeu
mais plutôt à compléter les filières de gestion existantes de ma-
nière à limiter progressivement le stockage. Le tableau ci-dessous
montre les objectifs de recyclage des terres excavées envisagés par
le Plan. Celui-ci prévoit la montée en charge des filières existantes
de production de terres chaulées et de sables et graviers ainsi que
le développement de filières nouvelles comme les terres fertiles
et les matériaux de construction en terre. Les quantités de déblais
ainsi recyclés visées par le Plan font sortir ces usages de la margi-
nalité tout en restant minoritaires.
Figure 11. Objectifs de recyclage des déblais envisagés par le
PRPGD
2015 2025 2031
Production de terres chaulées 0,37 Mt 1,3 Mt 2 Mt
Production de sables et graviers issus du
traitement mécanique et du lavage
0,13 Mt 0,5 Mt 0,6 Mt
Production de terres «fertiles» amendées
pour l?aménagement
0 0,6 Mt 1 Mt
Production pour la construction
(terre crue)
0 <0,1 Mt 0,4 Mt
Total 0,5 Mt 2,5 Mt 4 Mt
Source: Plan Régional de Prévention et de Gestion des Déchets - Chapitre II, 2019,
p. 264.
Enfin, il prévoit l?instauration d?un comité régional sur la gestion
des déblais qui associe la Région, des représentants de l?État, des
collectivités et des filières économiques. Une première réunion
du comité a eu lieu en décembre 2021. Il constituera une scène
d?observation, particulièrement intéressante, de la gouvernance
des déblais franciliens.
Au-delà des déchets, une politique des terres en Île-de-France ?
La recomposition des modes de gestion des terres excavées fran-
ciliennes s?appuie sur la transformation des filières allant de la
Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais :
quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ?
72 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
gestion des matières-déchets à l?approvisionnement des chantiers
en matériaux issus de la valorisation. Ce second aspect demeure
peu traité par les politiques publiques alors que la réussite de ces
filières dépend fortement de l?existence d?une demande pour les
matériaux issus de la valorisation par les maîtres d?ouvrage. La So-
ciété du Grand Paris entend participer à la stimulation de cette
demande via des chartes avec les collectivités, incitant les amé-
nageurs agissant sur leur territoire à prescrire des matériaux inté-
grant des terres excavées dans leurs marchés. Les politiques régio-
nales commencent également à sortir d?une approche centrée sur
la gestion des déblais comme déchets pour envisager l?ensemble
des filières et, en particulier, la question de l?approvisionnement à
travers le référentiel de l?économie circulaire.
À la suite de la Ville de Paris, qui a lancé un Plan économie cir-
culaire dès 2015, la Métropole du Grand Paris et certains éta-
blissements publics territoriaux comme Plaine Commune et Est
Ensemble, la Région a établi une Stratégie régionale d?économie
circulaire qui prolonge le Plan régional de prévention et de gestion
des déchets. Cette stratégie cible les matériaux de chantier par-
mi les quatre groupes de matières principalement consommées
par la Région : la biomasse agricole et les produits alimentaires,
les combustibles fossiles, les matériaux de construction, les pro-
duits finis et les minerais métalliques (2020, p.9). Un des leviers
est dédié à la circularité dans les chantiers. Celle-ci n?est pas abor-
dée uniquement sous l?angle du recyclage mais aussi sous celui
du métabolisme, de manière à mettre en relation l?approvision-
nement en matériaux, la gestion du stock et celles des résidus de
chantiers. En effet, le constat dressé souligne la dépendance de
la Région pour son approvisionnement en granulats (Augiseau,
2017). Le développement de filières de recyclage, de réemploi et
une meilleure gestion du stock existant sont envisagés comme des
manières de créer des boucles régionales permettant de limiter
cette dépendance (Région Île-de-France, 2020, p. 42).
Alors que les matériaux en terre étaient totalement absents de la
stratégie régionale pour l?essor des filières de matériaux et produits
biosourcés en Île-de-France élaborée en 2018, ils sont mention-
| 73
nés dans la stratégie régionale d?économie circulaire élaborée en
2020. Celle-ci prévoit le lancement d?un appel à projet autour des
«filières franciliennes de réemploi et de recyclage dans le BTP»,
qui mentionne explicitement la construction en terre : « expéri-
menter et innover pour réemployer des matériaux géo-sourcés
produits localement (terres excavées sous forme de matériaux en
terre crue, terres cuites, ou terres fertiles).» (Région Île-de-France,
2020, p.43). Une politique des terres, dépassant le cadre de la ges-
tion des déblais-déchets, commence à émerger.
Conclusion
La situation métabolique des terres excavées franciliennes, mar-
quée par la diminution progressive des débouchés historiques
d?un côté et un flux croissant de terres excavées de l?autre, déstabi-
lise le régime de gestion actuel. On observe une diversification des
pratiques de gestion des déblais. Les comblements de carrière,
pratiques anciennes de valorisation volume, sont facilités pour
limiter le coût économique du traitement des déblais du Grand
Paris. Des projets d?aménagement, souvent paysagers, fortement
consommateurs de terres, voient le jour comme l?aménagement
du Parc du Sempin ou du belvédère de Villeneuve-sous-Dammar-
tin intitulé « la colline a des yeux ». Ils témoignent d?une adap-
tation des acteurs classiques de la gestion des déblais à l?enca-
drement politique et règlementaire qui limite les installations de
stockage des déchets inertes et participent d?une amélioration
qualitative des sites accueillant des terres excavées. Cependant,
ils s?inscrivent dans la continuité des pratiques historiques de ges-
tion des déblais et continuent de s?appuyer sur les mêmes modèles
économiques et les mêmes représentations. Si ces aménagements
rendent des services à la société et permettent un nouvel usage
pour des fonciers dégradés, ils ne participent pas de manière sys-
tématique à une transformation des métabolismes vers davantage
de circularité. En effet, les terres ne se substituent pas systémati-
quement à des matières primaires. De même, une partie de ces
débouchés dépend de la poursuite des extractions de ressources
primaires via les carrières.
Une diversification progressive des pratiques de gestion des déblais :
quelles bifurcations depuis le régime sociotechnique existant ?
74 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Parallèlement, des pratiques émergentes comme la réutilisation
entre chantiers, la production de matériaux en terre crue, la ferti-
lisation en terre végétale et la conception de technosols créent des
bifurcations par rapport au régime actuel de gestion des terres.
Ces différentes pratiques ont pour point commun de qualifier la
terre au regard de son potentiel d?utilisation pour de nouveaux
usages et pas uniquement comme déchet au contact du sol. Elles
ouvrent la voie à un métabolisme plus circulaire en substituant
les terres excavées à d?autres matières premières via leur intégra-
tion dans le cycle de la construction et de l?aménagement. Mais,
face aux volumes de déblais en jeu, la capacité de ces valorisations
matière à générer des débouchés suffisants, peut légitimement
être interrogée. Cela conduit à questionner la quantité de déblais
produits. La diminution de ces quantités, assimilable à la préven-
tion dans l?échelle de Lansink, demeure cependant absente des
débats. Elle supposerait un changement plus global des pratiques
constructives et urbanistiques. Il est donc encore difficile de qua-
lifier les transformations actuelles, qui combinent consolidation
du régime dominant via l?encouragement des remblais en carrière
et en projets d?aménagement, adaptation de celui-ci via une meil-
leure adéquation des quantités de terres réemployées aux besoins
réels des aménagements et, enfin, émergence de valorisations en
matière.
| 75
Crédits : Agnès Bastin
PARTIE 3
Cycle terre :
genèse et
apprentissages
d'une
expérimentation
de surcyclage des
terres excavées
| 77
Parmi les filières alternatives au stockage et à la valorisation dans
le cadre de projets paysagers, la production de matériaux en terre à
partir des déblais est explorée en Île-de-France, notamment via le
projet Cycle terre. Il s?agit de la création d?une unité de production
de matériaux en terre crue issus du surcyclage des terres excavées
du Grand Paris. Le surcyclage désigne la transformation d?une
matière considérée comme un déchet en une nouvelle matière
ayant une valeur ajoutée et des qualités matérielles supérieures à
celle du produit initial. On ne peut parler ici de recyclage dans la
mesure où l?usage des terres n?est pas équivalent à leur fonction
initiale comme sol. Cette unité de production, appelée fabrique,
est située à Sevran, commune de Seine-Saint-Denis. Le projet en-
tend également participer au développement et à la structuration
d?une filière francilienne de production de matériaux en terre crue
à partir des déblais. Il expérimente donc la faisabilité et la viabilité
d?un dispositif sociotechnique de surcyclage qui pourrait consti-
tuer un nouveau débouché pour la gestion des terres excavées et
une nouvelle forme de valorisation matière.
Ce projet a une dimension exploratoire et ne concerne qu?une
faible quantité de matières, 8 000 tonnes par an pour les pre-
mières années d?exploitation à mettre en comparaison avec les
20millions de tonnes de déblais produits chaque année en Île-de-
France. Il n?entend donc pas constituer une réponse aux enjeux
quantitatifs du contexte francilien et n?a pas vocation à se subs-
tituer entièrement aux filières existantes de gestion des déblais
mais plutôt à les diversifier. Dans le Plan régional de prévention
et de gestion des déchets, les filières émergentes de valorisation
matière doivent d?ailleurs permettre la suppression progressive du
stockage des déblais mais demeurent complémentaires des pra-
tiques de valorisation volume. Filières consolidées et émergentes
sont également complémentaires du point de vue de la qualité des
terres, toutes les terres excavées n?ayant pas les caractéristiques
granulométriques adaptées à la production de matériaux en terre
crue. Le projet Cycle terre explore une filière de valorisation de la
partie fine des déblais, aujourd?hui difficile à valoriser. Les parties
à plus fortes granulométries entrent déjà dans des filières de valo-
78 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
risation en travaux publics53.
L?originalité du projet réside donc dans l?intensité du bouclage
qu?il propose, à savoir un surcyclage des terres et une substitution
des matières secondaires (béton de terre) aux matières primaires
(béton de ciment), et dans sa gouvernance infrarégionale et coo-
pérative, qui diffère de l?organisation actuelle du secteur. L?analyse
de la genèse de cette expérimentation et des caractéristiques du
dispositif sociotechnique expérimenté met en évidence les trans-
formations du métabolisme qui pourraient en découler. Cette ex-
périmentation est aussi envisagée au prisme des recompositions
des régimes sociotechniques qu?elle induit, de ses possibilités de
diffusion ainsi que de sa participation à la structuration d?une
nouvelle filière de gestion des déblais d?un côté et du développe-
ment de l?architecte de terre crue de l?autre.
Expérimenter une filière circulaire des terres aux marges
du régime existant de gestion des déblais: la fabrique Cy-
cle terre
Cycle terre résulte de la coopération d?acteurs territoriaux et éco-
nomiques issus du milieu de la terre crue, de l?aménagement et
de la construction. Il est donc le produit d?une coalition d?acteurs
hétérogènes dont les intérêts se sont alignés pour expérimenter
un dispositif sociotechnique et une filière nouvelle. L?analyse des
ressorts de la formation de cette coalition d?acteurs et du dispo-
sitif expérimental met en avant le positionnement ambivalent de
l?expérimentation par rapport aux régimes en place. Les acteurs
en jeu regroupent, dans un premier temps, des acteurs extérieurs
au régime de la gestion des déblais mais parties prenantes, pour
plusieurs d?entre eux, des régimes dominants de l?aménagement
et de la construction.
La formation d?une coalition singulière d?acteurs aux expertises et
aux intérêts complémentaires autour des terres excavées
La coalition d?acteurs parties prenantes de Cycle terre s?est forma-
53 Entretien avec un responsable valorisation des matériaux d?Antea, 2019.
| 79
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
lisée dans un partenariat impliquant l?Union Européenne à tra-
vers le dispositif Actions Innovatrices Urbaines du Fond européen
de développement régional. Elle rassemble une diversité d?acteurs
dont les compétences correspondent à différentes étapes de la
chaîne de transformation des déblais en éléments constructifs en
terre crue: la connaissance du sous-sol via l?ingénierie de l?envi-
ronnement apportée par Antea Group, les procédés de transfor-
mation de la matière en matériaux via l?expertise en sciences de la
matière d?Amàco et du CRAterre, et l?intégration de ces matériaux
dans le bâti via l?expertise architecturale et la certification appor-
tées par CRAterre, AE&CC et Joly & Loiret. À ces acteurs, experts
du traitement, de la circulation et de la transformation des terres,
s?ajoutent des maîtres d?ouvrage, producteurs de déblais et poten-
tiels prescripteurs de matériaux en terre crue: la Société du Grand
Paris, Grand Paris Aménagement, un des principaux aménageurs
d?Île-de-France, la commune de Sevran, maître d?ouvrage de la
ZAC Sevran Terre d?Avenir et site d?accueil de la fabrique, ainsi que
Quartus, promoteur engagé dans la construction et la commercia-
lisation de projets immobiliers en terre crue. La création de com-
pétences, nécessaires à l?émergence d?une filière, est assurée par
Amàco et Compétences Emploi, agence communale en charge de
l?emploi et de la formation. Enfin, des organismes de recherche
se chargent de l?évaluation de l?empreinte environnementale des
matériaux produits (AE&CC) et de l?analyse des effets de la fa-
brique sur la transformation du métabolisme des projets urbains.
C?est le cas du laboratoire Systèmes productifs, logistique, orga-
nisation du travail et transports de l?IFSTTAR et le Centre de re-
cherches internationales de Sciences Po54.
Ce projet correspond à la rencontre de deux trajectoires d?acteurs.
D?un côté, la directrice de l?urbanisme d?Antea Group, cabinet de
conseil et d?ingénierie en environnement, et la cheffe de projet
environnement et agriculture de l?Établissement public d?amé-
nagement de la Plaine de France ont conçu un projet à présenter
54 J?ai participé au projet Cycle terre dans ce cadre ainsi que mon directeur de
thèse, Éric Verdeil. Voir l?introduction pour davantage d?informations concernant
le dispositif d?observation participante.
80 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Figure 12. Localisation de la commune de Sevran au sein de la Métropole
du Grand Paris
Source: Géoportail, 2022
dans le cadre de l?appel à projet européen Actions Innovatrices
Urbaines. L?expérience de la cheffe de projet dans le domaine de
l?agriculture urbaine et périurbaine l?a conduite à s?intéresser au
rôle joué par les installations de stockage des déchets inertes dans
la consommation des terres agricoles. Elle cherche des modalités
de gestion des déblais alternatives au stockage. La commune de
Sevran intègre le projet qui consiste alors en un bâtiment démons-
trateur en terre crue à partir des terres excavées de l?opération ur-
baine Sevran Terre d?Avenir. Cependant, ce projet initial s?avère
impossible du fait des différences de phasage entre le projet ur-
bain pour lequel les excavations sont prévues en 2022 et l?appel
à projets européen pour lequel les projets doivent être réalisés
| 81
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
Figure 13. Périmètre de la ZAC Sevran Terre d?Avenir, orientations d?amé-
nagement et chantiers du Grand Paris Express
Source : Grand Paris Aménagement, Dossier de création de la ZAC Sevran terre
d?avenir Centre-ville ? Montceleux: rapport de présentation (2019, p.17)
82 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
d?ici 2022. Une autre source de terres est alors envisagée: celle des
gares du Grand Paris Express.
De l?autre, un ensemble de maîtres d?oeuvre et de chercheurs
(Amàco, Joly&Loiret, AE&CC et CRAterre) ont engagé des ré-
flexions sur le potentiel de réutilisation des terres excavées pour
en faire un matériau de construction métropolitain, lors de l?expo-
sition Terres de Paris en 2016. Amàco est un centre de recherche
et de formation sur la construction en terre crue et en fibres végé-
tales installé en Isère, région dotée d?une tradition constructive en
terre crue. AE&CC est une unité de recherche de l?École nationale
supérieure d?architecture de Grenoble spécialisée dans l?étude des
établissements humains et leur soutenabilité. CRAterre est une
association et un centre de recherche dédié à la construction en
terre au sein de l?École nationale supérieure d?architecture de Gre-
noble. Créé en 1979, il est reconnu comme le centre international
de recherche sur la construction en terre et promeut la protection
du patrimoine en terre, la reconnaissance et le développement
des cultures constructives en terre dans une perspective à la fois
environnementale, sociale et culturelle. L?agence d?architecture
Joly&Loiret, créée en 2007, est spécialisée dans la construction
avec des matériaux dits naturels. Elle a progressivement déve-
loppé une réflexion autour de l?architecture en terre crue qui s?est
concrétisée en 2012 par la réalisation d?un mur en terre crue pour
la maison du Parc naturel régional du Gâtinais à Milly-la-Forêt.
Dans le cadre de l?appel à projets innovant Réinventer Paris,
l?agence Joly&Loiret a proposé la construction d?une tour de
16 étages en pierre et en terre crue à partir du recyclage de dé-
blais de chantiers franciliens. Le projet n?a pas été lauréat mais a
contribué à faire connaître la construction en terre crue en Île-
de-France et à structurer une réflexion autour de l?architecture de
terre dans un contexte urbain métropolitain alors que ce matériau
est habituellement associé aux espaces ruraux et à l?habitat indi-
viduel. Localisés à Paris et dans la région grenobloise, ces acteurs
entretiennent d?importantes relations interpersonnelles dans le
cadre de leurs activités de recherche, d?enseignement et dans la
conduite de projets opérationnels. Ils intègrent le partenariat et
contribuent alors à faire évoluer le projet d?un bâtiment vers un
| 83
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
outil de production de taille intermédiaire au service de la struc-
turation d?une filière terre francilienne. Dans un contexte natio-
nal d?absence de politique réelle de soutien à la construction en
terre, ils saisissent le financement européen de 5 millions d?euros
comme une opportunité de travailler à la levée de certains des
principaux freins au développement de la filière en Île-de-France.
