Rapport d’enquête technique sur le heurt d’agents de maintenance de l’infrastructure par un TER à Schiltigheim (67) le 18 mars 2020
Auteur moral
France. Bureau d'enquêtes sur les accidents de transport terrestre
Auteur secondaire
Résumé
<p style="margin-bottom: 0cm; line-height: 100%"><font face="LiberationSans, serif"><font size="2" style="font-size: 10pt">Le 18 mars 2020, au cours d’une intervention de maintenance sur les infrastructures ferroviaires trois agents étaient percutés par un TER roulant à 96 km/h. Cet accident faisait 2 blessés, dont un grave, et provoquait le décès d’un troisième agent. A l’issue de son enquête, le BEA-TT pointait certains manquements aux consignes de sécurité, et un manque de rigueur dans les échanges téléphoniques entre les agents et le poste d’aiguillage, il émettait 4 recommandations à SNCF Réseau et SNCF Voyageurs (formations à la communication, veille sécuritaire, mise en place de dispositif peu sensible à l’erreur humaine, association de l’avertisseur sonore en cas de freinage d’urgence) et deux invitations.</font></font>
Editeur
BEATT
Descripteur Urbamet
accident
;blessé
;mouvement naturel
;procédure
Descripteur écoplanete
consigne de sécurité
Thème
Transports
Texte intégral
RAPPORT D'ENQUÊTE TECHNIQUE
sur le heurt d'agents de maintenance de l'infrastructure par un TER à Schiltigheim (67) le 18 mars 2020
Juillet 2022
Avertissement L'enquête technique faisant l'objet du présent rapport est réalisée dans le cadre des articles L. 1621-1 à 1622-2 et R. 1621-1 à 1621-26 du Code des transports relatifs, notamment, aux enquêtes techniques après accident ou incident de transport terrestre. Cette enquête a pour seul objet de prévenir de futurs accidents. Sans préjudice, le cas échéant, de l'enquête judiciaire qui peut être ouverte, elle consiste à collecter et analyser les informations utiles, à déterminer les circonstances et les causes certaines ou possibles de l'évènement, de l'accident ou de l'incident et, s'il y a lieu, à établir des recommandations de sécurité. Elle ne vise pas à déterminer des responsabilités. En conséquence, l'utilisation de ce rapport à d'autres fins que la prévention pourrait conduire à des interprétations erronées.
Glossaire
A-DPX : agent d'appui au dirigeant de proximité ASP : agent sécurité du personnel CADA : calcul de la distance d'annonce DATZD : dispositif d'autorisation de la traversée de la zone dangereuse DFV : demande de fermeture de la voie GSM-R : Global System for Mobile communications Railways, dernière génération de radio sol-train IN 0116 : référentiel de SNCF Réseau intitulé « Document métier Les bases de la Sécurité » MGPt : module de gestion des protections travaux PK : point kilométrique RAIB : Rail Accident Investigation Branch (Bureau des enquêtes sur les accidents ferroviaires du
Royaume-Uni)
SNCF : Société Nationale des Chemins de fer Français SNCF Réseau : gestionnaire d'infrastructure du réseau ferré national SNCF Voyageurs : entreprise ferroviaire du groupe SNCF TER : train express régional TIV : tableau indicateur de vitesse, qui peut être à distance (pré-annonce d'une limitation de vitesse) ou
d'exécution
TSP : tournée de surveillance périodique TST : tableau de succession des trains ZEP : zone élémentaire de protection
Bordereau documentaire
Organisme auteur : Bureau d'Enquêtes sur les Accidents de Transport Terrestre (BEA-TT) Titre du document : Rapport d'enquête technique sur le heurt d'agents de maintenance de l'infrastructure par un TER à Schiltigheim (67) le 18 mars 2020 N° ISRN : EQ-BEAT--22-5--FR Affaire n° BEATT-2019-14 Proposition de mots-clés : heurt en ligne, accident du personnel, assurance-chantier
Synthèse
Mercredi 18 mars 2020 à 9 h 37, trois agents de maintenance de l'infrastructure ferroviaire sont heurtés par un train express régional au nord de la gare de Strasbourg. Le train roulait à 96 km/h. L'un des agents décède, un autre agent est blessé grièvement et un autre est blessé légèrement. Les trois agents accidentés traversaient la voie empruntée par le train afin de commencer une opération d'inspection de cette voie prévue dans le cadre de la maintenance de l'infrastructure. Les trois agents traversaient groupés et ne prêtaient pas attention aux circulations. Ils ne se sont pas rendu compte de l'approche du train. L'accident s'est produit parce que les agents se croyaient protégés par une présumée absence de circulation sur la voie traversée. L'agent responsable de l'équipe avait préalablement échangé des informations au téléphone avec le poste d'aiguillage sur l'état du trafic. Par suite d'une mauvaise compréhension, il en avait conclu, à tort, qu'aucun train ne circulait. Deux écarts importants aux consignes de sécurité prévues pour prévenir le danger de heurt des agents sur les voies ont facilité l'accident :
D'une part, l'assurance d'une protection vis-à-vis des circulations ne pouvait résulter que de la mise en oeuvre d'une procédure exigeante interdisant toute circulation, qui n'a pas été réalisée. En s'informant uniquement des circulations par téléphone, l'agent responsable de la tournée a mis en place un pseudo-système de protection pour le travail dans les voies qui présentait des risques, et qui sortait de tout cadre réglé. D'autre part, la traversée des voies s'est opérée sans respecter la consigne de sécurité qui prescrit de prêter attention et de ne pas traverser en groupe, en chaque occasion où il n'y a pas une interdiction de circulation.
L'enquête technique a mis en évidence plusieurs facteurs organisationnels et humains qui ont contribué à ces écarts. Ces facteurs sont les suivants : 1. Le contexte particulier de la journée du 18 mars 2020, première à être travaillée par les agents dans le cadre du premier confinement généralisé institué en France en mars 2020 pour faire face à la pandémie Covid-19. Ce contexte apportait à chacun préoccupation, anxiété, une organisation perturbée de son activité, et un environnement de circulations moindres. Ces perturbations ont conduit à ne pas avoir de fermeture de voie préprogrammée pour le travail, ainsi que, pour le responsable de l'équipe, à ne pas disposer d'un carnet nécessaire à la demande d'une fermeture de voie par suite d'un changement de véhicule. Ces perturbations ont aussi pu faciliter un abaissement de vigilance à l'application des mesures de sécurité à respecter. 2. La teneur du dialogue téléphonique, ce matin-là, entre l'agent responsable de la maintenance et l'agent du poste d'aiguillage qui n'avait pas la rigueur nécessaire à l'échange d'informations portant sur la sécurité. Ce dialogue a conduit à la mise en place implicite d'une pseudo-mesure de protection qui n'entre dans aucun cadre prescrit, et qui ne présentait aucune garantie. 3. Une non-contestation, par les deux agents qui accompagnaient le responsable de la maintenance, des écarts aux règles de sécurité du fait d'une dynamique d'entraînement au sein de l'équipe.
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4. L'absence, dans la surveillance et la veille sur la sécurité des agents par le management, de détection et de correction des distorsions portant sur les communications de sécurité et les pratiques de protection. 5. Le recours attendu à un procédé de sécurité, de demande de « fermeture de voie », sensible à l'écart et au facteur humain, alors que des solutions plus modernes et plus sûres de protection sont applicables pour une zone à voies multiples et de circulation habituellement dense. 6. Le non-signalement du train aux agents. Le conducteur, surpris et agissant par réflexe, a en effet privilégié l'action sur le freinage d'urgence à l'activation de l'avertisseur sonore. Il est toutefois difficile de déterminer si cette activation aurait changé l'issue de l'accident. Le BEA-TT émet 4 recommandations et 2 invitations pour prévenir ce type d'accident.
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SOMMAIRE
SYNTHÈSE....................................................................................................................................1 1 - CONSTATS IMMÉDIATS ET ENGAGEMENT DE L'ENQUÊTE.............................................5 1.1 - Les circonstances de l'accident........................................................................................5 1.2 - Les dommages et les suites de l'accident........................................................................6 1.3 - L'engagement et l'organisation de l'enquête....................................................................6 2 - CONTEXTE DE L'ACCIDENT.................................................................................................7 2.1 - Le lieu de l'accident..........................................................................................................7 2.2 - La gestion des circulations sur la zone de l'accident.......................................................9 2.3 - Le train express régional 835 015..................................................................................10 2.4 - Les tournées de surveillance des voies..........................................................................11 2.5 - L'équipe en charge de la tournée de surveillance..........................................................12 2.6 - La protection du personnel vis-à-vis du risque ferroviaire..............................................13 2.7 - La météorologie du 18 mars 2020..................................................................................17 2.8 - Le contexte de crise sanitaire en mars 2020..................................................................17 3 - COMPTE RENDU DES INVESTIGATIONS EFFECTUÉES.................................................18 3.1 - Les résumés des déclarations et témoignages..............................................................18
3.1.1 - Les déclarations du conducteur du TER 835 015................................................................................18 3.1.2 - Les déclarations de la contrôleuse du TER 835 015............................................................................19 3.1.3 - Les déclarations du premier annonceur de l'équipe de maintenance...................................................19 3.1.4 - Les déclarations du second annonceur de l'équipe de maintenance...................................................21 3.1.5 - Les déclarations de l'agent d'appui au dirigeant de proximité..............................................................21 3.1.6 - Les déclarations de l'agent circulation du poste d'aiguillage................................................................22
3.2 - L'examen des données de l'enregistreur de bord du train.............................................23 3.3 - L'enregistrement des conversations téléphoniques.......................................................25
3.3.1 - Premier échange à 9 h 03.................................................................................................................... 25 3.3.2 - Second échange à 9 h 36.................................................................................................................... 28
3.4 3.5 3.6 3.7 -
Le dépouillement du graphique de circulation des trains...............................................29 Le déroulé reconstitué des faits......................................................................................32 Conclusion sur la cause immédiate de l'accident...........................................................34 L'analyse du cadre de mise en oeuvre des tournées.....................................................35
3.7.1 - Les règles sur les mesures de protection à prendre lors des tournées................................................35 3.7.2 - La formation et l'habilitation des agents mainteneurs aux tâches de sécurité......................................36 3.7.3 - La veille sécurité des opérateurs par le management..........................................................................36 3.7.4 - Les limites géographiques de la tournée.............................................................................................. 37 3.7.5 - Les outils d'aide à la protection des traversées....................................................................................37
3.8 - Les facteurs d'ordre comportemental.............................................................................39
3.8.1 - Le contexte de pandémie..................................................................................................................... 39 3.8.2 - La dynamique de groupe..................................................................................................................... 40
3.9 - Le signalement du train..................................................................................................41 3.10 - Les actions entreprises par SNCF Réseau après l'accident........................................42 4 - ANALYSE DES CAUSES ET FACTEURS ASSOCIÉS, ORIENTATIONS PRÉVENTIVES.43 4.1 - L'arbre des causes..........................................................................................................43 4.2 - Les causes de l'accident.................................................................................................44 4.3 - La communication entre les agents de maintenance et ceux du poste d'aiguillage......45 4.4 - Les demandes de fermeture de voies............................................................................45 4.5 - Le comportement des agents.........................................................................................46 4.6 - Le signalement du train..................................................................................................46 ANNEXES....................................................................................................................................48 Annexe 1 : Décision d'ouverture d'enquête.............................................................................49 Annexe 2 : Extrait du schéma de signalisation ferroviaire.......................................................50 Annexe 3 : Extrait du référentiel IN 0116 de SNCF Réseau sur les bases de la Sécurité......51 Annexe 4 : Feuillet d'un carnet de demandes de fermeture voie............................................53 Annexe 5 : Résumé du rapport d'enquête du RAIB sur l'accident de Margam (2019)...........55
1 - Constats immédiats et engagement de l'enquête
1.1 Les circonstances de l'accident
L'accident s'est produit le mercredi 18 mars 2020. C'est le deuxième jour du premier confinement mis en place en France pour lutter contre l'épidémie de Covid-19, impliquant la restriction des déplacements au strict nécessaire. En matinée du mercredi 18 mars, une équipe du gestionnaire d'infrastructure SNCF Réseau, composée de trois agents, effectue des opérations de maintenance obligatoires pour assurer la sécurité des circulations, sur les voies en périphérie de la gare de Strasbourg. Les opérations consistent en des tournées d'inspection qui se pratiquent en cheminant dans la voie. L'équipe a démarré en banlieue sud de Strasbourg, puis elle a poursuivi en banlieue nord sur une plateforme à trois voies (voir vue ci-dessous). Dans cette zone, l'équipe a déjà effectué une tournée pour les deux voies 1 et 2. Elle s'apprête à effectuer celle pour la voie D. Avant cette tournée, à 9 h 36, le chef de l'équipe échange au téléphone avec le poste d'aiguillage pour s'informer des conditions de circulation des trains. À la fin de la communication, il annonce à ses coéquipiers l'absence de circulation jusqu'à 11 h. L'équipe chemine alors en bord des voies entre les voies 1 et D, puis elle traverse la voie D, afin de gagner le lieu pour commencer la tournée et effectuer le briefing initial. Les trois agents traversent la voie D groupés et sans prêter attention. Ils sont alors heurtés par un TER en provenance du nord. L'accident se produit au point kilométrique PK 499,330 à 9 h 37.