En particulier, l?installation d?activités de production, la certifica-
tion des matériaux et le développement d?un modèle économique
viable permettant des prix de sortie acceptables pour le marché
francilien de la construction sont des axes identifiés.
Le dispositif Actions Innovatrices Urbaines et le choc métabolique
du Grand Paris Express, couplé à la réflexion développée par les
experts de la terre crue sur la construction à partir des déblais, ont
permis l?alignement des intérêts divers des acteurs du partena-
riat Cycle terre. D?un côté, le projet s?est inscrit dans le référentiel
montant de l?économie circulaire, qui constituait un des thèmes
de l?appel à projets européen. En parallèle, la focalisation sur les
terres excavées faisait écho à la question croissante de la gestion
des déblais mise à l?agenda politique par la construction du Grand
Paris Express. Le schéma ci-dessus synthétise les motivations et
intérêts des différents acteurs opérationnels impliqués dans le
partenariat en 2018, lors du lancement de Cycle terre (Figure 16).
Ils montrent également le positionnement des acteurs par rapport
au circuit des terres excavées. Dans la coalition de départ, on note
l?absence de producteurs de matériaux et d?acteurs opérationnels
existants de la gestion des terres excavées comme les exploitants
de carrières, les entrepreneurs de travaux publics ou des gestion-
naires d?installations de stockage. Ce sont des acteurs situés en
amont de la gestion des déblais (maîtres d?ouvrage) et en aval mais
sur des filières émergentes qui se sont rassemblés pour produire
un dispositif nouveau de gestion des déblais par leur surcyclage
en matériaux de construction.
Une expérimentation métabolique: tester un dispositif de surcy-
clage de la ressource terre
Le projet Cycle terre entend tester et démontrer la pertinence d?un
modèle de production de matériau intermédiaire entre industrie
84 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Figure 14. Exposition "Terres de Paris. De la matière au matériau"
au Pavillon de l'Arsenal (2016-2017)
Crédits: Pavillon de l'Arsenal / Photothèque : Antoine Espinasseau
| 85
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
Figure 15. Tour de logements en terre crue et restructuration de l?ancienne
gare Masséna en marché couvert, Concours international Réinventer
Paris, 2015. Projet finaliste 2e Prix, Agence Joly & Loiret
Crédits: Paul-Emmanuel Loiret & Serge Joly, architectes / Image Doug&Wolf
86 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
et artisanat à partir de terres excavées localement. Il propose donc
d?explorer la faisabilité d?une filière de production de matériaux
qui se distingue de la filière majoritaire du béton-ciment du fait de
son échelle de production et du type de ressources utilisées, c?est-
à-dire des ressources secondaires extraites à proximité immédiate
des chantiers de construction. Cette filière pourrait participer à
augmenter la circularité du métabolisme des terres excavées et
à relocaliser partiellement l?approvisionnement en matériaux de
construction des projets urbains. Le projet se rapproche à plu-
sieurs égards d?une expérimentation telle que définie par Kar-
vonen et Van Heur (2014).
Ces deux auteurs identifient trois caractéristiques des expéri-
mentations urbaines inspirées des laboratoires en sciences ex-
périmentales : « Rather than conflating ?experimentation? with
?change? and claiming that everything is an experiment, we argue
that there is a need to adopt a more precise understanding of the
practice of experimentation. Returning to the laboratory studies
scholarship, it is helpful to understand experimentation as (1) in-
volving a specific set-up of instruments and people that (2) aims
for the controlled inducement of changes and (3) the measure-
ment of these changes.»(2014: 383). Ils caractérisent ainsi les ex-
périmentations par la délimitation d?espaces comparables à des
laboratoires situés (situatedness), par leur caractère dynamique
et la production de nouvelles régulations (change-oriented) et par
leur caractère contingent et incertain (contingent). Le caractère si-
tué des expérimentations urbaines les distingue d?un laboratoire
en sciences expérimentales dans lequel l?expérience est artificiel-
lement construite et contrôlée. Karvonen et van Heur soulignent
l?importance des opérations de sélection et de délimitation des
espaces urbains intégrés à l?expérimentation. Ces opérations
créent un cadre partiellement contrôlé permettant de produire
des connaissances situées sur les conditions de réalisation et,
éventuellement, de diffusion des dispositifs testés. C?est en ce sens
que les expérimentations urbaines sont change-oriented, c?est-à-
dire conçues pour produire intentionnellement du changement
qui ne se limite pas à une optimisation de l?existant. Elles peuvent
ainsi alimenter de nouvelles régulations. Les résultats des expéri-
| 87
Figure 16. Les partenaires Cycle terre en 2018 et leur positionnement par
rapport au circuit des terres excavées
Source: Entretiens, 2018-2019.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
mentations sont incertains et le processus expérimental demeure
contingent. Les formes prises par les innovations sont ouvertes et
peuvent évoluer au cours de l?expérimentation. Ces trois caracté-
ristiques distinguent les expérimentations urbaines des projets
urbains classiques.
Dans le cas de Cycle terre, le cadre expérimental est défini de ma-
nière très structuré : il s?appuie sur la délimitation d?espaces de
démonstration, sur la définition d?innovations à tester et d?ins-
truments d?évaluation. Le programme Démonstrateur industriel
pour la ville durable (DIVD) du ministère de la Transition écolo-
gique et solidaire et l?appel à projet européen ciblent tous deux ex-
plicitement le cadre et la nature des innovations attendues. Cycle
Terre propose la création d?un processus industriel de production
88 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
de matériaux en terre crue qui permette de dépasser l?échelle des
chantiers individuels et au cas par cas et la réutilisation d?un dé-
chet urbain, les terres excavées, dans une perspective circulaire.
Ces deux objectifs doivent permettre de limiter les coûts de la
construction en terre crue dans les espaces métropolitains grâce
à l?économie réalisée sur la mise en décharge (Cycle terre, 2018,
p. 27). Le projet est accompagné d?indicateurs de performance
permettant d?évaluer la mesure dans laquelle les innovations ont
été atteintes. Même si les innovations attendues sont clairement
définies dès le lancement du projet, les chemins pour y parvenir
sont soumis à évolution en fonction des aléas rencontrés et des
incertitudes qui caractérisent le projet comme la disponibili-
té du foncier, les caractéristiques géotechniques des terres ou la
robustesse du modèle économique envisagé. Le projet européen
prévoit d?ailleurs un cadre pour intégrer cette incertitude et la
contingence, caractéristique des expérimentations au sens de Ka-
rvonen et Van Heur. Il prévoit la possibilité de modifier le contrat
de partenariat à deux reprises afin de permettre des ajustements
au cours de la mise à l?épreuve de l?expérimentation.
L?expérimentation s?appuie également sur la délimitation d?un
espace de test, à savoir la ville de Sevran et l?opération d?aména-
gement Sevran Terre d?Avenir. À la différence d?un laboratoire
classique, l?ensemble des variables d?un territoire ne peuvent pas
être contrôlées car il ne s?agit pas d?une opération entièrement
construite pour la démonstration mais d?un environnement réel
nécessairement soumis à des contingences (Evans, 2016 ; Lamé-
nie et al., 2019). Il existe donc des tensions entre le caractère spé-
cifique du territoire choisi et le potentiel de généralisation des
connaissances produites par l?expérience urbaine. Le territoire
sevranais est singulier mais représentatif d?autres espaces fran-
ciliens, en particulier de la zone dense francilienne caractérisée
par des tensions foncières, l?héritage mémoriel et urbain du passé
industriel ainsi que la co-présence de grands ensembles d?habitat
social et d?habitats pavillonnaires. De la même manière, les exca-
vations de la ligne 16 du Grand Paris Express à Sevran-Livry et la
proximité d?importantes opérations d?aménagement, comme Se-
vran Terre d?Avenir, constituent une situation pouvant se retrou-
| 89
ver dans d?autres espaces franciliens. Le projet est donc en partie
conçu pour être représentatif et produire ainsi des connaissances
transférables à d?autres sites. La transférabilité et la montée en
échelle sont d?ailleurs des objectifs explicitement formulés dans
l?accord de partenariat qui distingue trois niveaux de généralisa-
tion. Le premier concerne la diffusion de l?usage des matériaux en
terre crue issus des déblais au sein d?autres projets portés par la
Société du Grand Paris et au sein de l?opération d?aménagement
Sevran Terre d?Avenir. Le second concerne la diversification des
sources de terres excavées vers l?ensemble des chantiers de terras-
sement. Le troisième est la réplication de la fabrique dans d?autres
projets et contextes urbains (Cycle terre, 2018, p.31).
La recherche de changements importants caractérise donc Cy-
cle terre. Le financement qui accompagne le programme Actions
Innovatrices Urbaines permet d?explorer un processus industriel
nouveau par son échelle et la réutilisation de déchets urbains de
terre. En effet, le taux de financement du programme européen
est de 80% du coût du projet. Cela représente un investissement
financier de 4,8 millions d?euros pour un projet dont le coût a été
initialement estimé à environ 6,1 millions d?euros. Ce programme
européen permet de lancer un investissement qui n?aurait pas
existé ou difficilement autrement, étant donné le risque associé et
la temporalité des retours sur investissement attendue55. Le mo-
dèle économique de la fabrique prévoit un amortissement sur en-
viron vingt ans, durée largement supérieure à celle attendue dans
les industries de la construction. En ce sens, le changement opéré
par le projet Cycle terre est relativement radical.
Cycle terre s?appuie enfin sur des représentations du changement
urbain à l?échelle de la métropole et à l?échelle de la ville de Sevran.
La fabrique de matériaux en terre crue est présentée par le maire
55 Par ailleurs, le dispositif DIVD, s?il n?apporte que peu de financements, s?accom-
pagne de possibilités de dérogation au droit commun à travers la mise en place de
«groupes verrou» pour lever d?éventuelles barrières règlementaires. Cette possi-
bilité n?a finalement pas été utilisée par Cycle terre car le statut du déchet, identifié
comme un obstacle règlementaire au début du projet, s?est avéré peu probléma-
tique grâce à la sortie implicite du statut de déchet.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
90 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
de Sevran comme un projet fortement politique, qui interroge le
récit de développement de la commune. L?expérimentation Cycle
terre participe, selon lui, à un renouveau de l?activité économique
en ville via le soutien à des activités artisanales autour de la tran-
sition écologique, à un changement d?image de la ville d?un es-
pace dortoir à une ville attractive et à une réduction de la fracture
urbaine entre secteurs pavillonnaires au Sud de la commune et
grands ensembles d?habitat social au Nord. Le démonstrateur Cy-
cle terre n?est pas réduit à une innovation technique mais il est en-
visagé par le maire comme un outil d?«hégémonie culturelle». En
ce sens, la fabrique propose un récit de la ville de Sevran différent
du récit dit dominant. Tout au long du XXème siècle, la commune
a connu un fort développement industriel s?accompagnant de la
construction de logements ouvriers, de grands ensembles d?habi-
tat social et de lotissements pavillonnaires, symbole de mobilités
sociales ascendantes. Le départ des grandes entreprises, notam-
ment Kodak et Westinghouse56, dans les années 1990 a modifié
la structure socio-économique de la commune, qui connaît au-
jourd?hui un fort taux de chômage et un taux de pauvreté57 parmi
les plus élevés d?Île-de-France. Sa base fiscale est donc faible et
la plupart des développements urbains de Sevran sont guidés par
ces contraintes financières. Pour le maire, Cycle terre explore une
perspective de développement urbain et économique renouvelé
qui valorise des ressources sevranaises et renverse le stigmate as-
socié à la désindustrialisation, comme l?exprime cet extrait d?en-
tretien:
« En fait, je voudrais que Sevran retrouve le fil de son histoire.
Et, son histoire, c?est l?histoire industrielle. C?est pour cela que
56 La société Kodak a utilisé un site industriel situé à Sevran de 1925 à 1995 pour le
développement photographique et cinématographique. La société Westinghouse
fabriquait elle des systèmes de freinage, notamment pour le secteur ferroviaire,
dans un autre site à proximité depuis la fin du XIXème siècle. Le site de Sevran ferme
en 1998.
57 En 2018, le taux de chômage de Sevran est de 20,5 % alors qu?il est de 12,2 % en
Ile-de-France. Le taux de chômage est de 14,3 % contre 13 % en Seine-Saint-Denis
et 9,3 % en Ile-de-France. Le taux de pauvreté est de 32 % à Sevran contre 28,4 % en
Seine-Saint-Denis et 15,6 % en Ile-de-France(Insee, 2021).
| 91
je soutiens beaucoup le projet Cycle Terre. (?) Il va se pas-
ser quelque chose à Sevran. La rupture a été trop nette avec
l?industrie. Il faut des enseignes de petits artisans, de l?artisa-
nat dans le tissu urbain. Il faut attirer les entreprises là et pas
dans les zones d?activités. (?) On ne peut pas reproduire les
grandes friches industrielles en concentrant les activités éco-
nomiques dans des zones d?activités. Cela pose ensuite plein
de problèmes de gestion des friches, de dépollution. Ça fait
des grands pans de la ville qui sont morts, qui créent des cou-
pures urbaines. La fabrique est intégrée à un grand espace
paysager et, comme cela, elle fait le lien entre le Nord et le
Sud, les logements sociaux et les pavillons. » (Entretien avec le
maire de Sevran, 2019).
Le maire souligne l?inscription du projet Cycle terre dans la conti-
nuité de l?histoire industrielle et ouvrière58 de la commune sans
que ce projet constitue pour autant un retour à la grande indus-
trie du XXème siècle, qui crée de fortes dépendances et dont les
héritages demeurent aujourd?hui difficiles à gérer. L?intégration
de la production en ville se traduit ici dans des formes urbaines
caractérisées par la mixité fonctionnelle et des échelles intermé-
diaires. La fabrique est pensée comme un lieu de production mais
aussi comme un équipement urbain au service de la reconnexion
entre le Nord et le Sud de la commune. Enfin, elle participe d?un
retournement d?image dont les maîtres mots sont «destination»
et «émulation» et s?inscrit ainsi pleinement dans le schéma di-
recteur de l?opération Terre d?Avenir (Ville de Sevran et al., 2016).
Cycle terre constitue donc une expérimentation à la fois urbaine,
dans la mesure où elle met en jeu le devenir urbain de Sevran, et
métabolique, dans la mesure où le dispositif testé pourrait contri-
58 Stéphane Gatignon, ancien maire, relie explicitement Cycle terre à l?histoire de
l?industrie sequano-dyonisienne via la participation de la fabrique à une nouvelle
filière d?économie circulaire qu?il qualifie de « nouvelle industrie » (Conférence
à la Cité de l?Architecture et du Patrimoine, 14 février 2018). Stéphane Blanchet,
maire actuel, s?inscrit dans une perspective similaire: «Cycle terre, c?est réconcilier
l?économie avec le territoire» (Conférence de lancement de Cycle terre, Pavillon de
l?Arsenal, 27 septembre 2019).
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
92 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
buer à augmenter la circularité et la proximité de l?approvision-
nement des chantiers en matériaux et à améliorer la gestion des
déchets. On retrouve les principales caractéristiques des expé-
rimentations urbaines selon Karvonen et Van Heur : le change-
ment via la réalisation puis la diffusion d?une innovation à la fois
technique, urbaine et économique, la délimitation d?un espace
de test permettant de mesurer la réussite de l?innovation et les
incertitudes associées à l?inscription de la fabrique dans un ter-
ritoire spécifique. Bien qu?expérimental, le projet Cycle terre n?est
pas pour autant hors des contraintes qui caractérisent les régimes
sociotechniques en place. Comme nous l?avons montré, l?expéri-
mentation repose sur une coalition d?acteurs qui poursuivent éga-
lement leurs intérêts hors du cadre expérimental de Cycle terre.
Une expérimentation influencée par les agendas propres à chaque
acteur de la coalition
Plusieurs acteurs de la coalition Cycle terre participent au ré-
gime sociotechnique en place dans le domaine de la construction
(Grand Paris Aménagement, Quartus, Société du Grand Paris) et
dans une moindre mesure dans celui de la gestion des déblais
en tant que producteurs de terres excavées. Ainsi, même si Cycle
terre expérimente des dispositifs qui diffèrent des modes de faire
issus des régimes en place, le projet n?est pas hermétique à ceux-
ci. En particulier, l?expérimentation est influencée par les agendas
propres de chacun des acteurs du partenariat.
C?est le cas des institutions pour lesquelles Cycle terre représente
une très faible part de l?activité, notamment la Société du Grand
Paris et Grand Paris Aménagement. On observe ainsi des déca-
lages entre des implications personnelles fortes dans l?expérimen-
tation et des implications institutionnelles moindres. Le cas de la
Société du Grand Paris est particulièrement illustratif. Sa mission
principale est la réalisation des ouvrages du Grand Paris Express
dans des délais stricts et le respect des contraintes de coûts im-
posées et contrôlées par l?État. Ces objectifs peuvent entrer en
tension avec la valorisation des déblais considérée comme rele-
vant de l?innovation et des enjeux environnementaux, deux va-
riables qui n?entrent pas explicitement dans l?équation «coûts-dé-
| 93
lais-qualité59» que doivent respecter les chargés de secteur pour
la réalisation des ouvrages. Le projet Cycle terre a d?ailleurs été
lancé de manière concomitante à la parution d?un rapport de la
Cour des comptes soulignant la très forte augmentation des dé-
penses associées au Grand Paris Express, celle-ci étant qualifiée
de «dérapage» budgétaire (Cour des comptes, 2017, p.10, 39-47).
La personne chargée des relations avec Cycle terre au sein de la
Société du Grand Paris est le responsable de secteur de la ligne 16
à Sevran-Livry. Il témoigne de la faible marge de manoeuvre dont
il dispose dans les choix techniques et logistiques qui impliquent
des modifications de coûts. La valorisation des déblais n?est pas le
coeur de métier du maître d?ouvrage. Ainsi, des modifications de
coûts associés à cette gestion doivent faire l?objet d?arbitrages stra-
tégiques et politiques. Le choix par la Société du Grand Paris de
confier la relation avec Cycle terre à un membre d?une direction
opérationnelle plutôt que d?une direction environnementale ou
de l?innovation, pour laquelle la valorisation des déblais a pour-
tant été identifiée comme un enjeu majeur, peut apparaître dans
un premier temps comme un choix visant à permettre la mise en
oeuvre rapide du recyclage des terres dans les pratiques courantes
du maître d?ouvrage. Or, ce montage s?est avéré partiellement ino-
pérant car la temporalité de l?expérimentation et sa radicalité im-
pliquaient des changements plus importants que ceux imaginés
par la SGP. Autrement dit, ce choix semble plutôt témoigner du
fait que la SGP ne s?est pas placée dans un registre d?expérimenta-
tion susceptible de produire des changements radicaux, comme
la remise en question du schéma classique coût-délais-qualité,
mais plutôt dans un registre d?optimisation de l?existant.
D?une manière similaire, Grand Paris Aménagement n?a jamais
véritablement inscrit le projet Cycle terre en haut de son agenda.
Le pilotage dans le cadre du Démonstrateur industriel pour la ville
durable est bien assumé et le projet s?intègre à la stratégie d?in-
novation environnementale de l?aménageur comme en témoigne
ses rapports d?activité. Cependant, ce projet est également consi-
59 Entretien avec un chef de secteur Sevran-Livry Ligne 16, Société du Grand Paris,
2018.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
94 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
déré comme à « la marge du coeur de métier», ce qui justifie la
non implication de l?aménageur dans la société d?exploitation de
la fabrique60. Or, d?autres acteurs dont le coeur de métier est éloi-
gné de la gestion des déblais et de la production de matériaux
ont, par exemple, intégré la société d?exploitation. C?est le cas de
la commune de Sevran et du promoteur Quartus. Ainsi, Cycle
terre constitue une arène expérimentale rassemblant des acteurs
de filières émergentes et des régimes dominants soumis à des
contraintes extérieures à l?expérimentation.
Un dispositif territorialisé de surcyclage des déblais
La commune de Sevran occupe un rôle important dans la gou-
vernance de l?expérimentation en tant que porteur du projet.
Cela influe sur la définition même de l?objet de l?expérimentation
dans la mesure où l?originalité de la fabrique réside en partie dans
son échelle locale et dans la participation de l?autorité urbaine à
sa gouvernance. Le modèle économique expérimenté par Cycle
terre est un modèle de développement territorial qui vise à réin-
troduire de l?activité productive dans le milieu urbain dense afin
de participer à la relocalisation des chaînes d?approvisionnement
matérielles, de gestion des déchets et des emplois associés.
La place de la commune de Sevran dans la gouvernance de la
fabrique
La commune de Sevran n?a pas été à l?initiative du projet. Elle a été
intégrée au partenariat comme lieu d?implantation pertinent du
fait de la co-présence dans le centre-ville de chantiers d?excavation
et de projets d?aménagement consommateurs de matériaux d?une
part et des opportunités liées aux relations d?interconnaissance
entre chefs de projet d?autre part. Cependant, le programme Ac-
tions Innovatrices Urbaines étant destiné aux autorités urbaines,
elle est devenue le porteur du projet. Cycle terre se distingue donc
d?autres projets de fabrication de matériaux en terre crue, qui ne
s?appuient pas sur une autorité urbaine mais sur l?appareil indus-
60 Entretien avec la cheffe de projet Cycle terre à Grand Paris Aménagement, avec
Daniel Florentin, 2019.
| 95
triel existant de grands groupes ou d?entreprises de taille intermé-
diaire. C?est le cas de Saint-Gobain, qui développe une offre de
produits en terre crue en partenariat avec une entreprise aixoise61,
et d?Alkern, qui développe une gamme de produits préfabriqués
en terre crue62. Le partenariat Cycle terre n?implique d?ailleurs pas
de fabricants de matériaux mais des acteurs de la recherche-ac-
tion détenant une expertise sur la fabrication et l?usage des maté-
riaux en terre crue (AE&CC, Amàco, CRAterre). Le projet nécessite
donc la création d?un outil de production mais aussi d?un nouvel
opérateur pour exploiter la fabrique auxquels l?autorité urbaine
participe.
Ce modèle pose cependant des questions légales : dans quelle
mesure une commune peut-elle participer à la création d?une ac-
tivité économique telle une fabrique de matériaux ? N?est-ce pas
une distorsion de la concurrence ? Une commune peut en effet
faire construire ou participer à la construction d?un bâtiment si
celui-ci constitue un équipement du territoire et répond à un in-
térêt public local. Dans le cas de Cycle terre, il est difficile d?établir
la compétence à laquelle se rattache la construction de matériaux.
Celle-ci n?est pas intégrée à la gestion des déchets dans la mesure
où la gestion des terres n?est pas de la responsabilité des collec-
tivités, à la différence de celle des ordures ménagères. Il est éga-
lement difficile de définir l?intérêt local auquel répond le projet
dans la mesure où les matériaux produits seront commercialisés
à des entrepreneurs franciliens susceptibles d?intervenir sur des
chantiers hors de Sevran. À l?inverse, le projet génère des nui-
sances: bruit, poussière, circulation de camions63. Le portage de
61 Voir Pierre Pichère, « Une PME familiale et Saint-Gobain main dans la main
pour construire en terre crue», Le Moniteur des artisans, 30 septembre 2020.
62 Carnet de terrain ? Rencontre entre Cycle terre, l?EpaMarne et Alkern du 23 avril
2018.
63 Ces éléments sont mis en avant et discutés par l?étude juridique réalisée par le
cabinet d?avocat Seban et associés pour la mairie de Sevran concernant le montage
du projet. Celle-ci précise «qu?il n?est pas certain que la Ville puisse porter direc-
tement ou indirectement (via une société d?économie mixte) la réalisation globale
du projet puisque, dans une voie comme dans l?autre, il n?est pas possible d?être
assuré que le projet présente un lien suffisant avec une utilité publique.».
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
96 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
l?investissement pour la construction de la fabrique et des outils
de production devait initialement être assuré par la commune de
Sevran. La fabrique ainsi construite aurait ensuite été cédée à un
exploitant. Pour éviter les recours, il a été décidé que la ville ne
porterait pas l?investissement de la fabrique mais que celui-ci se-
rait assuré par le promoteur Quartus. Le portage privé s?avérait en
partie rassurant pour la municipalité qui ne portait plus le risque
financier associé mais il a suscité l?inquiétude de certains élus
soucieux de ne pas céder un des terrains publics les mieux placés
pour un faible prix à un promoteur qui allait y conduire sa propre
activité et profiter des éventuels revenus générés64.
La même question s?est posée a fortiori pour l?exploitation de la
fabrique. Le partenariat a choisi une forme coopérative pour l?ex-
ploitation permettant à la municipalité de Sevran de participer à
la gouvernance de l?entreprise et de garantir le maintien des am-
bitions de développement local. La création d?une société coopé-
rative d?intérêt collectif (SCIC) permet d?assurer une place au ter-
ritoire et d?associer différentes compétences dans la gouvernance
de la fabrique tout en limitant l?enrichissement des sociétaires. En
effet, le statut de SCIC impose d?affecter plus de la moitié du résul-
tat positif à des réserves dites impartageables65. Ainsi, les socié-
taires ne peuvent pas voir leur part sociale augmenter et le capital
de l?entreprise reste stable. En revanche, la SCIC se constitue un
patrimoine qui peut être investi. La société d?exploitation associe
plusieurs des partenaires ainsi que l?entreprise Briques Technic
Concept, fabricant de briques comprimées en terre crue dans la
région toulousaine (Figure 17). D?autres acteurs pourront ensuite
rejoindre la société afin de compléter les expertises représentées.
La dimension territoriale du projet est explicitement formulée
dans le pacte des associés de la SCIC: « Cette proposition répond
à une diversité d?objectifs visant à rendre la ville plus résiliente
dans son fonctionnement(?):
64 Par exemple, lors de la commission municipale «développement durable» qui
s?est tenue à Sevran le 6 novembre 2018.
65 Selon le pacte d?associés de la SCIC Cycle terre, 60% du résultat positif devra
être affecté aux réserves impartageables au minimum.
| 97
- Redévelopper des filières de construction territorialisées, avec
des matériaux simples nécessitant plus de savoir-faire.
- Développer le tissu économique et social local en associant la
formation professionnelle à l?aménagement.» (SCIC Cycle terre,
2020, p.3). Le statut de SCIC protège également la société du ra-
chat par des acteurs extérieurs comme des fabricants de maté-
riaux conventionnels. Le statut coopératif participe au position-
nement original de Cycle terre au sein de la filière terre crue qui
consiste en un équilibre entre massification de la production d?un
côté et inscription dans un métabolisme de proximité de l?autre.
Figure 17. Liste des sociétaires de la SCIC en juillet 2021
Catégories d?associés Associés
Producteurs Quartus: promoteur
ECT66: réemployeur de terre et gestionnaire
d?installations de stockage des déchets inertes
Bénéficiaires Amàco: centre de formation et de recherche
NAMA: agence d?architecture
BTC: fabricant de matériaux
MUE expériences: atelier de recherche et
d?expérimentation
Atelier Serge Joly: agence d?architecture
Salariés Aucun au début
Collectivités et
établissements publics Ville de Sevran
Partenaires Aucun au début
Les échelles de spatialisation du projet: enjeux de développement
local et enjeux de filière
Si la dimension territoriale du modèle économique porté par Cy-
cle terre est partagé par les partenaires et les membres de la so-
ciété d?exploitation, l?échelle spatiale d?inscription du projet et
66 ECT a intégré le partenariat Cycle terre en 2019. Nous expliquons les raisons
de son intégration et les modifications induites dans la conception même de la
fabrique dans la section suivante.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
98 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
l?appréhension des enjeux territoriaux ont fait l?objet de débats
tout au long de la mise en oeuvre de la fabrique. Sevran est entré
dans le projet avec une représentation municipale de celui-ci. La
fabrique est pensée comme un lieu de production intégré allant
du tri des déblais au stockage des produits finis qui s?inscrit dans
l?écosystème économique, urbain et écologique de la commune.
Cet ancrage territorial est perçu comme une condition de réussite
du projet notamment du fait de la diminution attendue des flux
de camions qui constitue un enjeu politique local. Les chantiers
du Grand Paris Express ont ravivé à Sevran la mémoire récente de
la congestion causée par le transport de terre par camions dans le
centre-ville lors de la dépollution des grandes friches industrielles
de Kodak. La localisation de la fabrique à proximité immédiate des
sites d?excavation aurait contribué à limiter les flux de camions.
Les experts de la terre ont davantage une représentation métro-
politaine voire régionale. Leur défi est de rompre avec l?image de
la terre crue comme matériau rural et patrimonial pour en faire
un matériau urbain et contemporain. Grand Paris Aménagement
s?inscrit également dans cette échelle d?action, dans la mesure
où son objectif est d?aider au développement d?une filière terre
crue métropolitaine via l?insertion de clauses dans les cahiers
des charges à destination des promoteurs et via la certification
des matériaux. Ceci conduit à concevoir un espace de circula-
tion des matières plus large que la ville de Sevran et ses environs
et à rechercher des chantiers d?approvisionnement en dehors
du territoire communal. Cela ouvre également la voie à une ex-
ternalisation de certaines fonctions comme le tri et le stockage
à l?extérieur de Sevran sur des terrains moins contraints ou bien
en association avec les installations de stockage des déchets. Ces
différences d?appréhension de la dimension territoriale du projet
se sont retrouvées au cours de la création de la société d?exploita-
tion. L?échange ci-dessous, suscité par la proposition de la part de
la cheffe de projet Cycle terre de Sevran d?intégrer un centre social
du quartier sevranais des Beaudottes à la société d?exploitation,
illustre ces différences:
| 99
«Selon le directeur scientifique d?Amàco, l?intégration de ce
groupe vise à répondre à une question plus large qui est: com-
ment faire pour que ce site soit accepté et aimé par les habi-
tants? Il y a sûrement une réponse plus globale à apporter.
La cheffe de projet Cycle terre à Sevran rebondit. Pour elle, la
question n?est pas uniquement de faire en sorte que les habi-
tants nous «acceptent». C?est aussi comment faire pour que
les habitants s?en emparent. C?est un peu de l?éducation po-
pulaire. Il s?agit de faire en sorte que la fabrique devienne un
vrai outil de développement local. Elle le propose aujourd?hui
parce qu?il faut donner du contenu au collège «bénéficiaires»
et parce qu?il faut faire attention à avoir des acteurs côté ville
et acteurs locaux.» (Carnet de terrain, réunion pour la créa-
tion de la SCIC, 2019)
Chacun formule les enjeux associés à l?intégration des habi-
tants dans la société d?exploitationen des termes différents67: en
termes « d?acceptabilité sociale » pour le représentant d?Amàco
et en termes d?«appropriation» pour la cheffe de projet de Se-
vran. L? « acceptabilité sociale », terme souvent employé par les
promoteurs des projets, présuppose une distinction entre le projet
d?un côté et le territoire de l?autre. Le projet est associé à l?intérêt
général, en l?occurrence celui du développement de la filière, et
le territoire à un intérêt local (Fortin et Fournis, 2014). La cheffe
de projet de Sevran questionne précisément cette séparation. Le
territoire et ses habitants sont considérés comme partie prenante
du projet. La fabrique peut participer au développement local, par
exemple à travers l?emploi, la formation et l?animation de la vie lo-
cale. La participation des habitants à son exploitation peut alors
sembler légitime. Leur participation peut influer sur les décisions
économiques et techniques prises dans le cadre de l?exploitation
via l?intégration d?une multiplicité d?enjeux.
On retrouve donc ici la complexité des relations entre enjeux de
filière et enjeux territoriaux. Ces différences soulignent une am-
67 Ces différences ne conduisent pas à des divergences ou des conflits. Elles parti-
cipent davantage à enrichir le projet via différents mécanismes d?ajustement.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
100 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
bivalence concernant la place du territoire dans la notion de «dé-
monstrateur». Initialement, la fabrique de terre crue est une idée
non territorialisée à la recherche d?un site. Le territoire est donc
réduit à sa dimension géométrique: un espace qui permette de dé-
montrer la faisabilité et la pertinence du processus de production
envisagé (Nadaï et Neri O?Neill, 2013). Cependant, l?ancrage de la
fabrique dans la commune de Sevran l?inscrit dans les contraintes
et les opportunités spécifiques du territoire. Le projet se trouve
ainsi transformé par cette inscription spatialedans la mesure où
le développement local devient un objectif important68. Ainsi, le
démonstrateur ne se limite pas aux aspects techniques, juridiques
et économiques mais intègre des dimensions sociales, politiques
et géographiques propres au territoire sevranais.
Approvisionner la fabrique dans un contexte incertain :
l?expérimentation d?un dispositif flexible
Le dispositif expérimenté par Cycle terre est caractérisé par sa
plasticité et sa flexibilité. À la différence d?une fabrique alimen-
tée par une carrière, les gisements transformés par Cycle terre
proviennent de multiples chantiers localisés en différents lieux.
La configuration du dispositif, en particulier son espace d?appro-
visionnement, varie dans l?espace et dans le temps. Les configu-
rations du dispositif ont évolué au cours du projet modifiant la
spatialité et la temporalité de la fabrique. Cette section revient sur
quelques étapes afin de rendre compte du fonctionnement spatial
et matériel de Cycle terre.
Temporalités et registres de proximité: une synergie matérielle
incertaine
Le projet initial prévoyait une fabrique mobile, c?est-à-dire une
unité de production facilement démontable pouvant suivre les
chantiers. Le projet pouvait ainsi être rapproché d?une symbiose
urbaine, c?est-à-dire de l?échange de matière ou d?énergie entre
deux activités urbaines, par exemple une usine produisant de
68 Nous détaillerons davantage par la suite les implications de l?ancrage dans le
territoire sevranais sur le contenu du projet lui-même et l?objet de la démonstra-
tion.
| 101
la chaleur fatale et un réseau de chaleur alimentant un quartier
(Hampikian, 2017). Ces synergies s?apparentent aux symbioses
industrielles qui désignent l?échange de matières, d?eau, d?éner-
gie ou de sous-produits entre deux entreprises (Chertow, 2000).