Vue 1 : le site de l'accident
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1.2 -
Les dommages et les suites de l'accident
L'accident a touché les trois agents composant l'équipe : l'agent en responsabilité de la tournée et les deux agents qui l'accompagnaient chargés d'assurer l'annonce des circulations en cours de tournée. Les atteintes à ces personnes sont les suivantes :
Un premier agent, le responsable de la tournée, a été projeté par le choc à une dizaine de mètres sur des traverses entreposées à cet endroit. Il a succombé à ses blessures. Le deuxième agent est grièvement blessé. Il souffrait d'une plaie profonde à un membre inférieur et de fractures et contusions à un poignet, à l'abdomen et à la tête. En état de choc, il a été conduit par les pompiers aux urgences hospitalières. Hospitalisé une semaine, il a repris son activité professionnelle normale deux mois après l'accident. Le troisième agent a été légèrement blessé. Heurté par le train sur la gauche de son dos, il s'est relevé après le choc et il a alerté les secours. Examiné par les services de secours à leur arrivée, il ne souffrait pas d'atteinte physique mais était choqué psychologiquement. Il n'a pas été hospitalisé.
Après le heurt à 9 h 37, le conducteur du train a immédiatement déclenché l'alerte radio 1 permettant d'assurer la protection de la zone de l'accident. Les secours sont arrivés sur place à 10 h 03. Des agents SNCF, présents dans le train et à proximité du lieu, se sont rendus au-devant des secours pour faciliter leur intervention. Les 15 passagers du train ont été évacués à 12 h 30 par bus. Concernant le matériel roulant, le choc a causé l'arrachement du carénage avant droit au point d'impact. Le trafic ferroviaire a été interrompu sur la voie D pour les besoins de l'enquête judiciaire jusqu'à 13 h 30.
1.3 -
L'engagement et l'organisation de l'enquête
Au vu des circonstances de l'accident, le directeur du bureau d'enquêtes sur les accidents de transport terrestre (BEA-TT) a ouvert, le 19 mars 2020, une enquête technique en application des articles L. 1621-1 à L. 1622-2 du Code des transports. L'accident entre dans la catégorie des accidents graves qui doivent faire l'objet d'une enquête obligatoire selon l'article L. 1621-2 du Code des transports2, en tant qu'accident survenu sur le système ferroviaire ayant fait un mort et ayant une incidence évidente sur la gestion de la sécurité, des assurances semblant avoir été données à l'équipe sur l'absence de train. Les enquêteurs du BEA-TT se sont rendus sur place. Ils ont interviewé les personnels survivants accidentés et le conducteur directement impliqués dans l'évènement. Ils ont rencontré les représentants de SNCF Réseau et les autorités en charge de l'enquête judiciaire préliminaire diligentée par le parquet de Strasbourg. Ils ont pu librement disposer de l'ensemble des pièces et documents nécessaires à leur enquête.
1 L'alerte radio est un signal sonore de danger envoyé par radio à tous les trains du secteur ainsi qu'aux agents en charge de gérer les circulations. Lorsqu'elle est activée, les conducteurs la recevant arrêtent leur train et les opérateurs des postes d'aiguillage ferment les signaux donnant accès au secteur. 2 Est entendu par « accident grave » toute collision de trains ou tout déraillement de train faisant au moins un mort ou au moins cinq personnes grièvement blessées ou d'importants dommages au matériel roulant, à l'infrastructure ou à l'environnement, et tout autre accident ayant les mêmes conséquences et une incidence évidente sur la réglementation en matière de sécurité ferroviaire ou sur la gestion de la sécurité. 6
2 - Contexte de l'accident
2.1 Le lieu de l'accident
L'accident s'est produit sur la ligne Paris Strasbourg, de numéro officiel 070 000, dans sa partie terminale au PK 499,330, 2,7 km avant la gare de Strasbourg. Dans cette zone, la ligne est électrifiée en courant alternatif 25 000 V. La sécurité d'espacement des trains est assurée par block automatique lumineux. La ligne est équipée de liaison radio GSM-R entre le sol et les trains. S'agissant d'une portion de réseau à voies multiples située en Alsace, les trains circulent à droite, du côté inverse au sens du reste du territoire national. Les signaux sont ainsi implantés à droite des voies.
Vue 2 : le site de l'accident
Dans la zone de l'accident, la ligne comporte trois voies : les deux sens de circulation habituels, voie 1 (vers Strasbourg) et voie 2 (vers Paris), plus une troisième voie, dite voie D. La voie D permet de délester la voie 1 des circulations lentes vers Strasbourg, la voie 1 étant ainsi réservée aux circulations rapides notamment les TGV dont l'embranchement de la ligne à grande vitesse est situé non loin, au nord à Vendenheim. Les trois voies sont cependant banalisées, c'est-à-dire que les trains peuvent circuler sans restriction de vitesse, dans un sens comme dans l'autre selon les besoins. Le trafic en temps normal (hors période de pandémie) est d'environ 900 trains quotidiens. La vitesse limite autorisée sur la voie D au lieu de l'accident est de 120 km/h. Les installations ferroviaires sont, à cet endroit, nombreuses. Du nord vers le sud, nous rencontrons successivement en se dirigeant vers la gare de Strasbourg-ville : le triage d'Hausbergen (installation fret schématisée en vert sur la carte ci-dessus), la gare fret de Strasbourg-Cronenbourg, les bifurcations vers la rocade ferroviaire fret à l'Ouest qui sont réalisées par des ouvrages dénivelés, et la bifurcation fret vers Bischheim également dénivelée (schématisées en vert également).
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L'accident s'est produit sur la voie D à proximité de plusieurs ouvrages de bifurcation ferroviaire fret vers la rocade ouest et vers Bischheim. À l'Est se situe l'autoroute A4. Au nord, un ouvrage routier ainsi que la passerelle piétons-cyclistes de Hausbergen surplombent les voies. La voie est dans cette zone très en courbe, avec un rayon d'environ 800 mètres. Une ligne de signaux comprenant deux signaux d'entrée au triage de Hausbergen est implantée sur les voies à proximité du lieu de l'accident vers le nord (ils sont visibles de dos sur la vue 1 au § 1.1). Il s'agit des carrés C 1022 sur la voie D et C 70 sur la voie 2bis3. L'annexe 2 fournit un extrait du schéma de signalisation ferroviaire de la zone. Un chantier de construction d'une quatrième voie (dite voie « E ») sur la plateforme débutait à l'époque de l'accident. Elle longera la voie D, à l'extérieur de la courbe.
Vue 3 : photo aérienne du site de l'accident (vue Géoportail)
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2.2 -
La gestion des circulations sur la zone de l'accident
La signalisation de la zone de l'accident est télécommandée depuis le poste d'aiguillage situé à la gare voyageurs de Strasbourg. C'est un poste informatisé, c'est-à-dire que les enclenchements de sécurité ferroviaire sont assurés numériquement et les opérateurs disposent d'une interface homme-machine de type « MISTRAL »3 pour commander et contrôler les installations. Sept opérateurs tiennent le poste un jour de semaine en temps normal. Toutefois en raison du contexte particulier de la crise sanitaire du Covid-19, quatre opérateurs seulement étaient présents le matin du mercredi 18 mars 2020. Ces quatre opérateurs étaient :
pour le premier rang : · un agent circulation pour les deux secteurs « Nord » et « Vendenheim » (VHM) ; · un agent circulation pour le secteur « Gare » ; · un agent circulation pour les deux secteurs « Sud » et « ligne 18 » (ligne vers Molsheim au sud-ouest de Strasbourg) ;
et pour le second rang : · un chef circulation (CCL) les encadrant.
Vue 4 : salle d'exploitation et les postes de travail en temps normal
3 Le système « MISTRAL » (pour Module Informatique de Signalisation et de TRaitement des ALarmes) est une interface homme-machine qui permet le dialogue des opérateurs par écrans et claviers avec le poste informatique. 9
2.3 -
Le train express régional 835 015
Le train express régional (TER) 835 015, qui a heurté les agents de maintenance, est opéré par l'entreprise ferroviaire SNCF Voyageurs. Il relie Nancy (départ 8 h 14) à Strasbourg (arrivée 9 h 42). Il dessert les trois sous-préfectures de Lunéville, Sarrebourg et Saverne, ainsi que Réding et Brumath. L'Autorité Organisatrice du Transport est la Région Grand Est. Le 18 mars 2020, le TER 835 015 était assuré par la rame Régiolis numérotée B 83 561 en unité simple. Le Régiolis est un matériel automoteur de nouvelle génération construit par l'entreprise Alstom et mis en service depuis 2014. Les rames sont conçues avec une architecture articulée, des bogies disposés entre les voitures et un plancher bas intégral. Leur vitesse maximale est de 160 km/h. C'est un matériel bi-mode (diesel et électrique). Le trajet Nancy-Strasbourg s'effectue sous énergie électrique. Il est assez silencieux. Quinze voyageurs étaient présents à bord lors des faits, auxquels s'ajoutaient le conducteur et une contrôleuse.
Vue 5 : rame Régiolis du TER Grand-Est
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2.4 -
Les tournées de surveillance des voies
Les agents accidentés étaient en charge d'une tournée de surveillance des voies pour le compte du gestionnaire d'infrastructure. Nous donnons ci-après quelques informations sur les conditions de réalisation d'une telle tournée. Le gestionnaire d'infrastructure SNCF Réseau organise l'entretien du réseau sur trois niveaux d'intervention :
une maintenance préventive, qui consiste en des opérations de surveillance systématique par des tournées à pied ou par engins, et des interventions d'entretien sur certains constituants ; une maintenance corrective, qui comprend des interventions de relève d'incident, pour permettre de rétablir la circulation normale des trains ; et enfin, la régénération de tout ou partie des constituants, opérations employant en général d'importants moyens mécaniques et assez espacées dans le temps.
La tournée de surveillance telle que celle réalisée par les agents lors de l'accident constitue l'opération élémentaire de maintenance préventive. Elle se nomme plus précisément « tournée de surveillance périodique » (TSP). Elle est définie par un référentiel interne de SNCF Réseau intitulé « Tournées de surveillance sur les lignes classiques à V 220 km/h » et numéroté MT 0312 (EF2D1). L'objectif principal de la tournée est de vérifier que la sécurité des circulations ferroviaires est bien assurée. Cette surveillance visuelle concerne la superstructure (la voie et les aiguillages), l'infrastructure (ouvrages d'art, ouvrages en terre, plateforme) et l'environnement de la ligne. Dans la suite du rapport, nous n'aborderons que la tournée spécifique à l'inspection de la voie courante, dite tournée « voie ». La tournée « voie » consiste à observer la voie en cheminant dans celle-ci, ou sur le quai qui lui est adjacent le cas échéant. Elle peut concerner un groupe de deux voies contiguës simultanément. La tournée contribue à :
détecter toute anomalie susceptible de compromettre la sécurité des circulations ; s'assurer que les constituants de la voie et leurs assemblages ne vieillissent pas de façon anormale entre deux opérations de remplacement ; observer l'ensemble des installations de signalisation et de traction électrique ; alerter sur les opérations d'entretien à déclencher.
La tournée, si possible, peut être organisée depuis un train dédié équipé en conséquence. La surveillance est alors dite automatisée, semi-automatisée ou motorisée selon l'engin utilisé. L'ensemble des tournées à réaliser fait l'objet d'une planification prévisionnelle par l'entité de production sur une année. La fréquence des tournées à assurer sur une voie pour garantir la sécurité dépend de plusieurs critères, dont les principaux sont la vitesse, le type de trafic, son intensité et le type d'armement de la voie. Dans notre cas, les trois voies inspectées au nord de Strasbourg sont en traverses béton, elles voient circuler de nombreux trains voyageurs et fret à la vitesse maximum de 160 km/h. Les tournées sur ces trois voies sont à réaliser au minimum toutes les huit semaines. Une tournée à pied est préparée à partir d'une liste de points d'attention identifiés lors des tournées précédentes et non encore traités. La liste est remise à l'agent responsable de la tournée avant celle-ci. La tournée permettra d'actualiser la liste. Un compte rendu de tournée est établi. Il recense les anomalies et affecte des degrés d'urgence avec éventuellement des propositions de délai de correction de ces anomalies.
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2.5 -
L'équipe en charge de la tournée de surveillance
Les trois agents étaient employés par « l'Infrapole rhénan », établissement du gestionnaire d'infrastructure ferroviaire SNCF Réseau en charge de la maintenance des installations sur un territoire d'action qui recouvre un peu plus que l'Alsace. Ce territoire est partagé en trois unités territoriales, respectivement Nord, Centre et Sud. La zone de Strasbourg est gérée par l'unité territoriale « Centre » qui regroupe 10 « secteurs » de production découpés selon les différentes spécialités de la maintenance (voie, signalisation ou caténaire) et couvrant un ou plusieurs sites (Strasbourg, Molsheim, Colmar ou Hausbergen). L'effectif total de l'unité Centre est de 150 agents. Les trois agents étaient rattachés au « secteur Voie » de Strasbourg, d'un effectif de 11 agents. Sa zone d'intervention commence 3 km au nord de la gare de Strasbourg et se termine 30 km au sud. Le secteur venait d'être créé au 1er janvier 2020 par fusion de deux anciens collectifs appelés « brigades », ceux de Strasbourg et Roeschwoog (ville située 30 km au nord de Strasbourg). La base de regroupement du secteur est située au lieu-dit « Le Bastion » à proximité immédiate de la gare de Strasbourg, de l'autre côté du plateau de voie vers le nord par rapport au bâtiment voyageurs. Cette base comprend des bureaux, un vestiaire, un réfectoire et un stock de matériel d'entretien des voies. Le 18 mars 2020, l'équipe en charge de la tournée était constituée de trois agents :
Le premier, était le responsable de tournée et nous le désignerons comme tel dans la suite du rapport. Il s'agit de l'agent décédé. Il était agent d'entretien de la voie confirmé depuis 2008, soit depuis cette date, d'une expérience de 12 années. Il travaillait à la brigade voie de Strasbourg avant la création du secteur, et connaissait bien le site de l'accident.