Dans ces différents cas, la proximité géographique constitue une
opportunité pour initier l?échange de matière. Dans le cas de Cycle
terre, la symbiose concerne deux chantiers urbains, des chantiers
d?excavation produisant des déblais avec le statut de déchet et des
chantiers de construction consommateurs de matériaux. Cycle
terre saisit en fait l?opportunité de la concordance spatiale et tem-
porelle de ces deux types de chantiers, chantiers du Grand Paris
Express d?un côté et chantier de Sevran Terre d?Avenir de l?autre,
pour initier un bouclage local des flux de matière et participer au
développement d?une filière de la construction en terre crue en
Île-de-France. La proximité géographique de ces activités per-
met de limiter les coûts économiques et environnementaux liés
au transport. Dans la candidature européenne, elle est présentée
comme garante d?une réduction des nuisances occasionnées par
le mode de construction actuel, comme une condition de la ré-
duction des émissions de gaz à effet de serre et de l?externalisation
des nuisances dans des espaces périphériques.
La symbiose urbaine repose sur une concordance temporelle
entre des projets producteurs et récepteurs de matières. Or, cette
concordance est soumise à de nombreux aléas, ce qui rend la
synergie matérielle particulièrement incertaine et difficile à pla-
nifier. Dans le cas de Cycle terre, les modifications de calendrier
des chantiers de la Société du Grand Paris et la difficulté à réaliser
des tests de caractérisation sur les déblais produits, ont conduit
à l?exploration d?autres scénarii et à la recherche d?autres sites
pourvoyeurs. Le choix des sites combine des logiques de proxi-
mité spatiale, c?est-à-dire des sites proches de la fabrique de ma-
nière à limiter la circulation engendrée et les émissions de CO2
associées, et de proximité relationnelle. Ce terme désigne les liens
d?interconnaissance entre individus et le partage de règles et de
valeurs communes qui peuvent faciliter la coordination (Beaurain
et al., 2017). Ainsi, le site d?Aérolians, opération d?aménagement
gérée par Grand Paris Aménagement à Tremblay-en-France de-
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
102 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
vient un chantier potentiellement pourvoyeur de terre pour la fa-
brique grâce à la proximité relationnelle entre deux chefs de projet
de Grand Paris Aménagement. Cette proximité relationnelle faci-
lite l?accès aux terres pour réaliser des tests de caractérisation et
lancer une préproduction, ce qui n?avait pas été possible avec la
Société du Grand Paris. Des logiques de proximité et de distance
politiques interfèrent avec ces proximités relationnelles. Ainsi,
les modalités d?association du site d?Aérolians à Cycle Terre sont
discutées en intégrant les paramètres politiques liés aux relations
entre Sevran et Tremblay. Le maire de Tremblay, François Asen-
si, et Stéphane Gatignon ont connu des trajectoires politiques
divergentes qui ont tendu les relations entre les deux communes
(Rotman, 2012). Le territoire du projet n?est pas réductible à une
proximité géographique. Certains espaces proches comme les
chantiers d?Aulnay-sous-Bois, commune dirigée par un maire
de droite, n?entrent pas dans le périmètre envisagé des chantiers
fournisseurs de terre. Le territoire du projet Cycle Terre s?élargit
ainsi progressivement de Sevran à un espace réticulaire associant
des sites alentour dont les contours sont définis selon une articu-
lation entre proximités géographiques et relationnelles69.
Le temps est donc un facteur d?évolution majeur. Il intervient sous
différentes formes. Tout d?abord, sous la forme des calendriers: le
déphasage entre chantiers d?excavation, mise en service de la fa-
brique et chantiers de construction constituent des perturbations
importantes et des facteurs d?incertitude. Il intervient également
dans les modalités de prises de décision sous la forme des tem-
poralités propres à chaque acteur. Ainsi, les arbitrages techniques
nécessaires à l?avancée de la conception de la fabrique, en parti-
culier des lignes de production, entrent en tension avec les tempo-
ralités politiques rythmées par le calendrier électoral et l?horizon
des élections municipales en 2020. Par exemple, la recherche de
sources de terres alternatives au Grand Paris Express n?a commen-
69 La recherche se fait également en lien avec la ressource d?une part et la possi-
bilité d?intégrer les terres du Grand Paris Express une fois que la fabrique sera en
fonctionnement. Il ne s?agit pas d?exclure les déblais d?excavation du Grand Paris
des terres recyclées par la fabrique.
| 103
cé qu?après l?annonce officielle du changement de calendrier par
la Société du Grand Paris alors que des alternatives auraient pu
être cherchées avant. Cela a suscité des incompréhensions entre
acteurs du partenariat, conduisant la cheffe de projet pour Sevran
à justifier ainsi : « C?est difficile politiquement de chercher des
plans B pour les terres tant que la SGP n?a pas annoncé officielle-
ment son décalage de calendrier. Il faut attendre pour montrer que
ce n?est pas de la faute de Sevran si le projet est modifié.» (Carnet
de terrain ? Comité de pilotage, 2018). Cet extrait de réunion fait
référence aux enjeux politiques sevranais associés à Cycle terre,
notamment la congestion. Le projet a été présenté aux habitants
et aux élus de la majorité et de l?opposition comme un moyen de
réduire cette circulation grâce à la proximité spatiale entre chan-
tiers. Or, l?approvisionnement par d?autres chantiers que celui de
la gare de Sevran-Livry conduirait plutôt à une augmentation du
trafic de camions dans le centre-ville. Cette modification produit
donc de l?incertitude politique dont témoigne la cheffe de projet:
« (?) Il y a un ou deux élus qui sont très sceptiques et un peu
réservés pour la question de l?impact sur la circulation. (?)
Parce que c?est le problème numéro un des Sevranais et de-
puis qu?il y a les chantiers des gares, c?est pire encore. Déjà
c?était très difficile avant, maintenant c?est insupportable pour
les habitants! Quand tu dois aller de l?autre côté du pont et que
pour faire un kilomètre tu mets une demi-heure, trois quarts
d?heure, ça gâche ton quotidien. Et ce n?est pas un jour tous les
quinze jours, c?est quasiment tous les jours. » (Entretien avec
la cheffe de projet Cycle terre à Sevran, 2018)
On retrouve donc dans la construction de la synergie matérielle
Cycle terre les incertitudes liées au caractère dynamique de la
proximité analysée par Zélia Hampikian dans le cas de symbioses
énergétiques impliquant la récupération de la chaleur fatale pour
alimenter des réseaux de chaleur urbains. Les proximités géogra-
phique, relationnelle et institutionnelle sur lesquelles reposent la
construction de synergies matérielles ou énergétiques fluctuent
dans le temps sous l?effet des agendas de chaque acteur et de
contraintes exogènes à la synergie, comme les changements de
stratégie de localisation des industries ou les évolutions territo-
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
104 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
riales induisant des baisses de production (Hampikian, 2017).
Le cas de Cycle terre montre que le temps est une variable à part
entière de la structuration de la synergie, qui peut jouer tout au
long de sa trajectoire, y compris dès son établissement, et sous des
formes variées allant des discordances temporelles dans la pro-
duction aux discordances politiques. Ces incertitudes temporelles
mettent également en jeu la distinction entre filière et territoire
exprimée dans la section précédente. Les temporalités de la filière
sont guidées par la recherche d?une ressource ou d?un débouché à
un instant donné pour ne pas interrompre le processus de produc-
tion. Elles peuvent entrer en tension avec les temporalités du terri-
toire, caractérisées par des contraintes de disponibilité du foncier
dans un espace contraint. Le calendrier électoral et l?organisation
des travaux sur une opération d?aménagement sont des modalités
que peuvent prendre ces contraintes. Face à ce caractère incer-
tain, le dispositif mis en place par Cycle terre s?est orienté d?une
fabrique mobile à une fabrique fixe s?appuyant sur un espace d?ap-
provisionnement flexible.
La remise en cause de la mobilité de la fabrique
Le bâtiment de la fabrique était initialement pensé pour être dé-
montable, ce qui se traduisait par des structures légères et mo-
dulaires lors des premières esquisses architecturales. La mobilité
de la fabrique a été remise en question par plusieurs choix poli-
tiques, techniques, environnementaux et leurs conséquences sur
le modèle économique. Le processus de fabrication des maté-
riaux à partir des terres excavées repose sur le tri et la prépara-
tion des déblais qui consiste principalement en du séchage afin
d?atteindre l?hygrométrie adéquate. Le séchage des terres par
ventilation mécanique, initialement prévu, s?est avéré trop éner-
givore. Des bilans énergétiques fins ont montré que le recours à
cette technique réduisait fortement voire annulait les économies
de carbone permises par le recours à la terre crue par rapport à
l?utilisation de matériaux plus conventionnels comme le ciment
et la terre cuite70. Les acteurs de Cycle terre ont donc opté pour un
70 Données issues du carnet de terrain: présentation du chercheur de l?Ifsttar au
| 105
séchage naturel, économe en énergie mais davantage consomma-
teur de foncier. Dans ce contexte, la localisation du centre de tri et
de préparation des terres a fait l?objet d?importants débats autour
de deux possibilités: son internalisation au sein de la fabrique afin
de maîtriser l?ensemble du processus et faciliter l?usage de terres
issues de chantiers sevranais ou bien sa délocalisation à proximité
d?une installation de stockage de déchets inertes afin de limiter les
comité de pilotage du 22 janvier 2019, à partir d?un travail réalisé avec le directeur
scientifique d?Amàco. Environ 40% des dépenses énergétiques des matériaux Cy-
cle terre proviennent du séchage si celui-ci est effectué de manière électrique. Les
dépenses énergétiques totales d?un BTC non stabilisé dans ce cas sont autour de
520 kWh/m3 contre 450 kWh/m3 pour des briques en terre cuite et 680 kWh/m3
pour des blocs béton.
Figure 18. Circulation des camions de terre selon les scénarii
d?approvisionnement de la fabrique en 2018
Réalisation personnelle à partir de l?observation des comités de pilotage de Cycle
terre en 2018.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
106 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
contraintes foncières à Sevran71. Afin de garantir l?autonomie de la
fabrique et son ancrage sevranais, Cycle terre a, dans un premier
temps, décidé d?internaliser le centre de préparation des terres, ce
qui a conduit à un agrandissement de l?emprise de la fabrique72.
En outre, la localisation du projet en centre-ville et à proximité
d?établissements scolaires a conduit à privilégier une enveloppe
bâtimentaire plus lourde pour limiter les nuisances sonores.
Ces décisions stratégiques se sont accompagnées d?une augmen-
tation du coût de la construction de la fabrique et, par conséquent,
de celui de son démontage dans la perspective d?un déménage-
ment. La fabrique devait en effet s?implanter pendant neuf ans sur
les terrains dits de la Marine en attente de la réalisation de l?opéra-
tion d?aménagement Sevran Terre d?Avenir73 avant de déménager
sur un autre site permettant une nouvelle symbiose. Or, le coût du
déménagement a augmenté du fait de la taille et de l?épaisseur du
bâtiment. De manière générale, la conception et la réalisation de
la fabrique nécessitent des investissements lourds en capital fixe
pour l?achat des machines et pour réduire les nuisances sonores.
Le retour sur investissement a été estimé à plusieurs dizaines
d?années, comme l?explique la cheffe de projet à Grand Paris Amé-
nagement au cours d?un comité de pilotage évoquant le modèle
économique:
«La cheffe de projet explique que ce qui plombe l?exploitation
est la mobilité du process. On investit beaucoup d?argent pour
préparer le terrain mais cela ne dure que 9 ans puisqu?après, la
fabrique déménage. Il faut donc trouver une rentabilité sur un
71 Ces débats se sont particulièrement exprimés au cours de la formation des par-
tenaires réalisée par Amàco aux Grands Ateliers en Isère les 17 et 18 septembre
2018.
72 La superficie de la fabrique lors du premier permis de construire sur les terrains
de la Marine était d?environ 10 hectares, dont plus de la moitié dédiée au centre de
tri de préparation des terres. (Carnet de terrain, 2018).
73 La programmation de la zone d?aménagement concerté Sevran Terre d?avenir
n?est pas encore précisément définie. Cependant, le schéma d?intention prévoit
l?aménagement d?une zone à dominante résidentielle sur les terrains de la Marine
avec un cheminement dit «modes doux» et le maintien d?une continuité écolo-
gique avec le Parc de la Poudrerie (Grand Paris Aménagement, 2019: 27).
| 107
temps très court, ce qui est difficile, ou bien faire entrer le dé-
ménagement dans le business model. Une piste est d?essayer
de réduire l?intensité capitalistique du bâtiment. Une possi-
bilité est de louer un bâtiment déjà existant. L?avantage clé de
Sevran est qu?on ne paie pas le terrain parce qu?il est loué gra-
tuitement par la mairie. L?autre option est de trouver un terrain
temporaire ailleurs. Pour le dirigeant de l?entreprise Briques
Technic Concept, qui fabrique des blocs de terre crue dans la
région toulousaine [il participe au copil en tant que potentiel
futur membre de la SCIC et acteur de la préproduction], au-
cun exploitant ne peut déménager sa production dans 9 ans.
Pour une fabrique comme cela, l?horizon est plutôt 20 ans.»
(Extrait de carnet de terrain, Copil du 28 mai 2019)
Cet échange témoigne de la difficulté à rendre compatibles le
montage d?une activité productive et un aménagement tempo-
raire dans la mesure où les investissements s?amortissent sur le
temps long. Or, en milieu urbain dense, les fonciers disponibles
sont rares, ce qui conduit à favoriser des occupations temporaires
sur des sites en attente d?aménagement.
La mobilité de la fabrique s?est avérée plus complexe qu?imagi-
née d?un point de vue économique mais aussi politique. Pour le
personnel politique de la commune, cette mobilité est porteuse
d?ambivalence. Ils la perçoivent comme une limite à son ancrage
territorial mais également comme une limite à la légitimité de la
commune à porter le projet et à s?investir dans la construction
de la filière, ce qui ne constitue pas sa compétence première. La
mobilité limite les retombées positives et de long terme sur le
territoire. L?enjeu de la légitimité de Sevran à porter le projet Cy-
cle terre n?est pas neutre. D?une part, la production de matériaux
n?est pas une compétence de la commune. D?autre part, la filière
ne se limite pas à l?échelle sevranaise mais s?étend à l?échelle de
l?Île-de-France. L?implication de la commune dans le projet s?ap-
puie sur l?idée que la fabrique est structurante pour le territoire.
La fabrique est ainsi conçue comme un équipement du territoire
et pas uniquement un équipement de chantier. Dans un premier
temps, la pérennité de l?activité a été envisagée sous la forme d?un
centre de formation. Cette vision a contribué à affirmer le soutien
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
108 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
des élus et de l?administration envers le projet74. On retrouve de
nouveau les tensions entre filière et territoire. La mobilité de la
fabrique permet à la filière de s?adapter à la localisation des res-
sources mais limite les retombées locales pour le territoire d?ac-
cueil.
Le changement de site, suite à l?avis défavorable rendu par le com-
missaire enquêteur concernant la procédure de modification du
Plan local d?urbanisme75, a définitivement conduit à transformer
le projet en une fabrique fixe. Le projet a été relocalisé au sein
d?une zone d?activités à proximité de la gare des Beaudottes, sur
un foncier appartenant à la municipalité et situé au sein d?une
zone règlementaire compatible avec la construction et l?activité de
la fabrique. Ce site, d?une superficie de 2,5 hectares au lieu des
10hectares disponibles sur le site de la Marine, a imposé le redi-
mensionnement des lignes de production autour d?une capacité
plus faible, passant d?environ 25000 tonnes à 8 000 tonnes de dé-
blais transformés par an. Le site ne permettait plus de trier et de
préparer les déblais, ce qui a conduit à l?externalisation du centre
de tri et de préparation. Cette dernière transformation s?est ac-
compagnée d?un partenariat avec le réemployeur de terre et ges-
tionnaire d?installation de stockage des déchets inertes ECT.
74 La commune de Sevran est confrontée à des difficultés budgétaires. Certains
élus et membres de l?administration doutaient de la capacité financière de la com-
mune à porter un projet qui se situe à la marge de ses compétences (plusieurs en-
tretiens au sein de la municipalité, 2018-2019).
75 La construction de la fabrique sur les terrains de la Marine nécessitait une mo-
dification du PLU. Une enquête publique a été conduite et a abouti à un avis dé-
favorable. Une plainte a été déposée par la ville de Sevran contre le commissaire
enquêteur, qui a véhiculé de fausses informations concernant une pollution présu-
mée des terrains de la Marine et se serait montré partial. Si le projet Cycle terre n?a
pas suscité d?oppositions fortes, certains habitants ont fait part de leur inquiétude
voire de leur opposition à l?ouverture d?une activité de production dans le centre-
ville. L?enquête publique a permis de les mettre en évidence. Le maire de Sevran
a décidé de suivre l?avis défavorable issu de l?enquête publique afin de limiter le
risque de recours contre le projet.
| 109
Un dispositif sociotechnique en réseau qui s?appuie sur le «réseau
mou» existant de gestion des déblais
Le partenariat Cycle terre s?est tourné vers l?entreprise ECT pour
installer et gérer le centre de tri et de préparation des terres. Pour
rappel, cette entreprise gère la majorité des matériaux excavés
en Île-de-France dans des installations de stockage des déchets
inertes ou dans des projets d?aménagement paysager. Un parte-
nariat avec ECT avait été envisagé dès la première année du projet
pour assurer un accès constant aux gisements de terre puisqu?une
majorité des déblais franciliens sont captés par leur entreprise.
Cet approvisionnement continu réduit l?incertitude générée par
les différentes temporalités des chantiers, dont ceux de la Société
du Grand Paris. Cela permet également de s?appuyer sur le réseau
professionnel de l?entreprise, notamment sa connaissance du
milieu des terrassiers qui produisent la ressource en terres exca-
vées, et leur expertise dans le domaine de la traçabilité et de la
gestion des relations contractuelles (bordereaux de suivi des dé-
chets). Enfin, ECT dispose de machines, de sites de stockage des
terres dans une relative proximité géographique avec Sevran ainsi
que de ressources humaines et financières76. Dans les premiers
échanges, ECT était donc envisagé comme fournisseur de terre
pour la fabrique. Puis, les échanges se sont approfondis et ECT a
intégré le partenariat Actions Innovatrices Urbaines en tant que
gestionnaire du centre de tri et de préparation et porteur de l?in-
vestissement pour les machines du centre de préparation.
ECT apporte donc des terres, du foncier, de l?expertise et de l?ex-
périence concernant la traçabilité et les relations commerciales
avec les terrassiers ainsi que des ressources monétaires via l?in-
vestissement dans le centre de tri et de préparation77. Celui-ci est
76 Carnet de terrain : réunions entre ECT et les partenaires Cycle terre et note de
cadrage pour un partenariat (2018-2019).
77 Observation participante 2019-2020. Candidature pour Actions Innovatrices
Urbaines de 2020 (changement majeur). L?apport d?une capacité financière n?est
pas neutre pour Cycle terre qui a longtemps espéré une prise de participation de
la Caisse des Dépôts et Consignations pour financer l?écart entre l?évaluation du
coût du projet lors de la candidature et le coût estimé par la suite. Le dossier de
Cycle terre n?a finalement pas été retenu par la Caisse des Dépôts et Consignations.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
110 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
localisé à Vaujours dans un site appartenant à Placoplâtre et en
cours de remblayage par ECT. Situé à 6 kilomètres de la fabrique,
il comprend un espace couvert permettant de stocker et sécher
les terres. Enfin, ECT est également partie prenante de la Société
d?exploitation de la fabrique en tant que financeur aux côtés du
promoteur Quartus. Il est donc devenu un des acteurs centraux
du projet. Pour ECT, Cycle terre constitue une expérimentation de
débouché innovant pour les terres excavées qui s?inscrit dans sa
stratégie de recherche et développement, comme en témoigne la
création d?un poste de directeur des «nouveaux marchés et nou-
veaux services » en 2019. ECT développe de nouveaux services
autour du recyclage des terres excavées, comme le développe-
ment de terres végétales à partir de déblais. Commercialisée sous
le nom d?urbafertile, cette terre végétale vise à limiter l?import de
Figure 19. Comparaison des localisations et des surfaces du site de la
Marine et du site BEMA.
Fonds de carte: Géoportail, 2021
| 111
terres issues du décapage de champs dans les régions limitrophes
de l?Île-de-France pour des aménagements paysagers, y compris
ceux réalisés par ECT. Cycle terre explore une autre forme de re-
cyclage. Les bénéfices économiques attendus par ECT sont nuls78
dans la mesure où les volumes traités par la fabrique sont très
faibles au regard de son activité globale : 8 000 tonnes/an pour
Cycle terre parmi 15 millions de tonnes gérés chaque année par
ECT. Cycle terre constitue ainsi une arène d?hybridation des ex-
pertises nécessaires à la mise en place d?une fabrique de recyclage
des déblais. La caractérisation et le mélange des terres pour la
construction en terre crue, expertise absente d?ECT, est apportée
par Amàco, CRAterre et AE&CC. L?expertise concernant la gestion
de terres excavées, qui implique une traçabilité associée au statut
de déchet à la différence des terres de carrière, est apportée par
ECT.
Ces évolutions ont contribué à transformer l?expérimentation: la
fabrique n?est plus un dispositif mobile de recyclage intégré et au-
tonome par rapport aux circuits existants de gestion des déblais
mais un dispositif composite qui s?appuie sur le système de ges-
tion existant tout en proposant un usage nouveau en matériaux de
construction. Nous proposons de rapprocher le fonctionnement
du système actuel de gestion des déblais d?un «réseau mou» se-
lon les termes de Lise Debout (2012). Elle analyse le service de
gestion des déchets ménagers comme un «réseau mou» par op-
position au «réseau dur», dont le service d?eau ou d?énergie sont
les exemples les plus frappants. Le service de gestion des déchets
est organisé de manière centripète afin de capter une ressource
diffuse plutôt que de manière centrifuge afin desservir de multi-
ples points du territoire à partir d?une seule ressource. Ce service
est régulé et organisé à l?échelle locale plutôt qu?à l?échelle natio-
nale. Le déchet est à la fois rebut et ressource, c?est-à-dire qu?il est
susceptible d?être capté par un ensemble d?acteurs individuels
ou collectifs tout au long de sa circulation. Les usagers du service
ne sont pas consommateurs de la ressource-rebut mais produc-
78 Entretien avec un responsable du développement et de l?innovation d?ECT,
5 novembre 2020.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
112 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
teurs. Ils sont soumis à une taxe plutôt qu?à une facturation. En-
fin, l?organisation matérielle du réseau diffère également de celle
d?un réseau dur. Les noeuds du réseau, comme les décharges et
les centres de tri-transfert, sont fixes mais les lignes qui les relient
sont plastiques et de surface. Autrement dit, les chemins emprun-
tés par les camions ne sont pas toujours les mêmes. L?inertie du
réseau est moins grande que pour les réseaux qui s?appuient sur
des infrastructures souterraines et dédiées. Ainsi, à la différence
d?autres réseaux de service urbain comme l?approvisionnement
en eau ou en énergie, la gestion des déchets s?appuie sur une plus
grande plasticité de l?infrastructure. Celle des déblais partage glo-
balement les mêmes caractéristiques. Elle s?appuie sur des noeuds
fixes, vers lesquels convergent les flux de terres générés par les
chantiers diffus:plateformes de tri, installations de stockage des
déchets inertes, projets d?aménagement sous forme de remblais,
carrières en cours de remblayage. Ces noeuds reçoivent la majorité
des déblais produits en Île-de-France. En revanche, les liens entre
ces noeuds sont flexibles: les routes empruntées par les camions
varient en fonction de la localisation des gisements de déblais et
du trafic routier. Le tableau ci-contre synthétise les ressemblances
et différences entre réseau dur et réseau mou dans le cadre des
ordures ménagères et dans le cadre des déblais.
| 113
Figure 20. Caractéristiques des réseaux durs et mous
Réseau dur
(Energie, eau)
Réseau mou
Ordures
ménagères
Réseau mou
Déblais
Nature du
service
Service public
(gestion déléguée
ou en régie)
Service public
(gestion déléguée
ou en régie)
Service privé
Dynamique du
service
Centrifuge:
provisionnement
Centripète:
collecte
Centripète:
collecte
Niveau de
gestion et de
régulation
Centralisée voire
nationale
Décentralisée et
locale
Décentralisée et
locale
Organisation
matérielle
Réseaux fixes et
souterrains
Points nodaux
fixes et flux
mobiles en surface
Points nodaux
fixes et flux
mobiles en surface
Nature de l?objet
concerné
Ressource
Déchets et
ressources
Déchets et
ressources
Recouvrement
des coûts
Tarification
Taxes (obligatoire
et non
proportionnelle
au service rendu)
Tarification aux
entreprises de
terrassement
(proportionnelle
au service car
liée au volume de
terres)
Source: Adapté de Lise Debout (2012, p.9)
La fabrique Cycle terre constitue un dispositif sociotechnique
de gestion des déblais composite associant le réseau existant et
une technique de surcyclage alternative aux pratiques existantes.
L?analyse de l?évolution des arrangements matériels de la fabrique
permet de distinguer trois formes de gestion des déblais explorées
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
114 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
par Cycle terre qui s?appuient sur des formes différentes de réseau.
Nous proposons de distinguer trois temps (Figure 21) :
Le temps de la fabrique symbiotique (2017-2018):
Cette configuration était envisagée lors de la première version de
la candidature à Actions Innovatrices Urbaines. Elle explorait une
forme alternative à l?organisation en réseau et autonome des ac-
teurs du réseau existant. Il s?agissait d?une symbiose entre chantier
producteur de terre et chantier récepteur, fluctuant en fonction
des temporalités des chantiers.
Le temps de la fabrique temporaire(2018-2020) :
Cette configuration correspond à la diversification des sources
d?approvisionnement pour la fabrique. Elle faisait déjà du recy-
clage des déblais en matériaux de construction un dispositif en
réseau. Au sein de celui-ci, la fabrique constituait un noeud du
fait de sa fonction de concentration des ressources diffuses et de
transformation des matières. Elle était pensée comme un noeud
temporaire, mobile, adaptable à l?espace et au temps des chantiers
d?excavation. Le réseau constitué était caractérisé par une plasti-
cité encore plus élevée que celle du réseau existant de gestion des
déblais: ce n?étaient plus seulement les liens entre les noeuds qui
étaient flexibles mais le réseau dans son ensemble, y compris, les
noeuds.
Le temps de la fabrique fixe en réseau(2020-2021) :
Cette configuration correspond à l?adaptation au site BEMA et à
l?intégration d?ECT. La fabrique est devenue un équipement fixe
qui transforme les terres excavées des chantiers environnants. Les
ressources en terre sont donc diffuses et regroupées vers le centre
de tri et de préparation des terres qui est associé à un noeud exis-
tant du réseau actuel de gestion des déblais. Ainsi, la logique s?est
inversée par rapport au projet initial; ce n?est plus la fabrique qui se
déplace au gré des chantiers mais les terres qui sont orientées vers
la fabrique. La fabrique repose sur une hybridation avec le réseau
existant. Elle s?appuie dessus pour la captation du gisement de
terre à la fois en termes spatial (utilisation des installations d?ECT
pour regrouper les déblais et préparer la terre) et organisationnel
| 115
(partenariat avec ECT et modèle économique qui repose sur les
coûts d?acceptation en décharge payés par les terrassiers). Dans le
même temps, elle détourne une partie des flux actuellement cap-
tés par le réseau pour le recycler et développe ainsi un nouvel exu-
toire pour les déblais. L?approvisionnement de la fabrique s?appuie
donc sur un espace de ressources flexible et plastique, c?est-à-dire
dont les sources (chantiers) varient selon les temporalités et les
caractéristiques matérielles des déblais. La question de la capacité
des lignes de production à s?adapter à l?hétérogénéité des terres
venant de différents chantiers sera un des enjeux des premières
années de mise en service de la fabrique.
Au début du projet Cycle terre, nous avions émis l?hypothèse de
l?émergence d?une concurrence entre filières émergentes comme
le recyclage des déblais et filières consolidées de gestion des dé-
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
Figure 21. Les trois configurations explorées par la fabrique Cycle terre
116 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
blais telles que le réemploi en projets d?aménagement et le com-
blement de carrières (Bastin et Verdeil, 2020). Or, on observe da-
vantage une articulation entre ces filières. Dans le cas de Cycle
terre, le recyclage en matériaux de construction, filière émergente
de valorisation matière, s?appuie en partie sur un acteur de la fi-
lière consolidée via l?entreprise ECT et les ressources dont il dis-
pose. Cette évolution du projet contribue à diversifier les pratiques
des acteurs dominants des régimes sociotechniques en place. Elle
interroge les possibilités de généralisation du surcyclage des dé-
blais en matériaux de construction en terre crue, entre duplica-
tion d?unités de production autonomes et intégration pérenne et
systématique de la filière terre crue par les gestionnaires existants
des déblais.
Possibilités et enjeux de diffusion de la fabrique Cycle
terreau sein du régime sociotechnique actuel
Le dispositif sociotechnique expérimenté par la fabrique a évo-
lué au cours du projet d?une unité de production mobile à une
fabrique fixe intégrée à un réseau de chantiers. Cette évolution ré-
sulte en partie de la prise en compte des aléas et des agendas des
différents acteurs parties prenantes mais aussi de caractéristiques
structurelles des régimes sociotechniques en place de la gestion
des déblais et de la construction. Réciproquement, Cycle terre
participe à recomposer les régimes en place.
Le champ de recherche des transition studies inclut l?étude
des mécanismes par lesquels les innovations sociotechniques
peuvent contribuer à des changements systémiques alors qu?elles
prennent place au sein d?expérimentations localisées et délimi-
tées. Afin de mieux renseigner ces processus de changement et le
transfert des innovations au-delà du périmètre géographique, or-
ganisationnel ou sectoriel des expérimentations, Timo Von Wirth,
Lea Fuenfschilling, Niki Frantzeskaki et Lars Coenen (2019) dis-
tinguent trois idéaux-types:
? L?intégration locale ou «embedding»: les caractéristiques et
les apprentissages d?une expérimentation sont intégrées dans
les structures locales. L?expérimentation participe à un change-
| 117
ment structurel dans la mesure où elle est intégrée à la gouver-
nance locale. La contrepartie de cette intégration est la difficul-
té à transposer cette expérimentation dans d?autres lieux dotés
d?autres caractéristiques.
? La transposition ou «translation»: une diffusion horizontale
de l?expérimentation d?un lieu à un autre, d?une organisation à
une autre ou d?un secteur à un autre. Cet idéal-type implique
la reconnaissance de l?expérimentation comme exemplaire au
sein d?un secteur et interroge les conditions de transfert de l?ex-
périmentation vers des contextes différents.
? Le rééchelonnement ou « scaling » : une diffusion verticale
par agrandissement de la niche. La croissance peut être spa-
tiale (croissance géographique), partenariale (croissance du
nombre d?acteurs engagés) et sectorielle (de plus en plus de
domaines) ou une combinaison des trois. La diffusion verticale
diffère fortement de la diffusion horizontale puisqu?il ne s?agit
pas d?une réplication de l?expérimentation mais de son chan-
gement d?échelle. Celui-ci peut nécessiter de transformer les
connaissances, les pratiques, les modèles économiques voire
les techniques qui étaient pertinentes à une certaine échelle,
par exemple, lors du passage d?un bâtiment à une ville.
L?observation participante au sein de Cycle terre et les entretiens
menés au cours de la thèse ont permis d?analyser de manière dy-
namique les relations entre régimes et expérimentations. Ils ont
conduit à repérer d?une part des effets de verrouillage du régime
existant de gestion des terres sur la mise en place du surcyclage
en matériaux de construction et d?autre part des effets de trans-
formation de l?expérimentation sur le régime sociotechnique en
place. Les innovations techniques expérimentées par Cycle terre
ne font pas (encore) l?objet d?une diffusion horizontale même si
celle-ci constitue un objectif explicite. Un «kit duplication» a, par
exemple, été rédigé par les partenaires à destination d?éventuels
futurs porteurs d?unité de surcyclage. En revanche, l?expérimen-
tation du surcyclage dans le cadre de Cycle terre a des effets sur
les filières de gestion des déblais en aval des chantiers et des effets
sur le recours à l?architecture de terre dans le contexte métropoli-
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
118 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
tain en amont. À travers ces deux angles, cette section analyse les
recompositions sociotechniques induites par la mise en place du
surcyclage des déblais en matériaux de construction d?une part et
par la production de matériaux en terre crue d?autre part. Quelles
sont les transformations produites ou initiées par Cycle terre et
quels sont les enjeux posés par la généralisation du surcyclage des
déblais en matériaux de construction en terre crue?
Caractérisation, sélection et captage des terres excavées: des enjeux
pour la pérennisation de Cycle terre et la diffusion des pratiques de
surcyclage
L?approvisionnement de la fabrique en terres excavées constitue
encore aujourd?hui, au moment de son lancement, un enjeu im-
portant pour sa pérennisation. Deux points s?avèrent particuliè-
rement cruciaux pour le développement du surcyclage des terres
excavées: 1. L?adaptation des modes de caractérisation des terres
à des usages en matériaux de construction 2. La généralisation de
ces tests de manière à identifier les ressources pertinentes et à les
diriger vers des unités de surcyclage, comme Cycle terre.
«Terres naturelles» plutôt que «terres inertes»
La sélection, le tri et la préparation des terres pour le recyclage en
matériaux de construction s?est avérée une étape particulièrement
cruciale pour le fonctionnement de la fabrique. La procédure fi-
nalement établie constitue une des innovations principales de
Cycle terre. Elle s?appuie sur une modification du processus ha-
bituel de caractérisation des déblais, qui repose actuellement sur
le critère inerte. Défini par les autorités environnementales, il fixe
des seuils de composants chimiques pour éviter leur diffusion par
lixiviation79, ce qui pourrait conduire à une pollution des sols et
des eaux. Les opérateurs existants de gestion des terres, comme
ECT, trient ainsi les déblais selon ce critère. Celui-ci s?avère per-
tinent pour évaluer le potentiel de réemploi des terres dans des
projets d?aménagement paysager ou leur compatibilité à du stoc-
kage en installation de stockage des déchets inertes. Dans ces
79 La lixiviation désigne le ruissellement et la percolation de l?eau dans les sols.
| 119
deux usages, les terres sont en lien avec le sol; il existe un risque
de contamination du sol et des eaux. Mais, dans le cas du recy-
clage en matériaux de construction, ce critère n?est pas pertinent.
Il s?agit plutôt de s?assurer que les terres ont des propriétés méca-
niques compatibles avec un usage architectural et qu?elles ne sont
pas nocives pour l?air intérieur des bâtiments.