Le deuxième agent était en charge d'une fonction d'annonceur et nous le désignerons comme le « premier annonceur ». Cette fonction participe à la protection du personnel lors de la réalisation de la tournée. Nous en parlerons au paragraphe 2.6. Il s'agit de l'agent légèrement blessé. Cet agent a été embauché en 2002 à la SNCF. Il a été agent d'entretien de la voie à partir de 2008, et avait donc une expérience de 12 années. Il a travaillé sur divers sites en Alsace, notamment avant la fusion à la brigade voie de Roeschwoog. À la création du secteur début 2020, il a pris un poste d'agent de maîtrise en qualité de « technicien d'appui ». Cet emploi allie travail de bureau et travail opérationnel de maintenance sur les voies, comme la réalisation des tournées de suivi des défauts de rail. Il n'était pas un habitué de la zone de l'accident.
Le troisième agent avait également en charge une fonction d'annonceur et nous le désignerons comme le « second annonceur ». Il s'agit de l'agent grièvement blessé. Cet agent est un jeune cadre, embauché à SNCF Réseau en août 2017. Après sa formation théorique, il a été affecté début 2020 au secteur Voie de Strasbourg pour y recevoir une formation terrain en compagnonnage. Il n'occupait pas un poste particulier au sein du secteur. Concernant son rôle d'annonceur, il avait reçu la formation d'agent sécurité du personnel (ASP) qui inclut les connaissances pour cette fonction. Il avait passé avec succès les examens de la théorie et de la pratique en centre de formation. Son habilitation formelle d'annonceur devait intervenir à l'issue de sa formation terrain, dont l'intervention du 18 mars 2020 constituait l'une des mises en situation.
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Le responsable de tournée était donc un agent de voie expérimenté, tout en étant le moins gradé de l'équipe. Il connaissait le secteur. Le premier annonceur était un agent de maîtrise, plus gradé. Expérimenté également, il n'intervenait pas sur son secteur habituel. Le troisième agent était cadre, le plus gradé. Il était inexpérimenté et en formation. L'inversion entre les grades et les responsabilités que l'on peut observer dans la réalisation de la mission est une situation admise chez SNCF Réseau. La compétence des agents à réaliser la mission est privilégiée.
2.6 -
La protection du personnel vis-à-vis du risque ferroviaire
L'environnement ferroviaire se caractérise par des risques élevés pour les personnes s'y déplaçant. Le premier d'entre eux est l'impossibilité pour les trains de tenter un évitement en cas de heurt imminent. La distance d'arrêt des trains en cas de freinage d'urgence est considérablement longue en raison de la faible adhérence roue / rail. D'autres risques sont l'« effet de souffle » (déplacement d'air provoqué par la vitesse d'un train) ou le courant électrique à haute tension qui circule dans la caténaire et dans le rail pour la traction des trains. Tous ces dangers sont regroupés sous la terminologie « risque ferroviaire ». Ils conduisent à l'existence d'une politique de prévention particulièrement active auprès des personnels amenés à travailler dans les voies. Cette politique est définie par le gestionnaire d'infrastructure SNCF Réseau et fait l'objet de règlements intérieurs numérotés OP 485 et OP 486, déclinés en un référentiel du métier de mainteneur intitulé « Document métier Les bases de la Sécurité » et numéroté IN 0116 (EF0A3). C'est la version du 22 janvier 2013 de ce document qui était applicable le jour de l'accident. Nous reprenons ci-après les principales notions et règles décrites dans ce document qui entrent en ligne de compte dans la compréhension de l'accident du 18 mars 2020. La zone dangereuse Le référentiel définit une zone de risque particulière sur les voies, où le risque de heurt est présent : la « zone dangereuse ». C'est l'espace, délimité voie par voie, ou par groupe de voies, dans lequel un travailleur, l'outillage ou le matériel qu'il manipule, peuvent être heurtés ou accrochés par les véhicules ferroviaires, ou subir l'effet de souffle. Sur ligne jusqu'à 160 km/h, la zone dangereuse est délimitée par une distance de 1,50 m du rail.
Vue 6 : la zone dangereuse sur ligne classique à 160 km/h (extrait du référentiel IN 0116)
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Dans la zone de l'accident où la plateforme comprend trois voies, cette zone dangereuse se délimite de la façon visualisée sur la vue ci-dessous. L'espace entre la voie 1 (centrale) et la voie D (à gauche) permet un garage des agents.
Vue 7 : la zone dangereuse sur la plateforme de trois voies
La sécurité lors des déplacements : le cas de la traversée des voies Il est interdit, en situation courante, de cheminer dans la zone dangereuse. Néanmoins dans leurs déplacements, les agents peuvent être amenés à traverser les voies. Lorsqu'ils le font, ils doivent utiliser les passages spécialement aménagés. Lorsque de tels passages n'existent pas, le référentiel IN 0116 décrit précisément ce que les agents doivent faire. L'annexe 3 fournit un extrait du référentiel décrivant ces consignes. Nous notons particulièrement les points d'attention suivants : Consignes de traversées
« marquez l'arrêt » « écoutez » « regardez alternativement à droite et à gauche » « traversez franchement » « un seul agent à la fois effectue la traversée »
Le travail en équipe Une équipe est constituée d'au moins deux agents au travail. Les mesures nécessaires pour assurer la sécurité d'une équipe au travail, dans ou à proximité d'une zone dangereuse, sont prévues par un dirigeant lors de l'organisation préalable du travail. Elles sont mises en oeuvre en situation par un agent désigné et appelé l'« agent sécurité du personnel ». Celui-ci est clairement identifié. Il porte un passant jaune sur son gilet orange. Il doit veiller à l'application de mesures par tous les agents présents pendant toute la durée du travail. C'est, en général, le responsable du travail qui assure la fonction, et c'était le cas lors de l'accident du 18 mars 2020. Sur la zone de travail, l'agent sécurité du personnel met en place un protocole de sécurité en appliquant une ou plusieurs des mesures de sécurité suivantes décrites dans le référentiel IN 0116 :
l'interdiction de circulation sur la voie de travail, et éventuellement sur les voies contiguës ; la mise en place d'un dispositif de confinement du chantier ;
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la mise en place d'un ou plusieurs annonceurs chargés de surveiller l'approche des circulations (ou les indications d'un dispositif d'alerte automatique) et d'annoncer ces circulations par un signal sonore ; l'utilisation d'un dispositif automatique d'alerte de l'approche des circulations. Il renseigne les agents de l'équipe sur les éventuelles voies interdites à la circulation, la zone de travail de l'équipe (voies concernées, délimitation...), l'emplacement de garages à rejoindre, le rôle de chacun, les modifications des conditions susceptibles de se produire au cours du travail... Il fait effectuer en situation un essai de bon fonctionnement et de bonne audibilité du signal sonore d'annonce des circulations. L'échange de ces renseignements constitue le « briefing ». C'est un préalable à tout travail proche des voies. Le briefing est répété après chaque arrêt prolongé du travail.
Avant tout travail, l'agent sécurité du personnel accomplit les tâches suivantes :
L'annonce des circulations La protection avec annonce des circulations est requise dans de très nombreuses situations. C'est le cas pour le travail sur la plateforme au nord de Strasbourg qui comporte des voies banalisées, empruntées chacune dans les deux sens de circulations. Chaque annonceur mis en place est chargé de surveiller l'approche des circulations et de les annoncer aux agents travaillant dans la voie au moyen d'une trompe. Il n'effectue aucun autre travail. Dès qu'il annonce l'approche d'une circulation, les agents doivent interrompre le travail, quelle que soit la voie sur laquelle ils se trouvent. Une distance minimale d'annonce est calculée par l'agent sécurité pour chaque sens de circulation. Elle détermine le positionnement du ou des annonceurs. Une fiche de « Calcul de la Distance d'Annonce » (CADA) permet à l'agent sécurité de formaliser et de tracer ce calcul avant le travail. Les mesures d'interdiction des circulations Lorsque des tâches ou des travaux créent un obstacle à la circulation des trains, des mesures de protection sont à prendre pour avoir l'assurance que la zone où s'effectuent les opérations est libre de toute circulation qui ne serait pas en mesure de s'arrêter avant l'obstacle constitué par la tâche ou le travail à effectuer. Seule la mise en place de telles mesures de protection, dites d'assurance-chantier, est de nature à garantir aux agents l'absence de circulation. Le référentiel IN 0116 définit pour les chantiers deux procédés de protection (ils seront présentés plus en détail tout de suite après) :
la « Demande de Fermeture de Voie » (DFV) et, la « Garantie Équipement ».
Lorsqu'il y a obstacle aux circulations (engagement d'un matériel, remplacement d'un rail...), de telles mesures de protection sont nécessaires. En revanche, pour d'autres natures d'intervention, également exposées au risque ferroviaire mais ne constituant pas un obstacle à proprement parler en raison des possibilités de dégagement et de garage des agents, le travail peut être réalisé sous le régime d'une simple annonce. Lorsque des mesures de protection sont prises, elles ne dispensent pas toujours de la mise en place d'une chaîne d'annonce, des voies contiguës ou proches du chantier pouvant être en circulation.
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La Demande de Fermeture de Voie (DFV) Des échanges ont lieu entre l'agent en charge de la conduite des travaux, appelé pour cette tâche le « responsable de planche travaux » (RPTx), et l'agent circulation du poste d'aiguillage concerné par l'accord de la demande. Ils se font selon un formalisme et une traçabilité précise. Ils ont lieu lors de la demande et lors de la levée de la protection avant reprise de la circulation. L'agent RPTx remplit à cette occasion le « carnet de DFV » qui lui a été assigné (sans être exclusivement personnel toutefois) et qui comporte trois phases à renseigner et tracer : la demande (D), l'accord (A) et la restitution (R). L'annexe 4 fournit un feuillet vierge extrait du carnet type. Le procédé DFV repose sur :
des mesures d'interdiction de circulation prises par l'agent circulation, destinées à empêcher que des circulations soient dirigées vers le domaine où s'effectuent les travaux ; et en général, la mise en oeuvre par le service de maintenance d'un « bouclage », destiné à pallier d'éventuelles lacunes de protection de la partie de voie ou une erreur de localisation (procédure avec éventuel dispositif de shuntage, commutateur de protection...)
Nous verrons plus loin que c'est cette mesure de protection qui aurait dû être prise le matin de l'accident. Dans ce cas, la fonction de RPTx revenait à l'agent responsable de la tournée. La Garantie Équipement Pour cette protection, des échanges sont également formalisés entre l'agent de maintenance et l'agent circulation. Le procédé repose toutefois exclusivement sur des mesures à la charge des agents de maintenance. Ce procédé n'avait pas été envisagé pour les opérations concernant le présent accident. Il ne sera pas développé plus avant. Les échanges et communications avec le poste d'aiguillage Le référentiel IN 0116 prescrit des échanges et communications formalisés et clairs, ainsi que la demande de répétition en cas d'incompréhension. Il formule plusieurs règles à appliquer pour communiquer en sécurité : Règles pour les communications de sécurité
s'identifier identifier son correspondant utiliser le vocabulaire de sécurité dire « Terminé » pour clore une communication, et auparavant s'assurer que le correspondant a bien compris ce qui lui a été dit
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2.7 -
La météorologie du 18 mars 2020
Mercredi 18 mars 2020, le soleil s'est levé à 7 h 36. En début de matinée, il faisait 9 °C et le ciel était presque dégagé avec quelques nuages. La météo est restée identique jusqu'à midi avec une hausse des températures. Il y a eu peu de vent et aucune précipitation. La visibilité était bonne. À 9 h 37, la température était de 14 °C. Le soleil était 19° au-dessus de l'horizon, orienté sud-est-est. Le train venait dans la direction opposée par rapport aux agents de maintenance (nord-nord-ouest), sans contre-jour donc pour les agents sur le train. Pour le conducteur du train, les agents de maintenance étaient en revanche en contre-jour.
Vue 8 : le positionnement du soleil lors de l'accident (soleil en jaune cerclé en rouge)
2.8 -
Le contexte de crise sanitaire en mars 2020
Mars 2020 correspond au début de la crise sanitaire mondiale provoquée par la pandémie de Covid-19. En France, afin de lutter contre la propagation de l'épidémie, le gouvernement a mis en place une réduction des mouvements de population conduisant à un confinement sévère. Les Français ont dû regagner leur domicile avant le 17 mars 2020 et ce jour-là, veille de l'accident, à partir de midi, les déplacements ont été limités au strict nécessaire : courses alimentaires, soins et travail quand un télétravail n'était pas possible. La région Grand Est, dont Strasbourg est la préfecture, est la région qui a vu éclore l'épidémie de Covid-19 en France conduisant à une forte anxiété de sa population. Un ensemble de mesures dites « gestes barrières » a été mis en place concomitamment. Il s'agit principalement du nettoyage régulier des mains (au savon, au gel hydroalcoolique ou aux lingettes désinfectantes) et de mesures de distanciation sociale (comme la réduction du nombre d'agents dans les véhicules). Le port du masque n'était pas encore obligatoire en raison d'une pénurie en ce début de pandémie. Les équipes de maintenance du gestionnaire d'infrastructure ont été placées en chômage technique le 17 mars puis ont repris une activité le 18. Les tâches ont été limitées aux seules tournées de surveillance obligatoires. Certains personnels étaient indisponibles en raison de contraintes familiales. Deux équipes, constituées pour l'occasion, furent engagées à des horaires différents afin d'éviter les contacts entre elles. La circulation des trains était très limitée. Une dizaine de trains ont circulé le matin du 18 mars entre 8 h et 10 h au nord de Strasbourg. Ils sont une trentaine en période normale. Ces trains étaient assurés en général sans contrôleur à bord. Le TER 835 015 a fait exception.