Le système de sélection et de traçabilité des terres mis en place
dans le cadre de Cycle terre ne s?appuie pas sur le critère inerte
mais sur la caractérisation des terres comme «naturelles», c?est-à-
dire non remaniées, non issues de sites et sols pollués et donc non
susceptibles de contenir des pollutions anthropiques. À ce critère
sanitaire et environnemental s?ajoute un critère architectural: les
terres excavées doivent appartenir à la formation géologique des
limons de plateau qui sont compatibles avec les processus de fa-
brication mis en place au sein de la fabrique. Lorsqu?ECT reçoit
les demandes d?autorisation préalables, c?est-à-dire les demandes
des terrassiers pour apporter des déblais, l?entreprise regarde si
le chantier d?excavation correspond bien aux différentes carac-
téristiques établies par Cycle terre. Si oui, des analyses complé-
mentaires sont réalisées par le laboratoire d?Amàco pour valider
leur correspondance avec les besoins de la fabrique. Ce système
a été conjointement pensé par Amàco, Antea et ECT. Il repose en
effet sur une adaptation et une transformation des pratiques de
ces différents acteurs. Au sein d?ECT, un employé a été formé au
repérage des terres répondant aux deux critères établis (terres na-
turelles et limons des plateaux) afin de les orienter vers le bon exu-
toire. ECT a réorganisé son site de Vaujours, afin d?aménager un
espace de stockage et de séchage des terres excavées à destination
de Cycle terre. De manière symétrique, l?introduction de terres
de déblais dont les caractéristiques varient selon les chantiers a
induit des modifications dans la pratique des experts de la terre
crue. Les formules et les lignes de production conçues par Amàco,
CRAterre et AE&CC doivent pouvoir s?adapter à la variabilité des
terres excavées. Ces transformations ont une dimension pérenne
et participent donc à introduire du changement dans les pratiques
actuelles de gestion des terres excavées.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
120 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Changement et verrouillage sociotechnique
Le surcyclage des terres excavées en matériaux de construction
appréhende la terre comme une ressource architecturale, à la
différence du stockage ou de la valorisation en remblais, qui s?ap-
puient sur une caractérisation des terres guidée par leur statut de
déchet et leur usage comme sols. L?expérimentation Cycle terre
a été confrontée aux catégorisations existantes qui structurent
le régime sociotechnique de gestion des terres excavées et fonc-
tionnent comme des verrous, limitant et orientant l?émergence et
la diffusion des expérimentations (Maassen, 2012). Dans le droit
français, les terres sont prises en charge par le droit de l?urba-
nisme via les permis d?aménager et/ou par le droit de l?environne-
ment via le statut de déchet. De la même manière, à l?échelle eu-
ropéenne, il n?y a pas de directive spécifique concernant les sols et
leur qualité. Ces enjeux sont pris en charge par la directive déchet
sous l?angle de la pollution (Béchet et al., 2017). Les valorisations
possibles des déblais sont ainsi envisagées à l?aune de leur catégo-
risation comme déchet. Or, le recyclage en matériaux de construc-
tion implique d?autres modalités de caractérisation. On retrouve
d?ailleurs le même type de difficultés concernant le réemploi de
déblais entre chantiers car la caractérisation actuelle ne prend pas
en compte la compatibilité avec le fonds géochimique local et les
effets potentiels sur la transformation des sols (Charvet, 2020).
Ainsi, certaines terres excavées non inertes ne peuvent pas être
réutilisées dans un autre chantier alors même qu?elles sont poten-
tiellement compatibles avec le fonds géochimique local.
Ces catégorisations résultent de choix réglementaires passés. L?en-
cadrement de la gestion des terres excavées par la règlementation
déchets à partir des années 1990, afin de faire face aux risques sa-
nitaires et environnementaux associés à la pollution des sols80, a
conduit les maîtres d?ouvrage et les entrepreneurs à développer
des tests spécifiques sur les chantiers pour trier les terres selon
80 Réda Semlali et Bernard Landau expliquent que de grandes opérations de
renouvellement urbain dans les années 1990 ont conduit les pouvoirs publics à
règlementer la gestion et l?utilisation des terres excavées car les constructions se
faisaient de plus en plus sur des terrains déjà construits et pollués (2020, p. 31).
| 121
leurs taux de polluants. De même, la règlementation des instal-
lations de stockage des déchets inertes établie en 2006 puis celle
des permis d?aménager, qui encadrent le stockage et les aménage-
ments utilisant des terres excavées, ont orienté l?organisation ac-
tuelle de l?ensemble de la filière de gestion des terres. Au-delà de
la catégorisation juridique des terres, ces choix règlementaires ont
contribué à organiser une chaîne de pratiques et de responsabili-
tés reliant maîtres d?ouvrage, terrassiers et gestionnaires de terres
excavées, autrement dit un ensemble de pratiques sociotech-
niques faisant système et limitant le champ des transformations
possibles. Dans le cas de Cycle terre, la caractérisation à partir du
critère de «terres naturelles» a permis de dépasser le verrou règle-
mentaire. En revanche, la chaîne de pratiques entre les différents
acteurs de la gestion des terres, est encore fortement orientée vers
le stockage et la valorisation paysagère. La pérennisation et la dif-
fusion du surcyclage pour des usages constructifs impliquent des
recompositions aux différents maillons de cette chaîne.
Systématiser les tests de caractérisation et accéder aux
terres
L?expérimentation Cycle terre a été confrontée à la difficulté de
capter les terres adéquates sur les chantiers. L?évacuation des dé-
blais se fait trop rapidement, souvent avant que les tests complé-
mentaires nécessaires pour identifier la compatibilité des déblais
avec les lignes de production de matériaux en terre crue ne soient
réalisés. En effet, le processus de sélection et de traçabilité de Cy-
cle terre s?appuie sur le processus actuel d?ECT. Les terrassiers en-
voient une demande d?acceptation préalable au gestionnaire du
site de réception des déblais pour s?assurer de la conformité entre
les terres excavées et les possibilités d?accueil du site. Les analyses
complémentaires de Cycle terre sont, pour l?instant, réalisées à ce
moment-là, c?est-à-dire dès que la demande d?acceptation préa-
lable est reçue. Cependant, la durée de réalisation des analyses
rend la captation du gisement difficile. Pour les maîtres d?ouvrage
et les conducteurs de chantier, la valorisation des terres n?est pas
un objectif primordial au regard de l?évacuation des déblais néces-
saire à la poursuite du projet urbain. La rapidité des mouvements
de terres sur les chantiers rend complexe et incertain l?accès aux
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
122 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
terres pour Cycle terre dont le processus de production demande
des caractérisations inhabituelles. La capacité de Cycle terre à ac-
céder aux déblais dans un contexte de flux tendus a représenté un
sujet d?interrogation pendant toute la durée du projet, et ce quel
que soit le site de production des déblais envisagé. Sur les chan-
tiers des gares de la Société du Grand Paris, qui constituaient les
chantiers d?approvisionnement initiaux, la question des cadences
des mouvements de terre était déjà posée: «On a un site qui pose
des gros soucis à pouvoir apporter des solutions directes à des
chantiers qui eux ont des cadences de terrassement importantes?
À l?échelle du chantier, ce qui est important c?est de pouvoir éva-
cuer les terres le plus rapidement possible et qu?elles puissent être
réceptionnées sur un exutoire» (Entretien avec le chef de projet
d?Antea, 2018). La modification des modes d?approvisionnement
de la fabrique avec l?intégration d?ECT dans le partenariat a laissé
de côté cette question avant qu?elle ne soit de nouveau évoquée
Aujourd?hui, cette question reste un des principaux points à conso-
lider lors du lancement de la production et pose la question de la
systématisation de la caractérisation des déblais pour un usage en
construction dans les études de sol. Cette systématisation semble
nécessaire à la pérennisation et à la diffusion du surcyclage des
terres excavées dans d?autres projets car elle permet de faire de
cette filière un exutoire systématiquement testé. Or, cette systé-
matisation interroge l?ensemble de la chaîne de circulation des
déblais du chantier de terrassement aux lieux de surcyclage. Les
maîtres d?ouvrage constituent le premier maillon de cette chaîne
via les études de sol qu?ils font réaliser avant le début des chantiers
afin de préparer les marchés de travaux. Aujourd?hui, ces analyses
caractérisent les terres dans la perspective de leur stockage ou de
leur valorisation en carrière mais pas en vue de leur valorisation
dans un autre chantier ou en tant que matériaux de construction.
Les analyses géotechniques complémentaires nécessaires à la ca-
ractérisation de la terre pour un usage en construction pourraient
être intégrées lors de ces études de sol. Cela contribuerait à iden-
tifier systématiquement et en amont des travaux de terrassement
les terres adaptées au recyclage mais nécessite une sensibilisation
des maîtres d?ouvrage à cette question. La Figure 22 présente la
| 123
chaîne de décision encadrant les mouvements de terre d?un chan-
tier de terrassement au site de réception des déblais. Ce schéma
pourrait s?appliquer pour d?autres sites de surcyclage des terres
dans une logique de diffusion horizontale de l?innovation.
Certaines maîtrises d?ouvrage publiques, comme la Ville de Paris,
commencent à intégrer la question des terres dans leurs marchés
publics et leurs cahiers des charges pour la réutilisation entre sites
en incitant, par exemple, à une caractérisation plus fine des terres.
Celle-ci a fait réaliser une étude de faisabilité et de définition opé-
rationnelle des terres excavées par le Bureau de recherches géolo-
giques et minières (BRGM) et l?Institut Paris Région en 2015. Elle
recommande entre autres de « systématiser une caractérisation
élargie des terres excavées afin de permettre en amont l?identifica-
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
La première option est
une analyse au moment
de la déclaration
préalable avec le risque
de ne pas aller assez
vite par rapport aux ca-
dences des mouvements
de terre.
La deuxième option
est une analyse dès les
études de sol avec le
défi de sensibiliser les
maîtrises d?ouvrage à la
question du recyclage
des terres.
Figure 22. Chaîne d?acteurs et traçabilité
Sources: entretiens et comités de pilotage de Cycle terre, 2019-2021
124 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
tion des potentiels de valorisation.» (Charvet, 2020). On pourrait
imaginer les mêmes recommandations pour le recyclage des dé-
blais en matériaux de construction. Cycle terre pourrait participer
à la sensibilisation des maîtres d?ouvrage aux enjeux du surcyclage
des terres.
Cette systématisation pose néanmoins des questions. Le surcy-
clage des terres excavées pourrait partiellement déstabiliser le
modèle économique sur lequel repose les entreprises de stockage
et de valorisation volume des déblais. Le développement d?une fi-
lière de surcyclage des terres excavées pourrait conduire à la créa-
tion d?un nouveau marché sur les limons de plateau. Aujourd?hui,
les limons de plateau sont dirigés vers des filières de stockage ou
de valorisation volume dont le financement repose sur le coût payé
par les terrassiers. La création d?une filière de surcyclage risque
de transformer cette matière en ressource aux yeux des terrassiers
qui pourraient demander à être payés pour livrer cette matière
plutôt que payer pour s?en débarrasser81. Cette situation s?observe
déjà pour certaines matières qui ont une forte valeur économique
et sont vendues par les terrassiers pour des utilisations en tra-
vaux publics (Mongeard, 2018). Ce marché pourrait déstabiliser
le modèle économique de la fabrique Cycle terre qui repose sur le
coût d?acceptation des terres excavées et donc sur le fait qu?elles
sont traitées comme un déchet. Le modèle économique de la fa-
brique s?inspire en fait de celui des filières existantes de stockage
et de valorisation volume. On observe donc une tension entre la
systématisation de cette filière, c?est-à-dire sa montée en échelle
au sens d?une plus grande quantité de déblais surcyclés, et le mo-
dèle économique développé pour la fabrique qui repose sur le fait
d?être payé pour récupérer les déblais. Ce risque illustre les diffi-
cultés posées par la diffusion verticale de l?innovation: la montée
en échelle peut induire de modifier certains principes sur lesquels
repose l?expérimentation.
81 Carnet de terrain ? Comité de pilotage du 9 septembre 2021.
| 125
Encadré juridique : le statut de déchet des
terres dans le cadre de Cycle terre
Les terres excavées prennent le statut de déchet dès qu?elles
sortent du périmètre du chantier d?excavation.
- Ainsi, les terres qui entrent dans le centre de tri et de prépa-
ration géré par ECT sur le site de Placoplâtre à Vaujours ont le
statut de déchet. Les opérations de tri, criblage et séchage ne
permettent pas aux terres de perdre ce statut.
- Elles entrent donc dans la fabrique avec le statut de déchet.
La fabrique a fait l?objet d?une déclaration au titre de la ru-
brique 2515 des ICPE (installations de broyage) permettant de
disposer d?une sortie implicite du statut de déchet pour les
produits élaborés à partir des terres excavées, qui en consti-
tuent la matière première. Les matériaux de construction qui
sortent de la fabrique ont donc le statut de produit. On peut
noter qu?à la différence d?une sortie explicite du statut de dé-
chet, les terres excavées gardent leur statut de déchet. C?est
bien le produit qui résulte des différentes lignes de production
qui perd ce statut.
La sortie implicite du statut de déchet est reconnue et expli-
citée par l?avis aux exploitants d?installations de traitement
de déchets et aux exploitants d?installations de production
utilisant des déchets en substitution de matières premières
du 13 janvier 2016 (NOR: DEVP1600319V). Il s?agit d?une in-
terprétation de la règlementation européenne REACH. Cet
avis précise que les produits fabriqués dans des installations
de production qui utilisent des déchets comme matières pre-
mières n?ont pas le statut de déchet. Les installations de pro-
duction sont définies comme: « les installations inscrites à la
nomenclature des ICPE (?) et dont l?intitulé comprend les
termes exacts «production de?», «fabrication de?», «prépa-
ration de?», «élaboration de?» ou «transformation de?».»
Par ailleurs, les terres acceptées par le processus de produc-
tion de Cycle terre combinent deux critères. Le premier critère
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
126 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
est environnemental : ce sont des terres naturelles, c?est-à-
dire qu?elles n?ont pas été remaniées, elles ne proviennent pas
de remblais et ne proviennent pas de sites ayant été soumis à
des pollutions anthropiques. Les terres sont dites naturelles
sans réalisation d?analyse chimique, à la différence de la ca-
ractérisation comme terre inerte. Les deux caractéristiques
(terres non remaniées et non issues de sites et sols pollués)
garantissent que les terres ne contiennent pas de pollutions
anthropiques. La qualification de terres naturelles ne remet
pas en question la qualification de déchet. Les terres peuvent
être naturelles et avoir le statut de déchet, ce qui est le cas pour
Cycle terre. Le deuxième critère est géotechnique: les terres
doivent être issues de la formation géologique des limons de
plateau, compatible avec un usage en architecture.
La participation de Cycle terre à la structuration d?une filière de
construction en terre crue
L?expérimentation Cycle terre a également des effets sur le régime
de la construction via sa contribution à la création d?une filière de
terre crue en France et en Île-de-France. Cycle terre produit des
connaissances, des certifications et des outils de formation au ser-
vice de la filière de terre crue. L?expérimentation entend participer
à la diffusion de l?usage de ce type de matériaux au sein de la pro-
duction immobilière et architecturale. Les effets de transforma-
tion observés sont balbutiants mais témoignent d?une combinai-
son de formes de diffusion verticale et horizontale de l?innovation,
selon la terminologie proposée par Wirth et al. (2019).
Diffuser l?architecture de terre au sein des chantiers fran-
ciliens de construction et de réhabilitation
La certification des matériaux est le premier apport de Cycle terre
à la structuration d?une filière de terre crue. Le Centre scientifique
et technique du bâtiment a délivré trois appréciations techniques
expérimentales (Atex) de type A aux matériaux produits par Cy-
cle terre. Il s?agit d?un changement important pour la filière car,
jusqu?à présent, les Atex obtenues pour la construction en terre
| 127
crue étaient principalement de type B, à l?exception de l?Atex pour
le bloc de terre comprimé de Mayotte. Alors que les Atex de type B
sont valables pour un chantier particulier, les Atex de type A sont
valables pour des domaines d?emploi et des systèmes constructifs.
Elles peuvent donc être utilisées pour l?ensemble des chantiers
qui ont recours aux matériaux certifiés, en l?occurrence ceux is-
sus de Cycle terre. Les maîtres d?ouvrage n?ont ainsi plus besoin
de procéder à de nouvelles certifications pour chaque nouveau
chantier. Il suffit de montrer que l?usage proposé correspond bien
à ceux prescrits dans les Atex de type A. Par ailleurs, les Atex de
Cycle terre prennent en compte la variabilité des sources de terre
possibles dans la fabrication des matériaux. Ainsi, seuls des tests
basiques concernant les déblais seront nécessaires si les sources
d?approvisionnement en terre changent82. Ces Atex sont donc
déterminants pour la commercialisation des matériaux produits
par Cycle terre auprès des maîtres d?ouvrage qui sont souvent ré-
ticents à introduire de la terre crue vis-à-vis des assurances. Enfin,
ces Atex valables pour deux ans sont en accès libre. Ils peuvent
donc être utilisés par l?ensemble des producteurs, maîtres d?oeuvre
et maîtres d?ouvrage hors du cadre de Cycle terre pour obtenir
d?autres Atex. Les connaissances et certifications sont ainsi pro-
duites dans la perspective d?une duplication de la fabrique dans
d?autres contextes territoriaux. On retrouve ici la volonté de diffu-
sion horizontale, d?un lieu à un autre, promue par le partenariat
Cycle terre.