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3 - Compte rendu des investigations effectuées
3.1 Les résumés des déclarations et témoignages
Les résumés des témoignages présentés ci-dessous sont établis par les enquêteurs techniques sur la base des déclarations, orales ou écrites, dont ils ont eu connaissance. Ils ne retiennent que les éléments qui paraissent utiles pour éclairer la compréhension et l'analyse des événements et pour formuler des recommandations. Il peut exister des divergences entre les différents témoignages recueillis ou entre ceux-ci et des constats ou analyses présentés par ailleurs.
3.1.1 - Les déclarations du conducteur du TER 835 015
Le conducteur est affecté au dépôt de Strasbourg, ville dans laquelle il a effectué toute sa carrière ferroviaire. Il conduit les trains depuis 10 ans. Il est autorisé à conduire des matériels modernes, autorails, automotrices et locomotives, qu'ils soient électriques ou thermiques. Il est certifié pour la vitesse de 200 km/h. Le mercredi 18 mars 2020 est son 3 e jour consécutif de travail. Il a embauché à 5 h 30. Il a sorti une rame Régiolis du dépôt et a assuré un premier train de Strasbourg à Nancy. À Nancy, après une coupure, il revient vers Strasbourg sous le numéro de TER 835 015. C'est le deuxième jour de confinement, le service des trains est réduit. Tous les signaux rencontrés sont « à voie libre », montrant l'absence de conflit avec d'autres trains. Le train circule et dessert les arrêts à l'heure. Il a desservi la gare de Brumath, son dernier arrêt avant Strasbourg. À Vendenheim, le tableau indicateur de vitesse (TIV) à distance et mobile de 120 km/h lui est présenté, lui indiquant qu'il va changer de voie et que son train est dirigé sur la voie D. L'emprunt de la voie D est régulier pour les missions TER de Nancy à Strasbourg. Dès qu'il dégage l'aiguille d'accès à la voie D, le conducteur effectue une reprise de vitesse. Puis, comme le train est à l'heure, il laisse rouler sans tractionner. Au poste d'Hausbergen, il y a un TIV à distance fixe cette fois de 120 km/h. Le conducteur freine pour respecter la vitesse à la pancarte d'« exécution » qui est portée par le carré suivant. Puis s'ensuit un autre TIV à distance fixe de 90 km/h fixe. Le conducteur freine à nouveau pour réduire la vitesse, en anticipant. Le conducteur acquitte le TIV à distance de 90 km/h. Il regarde alternativement son visualisateur de vitesse sur le tableau de bord et dehors afin de surveiller la voie. Il freine modérément au frein électrique ce qui est peu bruyant. Le Régiolis est d'ailleurs un matériel très silencieux. Devant lui se présente une courbe serrée à gauche. Il y a de nombreux poteaux de caténaire. C'est un endroit très dense avec de nombreux éléments à surveiller : les signaux, la vitesse du train, la voie et son environnement. Il a le soleil en face et le pare-soleil est bas. En sortant de la courbe à gauche, le conducteur voit trois personnes groupées traversant la voie devant son train. Il déclenche immédiatement un freinage d'urgence et entend un choc. Il a identifié que ce sont des agents SNCF, regroupés et qu'ils ont tenté de s'écarter. Aussitôt, il commande le signal d'alerte lumineux et le signal d'alerte radio 4. Dès
4 Le signal d'alerte lumineux est le clignotement des projecteurs du train, indiquant aux circulations de sens inverse un danger immédiat, et leur ordonnant de s'arrêter. Pour l'alerte radio, voir nota 1. 18
l'arrêt obtenu au PK 499,7, il fait part de la situation par la liaison GSM-R au poste d'aiguillage de Strasbourg. Concernant le sifflet, le Régiolis dispose d'une commande au pied que le conducteur du TER a l'habitude d'utiliser. Il se souvient avancer la jambe pour presser la commande au sol, néanmoins il n'a pas de souvenir quant à l'aboutissement de cette action. Par la suite la contrôleuse vient le voir en cabine : elle a vu une personne se relever sur la voie. Le conducteur étant par ailleurs pompier volontaire, il se porte au secours des agents heurtés.
3.1.2 - Les déclarations de la contrôleuse du TER 835 015
La contrôleuse du train assure cette fonction depuis une dizaine d'années. Le mercredi 18 mars 2020 est une « petite » journée : elle assure uniquement un aller-retour Strasbourg Nancy. Il y a peu de clients. Elle a échangé avec le conducteur à Strasbourg au départ, puis à Nancy avant le retour. Lors du trajet retour, elle s'est installée dans la cabine de conduite à l'arrière du train, conformément aux directives « Covid-19 » qui lui ont été données, et qui lui demandent de ne pas se mêler aux voyageurs. Avant l'arrivée à Strasbourg, elle rassemble ses affaires, se préparant à l'arrivée. C'est alors qu'elle ressent le train freiner vivement et s'arrêter. Elle pense à des signaux fermés car elle n'a pas entendu le sifflet. Elle n'a aussi perçu aucun bruit, ni aucun choc. Elle utilise l'intercommunication avec le conducteur afin de recueillir des informations. Sans réponse de celui-ci, elle fait les annonces aux voyageurs pour l'arrêt en pleine voie et l'absence de renseignement sur le motif de l'arrêt. Puis le conducteur ne répondant toujours pas à ses appels, elle entreprend de se rendre en cabine avant. Alors qu'elle s'apprête à quitter la cabine arrière, elle voit des gilets orange sur la voie. Une personne est debout, agitée, utilisant son téléphone. La contrôleuse se rend en cabine avant. Lors de sa traversée de la voiture de tête, des personnes lui indiquent « on a heurté un chantier ». Le conducteur lui confirme que ce sont trois agents SNCF. La contrôleuse retourne vers les clients pour les informer que la situation va les immobiliser un temps long.
3.1.3 - Les déclarations du premier annonceur de l'équipe de maintenance
La veille, le 17 mars, l'agent est resté à la maison, conformément à la demande de sa hiérarchie. Comme il était d'astreinte, il a cependant effectué deux sorties pour aider un agent du service électrique. Le mercredi 18 mars, il a été commandé pour assurer une mission d'annonceur dans le cadre de tournées des voies et de tournées des appareils de voie. Il allait pour la 1 re fois sur ce site en tant qu'annonceur. Il fallait pallier les absences liées aux mesures de confinement. Il avait les pré-requis pour tenir la fonction ainsi que celle d'agent Sécurité qu'il pratiquait habituellement, exécutant des tournées préventives sur défaut de rail. Ce jour-là, les tournées étaient à faire d'abord sur des appareils de voie sur la ligne vers Molsheim, dite ligne 18 au sud de Strasbourg, puis sur les voies 1, 2 et D au nord de Strasbourg. L'équipe était constituée de l'agent en responsabilité de la tournée et de deux
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annonceurs dont lui-même. C'est le responsable de tournée qui assurait la fonction d'agent sécurité du personnel. Il le connaissait depuis 2002 et avait travaillé avec lui. Il a embauché à 7 h 15 à la brigade avec un briefing de leur hiérarchique. Celui-ci leur a défini le programme et indiqué d'effectuer les tournées au nord sous « demande de fermeture voie » (DFV), à demander au poste de Strasbourg. Les tournées des appareils de voie sur la ligne 18 se sont effectuées sans élément notable. L'équipe n'a vu aucun train circuler. Comme ils étaient trois, leurs déplacements étaient organisés avec deux véhicules afin de respecter les directives de confinement de n'avoir que deux personnes par véhicule. Un véhicule transportait les deux annonceurs et l'autre le responsable de tournée. Lorsque l'équipe est repassée par le « Bastion », après la première tournée, une seconde équipe travaillant ce matin a demandé un échange de véhicules : l'équipe de nos agents disposait en effet de deux grands véhicules permettant une plus grande distanciation sociale intérieure pour deux personnes. L'échange a été fait avec le véhicule du responsable. Mais le responsable s'est ensuite aperçu que son carnet de DFV était resté dans son véhicule prêté pour l'occasion et s'en est plaint. Ils n'avaient pas d'autre carnet. Au début de la seconde tournée, le responsable a téléphoné au poste d'aiguillage pour connaître les trains en circulation et communiquer son numéro de téléphone afin d'être avisé de l'arrivée d'un éventuel train. Puis il a organisé le chantier. La tournée était à faire vers le nord, sur les voies 1 et 2. Le responsable de tournée a précisé, après l'échange avec le poste, que les signaux étaient fermés. Il a utilisé l'ardoise CADA pour déterminer les distances d'annonce. Le premier annonceur annonçait les trains venant du nord, c'est-à-dire venant face à l'équipe, celle-ci remontant vers le nord. Le second annonceur annonçait les trains venant du sud, c'est-à-dire arrivant dans le dos de l'équipe. Faire le travail sous annonce alors qu'il est prévu être fait sous DFV n'a pas créé de sentiment de danger chez l'annonceur. Le premier annonceur commente ainsi la situation vécue : « les TSP se font sous annonce ou sous DFV obligatoire. La DFV est obligatoire sur les voies 1,2 et D. En temps normal (hors confinement), la DFV est de principe car il y a trop de trains. Ce jour-là mercredi 18 mars, on n'était pas pressé. Si le responsable avait eu un carnet de DFV, la procédure aurait demandé une dizaine de minutes de plus. Le confinement créait une situation particulière avec peu de trains qui nous a amenés à ne pas rappeler l'autre équipe pour qu'elle ramène le carnet de DFV ». Arrivés au PK 499,4, c'est la fin de la tournée des voies 1 et 2. L'équipe se trouve alors entre les voies 1 et D. Le responsable téléphone au poste avec son portable pour indiquer que, d'une part le travail sur les voies 1 et 2 est terminé, et que, d'autre part le retour se fera par l'inspection de la voie D jusqu'aux quais de la gare de Strasbourg. L'annonceur n'entend toutefois pas les échanges entre le responsable de tournée et le poste. À la fin de la conversation téléphonique, celui-ci a indiqué aux deux annonceurs : « On a de la chance, il n'y a pas de train avant 11 h ». Le briefing préalable à la tournée, notamment pour attribuer les missions d'annonceurs, allait être fait en zone de garage au début de la zone de travail voie D, côté extérieur de la plateforme qui est plus large. Pour s'y rendre, l'équipe devait traverser la voie D. Le TER 835 015 est alors arrivé et a heurté l'équipe. L'annonceur est touché à l'épaule gauche et est éjecté. Il a perdu ses lunettes mais a pu se relever et marcher. Il est d'abord allé voir l'autre annonceur qui était à terre conscient, blessé en plusieurs endroits du corps. Il est ensuite allé voir le responsable de tournée et a constaté qu'il ne bougeait plus. Il a appelé le poste, les secours (le 15), puis son hiérarchique.
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3.1.4 - Les déclarations du second annonceur de l'équipe de maintenance
Le mercredi 18 mars 2020, l'agent a pris son service à 7 h 15. Le hiérarchique a alors fait le briefing de l'équipe pour la journée en décrivant une tournée au sud sur des appareils de voie et deux tournées au nord sur les voies 1, 2 et D. La tournée sur aiguillages au sud s'est faite sous annonce. Le responsable de tournée, qui était agent sécurité du personnel, a utilisé la fiche CADA. La DFV n'était pas obligatoire pour le travail dans les voies au sud. Après la première tournée, il y a eu l'échange des véhicules avec l'autre équipe au « Bastion ». Le responsable de tournée s'est plaint par la suite de la perte de son carnet de DFV. Au début de la tournée au nord sur les voies 1 et 2, le responsable a téléphoné à l'agent circulation au poste puis il a fait le briefing et distribué les missions à chacun. Comme second annonceur, il surveillait les trains en provenance du sud. Il a entendu au briefing du matin que la tournée devait être réalisée dans cette zone sous DFV mais, étant jeune, il estime ne pas avoir le recul nécessaire pour juger du bien-fondé de la méthode finalement utilisée, et le faire remarquer. Ils ont commencé à cheminer vers le nord. Les deux voies sont inspectées par l'agent en charge de la tournée en simultané. L'équipe est alors arrivée au PK de fin de tournée. Elle se situait dans l'entrevoie, entre la voie 1 et la voie D. Par son portable, le responsable a appelé le poste pour dire que le travail sur les voies 1 et 2 était fini et pour demander quelles étaient les prochaines circulations sur la voie D. À la fin de la communication, le responsable a annoncé qu'il n'y avait rien jusqu'à 11 h. L'équipe a alors traversé la voie D, tous en même temps, pour aller effectuer le briefing. Ce fut l'accident. Le second annonceur n'a pas entendu le train, ni arriver, ni siffler. Il a été heurté sur le côté gauche du corps alors qu'il descendait la banquette 5. Blessé grièvement, il est resté conscient mais n'a pu se relever. Il a été évacué vers l'hôpital par les secours.