La réalisation de fiches de déclaration environnementale et sa-
nitaire vise également à faciliter la commercialisation des pro-
duits en terre crue. Elles contiennent des informations concer-
nant l?empreinte environnementale des produits et leurs effets
sur la santé. Les fabricants de matériaux n?ont pas l?obligation de
réaliser ces fiches mais ils ont tendance à le faire dans la mesure
où celles-ci sont obligatoires pour les constructeurs. Ainsi, elles
82 Comité de pilotage du 21 octobre 2021. La certification des produits par le CSTB
coûte plusieurs dizaines de milliers d?euros. A ces dépenses, s?ajoutent les diffé-
rentes démarches préliminaires (recherche, tests, etc.). La certification constitue
donc une démarche coûteuse.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
128 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
contribuent fortement à légitimer les produits auprès des acteurs
de la construction. Les fiches ont été co-produites par Cycle terre
et Briques Technic Concept, un fabricant de blocs comprimés en
terre crue de la région toulousaine. On voit ainsi que Cycle terre
tisse des liens avec un réseau d?acteurs et participe à une mise en
commun des ressources économiques et techniques dont dis-
posent différents acteurs de la filière. La réalisation de fiches de
déclaration environnementale et sanitaire est onéreuse car il faut
réaliser des calculs spécifiques aux matériaux produits. Peu de
fabricants ou de maîtres d?oeuvre dans le champ de la terre crue
peuvent les faire réaliser, ce qui pénalisent leurs matériaux face
aux matériaux plus conventionnels. En effet, les fiches existantes
étaient, jusqu?à présent, très défavorables à la terre crue car elles
prenaient des valeurs standards qui ne rendent pas compte de la
réalité de la fabrication. Par exemple, les distances entre les res-
sources et les sites de production, paramètre important pour le
calcul de l?empreinte carbone des matériaux, étaient de 500 kilo-
mètres. Dans les fiches co-produites par Briques Technic Concept
et Cycle terre, elles sont de 80 kilomètres, ce qui est plus proche
de la réalité de l?approvisionnement dans la mesure où celui-ci se
fait dans un périmètre restreint. Le bénéfice de ces fiches revient
bien sûr aux deux entreprises qui les ont produites mais aussi à la
filière dans son ensemble car elles participent à changer l?image
de la terre crue auprès des promoteurs.
Enfin, Cycle terre a réalisé des actions de formation auprès d?ac-
teurs intervenant à différents maillons de la chaîne de la construc-
tion, des ouvriers aux architectes. Des modules de formation
pérennes ont été mis en place avec le Centre de Formation des
Apprentis BTP de Noisy-le-Grand. Des projets de formation aux
échelles intercommunales (Paris Terre d?Envol), départementales
et régionales sont en cours de constitution83. Ces différents élé-
ments participent à faire connaître et à légitimer symboliquement
et techniquement les matériaux en terre crue au-delà de l?expéri-
mentation Cycle terre. Pour reprendre les termes de Wirth et al.
(2019), Cycle terre participe donc à une diffusion horizontale des
83 Carnet de terrain ? Comité de pilotage du 21 octobre 2021.
| 129
matériaux en terre crue. Les outils de connaissance, de certifica-
tion et de formation permettent à un nombre croissant de maîtres
d?ouvrage d?avoir recours aux matériaux produits par Cycle terre
et de ne pas limiter leur utilisation aux promoteurs et aménageurs
présents dans le partenariat. Au-delà des produits Cycle terre,
l?expérimentation vise à faciliter la production et la commercia-
lisation de matériaux en terre crue par d?autres entreprises et ter-
ritoires. Une visée de montée en échelle, ou diffusion verticale,
transparaît également: la certification et la formation permettent
en effet d?inciter et de faciliter l?utilisation des matériaux en terre
crue par des maîtres d?ouvrage de grande taille sur des chantiers
d?envergure.
L?expérimentation a des effets sur les acteurs économiques de la
filière, comme la mise en réseau pour produire des ressources et
outils bénéfiques à l?ensemble de la filière et la diffusion de l?usage
du matériau, mais aussi sur les acteurs publics qui la régulent. Cy-
cle terre participe à structurer une politique publique des terres
en Île-de-France, celle-ci pouvant devenir un levier de diffusion
verticale et horizontale du recyclage des déblais en matériaux de
construction. La stratégie régionale d?économie circulaire élabo-
rée en 2020 prévoit le lancement d?un appel à projet autour de
nouvelles filières de réemploi et recyclage des déchets du BTP
qui mentionne explicitement la terre crue. Cycle terre apparaît
comme exemple des initiatives franciliennes dans le domaine, té-
moignant du rôle de ce projet dans la mise à l?agenda régional de
la question des terres.
Le positionnement de Cycle terre au sein du champ profes-
sionnel de la terre crue
Cependant, la participation de Cycle terre à la structuration de la
filière ne va pas de soi au sein du milieu professionnel de la terre
crue qui est déjà organisé autour de plusieurs réseaux nationaux.
Victor Villain a mis en évidence la structuration du champ autour
de deux associations des professionnels de la terre crue qui ras-
semblent quasiment l?intégralité du secteur mais défendent des
visions différentes de la construction: Asterre et Ecobâtir. Asterre,
association nationale des professionnels de la terre crue, a été
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
130 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
fondée en 2006 pour fédérer le secteur et développer l?usage de la
terre crue dans la construction, notamment par l?établissement de
règles professionnelles. Ecobâtir regroupe des artisans et profes-
sionnels de la construction dont des artisans de la terre crue qui
défendent une vision non industrielle et non standardisée de la
construction. Ils voient dans l?établissement de règles profession-
nelles le risque d?une standardisation de la profession et d?une
réduction du champ des possibles des usages et des techniques
au profit des fabricants de matériaux et aux dépends des artisans.
Ecobâtir regroupe en effet des professionnels-artisans qui maî-
trisent la construction en terre de la ressource locale à la mise en
oeuvre sur le chantier et qui perçoivent le développement d?opé-
rateurs intermédiaires, tels les fabricants de matériaux, comme
un risque d?industrialisation de la filière et de dépossession d?une
partie de leur savoir-faire (Villain, 2020). Or, Cycle terre constitue
précisément la création d?un intermédiaire qui expérimente une
mécanisation de la production pour adapter le matériau à l?éco-
nomie urbaine et massifier son usage.
De plus, les experts terre du partenariat sont positionnés et iden-
tifiés au sein du champ professionnel de la terre crue autour d?As-
terre dont Amàco et CRAterre sont membres. Cette posture fait
l?objet de critiques, parfois virulentes, au sein du champ profes-
sionnel de la terre crue. Les critiques mettent en cause la partici-
pation de Cycle terre aux projets du Grand Paris et voient dans le
recyclage proposé une impasse écologiquecar les fondements des
destructions environnementales ne sont pas remis en question.
Plutôt que de dénoncer les effets environnementaux du Grand Pa-
ris tels que la production de déchets et la destruction de la biodi-
versité, Cycle terre les transforme en marchandise84. Ces critiques
rappellent les critiques générales émises envers l?économie cir-
culaire, perçue comme un verdissement du capitalisme. Un autre
point de tension au sein du champ professionnel de la terre crue
84 Deux articles publiés dans des revues à la croisée des mondes universitaires
et militants se font l?écho de ces critiques : Aldo Poste, «Le retour à la terre des
bétonneurs », Terrestres, 2 novembre 2020 [En ligne] et Sans Auteur, « Quel par-
ti voulons-nous construire ? Destituer les architectes», Lundimatin #288, 17 mai
2021 [En ligne].
| 131
concerne la stabilisation des matériaux, c?est-à-dire l?ajout de ci-
ment, ce qui permet d?utiliser la terre en extérieur sans protection
à l?eau mais remet en question la réversibilité85 du matériau. Les
positions des partenaires vis-à-vis de la stabilisation ne sont pas
parfaitement alignées, certains s?opposant fermement à la stabili-
sation car cela modifie le sens du matériau quand d?autres ne s?y
opposent pas catégoriquement tant que les analyses de cycle de
vie restent intéressantes86. Le pacte d?associés de la société coopé-
rative (SCIC) Cycle terre fait explicitement référence à la «réversi-
bilitéde la construction», ce qui limite le recours à la stabilisation.
Lors de l?inauguration de la fabrique à Sevran en 2021, Paul-Em-
manuel Loiret, président de la société coopérative, a insisté sur
l?absence de stabilisation des matériaux, rappelant qu?il s?agit de
la condition pour la circularité de la matière. Le positionnement
de Cycle terre au sein du champ professionnel de la terre crue est
donc complexe et conflictuel sur certains enjeux.
La création de la société d?exploitation (SCIC) a été l?occasion
pour le partenariat d?interroger et de préciser son positionnement
au sein du milieu professionnel de la terre crue. Il s?agit pour Cy-
cle terre de faire bénéficier les fonds européens à la structuration
de la filière sans se substituer aux réseaux existants. L?ambition
de participer à la filière se retrouve dans les objectifs de la SCIC
qui incluent: «la réalisation ou la participation à des actions de
sensibilisation, formation, de recherche et développement, de
conseil et d?accompagnement de l?ensemble des acteurs de cette
filière et la participation au développement de la filière terre crue
en Île-de-France, en France et à l?international» (SCIC Cycle terre,
2020, p.5).Cependant, la SCIC entend jouer un rôle actif dans la
formation, la recherche et développement et la fédération des ac-
teurs de la terre non pas de toute la filière terre crue mais autour
de deux spécificités: la construction en terre à partir de déblais et
85 La réversibilité désigne la possibilité de transformer les matériaux en terre
inerte lors de la déconstruction des bâtiments. L?ajout de ciment modifie la struc-
ture physico-chimique des terres, remettant en question ce «retour à la terre».
86 Entretiens avec un associé de Joly&Loiret (21 janvier 2019), le directeur scienti-
fique et un chargé de projet d?Amàco (15 novembre 2018 et 13 juillet 2018).
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
132 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
l?adaptation de la terre crue à l?économie de la construction mé-
tropolitaine. Ce positionnement répond en partie aux critiques
concernant le caractère hégémonique de Cycle terre. Alors que
Cycle terre est une expérimentation de petite envergure quand on
la compare aux volumes de déblais générés dans le Grand Paris,
c?est une initiative de plus grande taille au sein du secteur de la
terre crue. En revanche, elle maintient des désaccords assez forts
avec une partie du secteur de la terre crue qui défend une vision
de la construction en terre fondamentalement incompatible avec
l?économie métropolitaine.
Le champ de la construction en terre crue demeure instable car en
cours de constitution. Le projet national Terre, en cours de mon-
tage depuis 2020, pourrait contribuer à modifier la structuration
du champ. Porté par la direction de la Recherche et de l?Innovation
du ministère de la Transition Écologique et Solidaire et la Confé-
dération des Constructeurs de Terre Crue87 (CCTC), ce projet de
recherche national dans le domaine de la construction en terre
rassemble l?ensemble des acteurs du secteur professionnel afin
de produire des recherches et des livrables opérationnels visant à
améliorer l?assurabilité des constructions en terre. Les modalités
de contribution de la SCIC à ce projet n?ont pas encore été défi-
nies. Le positionnement des acteurs émergents autour de la terre
crue en Île-de-France par rapport à Cycle terre sera un des élé-
ments à suivre après le lancement de la fabrique. Dans le contexte
actuel, Cycle terre participe à une recomposition du champ pro-
fessionnel de la terre crue via la création d?un nouvel acteur doté
d?une forte visibilité. La vision du devenir de la filière défendue
par Cycle terre rencontre des oppositions de la part d?acteurs qui
défendent une vision davantage artisanale de la construction en
terre crue. L?émergence de Cycle terre modifie la distribution ac-
tuelle des pouvoirs au sein de ce champ professionnel.
87 Cette confédération a été créée en 2019 à la suite de l?élaboration des guides de
bonnes pratiques pour la construction en terre. Elle est considérée par le ministère
comme l?instance représentative du secteur de la construction en terre.
| 133
Conclusion
Le projet Cycle terre expérimente une nouvelle filière de valorisa-
tion des terres excavées et explore des transformations possibles
du métabolisme des matériaux de chantier en Île-de-France. Il
va dans le sens d?un bouclage plus intense de matière fondé sur
la substitution du béton de terre au béton-ciment et la limitation
du stockage des déblais. Cycle terre expérimente également une
échelle de gouvernance infrarégionale alors que la gestion ac-
tuelle des déblais est principalement régionale. Elle vise un rap-
prochement entre espaces de production des déblais (chantiers
de terrassement) et espaces de gestion de ces matières (chantiers
de construction et de réhabilitation). Comme le montre la mise
en oeuvre concrète de la fabrique, ce rapprochement n?est pas
nécessairement synonyme de symbiose et peut s?appuyer sur des
mouvements de terre mais dans des périmètres restreints afin de
limiter l?empreinte environnementale des matériaux produits. Le
projet expérimente également une modalité de gouvernance coo-
pérative impliquant les autorités urbaines, contribuant ainsi à la
publicisation de la gestion des déblais aujourd?hui principalement
régulés par les entreprises de travaux publics. En ce sens, il parti-
cipe à l?émergence d?une politique des terres en Île-de-France. La
question de la pérennisation puis de la diffusion du surcyclage des
déblais en matériaux pour l?architecture de terre crue est ouverte.
Le développement de cette pratique de valorisation s?appuie sur
des recompositions des régimes sociotechniques de gestion des
déblais et de production immobilière dont certaines semblent en-
clenchées mais d?autres demeurent encore incertaines.
Cycle terre : genèse et apprentissages d'une expérimentation de surcyclage des
terres excavées
CONCLUSION
| 135
L?analyse du régime sociotechnique existant de gestion des terres
a mis en évidence une mise en tension des équilibres socio-éco-
logiques sur lesquels il repose. Le tarissement des débouchés
historiques et la poursuite voire l?accélération des excavations
conduisent à la recherche de nouveaux débouchés pour les dé-
blais. La valorisation des terres excavées dans le cycle de la
construction, en particulier comme ressource pour l?architecture
de terre crue, constitue une voie de bouclage du métabolisme de
la construction. Celui-ci est aujourd?hui caractérisé par de nom-
breuses pratiques de valorisation mais également de fortes extrac-
tions de matière. La valorisation des terres excavées en matériaux
pouvant partiellement se substituer au béton de ciment pourrait
permettre de limiter les extractions de matière première. Cycle
terre explore cette voie, qui induit des recompositions du régime
de gestion des déblais en place. L?analyse des évolutions du dispo-
sitif de surcyclage expérimenté par Cycle terre permet d?identifier
des défis structurels et des recompositions sociotechniques de
portée plus générale.
Les apprentissages tirés de l?expérimentation Cycle terre:
diffusion, hybridation, mutualisation
L?expérimentation Cycle terre visait à démontrer la faisabilité et
la viabilité d?un dispositif local de surcyclage des déblais en ma-
tériaux en terre crue. Le dispositif sociotechnique expérimenté
a été modifié au cours de sa mise en oeuvre. Par conséquent, la
démonstration et donc la portée générale permise par cette expé-
rimentation s?en est trouvée modifiée. Le projet est passé d?une fa-
brique synergique, c?est-à-dire une fabrique intégrée permettant
une symbiose urbaine entre un chantier producteur de déblais et
un chantier récepteur à proximité, à une fabrique en réseau cou-
plée au système existant de gestion des déblais et à des chantiers
multi-situés. Les facteurs ayant conduit à ces évolutions corres-
pondent à trois des principaux axes d?innovation expérimenté par
Cycle terre:production en ville, gouvernance locale et relocalisa-
tion de la production, circularité.
136 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Premièrement, l?inscription spatiale de la fabrique a été confron-
tée à la difficulté d?intégrer des activités productives dans une
zone dense et à réserver de grands espaces fonciers pour des
activités faiblement rémunératrices comme le stockage. Cela a
conduit à la relocalisation de la fabrique sur un foncier pérenne
au sein d?une zone d?activités et, par conséquent, à la délocali-
sation du site de stockage et de préparation des déblais dans un
site existant de gestion des déblais. Deuxièmement, le modèle de
développement territorial et l?échelle intermédiaire entre indus-
trie et artisanat a conduit à la création d?une société coopérative
intégrant des acteurs positionnés à différents maillons de la fi-
lière. Troisièmement, la circularité, c?est-à-dire le surcyclage des
déblais, implique une modification de l?approvisionnement en
terre qui se fait à partir de plusieurs gisements et pas d?un gise-
ment unique comme dans le cas d?une carrière ou dans le projet
initial de symbiose avec le chantier du Grand Paris Express. Ceci
a conduit au partenariat avec une entreprise spécialisée dans la
gestion des déblais.
Les facteurs d?évolution rencontrés par le projet Cycle terre
croisent des dimensions structurelles, comme la faible rentabi-
lité et acceptabilité des activités productives dans la ville dense,
et conjoncturelles, comme le décalage des calendriers de chan-
tier. Ce dernier facteur conjoncturel a néanmoins une dimension
structurelle puisque les calendriers de chantier sont toujours
soumis à évolution et, surtout, puisque la concordance tempo-
relle entre chantiers producteurs et récepteurs est une condition
nécessaire à la réalisation de la synergie. Au-delà du projet Cycle
terre lui-même, ces évolutions constituent des apprentissages
pour le développement futur du surcyclage des déblais en maté-
riaux de construction. Le tableau ci-dessous synthétise ces diffé-
rentes évolutions et leurs effets.
| 137Conclusion
Figure 23. Synthèse des apprentissages de Cycle terre pour la
gouvernance du surcyclage des déblais en matériaux de construction
138 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Plusieurs scénarii de développement peuvent être imaginés. Ils
croisent plusieurs variables: mobilité ou fixité des fabriques d?une
part, et hybridation avec les acteurs existants du régime de ges-
tion des déblais ou indépendance par rapport à ces acteurs d?autre
part. On peut imaginer:
La diffusion du modèle de la fabrique symbiotique
Le modèle symbiotique initialement envisagé par Cycle terre n?a
pas abouti dans le cadre de l?expérimentation mais on pourrait
imaginer qu?il parvienne à être mis en oeuvre dans d?autres es-
paces francilienset à d?autres échelles. En particulier, il peut être
adapté à de grands chantiers de renouvellement urbain moins
contraints que les chantiers diffus et qui peuvent accueillir des
lignes de production mobiles de plus petite taille. Ce scénario rap-
pelle l?idéal-type de la translation, ou diffusion horizontale (Wirth
et al., 2019). Le modèle symbiotique permet d?éviter les ruptures
de charge et de limiter les transports au sein du processus de pro-
duction, principal émetteur de gaz à effet de serre dans le cas de
la terre crue.
La réplication et la mutualisation des fabriques en réseau
Le modèle de la fabrique en réseau répondrait partiellement à
certaines contraintes structurelles en Île-de-France pour le dé-
veloppement d?activités de surcyclage des déblais, notamment la
recherche de foncier et la cohabitation entre activités productives,
résidentielles et récréatives. En effet, il peut s?appuyer sur du fon-
cier déjà orienté vers la production. Ce modèle permet également
d?assurer un approvisionnement constant de la fabrique en s?ap-
puyant sur le réseau de terrassiers avec lesquels travaille l?entre-
prise de gestion des déblais. On pourrait envisager la mutualisa-
tion de centre de tri et de préparation entre plusieurs fabriques.
Ces sites pourraient être indépendants du circuit actuel de stoc-
kage et de réemploi des déblais ou bien adossés à celui-ci, comme
le centre de tri et de préparation de Cycle terre à Vaujours. Dans ce
dernier cas, la mutualisation semble néanmoins difficile à mettre
en place car le site est temporaire et risque d?être rapidement sa-
| 139Conclusion
turé88. Enfin, ce fonctionnement conduit à davantage de transport
des matières, ce qui émet des gaz à effet de serre et génère des
coûts supplémentaires. Dans ce scénario, l?identification et la
préparation des déblais pour la production de matériaux en terre
crue devient une pratique des acteurs régionaux de la gestion des
terres excavées, de la construction et du terrassement. Il se rap-
proche donc davantage de l?idéal-type de l?intégration locale, ou
«embedding», à l?échelle régionale (Wirth et al., 2019).
Le développement de fabriques intégrées en réseau
Des fabriques pérennes associant le centre de tri et de préparation
et les lignes de production pourraient également être installées
dans d?anciennes friches industrielles où les enjeux de cohabita-
tion avec des fonctions résidentielles sont moins forts. Cela per-
mettrait de pérenniser les activités de tri et de préparation et de
les coupler avec, par exemple, des sources d?énergie secondaire
comme la récupération de la chaleur fatale issue des data cen-
ters89. On voit donc que cette organisation en réseau pourrait se
combiner à des logiques symbiotiques portant sur d?autres res-
sources urbaines, comme la chaleur fatale. Plusieurs data centers
sont installés en Seine-Saint-Denis, dans la partie centrale de la
métropole et, par conséquent, à proximité des grands chantiers
d?excavation (Lopez et Diguet, 2019). Ce scénario combine diffu-
sion verticale et horizontale car il s?agirait à la fois de multiplier le
nombre de fabriques et de mettre en oeuvre des fabriques de taille
plus importante.
Ces trois modalités de diffusion du surcyclage sont chacune adap-
tées à certains types de chantiers d?une part et à certains sites
d?accueil de l?outil de production d?autre part. On pourrait donc
imaginer une coexistence de ces trois modalités au sein de la ré-
gion francilienne selon les caractéristiques socio-matérielles des
88 Actuellement, la capacité de stockage pour les déblais dédiés à Cycle terre est
limitée à 6000 tonnes.
89 Cette idée a été soumise par un représentant d?Antea au cours d?une réunion
des partenaires Cycle terre invitant à un retour réflexif sur la conduite du projet et
intitulée «Et si c?était à refaire» (Carnet de terrain, 21 mai 2021).
140 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
chantiers et des sites pouvant accueillir des activités productives.
Ces scénarios regardent les trajectoires possibles de la fabrique au
regard des différentes recompositions du système sociotechnique
de gestion des déblais. Nous avons montré qu?on observe davan-
tage de complémentarités que de concurrence entre les filières
existantes de valorisation et cette filière émergente. Or, le devenir
du surcyclage des déblais en matériaux de construction en terre
crue dépend également du système sociotechnique de produc-
tion des matériaux. Celui-ci est caractérisé par une concurrence
faible mais potentiellement croissante entre fabricants de maté-
riaux conventionnels qui commencent à mettre en oeuvre des ma-
tériaux en terre crue, comme Alkern et Saint-Gobain, et nouveaux
fabricants. On peut imaginer une absorption progressive des in-
novations expérimentées par Cycle terre par les acteurs du régime
conventionnel et une transformation progressive du régime de
production des matériaux. L?étape actuelle semble être celle d?un
foisonnement des initiatives, ce qui se retrouve d?ailleurs dans les
outils institutionnels de pilotage des transitions qui ne ciblent pas
une stratégie unique. Par exemple, Cycle terre est soutenu par les
ministères de la Cohésion territoriale et de l?écologie via le dispo-
sitif DIVD et par l?Union Européenne via l?appel Actions Innova-
trices Urbaines. En revanche, la Caisse des dépôts et consignations
a décidé de ne pas entrer au capital de la SCIC Cycle terre alors
qu?elle soutient le développement de blocs de terre crue par Alk-
ern dans le cadre de l?appel à projet Territoires d?innovation. Une
association d?acteurs économiques et d?aménageurs franciliens a
été lauréate autour d?un projet appelé «Construire au futur, habi-
ter le futur». L?économie circulaire dans la construction constitue
un des trois axes de ce projet. Différentes visions du devenir in-
dustriel de la région co-existent donc et peuvent entrer en concur-
rence sur certains secteurs. La thèse en cours de Jean Goizauskas,
provisoirement intitulée Bâtir en terre crue et en pierre sèche: une
innovation de rupture? Expérimentations sociotechniques autour
de pratiques constructives en voie de stabilisation, permettra de
documenter le développement du matériau terre crue et sa mise
en politique.
| 141Conclusion
La flexibilité des dispositifs sociotechniques de surcyclage des ma-
tières secondaires
L?analyse du projet Cycle terre conduit à des réflexions d?ordre
plus général portant sur la conception et l?aménagement de dis-
positifs sociotechniques participant à une plus grande circularité
des métabolismes. La symbiose est une des figures couramment
évoquées par la grammaire de l?économie circulaire. Or, l?idée
d?un échange de matière directe entre chantiers producteurs de
déchets et chantiers consommateurs de ressources a été remise
en question. De même, la très grande proximité spatiale envisagée
a été reconsidérée du fait de l?existence d?étapes intermédiaires de
tri, de stockage et de transformation. Ces éléments observés dans
le cas de Cycle terre l?ont également été dans d?autres initiatives
étudiées dans le cadre de ma thèse dans les régions bruxelloise et
francilienne (Bastin, 2022).
La remise en question des symbioses combine deux phénomènes.
Premièrement, les expérimentations étudiées s?appuient sur les
acteurs des régimes existants, leurs ressources financières, fon-
cières et leur expertise. Plutôt que des symbioses à la marge des
réseaux existants, on observe des configurations qui articulent
nouveaux circuits et réseaux existants dans des systèmes com-
posites. Deuxièmement, les symbioses, souvent initiées à des
échelles ultra-locales, intègrent des espaces plus lointains pour
fonctionner. C?est le cas de la fabrique Cycle terre qui s?appuie sur
un site de remblaiement de carrière pour installer son activité de
stockage, de tri et de préparation des terres. Le temps est l?autre
élément majeur qui conduit à questionner la symbiose comme
modalité principale d?organisation de la circularité. L?échange de
matière est fortement dépendant des calendriers des chantiers
fournisseurs et récepteurs et, par conséquent, fortement soumis
aux aléas. La planification de tels échanges est donc complexe et
incertaine. Des temps et des espaces de stockage s?avèrent très
souvent nécessaires. Même si la symbiose ne disparaît pas tota-
lement (certains acteurs se spécialisent d?ailleurs dans l?identi-
fication et l?organisation d?échanges de matières entre chantiers
via des usages numériques), elle s?appuie souvent sur des étapes
intermédiaires.
142 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Des dispositifs sociotechniques flexibles se développent pour
s?adapter à la variabilité qualitative et géographique des matières
issues des chantiers, qu?il s?agisse des déblais, des gravats ou des
matériaux du second oeuvre. Les ressources présentes dans le
cadre bâti varient dans le temps et dans l?espace. Elles dépendent
des caractéristiques du stock, c?est-à-dire des différentes tech-
niques de conception selon les époques de construction et du
vieillissement du bâtiment sur le temps long, des choix d?aména-
gement réalisés et des techniques de transformation du bâti mises
en oeuvre sur les chantiers. Les dispositifs sociotechniques s?ap-
puyant sur la réutilisation des éléments présents dans le cadre bâti
reposent donc sur la mobilisation de ressources hétérogènes dans
le temps et dans l?espace. S?inspirant des travaux de Labussière et
Nadaï (2018) sur les énergies renouvelables, on peut qualifier ces
matières «d?espaces de ressources» plutôt que de gisement. Cette
expression souligne le processus de construction des matières is-
sues des chantiers comme des ressources d?une part et le carac-
tère structurellement variable dans le temps de ces ressources
dont la disponibilité et les caractéristiques dépendent de proces-
sus sociopolitiques. Cela pose d?importants défis pour la concep-
tiondes dispositifs de valorisation : comment adapter les lignes de
production et les opérations de transformation à la variabilité des
matières issues des transformations du cadre bâti?
L?analyse de Cycle terre et les différents scénarios envisagés
conduisent à distinguer deux types de dispositifs qui illustrent
chacun des stratégies possibles d?opérationnalisation de la circu-
larité. Un premier qui s?appuie sur des infrastructures fixes, c?est-
à-dire installées de manière pérenne au sein de sites dédiés aux
activités de transformation des matériaux de chantier, mais qui re-
pose sur un espace d?approvisionnement variable dans le temps et
dans l?espace, ce qui implique une flexibilité des outils de produc-
tion. Un deuxième qui s?appuie sur des infrastructures mobiles et
temporaires. Celles-ci sont installées au sein de grands chantiers
ou dans des friches en attente de transformation et développent
des activités de stockage et de valorisation temporaires. Alors que
la généralisation du premier dispositif risque de conduire à un
éloignement spatial entre sites d?extraction des matières secon-
| 143Conclusion
daires et sites de consommation de ces ressources, le second dis-
positif risque de confiner les activités de transformation du méta-
bolisme à la marge du régime en ne lui attribuant que des fonciers
non pérennes. En revanche, cette flexibilité spatio-temporelle
peut permettre une plus grande proximité voire des symbioses
entre sites de production et sites de consommation des déchets de
chantier transformés. Les formes prises par les infrastructures de
réemploi, réutilisation, recyclage et surcyclage qui ont commencé
à se déployer ou qui sont en projet en Île-de-France et ailleurs per-
mettront d?évaluer la robustesse technique, économique et écolo-
gique de ces dispositifs dans les années à venir.
et
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| 151
Table des figures
Figure 1. Localisation des ISDI et des principales carrières
autorisées au remblayage en 2015 22
Figure 2. Évolution des formes de valorisation volume
(ISDI et permis d?aménager) entre 2008 et 2021 24/25
Figure 3. Exemples d?aménagements en volume franciliens 28
Figure 4. Ressources échangées au sein de la coalition 32
Figure 5. Évolution des types de foncier recevant des
remblais (ISDI et permis d?aménager) entre 2008 et 2021 34
Figure 6. Localisation du Parc du Papillon de la Prée à
Claye-Souilly 36
Figure 7. Présentation de l?aménagement du Parc du Papillon
de la Prée par ECT 37
Figure 8. Le projet de la Colline de Gibraltar 38
Figure 9. Merlon acoustique et extension du front
d?urbanisation à Vémars 39
Figure 10. Programme du colloque «Les IVDI pour
valoriser les terres inertes : réalité ou utopie ? » 45
Figure 11. Objectifs de recyclage des déblais envisagés
par le PRPGD 71
Figure 12. Localisation de la commune de Sevran au sein
de la Métropole du Grand Paris 80
Figure 13. Périmètre de la ZAC Sevran Terre d?Avenir,
orientations d?aménagement et chantiers du Grand Paris
Express 81
Figure 14. Exposition « Terres de Paris. De la matière
au matériau » au Pavillon de l?Arsenal (2016-2017) 84
Table des figures
152 | Gouverner le métabolisme : les terres excavées franciliennes
Figure 15. Tour de logements en terre crue et restructuration
de l?ancienne gare Masséna en marché couvert, Concours inter-
national Réinventer Paris, 2015. Projet finaliste 2e Prix, Agence
Joly & Loiret. 85
Figure 16. Les partenaires Cycle terre en 2018 et leur
positionnement par rapport au circuit des terres excavées 87
Figure 17. Liste des sociétaires de la SCIC en juillet 2021 97
Figure 18. Circulation des camions de terre selon les scénarii
d?approvisionnement de la fabrique en 2018 105
Figure 19. Comparaison des localisations et des surfaces
du site de la Marine et du site BEMA. 110
Figure 20. Caractéristiques des réseaux durs et mous 113
Figure 21. Les trois configurations explorées par la fabrique
Cycle terre 115
Figure 22. Chaîne d?acteurs et traçabilité 123
Figure 23. Synthèse des apprentissages de Cycle terre pour
la gouvernance du surcyclage des déblais en matériaux de
construction 115
| 153
Liste des sigles
Atex : Appréciation technique d?expérimentation
BRGM : Bureau de recherches géologiques et minières
BTP : Bâtiment et travaux publics
CSTB : Centre scientifique et technique du bâtiment
DIVD : Démonstrateur industriel pour la ville durable
DRIEE : Direction régionale et interdépartementale de l?environ-
nement et de l?énergie
DRIEA : Direction Régionale et Interdépartementale de l?Équipe-
ment et de l?Aménagement
DRIEAT : Direction régionale et interdépartementale de l?environ-
nement, de l?aménagement et des transports
GPA : Grand Paris Aménagement
ISDI : Installation de stockage des déchets inertes
ISDND : Installation de stockage des déchets non dangereux
Predec : Plan régional de réduction, de prévention et de gestion
des déchets de chantier
PRPGD : Plan régional de prévention et de gestion des déchets
SCIC : Société coopérative d?intérêt collectif
SGP : Société du Grand Paris
Unicem : Union nationale des industries de carrières et des maté-
riaux de construction
Liste des sigles
et
L'AUTRICE
| 155
Agnès Bastin est docteure en études urbaines du Centre de Re-
cherches Internationales, Sciences Po. Ses travaux portent sur les
transformations du métabolisme territorial, la gouvernance des
flux de matières et les politiques d'économie circulaire à Paris et
Bruxelles. Sa recherche doctorale analyse plus spécifiquement les
pratiques de valorisation des déchets de chantier, en particulier
les terres excavées et les gravats de béton, dans une perspective
croisant écologie politique urbaine et transition studies. Elle est
actuellement post-doctorante à l'Institut Supérieur d'Ingénierie et
de Gestion de l'Environnement (École des Mines de Paris) dans le
cadre d'un projet de recherche portant sur l'écologisation des pra-
tiques et des modèles économiques des aménageurs en France.
Crédits : Agnès Bastin
Plus de 20 millions de tonnes de terres excavées sortent
des chantiers franciliens chaque année. Cette matière
représente environ 60 % des déchets de chantier en Île-
de-France, soit la principale matière solide produite
par les activités urbaines. Ces déblais deviennent des
ressources pour l?aménagement suivant des pratiques
anciennes de remblais et d?aménagement paysager. Le
régime métabolique actuel se recompose sous l?effet
combiné des chantiers du Grand Paris et de la mon-
tée du référentiel de l?économie circulaire qui contri-
bue à mettre les terres à l?agenda politique. De nou-
velles utilisations se structurent, notamment pour des
usages constructifs en génie civil et dans le bâtiment.
Comprendre les jeux d?acteurs qui sous-tendent les
flux de déblais permet d?éclairer les transformations
à l?oeuvre au sein du système sociotechnique existant,
c?est-à-dire à la fois les dynamiques de changement et
les effets de verrouillage. Cet ouvrage explore la ges-
tion existante des terres excavées et l?émergence de
nouvelles modalités de gestion à partir du cas de Cy-
cle terre, projet de création d?une unité de recyclage
de déblais franciliens en matériaux de construction en
terre crue. Il s?appuie sur une recherche doctorale et
une observation participante au sein de Cycle terre,
projet soutenu par le PUCA dans le cadre de l?appel à
projet Démonstrateur industriel pour la ville durable.
PU
CA
G
ou
ve
rn
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le
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AGNÈS BASTIN
GOUVERNER
LE MÉTABOLISME :
LES TERRES EXCAVÉES
FRANCILIENNES
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ct
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n
Ré
fle
xi
on
s
en
p
ar
ta
ge
Organisme national de recherche et d?expérimenta-
tion sur l?urbanisme, la construction et l?architecture,
le Plan Urbanisme Construction Architecture, PUCA,
développe à la fois des programmes de recherche inci-
tative, et des actions d?expérimentations. Il apporte son
soutien à l?innovation et à la valorisation scientifique et
technique dans les domaines de l?aménagement des ter-
ritoires, de l?habitat, de la construction et de la concep-
tion architecturale et urbaine.
INVALIDE)