3.1.5 - Les déclarations de l'agent d'appui au dirigeant de proximité
L'agent d'appui au dirigeant de proximité (A-DPX) a été embauché à la SNCF en 2002 en qualité d'agent voie. En 2016, il a réussi l'examen d'accès à la maîtrise. Depuis janvier 2020, il assure l'appui au dirigeant dit de proximité, responsable du secteur maintenance voie de Strasbourg. Ce dernier était en congé à la date de l'accident et il le remplaçait. Le mardi 17 mars, afin de respecter les directives, l'unité de production dont il dépendait a décidé de limiter le travail aux seules tournées de surveillance. Il a alors scindé le personnel du secteur en deux équipes avec des tableaux de service différents pour éviter les croisements. Il a appelé chaque agent du secteur afin de l'informer sur la reprise du travail le lendemain, des mesures à respecter, du nouveau tableau de service, et il a recueilli la situation de chacun concernant sa présence ou non sur le lieu du travail en fonction des contraintes personnelles. Le mercredi 18 mars, l'A-DPX a embauché à 6 h 40 au local du secteur. Il a préparé l'équipement « Covid-19 » prévu alors, à savoir pour chaque équipe : savon, eau, papier et lingettes désinfectantes. À 7 h 15, les agents de la première équipe (celle accidentée) sont arrivés. À 7 h 25, il a fait le briefing. Il leur a rappelé les gestes barrières à respecter, indiquant qu'il y aurait
5 La banquette désigne le flanc du talus du ballast d'une voie ferrée. 21
deux agents au maximum par véhicule, donc deux véhicules par équipe. Il a ensuite présenté la consistance de trois tournées à réaliser (voie 1 et 2 au nord, voie D au nord, et appareils de voie sur ligne 18) sans indiquer l'ordre chronologique de réalisation des tournées, cet ordre étant laissé à l'appréciation du responsable de tournée. Il a expliqué que pour les tournées, les DFV seraient accordées par le poste d'aiguillage compte tenu de la réduction du trafic, qu'un accord avait été établi la veille entre les deux établissements maintenance et circulation à cet effet. Il leur a montré la note de l'établissement stipulant cet accord. Il les a quittés vers 7 h 50 en leur rappelant d'appeler le poste pour demander les DFV. À partir de 8 h 10, il a accueilli la seconde équipe et a répété les mêmes consignes. La seconde équipe est repartie vers 8 h 35. À 9 h 39, il a reçu un appel du premier annonceur l'informant du heurt de la première équipe.
3.1.6 - Les déclarations de l'agent circulation du poste d'aiguillage
L'agent circulation était entré à SNCF Réseau dans le cadre d'une formation en alternance en 2016. Au jour de l'accident, il est agent de maîtrise titularisé en qualité d'agent circulation de remplacement. Il intervient dans le poste de Strasbourg depuis novembre 2017 et est habilité à l'emploi depuis un an. Le mercredi 18 mars 2020, deuxième jour du confinement, il a pris son service à 5 h 30. Les emplois étaient réduits. Le poste d'aiguillage était tenu par quatre agents au lieu de sept. La journée était calme. Le service était restreint. Les installations n'étaient impactées par aucun dérangement. Il n'y avait aucune procédure de travaux en cours. Les itinéraires de train se traçaient automatiquement par la programmation. L'agent circulation supervisait les secteurs de circulation « Nord » et « Vendenheim ». Vers 9 h, deux équipes d'agents de maintenance travaillaient sur sa zone. L'une entretenait un signal et les itinéraires associés, demandant au poste d'effectuer des commandes d'itinéraire. Concernant l'autre équipe, un de ses agents l'avait appelé vers 9 h. Il ne le connaissait pas. Cet agent de maintenance l'avait l'informé de son souhait de faire des vérifications sur les voies 1 et 2 vers le nord, vérifications sans impact sur les circulations. Cet interlocuteur s'était enquis des circulations. Il n'a pas abordé de demande de fermeture voie (DFV). L'agent circulation a alors regardé le tableau de suivi des trains et a vu qu'il y avait deux circulations prévues sur la voie 1 vers 9 h 30 et rien sur la voie 2 avant 10 h 48. Il en a informé son interlocuteur. Vers 9 h 35, l'agent de maintenance l'a appelé à nouveau. Il lui a dit avoir fini la vérification sur les voies 1 et 2 et qu'il lui restait à le faire sur la voie D. Il s'est enquis des circulations sur la voie D. L'agent circulation lui a répondu qu'un train était en train de circuler, que le prochain n'arrivait à Strasbourg qu'à 11 h 05 et qu'il y avait donc de la marge. L'agent de maintenance n'a pas abordé de DFV. Trois minutes plus tard, une alerte radio a retenti dans le poste. Un conducteur a signalé avoir heurté trois agents. L'agent circulation n'a à ce moment pas fait le lien avec l'équipe de l'agent avec lequel il venait de s'entretenir. Il a pris les mesures de protection de la zone de l'accident. Le chef circulation qui l'encadrait a appelé les secours. La dirigeante de proximité des agents du poste, qui était présente dans le poste en ce début du confinement, a rapidement eu des informations quant aux agents concernés par l'accident. Elle a décidé de relever l'agent circulation à titre conservatoire.
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3.2 -
L'examen des données de l'enregistreur de bord du train
Les rames Régiolis sont équipées d'un enregistreur d'acquisition et de traitement des évènements de sécurité en statique (enregistreur ATESS) qui sauvegarde les paramètres de conduite tout au long du trajet. Le relevé graphique de l'enregistrement du TER 835 015 est donné sur la vue suivante.
Vue 9 : graphique ATESS du TER 835 015
Les données permettent de reconstituer les derniers évènements de conduite suivants (T0 est l'instant estimé du heurt) :
À 9 h 36 min 12 s (T0 48 s) : passage d'un tableau indicateur de vitesse à distance annonçant une limitation de vitesse à 120 km/h (TIV 120)6, acquitté par le conducteur. Celui-ci freine et respecte la vitesse, 460 m en amont de la pancarte d'exécution. À 9 h 36 min 58 s (T0 2 s) : passage d'un nouveau tableau indicateur de vitesse à distance annonçant une limitation à 90 km/h (TIV 90) situé au PK 499,240, qui est acquitté. Le freinage a été anticipé. Le TIV à distance est passé à 102 km/h, avec un freinage toujours en cours. Ce TIV à distance est situé à l'aplomb du carré C 1022, à courte distance de la zone où se situaient les agents de maintenance. À 9 h 37 min 00 s (T0) : action à 96 km/h sur le frein d'urgence. À 9 h 37 min 02 s (T0 + 2 s) : déclenchement du signal d'alerte radio et du signal d'alerte lumineux. À 9 h 37 min 24 s (T0 + 24 s) : arrêt du train. L'arrêt est obtenu en 24 secondes et 340 mètres.
Ces données permettent plusieurs constatations. 1. Lorsque le conducteur passe le TIV 90 à distance qui précède de peu l'accident, il a anticipé le freinage et celui-ci est toujours en cours. 2. Juste avant le TIV, son attention est retenue par l'observation du signal. Comme le veut la règle de conduite, « il ne doit pas s'en désintéresser [du signal] tant qu'il ne l'a pas franchi ». Le TIV est à visibilité réduite comme l'indique la présence de « mirlitons » d'approche avec 3 bandes, 2 bandes, puis 1 bande (voir vue ci-après). L'attention du conducteur est bien accaparée sur la droite et n'est pas tournée vers la voie au loin devant de lui. Qui plus est, la voie est en courbe à gauche et la présence d'un signal à gauche pour la voie adjacente, et de multiples poteaux caténaires, lui gêne la visibilité.
6 Le tableau indicateur de vitesse (TIV) donne un ordre de vitesse limite. Il est d'abord « à distance », c'est-àdire qu'il pré-annonce la limitation de vitesse, puis d'exécution à l'entrée dans la zone de vitesse limitée. 23
Vue 10 : vision du conducteur en approche du TIV 90 à distance (vue vers Strasbourg)
3. Après le franchissement du TIV, et acquittement de celui-ci, son attention se retourne vers la voie devant lui. Il déclenche le freinage d'urgence, 2 secondes après le passage du TIV. À 100 km/h (soit 28 m/s), cela correspond à une distance de 60 m. Le heurt (au PK 499,330) se situe 30 m après. 4. Les gestes d'urgence du conducteur ont été corrects : freinage d'urgence puis déclenchement immédiat du signal d'alerte radio et du signal d'alerte lumineux. Le conducteur n'a toutefois pas fait usage du sifflet. Dans le court instant qu'il a eu avant le heurt, il a, par réflexe, privilégié le freinage d'urgence à une vitesse estimée à 96 km/h.
Vue 11 : vue du train arrivant. À gauche et de dos, le TIV 90 acquitté.
(vue en direction opposée à Strasbourg) 24
3.3 -
L'enregistrement des conversations téléphoniques
Le poste d'aiguillage de Strasbourg dispose de l'enregistrement automatique des communications radio et téléphone. Compte tenu de l'incertitude sur l'information réellement échangée entre le responsable de la tournée et l'agent circulation lors de leurs deux conversations, ces enregistrements ont été exploités. Nous donnons ci-après la retranscription exacte et intégrale des deux enregistrements. Suit une analyse du contenu de ces conversations. Le premier échange s'est tenu à 9 h 03 avant la tournée sur les voies 1 et 2. Le second s'est tenu à 9 h 36 après cette tournée et immédiatement avant l'accident.
3.3.1 - Premier échange à 9 h 03
Le dialogue est retranscrit fidèlement à partir des enregistrements. 1 agent de maintenance : 2 agent circulation : 3 agent de maintenance : 4 agent circulation 5 agent de maintenance : 6 agent circulation 7 agent de maintenance : 8 agent circulation : 9 agent de maintenance : 10 agent circulation : 11 agent de maintenance : 12 agent circulation : 13 agent de maintenance : 14 agent circulation : 15 agent de maintenance : 16 agent circulation : 17 agent de maintenance : 18 agent circulation : « Salut, c'est [prénom] de la brigade de Strasbourg. » « Salut. » « Écoute, je t'appelle, car on est en train de faire des tournées sur la voie 1 et la voie 2 de la ligne de Paris. » « Oui. » « Je voudrais savoir c'est quoi les prochains trains que tu as ? » « Voie 1 et voie 2, c'est à quel niveau ? » « Écoute, c'est entre le 501,080 et le 499... » « C'est quoi les PK ? » « 300. » (silence de 8 secondes) « Donc ça, c'est à... » « C'est tout de suite à la sortie... » « Sortie de quoi ? Parce que moi, je fais Vendenheim et Nord là aujourd'hui. » « ... Comment t'expliquer ça... » « C'est à la sortie de Strasbourg ? » « Oui. Voilà, c'est au 501 si tu veux » « C'est un carré ? » « 501 jusqu'à Hausbergen quoi. » « 501. Parce que j'ai un train sur la voie D, là. Il va rouler sur la voie D. Et sur les rapides... sur les voies rapides, j'ai dans 30 minutes... » « Dans 30 minutes tu as un TGV ? » « ... Oui j'ai... un Wissembourg qui vient là... sur la voie rapide et un TGV qui vient de Mommenheim, ensuite quoi... » « Donc sur la voie 1, alors il passe. » « Sur la voie 1 oui. Sur la voie 2, j'ai un départ à 10 h 43. »
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19 agent de maintenance : 20 agent circulation :
21 agent de maintenance : 22 agent circulation :
23 agent de maintenance : 24 agent circulation : 25 agent de maintenance : 26 agent circulation : 27 agent de maintenance : 28 agent circulation : 29 agent de maintenance :
« 10 h 43, voie 2 ? » « Oui, voie 2 rapide. » « Et t'as rien d'autre ? » « Non. J'ai rien d'autre avant. » « Oui, ben super. Je vais rester sur la voie 2 alors. Ok, écoute je te laisse mon numéro. » « Oui. » « Si jamais tu as quelque chose... Je me promènerai alors dans cette voie 2. Comme ça, ça nous mène jusqu'à 10 h 43. » « Oui ça marche. Je te rappelle. » « Si jamais, tu as quelque chose de, d'imprévu ou quelque chose, tu peux m'appeler alors. » « Donc, sur les rapides voie 2. C'est ça ? » « Voie 2 » « Tu es entre Strasbourg et Vendenheim, on est d'accord ? » « Oui, ou Hausbergen. Hausbergen, je ne vais pas plus loin que Hausbergen. » « Oui, oui. Ça marche. » « Je te donne [numéro de téléphone]. « Attends juste un instant. » (répétition du numéro de téléphone.) « Ça marche, et il n'y a pas de répercussion. Tu mets une zone au rouge, ou quelque chose ? » « Non, non, non, non. Je fais juste une tournée à pied. » « Ok. Une tournée à pied, ça marche, sur la voie 2, je t'appelle si jamais j'envoie quelque chose avant. » « Super. » « 10 h 43, hein ? » « D'accord, 10 h 43. Merci beaucoup. » « Allez, A+ » « A+ »
30 agent circulation : 31 agent de maintenance : 32 agent circulation : 33 agent de maintenance : 34 agent circulation : 35 agent de maintenance : 36 agent circulation : 37 agent de maintenance : 38 agent circulation :
39 agent de maintenance : 40 agent circulation : 41 agent de maintenance : 42 agent circulation : 43 agent de maintenance : 44 agent circulation : 45 agent de maintenance :
La conversation dure 3 min 10 s. Analyse du contenu informationnel de la conversation Au cours de cette conversation le responsable de l'équipe de maintenance fait part à l'agent circulation qu'il réalise une tournée qui concerne la voie 1 et la voie 2, à la sortie de Strasbourg vers Hausbergen. Il s'enquiert des circulations passant sur le secteur. Le dialogue ne concerne pas la mise en oeuvre d'une procédure de sécurité définie (demande de protection de type DFV par exemple). Ce dialogue est informatif. Il ne peut en conséquence pas être qualifié de « communication de sécurité » bien que les informations échangées puissent dans leur nature prendre cette qualité.
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Il conduit pour autant à la mise en place d'un pseudo-dispositif de protection pour l'agent de maintenance qui sort de toute procédure. Les points suivants peuvent être relevés : 1. Le langage utilisé n'a pas la rigueur et la robustesse exigées pour un dialogue garantissant une communication sûre. La qualité de dialogue à adopter pour une conversation sûre est cadrée. Ce cadre est notamment rappelé dans les référentiels IN 0116 du mainteneur (fiche 41 06 sur l'utilisation des téléphones - voir fin du § 2.6) et DC 7202 des agents circulation (guide des communications et des formulaires). Ces référentiels précisent les formulations à adopter. Plusieurs écarts peuvent être relevés lors de la conversation qui sont précisés dans le tableau ci-après.
Prescriptions de l'IN 0116 (les bases de la sécurité) et du DC 7202 (guide des communications) Conversation entre l'agent de maintenance et l'agent circulation
Transmission réciproque de la parole : « à toi ».
Les deux interlocuteurs se coupent la parole à plusieurs reprises. Le terme « à toi » n'est jamais employé.
Reformulation de l'information donnée : Les informations sont presque toujours « reçu, je collationne... » ou « tu m'as uniquement acquiescées ou infirmées : bien dit... ». « oui », « non », « super ». Elles sont peu souvent répétées et incomplètement lorsqu'elles le sont. Confirmation que le message collationné est conforme au message reçu : « correct » ou « bien reçu », et corrélativement correction lorsqu'il ne l'est pas : « erreur, je répète... ». La confirmation que l'information reformulée est correcte et les corrections sont approximatives. La confirmation est faite uniquement sur deux informations à savoir « un train voie 2 » et « à 10 h 43 ».
2. Les deux agents éprouvent des difficultés à se comprendre. La première difficulté porte sur le lieu de l'intervention, mais elle semble surmontée : « sur la voie 2... entre Strasbourg et Vendenheim ». La deuxième difficulté porte sur les circulations en présence. Plusieurs informations sont données par l'agent circulation. L'agent de maintenance ne semble retenir que le passage d'un TGV voie 1 et rien sur la voie 2 avant 10 h 43, passant finalement sous silence le reste. La troisième difficulté porte sur la nature de l'intervention de maintenance. L'agent circulation ne comprend pas vraiment en quoi consiste l'intervention. Mais il finit par se contenter de savoir qu'il s'agit d'une « tournée à pied » sans reformuler que l'agent qui s'adresse à lui compte marcher dans les voies et sans l'interroger sur la mise en place d'une mesure de protection. 3. Les deux agents mettent en place implicitement une pseudo-mesure de protection qui n'entre dans aucun cadre prescrit. L'échange entre les deux agents conduit l'agent circulation à promettre l'absence de circulation sur la voie 2 jusqu'à 10 h 43 et, à la suite de la communication du numéro de téléphone, à promettre de prévenir s'il y avait un changement. Cette disposition s'apparente de facto à une mesure de protection pour la sécurité du personnel vis-à-vis
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des circulations en dehors de toute procédure, c'est-à-dire entre autre sans mise en place de clef de protection. Concernant ces remarques, le BEA-TT pointe que la rigueur du dialogue est dans l'ensemble en deçà de nombreux autres dialogues enregistrés qui ont pu être examinés dans le cadre d'enquêtes menées sur d'autres accidents. Une action d'observation des pratiques des opérateurs par les managers, et de correction de ces pratiques, serait à envisager. Le BEA-TT remarque également que la qualité de ces dialogues peut être, de façon privilégiée, tirée vers le haut par les agents circulation participant à ces dialogues, car ces agents sont issus de la filière transport-mouvement, filière par excellence du métier rigoureux de la sécurité.
3.3.2 - Second échange à 9 h 36
Le dialogue est retranscrit fidèlement à partir des enregistrements. 46 agent de maintenance : 47 agent circulation : 48 agent de maintenance : 49 agent circulation : 50 agent de maintenance : 51 agent circulation : 52 agent de maintenance : 53 agent circulation : « C'est [prénom] de nouveau. Je t'ai appelé pour la voie 1 et la voie 2 de la ligne 1. » « Oui, oui. » « Écoute, c'est bon, je suis arrivé au bout. » « Ok. » « Par contre, il faudrait que je revienne par la voie D ? » « La voie D, oui. » « Tu as quelque chose qui roule sur la voie D ? » « Sur la voie D, attends, il y a un train qui roule là... Je regarde... » (blanc de 8 secondes) « Voie D, écoute le prochain train qui vient, il est à... sur la voie D. Arrivée à Strasbourg 11 h 05. Du coup, oui tu as de la marge. » « Ah ! Oui, oui. » « Sur la voie D, on est d'accord ? » « Ok. La voie D, oui... Pour moi, la voie 1 et la voie 2, je ne circule plus dedans. » « Ok. Oui, ça va. » « Écoute je vais sur la voie D, je te remercie alors. » « Ca marche. Allez, salut. » « Allez à plus. Salut. »
54 agent de maintenance : 55 agent circulation : 56 agent de maintenance : 57 agent circulation : 58 agent de maintenance : 59 agent circulation : 60 agent de maintenance :
La conversation dure 1 min 03 s. Analyse du contenu informationnel de la conversation Ce dialogue est dans la continuité du précédent. Il en contient les mêmes difficultés. L'agent circulation donne l'information de la présence de deux trains, l'un roulant « là » et l'autre arrivant à 11 h 05 ce qui laisse une marge pour l'intervention.
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L'information n'est ni répétée, ni confirmée, ni corrigée, hormis la désignation de la voie D. On comprend a posteriori de l'accident que l'agent de maintenance a, par méprise dans l'interprétation des propos, omis l'information capitale concernant le premier train à rouler. Il ne semble avoir retenu qu'une information : « le prochain train qui vient, il est... sur la voie D... à 11 h 05 ». Les deux agents de plus ne sont pas explicites sur le maintien de la disposition précédente qui visait à informer l'agent de maintenance des évènements.
3.4 -
Le dépouillement du graphique de circulation des trains
Le tracé des trains, selon l'espace et le temps, est enregistré sur un graphique nommé « Galite », utilisé pour la régulation des trains (voir vue ci-dessous). Celui-ci peut être théorique avec le service prévisionnel à exécuter, ou réel en fonction de l'enregistrement en temps réel du passage des trains à des bornes disposées sur leur trajet. La vue ci-dessous donne le graphique « Galite » réel des trains ayant circulé le jour de l'accident dans les deux sens de circulation entre Strasbourg et Lunéville (situé près de Nancy) - en ordonnée -, sur la période de 8 h 30 à 10 h 30 - en abscisse.
Vue 12 : graphique « Galite » réel des trains
L'agent circulation travaille pour sa part au moyen d'un Tableau de Succession des Trains (TST) qui est une transcription papier des informations de circulation des trains. Le tableau utilisé par l'agent le 18 mars 2020 est fourni sur la vue ci-après. Les trains surlignés en rouge et jaune sont ceux supervisés par l'agent. Le TER 835 015 est encadré en rouge.
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Vue 13 : tableau de succession des trains de l'agent circulation (entre 8 h et 11 ) 30
La portion des voies 1, 2 et D inspectée par l'équipe de maintenance correspond à la partie haute du graphique « Galite » (vue 12) au-dessus de la ligne « Mundolsheim » qui est un arrêt situé au droit de la zone nord du triage d'Hausbergen. Les deux appels téléphoniques entre le responsable de tournée et l'agent circulation ont eu lieu à 9 h 03 et à 9 h 36. Nous retranscrivons dans le tableau suivant les informations données par ces documents dans l'ordre chronologique à partir de 9 h7.
Le TGV 9571 emprunte la voie 1 (trait rouge plein sur la vue 12 et 17e ligne de la vue 13) et arrive à Strasbourg à 9 h 01 (horaire théorique 9 h 03). Il n'est pas mentionné par l'agent circulation lors du premier échange de 9 h 03 certainement car lors de cet échange, ce TGV est déjà arrivé. Le TER 830 115 circule sur la voie D (trait bleu pointillé sur la vue 12 et 21e ligne de la vue 13) et arrive à Strasbourg à 9 h 10. Il est en provenance de Saverne. C'est le train mentionné par l'agent circulation lors du premier échange : « Parce que j'ai un train sur la voie D, là. Il va rouler sur la voie D. » (ligne 18 de l'échange). Le TER 830 523 circule sur la voie 1 et arrive à Strasbourg à 9 h 39. Ce TER figure au tableau de suivi des trains de l'agent circulation (26e ligne). Il est en provenance de Wissembourg. Il s'agirait du train mentionné par l'agent circulation dans le premier échange : « sur les voies rapides, j'ai dans 30 minutes... », « Oui j'ai... un Wissembourg qui vient là... sur la voie rapide » (ligne 18 et 20 de l'échange. Wissembourg est proche de la frontière allemande au nord). Le TER 835 015 circule sur la voie D (bleu pointillé sur la vue 12 et 27 e ligne sur la vue 13) et arrive à Strasbourg à 9 h 41. C'est le train qui heurtera les agents de maintenance. Il est en provenance de Nancy. Il circule 30 mn après le premier échange et est en approche au moment du second échange. Il n'est pas mentionné lors du premier échange. Il l'est lors du second échange : « Sur la voie D, attends, il y a un train qui roule là » (ligne 53). Le TGV 9561 circule sur la voie 1 (rouge plein sur la vue 12 et 28e ligne sur la vue 13) et arrive à Strasbourg à 9 h 47. Il est en provenance de Paris. Il circule 40 mn après le premier échange et 12 mn après le second. C'est le TGV mentionné par l'agent circulation dans le premier échange : « j'ai [...] un TGV qui vient de Mommenheim », « ... sur la voie 1 oui » (lignes 20 et 22). Il n'est pas évoqué dans le second échange, sans doute car il ne circule pas sur la voie D.
Ces trains circulent tous en direction de la gare de Strasbourg. Les trains prévus à circuler par la suite sont donnés dans le tableau suivant (ils ne sont pas visibles sur la vue 12 du graphique Galite qui est tronqué pour ces horaires par ailleurs perturbés par l'accident).
7 Il est à noter que depuis le 5 mars 2020, en raison d'un accident de TGV sur la ligne à grande vitesse Est Européenne, celle-ci est fermée dans sa partie terminale et les TGV empruntent la ligne classique de « Paris » depuis et vers Reding en direction de Metz. 31
Le TER 816 131 circule sur la voie 1 et arrive à Strasbourg à 10 h 18 en provenance de Thionville, et le TER 830 825 circule sur la voie 1 et arrive à Strasbourg à 10 h 25 en provenance de Haguenau. Ils ne sont pas évoqués lors des échanges. Le TGV 9576 circule sur la voie 2 et part de Strasbourg à 10 h 43. Il est en direction de Paris. C'est le train mentionné par l'agent circulation dans le premier échange : « Sur la voie 2, j'ai un départ à 10 h 43. » (ligne 22). La circulation de ce TGV a été perturbée par l'accident.
Le TER 830 119 circule sur la voie D et arrive à Strasbourg à 11 h 05. Il est en provenance de Saverne. C'est le train mentionné par l'agent circulation dans le second échange : « Voie D, écoute le prochain train qui vient, il est à... sur la voie D. Arrivée à Strasbourg 11 h 05. Du coup, oui tu as de la marge. »
Ce long récapitulatif des trains en circulation montre :
qu'en premier lieu, il est d'une grande complexité d'appréhender la représentation spatio-temporelle de la circulation des trains. La compréhension des circulations ne saurait résulter d'un simple échange informel avec l'agent en charge des circulations ; qu'en deuxième lieu, lors des deux échanges qui ont eu lieu, plusieurs informations n'étaient pas présentes dans les renseignements délivrés, l'agent circulation s'employant à répondre factuellement aux questions ; et qu'en troisième lieu, et compte tenu de cela, les échanges présentent un réel risque concernant la sécurité lorsqu'ils sont informels et qu'ils n'entrent pas dans le formalisme d'une procédure de sécurité éprouvée et réglée.
3.5 -
Le déroulé reconstitué des faits
Mercredi 18 mars 2020 est le deuxième jour du premier confinement mis en place en France pour lutter contre l'épidémie de Covid-19. La veille, les équipes de maintenance ont été placées en chômage technique. Les activités ont repris le 18 mars, le travail étant limité aux seules tournées de surveillance obligatoires. Deux équipes furent constituées pour l'occasion sur le secteur voie de Strasbourg, engagées à des horaires différents afin d'éviter les contacts. L'équipe qui sera accidentée a embauché à 7 h 15 au local du secteur situé au Bastion. À 7 h 25, l'agent d'appui au dirigeant de proximité du secteur effectue le briefing de préparation. Il avait auparavant préparé le matériel pour les gestes barrières contre le Covid-19, à savoir, pour chaque équipe, savon, eau, papier et lingettes désinfectantes. L'agent d'appui a rappelé à l'équipe les gestes barrières à respecter, indiquant qu'il y aurait deux agents au maximum par véhicule, donc deux véhicules par équipe. Il a présenté la consistance de trois tournées à réaliser (voie 1 et 2 au nord, voie D au nord - voie à laquelle s'ajoute ponctuellement la voie 1bis en approche de la gare -, et appareils de voie sur ligne 18), laissant à l'appréciation du responsable de tournée l'ordre dans lequel les réaliser. Il a expliqué que pour les tournées, les DFV n'ayant pas été préalablement demandées, elles seraient accordées par le poste d'aiguillage vu la réduction du trafic. Un accord avait été établi la veille à cet effet. Vers 7 h 50, l'agent d'appui a quitté l'équipe en rappelant de demander les DFV. L'équipe s'est d'abord rendue avec deux véhicules en banlieue sud de Strasbourg pour effectuer la tournée sur les appareils de voie de la ligne 18 (ligne vers Molsheim). Un
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véhicule a transporté les deux annonceurs, et l'autre véhicule, le responsable des tournées. La première tournée s'est faite sous une protection par annonce. Le responsable de tournée, qui était agent sécurité du personnel, a utilisé l'ardoise CADA pour le calcul des distances d'annonce à respecter. La tournée s'est déroulée sans évènement notable. La circulation des trains était très limitée ce matin-là. L'équipe n'a vu aucun train circuler sur la ligne 18. L'équipe a ensuite repris les véhicules pour poursuivre par les tournées en banlieue nord. Une seconde équipe travaillant ce matin-là a demandé un échange de véhicules : la première équipe disposait en effet de deux grands véhicules permettant une plus grande distanciation sociale intérieure pour deux personnes. L'échange a été fait au « Bastion » avec le véhicule du responsable de la première équipe. Quelque temps après, le responsable se serait rendu compte que son carnet de DFV était resté dans son véhicule prêté pour l'occasion et s'en serait plaint, n'ayant pas d'autre carnet avec lui pour demander les DFV. Les locaux du secteur sont pourtant situés à proximité. La recherche d'un autre carnet de DFV n'aurait pas pris plus de 15 minutes. La seconde tournée a commencé au nord de la gare, sur une plateforme à trois voies. Cette tournée concernait les voies 1 et 2. À 9 h 03, en début de tournée, le responsable de tournée a appelé l'agent circulation au poste. Il s'est enquis des trains en circulation et a communiqué son numéro de téléphone afin d'être avisé d'un éventuel changement. L'agent circulation l'a informé qu'il y avait trois circulations en provenance du nord, une immédiate sur la voie D (correspondant au TER 830 115), et deux 30 minutes après sur la voie rapide 1 (correspondant au TER 830 523 et au TGV 9561). Il l'a également informé que la première circulation en provenance de la gare de Strasbourg, voie rapide 2, était à 10 h 43 (correspondant au TGV 9576). L'échange s'est effectué selon des formulations qui n'avaient pas la rigueur et la robustesse exigées pour ce type de communication. Il a été l'occasion de plusieurs difficultés de compréhension. Il a conduit à mettre en place un pseudo-dispositif de protection des agents de la voie qui sortait de tout cadre prescrit. Après l'échange téléphonique, le responsable de tournée a fait le briefing précédent le travail dans la voie et distribué les missions de chacun. Il a utilisé l'ardoise CADA pour déterminer les distances d'annonce. Le premier annonceur annonçait les trains venant du nord, c'est-à-dire ceux qui allaient venir face à l'équipe, celle-ci remontant vers le nord. Le second annonceur annonçait les trains venant du sud, c'est-à-dire ceux arrivant dans le dos de l'équipe. Les deux annonceurs avaient entendu au briefing du matin que la tournée devait se réaliser sous demande de fermeture voie (DFV). Mais ils n'ont pas fait de remarque, en raison de la situation particulière avec peu de trains pour l'un, et du manque de recul à juger du bien fondé de la méthode utilisée compte tenu de sa jeune expérience, pour l'autre. Les agents ont commencé à cheminer vers le nord depuis le PK 501,08, les deux annonceurs entre la voie 1 et la voie D, l'agent responsable de la tournée inspectant les deux voies 1 et 2 en simultané. L'équipe est alors arrivée au PK 499,3 de fin de tournée. À 9 h 36, le responsable de tournée a, à nouveau, appelé le poste sur son téléphone portable pour dire que le travail sur les voies 1 et 2 était fini. Il a demandé quelles étaient les prochaines circulations sur la voie D. L'agent circulation l'a informé qu'il y avait sur la
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voie D une circulation immédiate (correspondant au TER 835 015) et que la prochaine circulation viendrait à 11 h 05 arrivant à Strasbourg (correspondant au TER 830 119). Le responsable de tournée n'a manifestement pas compris qu'une circulation était en cours. Tout comme pour le premier échange, le dialogue s'est effectué selon une formulation qui n'avait pas la rigueur et la robustesse exigées pour ce type de communication, conduisant à des difficultés de compréhension. Un tel dialogue informel est proscrit pour assurer une protection. À la fin de la communication, le responsable de tournée a annoncé à ses collègues qu'il n'y avait pas de circulation jusqu'à 11 h. L'équipe a alors traversé la voie D, dans l'intention d'y effectuer le briefing préalable au travail à un endroit de garage plus facile. Les agents, se croyant à tort protégés par une présumée absence de circulation, ont traversé la voie D groupés, sans prêter attention aux circulations. Ils l'ont fait en dépit des consignes de sécurité prescrites demandant de faire cette traversée en marquant un arrêt, en regardant attentivement à droite et à gauche, et une seule personne à la fois, en chaque occasion où il n'y a pas une interdiction de circulation. Les agents ne se sont pas rendu compte de l'approche du TER 835 015. À 9 h 36 min 58 s, le conducteur du TER 835 015 en provenance de Nancy et en approche de Strasbourg par la voie D, acquitte le tableau indicateur de vitesse à distance TIV 90 qui se présente à lui. Il est en cours de freinage. Son attention se porte alors sur la voie et il aperçoit, brusquement dans la courbe serrée à gauche, trois agents traversant groupés les voies. Il déclenche immédiatement le freinage d'urgence. Agissant par réflexe dans un laps de temps très court, il ne déclenche pas l'avertisseur sonore. À 9 h 37 min 00 s, le train heurte le groupe au PK 499,330. Le conducteur déclenche rapidement le signal d'alerte radio et le signal d'alerte lumineux. Le train s'arrête 24 secondes et 340 mètres après le heurt. Prévenus, les secours arrivent à 10 h 03.
3.6 -
Conclusion sur la cause immédiate de l'accident
L'accident s'est produit car les trois agents de maintenance se croyaient protégés par une présumée absence de circulation sur la voie lors de la traversée. La traversée de la voie D entrait dans le cadre normal de travail des agents ce jour-là. Le responsable de tournée avait préalablement échangé des informations au téléphone avec l'agent circulation au poste d'aiguillage sur l'état du trafic. Cette conversation n'avait pas la rigueur propre à une communication de sécurité. L'agent circulation a donné des informations sur la présence de trains, mais celles-ci n'ont été ni répétées, ni confirmées, ni corrigées. L'agent de maintenance n'a pas entendu une information capitale concernant la circulation en cours d'un train sur la voie à traverser. Il en a conclu, à tort, qu'aucun train ne circulait. Se croyant protégés, les agents ont traversé groupés et sans prêter attention. En procédant ainsi, deux consignes de sécurité prévues pour prévenir le danger de heurt par les circulations ont été enfreintes :
D'une part, le responsable de la tournée n'a pas utilisé le dispositif conventionnel éprouvé apte à garantir la protection : la « demande de fermeture de voie » (DFV). Il a, a contrario, construit de son propre chef un pseudo-dispositif de protection du travail non robuste et réputé proscrit. D'autre part, en traversant la voie, les agents n'ont pas respecté la consigne de prêter attention et de ne pas être groupés. Seule une mesure conventionnelle de fermeture de la voie permettait de s'en affranchir.
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Le respect de l'une de ces consignes de protection aurait été de nature à éviter l'accident. Il apparaît ainsi que plusieurs règles, prescrites et prévenant les risques, ont été enfreintes. Elles concernent la garantie de protection, la traversée des voies, mais aussi la qualité de l'échange téléphonique. Classiquement, lorsqu'il y a transgression de règles formelles, il doit être envisagé que derrière se cachent des aspects plus informels qu'il convient d'analyser, car ce sont eux qui conditionnent le comportement. Ce questionnement porte le nom, dans la culture de sécurité, d'analyse des « facteurs organisationnels et humains ». Cette analyse fait l'objet des paragraphes suivants.
3.7 -
L'analyse du cadre de mise en oeuvre des tournées
Nous abordons dans ce chapitre les facteurs d'ordre organisationnel avant de traiter, dans le chapitre suivant, les facteurs comportementaux.
3.7.1 - Les règles sur les mesures de protection à prendre lors des tournées
L'accident ne s'est pas produit, à proprement parler, lors d'une tournée, mais plus exactement lors du cheminement des agents entre deux tournées (la tournée sur les voies 1 et 2 était terminée, et celle sur la voie D n'était pas commencée). Toutefois, dans la mesure où les agents se sentaient protégés à la suite d'une information recueillie pour accomplir une tournée, il est loisible de le requalifier en accident de tournée. Les mesures de protection à prendre pour les tournées ne sont pas laissées à l'appréciation du responsable de tournée. Elles sont encadrées par des règles, définies par l'établissement qui emploie les agents. En l'occurrence, le référentiel d'établissement INFP RHENAN RH 10016 (PS 9E 1/2/6) portant sur la sécurité du personnel vis-à-vis des risques ferroviaires en gare de Strasbourg, précise en son paragraphe 3.2 donnant les dispositions pour les voies banalisées, qu'« une attention toute particulière est à apporter aux voies banalisées », et que dans ce cadre « la tournée à pied dans ces voies est interdite sans mesure S 9 ». « Mesure S9 » signifie que réaliser une tournée est incompatible avec le passage des circulations et que l'organisation de la tournée doit faire l'objet d'une procédure d'assurance-chantier pour supprimer le risque ferroviaire, de type demande de fermeture voie (DFV) avec mesure de bouclage, ou de type garantie équipement (voir § 2.6). Une DFV est à poser sur une section de voie pré-déterminée, inscrite dans le logiciel du poste d'aiguillage. Celle-ci s'appelle « zone élémentaire de protection » (ZEP). Pour la voie D, il s'agit de la ZEP 503. C'est ce principe de poser une DFV qui a été rappelé verbalement le matin même par le hiérarchique au responsable de l'équipe, qui a été entendu des agents et qui n'a pas été appliqué. Ainsi, pour la tournée préalable sur la voie 1 et la voie 2, et pour la tournée sur la voie D, l'agent de maintenance aurait bien dû poser, en plus du dispositif d'annonce propre aux voies adjacentes, une DFV. Il est à noter que les DFV font l'objet d'une programmation à l'avance, à savoir généralement cinq semaines avant leur réalisation (au moyen d'une application informatique dénommée CORTE). Le 18 mars 2020, la programmation prévue à l'avance a été mise à mal en raison de la réorganisation de l'activité liée au contexte sanitaire. Néanmoins, il avait été mentionné par le hiérarchique que des facilités seraient données, en entente avec le poste d'aiguillage, pour les demandes de dernière minute. Il n'est pas
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impossible que l'absence de programmation ait influencé le responsable dans son choix de s'en dispenser, malgré les assurances de facilitation qui lui avaient été données. En conclusion, la règle était bien posée, connue et n'a pas été appliquée.
3.7.2 - La formation et l'habilitation des agents mainteneurs aux tâches de sécurité
Le personnel de maintenance travaillant en environnement ferroviaire doit être habilité pour effectuer des tâches en lien avec la sécurité. L'habilitation délivrée par l'employeur atteste d'une formation et d'une vérification de l'acquisition des connaissances. Le personnel doit également avoir de bonnes conditions d'aptitude physique et psychologique, attestées par visite médicale. Ces exigences font l'objet de l'arrêté du 7 mai 2015 relatif aux tâches essentielles pour la sécurité ferroviaire. Le responsable de tournée et le premier annonceur, anciens dans le métier, étaient à jour de leurs habilitations et visites médicales nécessaires à l'exercice de leur mission. Concernant le second annonceur, jeune dans le métier, celui-ci ne disposait pas d'une habilitation. Il se serait agi ici de l'habilitation à la tâche essentielle classée « M » dans l'arrêté du 7 mai 2015 relatif aux tâches essentielles pour la sécurité ferroviaire, à savoir : « assurer, en l'absence de dispositif automatique d'annonce, l'annonce des trains ». Cet agent avait cependant bien bénéficié de la formation en centre de formation et ses connaissances avaient été validées positivement après examen. L'habilitation n'est obtenue qu'après mise en situation et évaluation sur le comportement en situation. Nouvellement arrivé sur l'établissement, l'intervention du 18 mars 2020 correspondait à une telle mise en situation, effectuée en compagnonnage avec le premier annonceur. L'intervention s'effectuait dans un cadre régulier du point de vue des autorisations. Le BEA-TT n'identifie pas de facteur contributif de ce point de vue.
3.7.3 - La veille sécurité des opérateurs par le management
La vérification des compétences et du comportement des agents vis-à-vis de la sécurité fait l'objet d'un important dispositif de contrôle par les hiérarchiques, qui est appelé « veille sécurité ». Chaque agent est vu et évalué à échéance régulière. Ces contrôles sont tracés. Ils étaient satisfaisants pour les agents. Toutefois, le peu de zèle du responsable de tournée à réaliser la DFV, constitue une alerte. Le BEA-TT se demande si l'entorse à la règle ne cacherait pas une difficulté, sous-jacente et locale, à obtenir les fermetures de voie ? « Poser une DFV » suppose en effet qu'il y ait une certaine facilité à son obtention sinon le coût d'une telle action peut être disproportionné, et l'action contournée. Des informations recueillies par les enquêteurs auprès de l'encadrement, il semblerait que, avant la crise sanitaire et en temps normal, les tournées de voie s'effectuaient bien sous DFV. Leur organisation représentait une part importante d'activité pour le poste aiguillage, évaluée à environ 80 % de l'activité de l'aide au chef circulation dédié à cette tâche. Ce point ne nous a toutefois pas paru particulièrement surveillé. Il mériterait d'être approfondi dans la veille par une vérification plus globale de l'adéquation des tournées réalisées et des DFV effectivement prises. Ce point rejoint une autre remarque faite en fin de § 3.3.1 sur l'intérêt que présenterait le renforcement d'une autre observation des pratiques sur le sujet des communications entre les agents de maintenance et le poste d'aiguillage.
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3.7.4 - Les limites géographiques de la tournée
La tournée de voie s'effectue sur une zone géographique appelée « parcours ». Celui-ci est délimité par un PK de début et un PK de fin. Pour les voies 1, 2 et D, le parcours allait du PK 499,300 au PK 501,080. Il se terminait environ 50 mètres avant le signal C 1022 déjà évoqué et visible sur la vue ci-dessous.
Vue 14 : environnement de l'extrémité nord du parcours
Cette limite nord du parcours avait évolué dans un passé récent : en 2019, elle était plus au nord au PK 499,225. En 2020, elle a été déplacée de 75 mètres vers le sud au PK 449,300. À la date de l'accident, la limite nord du secteur de Strasbourg se situait ainsi au coeur d'une courbe. À cet endroit, la vitesse limite maximale des trains est de 130 km pour les voies 1 et 2. Elle est de 120 km/h pour la voie D. Compte tenu de ces vitesses plafond, la distance de visibilité nécessaire pour traverser et dégager la zone dangereuse en activité de travail est de 540 m pour les voies 1 et 2, et 340 m pour la voie D8. En limite de parcours en 2020, au PK 499,300 et compte tenu de la courbe, la visibilité est de 320 mètres, soit inférieure. La visibilité est de plus entravée par la présence de poteaux (caténaire et signal) dans l'entrevoie. Les agents qui ont traversé à cet endroit étaient donc dans des conditions défavorables. Depuis l'accident, la limite de parcours, lieu privilégié de traversée, a été déplacée de 300 m vers le sud. La limite est désormais au PK 499,600.
3.7.5 - Les outils d'aide à la protection des traversées
Aucun dispositif ou automatisme d'appui à la mise en place de protection n'a été employé lors de l'accident. De tels outils existent pourtant. Si l'homme est reconnu pour ses capacités à savoir s'adapter à des situations imprévues et complexes, il est aussi connu pour être faillible. L'utilisation d'outil ou d'automatisme est d'un précieux secours pour prévenir les erreurs toujours possibles.
8 La distance de visibilité s'évalue comme le produit de la vitesse maximale et d'un temps de réaction et de traversée de 10 secondes pour une voie et 15 secondes pour deux voies. 37
Le référentiel IN 0116 présente un équipement appelé le « dispositif d'autorisation de la traversée de la zone dangereuse » (DATZD). C'est une signalisation lumineuse qui délivre aux agents l'autorisation de traverser la (ou les) voie(s) dans les situations où le manque de visibilité ou bien la vitesse des circulations interdisent de traverser sans risque. Le dispositif comprend un feu vert par voie et un bouton-poussoir à actionner de chaque côté de la traversée. Présentant un signal aux agents, il constitue une amélioration de leur sécurité pour les traversées de voie. En présence d'un tel type de dispositif, la consigne est de traverser à son emplacement.
Vue 15 : exemple de « DATZD » pour une voie (extrait du référentiel IN 0116)
Un autre dispositif est le système « Module de gestion des protections travaux » (MGPt). Il permet aux agents de maintenance de poser une fermeture de voie en s'adressant par téléphone à un serveur vocal, sans communication avec le poste d'aiguillage. La communication est normée et plus sûre. Le module utilise une technologie de reconnaissance vocale. Il a été employé pour la première fois en 1997 sur la ligne à grande vitesse entre Paris et Lille, et s'est depuis généralisé. Il est particulièrement adapté aux lignes à grande vitesse et aux exploitations en zone dense, là où les risques sont élevés. La mise en oeuvre du système MGPt demande une implémentation sur un poste qui doit être de technologie informatique moderne, ce qui n'est pas une difficulté sur les lignes à grande vitesse qui sont récentes, mais peut l'être sur des lignes anciennes. Le poste de Strasbourg est d'une technologie compatible avec le MGPt. Le système a malgré tout un coût d'investissement. Il était en place sur le poste de Strasbourg pour la zone sud, mais en projet pour la zone nord lors de l'accident. Il est aujourd'hui en cours d'installation. Par sa communication normée et plus sûre, ce système aurait constitué une sécurité appréciable dans la situation du responsable de tournée le 18 mars 2020 concernant l'échange avec le poste. Le système nécessite toutefois l'usage du carnet de DFV ainsi que la programmation. En synthèse, il existe des solutions techniques à base d'automatismes appréciables pour améliorer la sécurité d'intervention des agents en zone de circulation dense.
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3.8 -
Les facteurs d'ordre comportemental
3.8.1 - Le contexte de pandémie
Le contexte général était très particulier en cette journée de travail. Cette journée était la première à être travaillée sous le régime du premier confinement de la pandémie Covid-19. L'impact du contexte de la pandémie est multiforme : bouleversement du quotidien ; application de mesures inédites de gestes barrières (distanciation sociale...) ; appréhension chez chacun d'une possible contamination... Une première conséquence ayant constitué un facteur de l'accident est que l'organisation des agents au travail était perturbée. Un point apparaît comme particulièrement saillant dans la reconstitution du déroulement de la matinée avec la perte du carnet de DFV. La mise en oeuvre des règles de distanciation sociale a conduit une autre équipe de maintenance, également en activité ce matin-là, à demander un échange de véhicules. Le responsable de la tournée a fait cet échange avec son propre véhicule. Il s'est alors retrouvé privé du carnet de demande de fermeture voie resté malencontreusement dans le véhicule initial. Il s'en est plaint, aux dires des agents qui l'accompagnaient. Il aurait pu se sentir contrarié pour effectuer une demande de fermeture de voie, celle-ci devant être consignée sur le carnet. Cela a pu faciliter la recherche d'un moyen autre pour assurer sa protection. Une deuxième conséquence du confinement a été la circulation de trains en nombre inhabituellement restreint. Les agents n'ont vu aucun train en première partie de matinée, sur la ligne 18 en direction de Molsheim. Au nord, une dizaine de trains ont circulé entre 8 h et 10 h au lieu d'une trentaine en période normale. Les agents de maintenance n'ont pu en voir que deux (le TGV 9571 sur la voie 1 à 9 h 01, et le TER 830 115 sur la voie D à 9 h 09). En l'absence de circulations, la conscience du risque des agents a pu s'abaisser. Leur vigilance aussi. Cette quasi-absence de circulation a pu faciliter, chez le responsable de tournée, la recherche d'une forme de protection, simple et rapide, au moyen de la collecte d'informations auprès du poste d'aiguillage sur les trains en cours. Cette quasi-absence de circulation a pu également inciter les agents à faire abstraction du risque ferroviaire dans leur traversée de la voie D. Une troisième conséquence est la consommation notable des « ressources cognitives » des agents, induite par le stress de la crise sanitaire. En ce début de pandémie, chacun ressentait un certain état de préoccupation et d'anxiété lié aux incertitudes sur la maladie et aux bouleversements des habitudes. Il en résultait possiblement une forte mobilisation des pensées et des capacités cognitives de chacun sur ce sujet. Les ressources d'attention normalement disponibles à l'exécution des tâches courantes en étaient amoindries. Parmi ces ressources, les facultés d'auto-analyse et d'auto-contrôle de ses propres activités orientées vers la surveillance de sa sécurité, qui fonctionnent en arrière-plan de l'attention aux tâches effectuées, pouvaient se voir diminuées. Il n'est pas exclu que la prise de conscience du danger, habituelle et première pour un responsable en charge de tournée, ait été occultée.
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3.8.2 - La dynamique de groupe
La dynamique de groupe est un phénomène psychique et socio-psychologique qui se développe au sein d'un petit groupe dans ses interactions sociales. Objet des sciences sociales, elle renvoie aux relations d'influence entre les individus du groupe, et plus particulièrement à l'émergence d'une personnalité prédominante, le leader, qui peut varier selon les situations. Pour expliquer la notion, nous allons l'illustrer par l'exemple célèbre d'un accident d'avion survenu en 1977. Le 27 mars 1977, deux boeing 747, l'un de la KLM, l'autre de la Pan Am, sont entrés en collision sur l'aéroport de Tenerife, aux îles Canaries. Cet accident a entraîné la mort de 583 personnes. Alors que l'aéroport était dans le brouillard, le 747 de la KLM avait entamé un décollage et percuté le 747 de la Pan Am qui était en train de remonter la piste. L'accident est le résultat d'un enchaînement de plusieurs défaillances dans les échanges entre les pilotes et le contrôleur aérien, combinées à un encombrement au sol des avions sur les pistes. L'enquête a exploité les boîtes noires dont sont équipés les aéronefs. Dans l'un des enregistrements, l'ingénieur de vol de la KLM exprimait un doute avant le décollage quant au fait que la piste d'envol soit réellement libre, probablement en entendant les échanges du pilote de la Pan Am avec la tour de contrôle. Ce doute, le commandant de bord ne l'a pas eu. Il ne revérifia pas auprès de la tour de contrôle et décolla face au Boeing de la Pan Am toujours présent sur la piste, masqué par le brouillard. Ce commandant était l'un des plus expérimentés de la compagnie, instructeur sur 747. C'est lui qui avait formé son copilote. La question demeure de savoir si le copilote et l'ingénieur de bord n'ont pas été trop respectueux de leur commandant et s'ils n'ont pas osé lui demander de revérifier que la piste était bien libre après le doute émis par l'un d'eux.
Ce dramatique évènement est désormais une référence de haut niveau en matière d'accident. Il illustre comment l'ascendant d'un membre du groupe peut, même en situation de conscience d'un très haut risque, entraver les possibles boucles de rattrapage. À SNCF Réseau, le référentiel sur les bases de la sécurité (IN 0116 voir § 2.6) aborde ce problème dans les consignes générales données pour l'exercice d'une fonction de sécurité. La fiche 41 02 du référentiel précise le comportement à adopter face à ce risque connu : « Vous recevez un ordre qui paraît selon vous susceptible de compromettre la sécurité : Attirez l'attention de la personne qui vous a donné cet ordre. En attendant de nouvelles instructions, prenez les mesures de sécurité adaptées à la situation. » Dans le cas de l'accident du 18 mars 2020, les agents ont indiqué dans leurs témoignages qu'ils avaient conscience que les mesures de sécurité posées étaient en écart avec celles demandées par le hiérarchique. Dans un contexte de risque moins prégnant qu'à l'accoutumée par la réduction du nombre de circulations, du fait d'une dynamique de groupe, ils se sont tus. En cas de doute sur la sécurité, les collègues auraient été avisés d'alerter leur responsable. Dans notre cas, l'équipe était constituée de trois personnes aux âges très différents. Par âge décroissant, c'est le responsable de la tournée, décédé, qui était le
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plus âgé. Puis vient le premier annonceur, de sept ans plus jeune, quarantenaire lui aussi. Vient ensuite le second annonceur. Celui-ci était le benjamin de vingt ans de moins que l'aîné. Ce jeune était en situation de compagnonnage, le tuteur étant le responsable au sein de l'équipe. L'accident rappelle combien la culture de sécurité qu'il faut développer auprès des agents doit insister sur la capacité individuelle de chacun, au sein de l'équipe, à jouer le rôle de boucle de rattrapage à l'encontre de toute dynamique de groupe. Dans le cas présent, le rattrapage aurait pu être exercé à deux reprises : lors de la non-prise des mesures de sécurité conformes à la demande du hiérarchique ; et lors de la traversée des voies qui aurait dû se faire un par un et non à trois.
3.9 -
Le signalement du train
Nous abordons ce point en évoquant un autre accident ayant concerné des agents de maintenance. Il s'agit d'un accident instructif, présentant certaines similarités avec l'accident objet de ce rapport. Le Rail Accident Investigation Branch (RAIB), qui est le bureau des enquêtes sur les accidents ferroviaires du Royaume-Uni, a récemment publié son rapport d'enquête sur cet accident. Il s'agit du heurt d'ouvriers de la voie par un train à Margam, survenu le mercredi 3 juillet 2019. Deux agents de maintenance ont trouvé la mort. L'annexe 5 fournit un résumé du rapport. Le rapport montre que, comme à Schiltigheim, les agents ont été amenés à adapter le système de protection vis-à-vis du risque ferroviaire, le rendant moins sûr. Le contexte est malgré tout différent, et il n'est pas possible d'établir un parallélisme complet entre les conclusions à tirer des deux accidents. Toutefois, nous souhaitons porter un focus sur la dernière recommandation du rapport du RAIB, particulièrement intéressante dans notre cas. Cette recommandation porte sur une observation du RAIB lors de son enquête, non liée à la cause de l'accident mais notée comme un point d'amélioration. Elle concerne l'avertissement sonore par le train. La recommandation est adressée au Rail Delivery Group, organisme de coopération des opérateurs ferroviaires britanniques. Cette recommandation est ainsi formulée : « soutenir des recherches sur les moyens raisonnablement envisageables pour permettre à l'avertisseur sonore d'un train de se déclencher automatiquement lorsqu'un conducteur actionne un frein d'urgence d'un train en mouvement (comme cela se fait déjà sur certains systèmes de tramway britanniques). L'objectif d'un tel changement serait d'offrir les meilleures chances d'entendre l'avertissement sonore, tout en déchargeant le conducteur de la responsabilité d'actionner le klaxon dans des situations stressantes. »9 Envisager la possibilité de faire retentir automatiquement les sifflets des trains lorsque le conducteur déclenche un freinage d'urgence, résonne particulièrement avec les circonstances de l'accident de Schiltigheim. Le 18 mars 2020 à Schiltigheim, le sifflet du train n'a pas retenti. Le conducteur était en train de réduire sa vitesse concomitamment à l'acquittement d'une répétition de signal fermé (franchissement du tableau indicateur de vitesse à distance - TIV 90) lorsqu'il a aperçu les agents. Par réflexe, il a actionné le frein d'urgence, mais son réflexe n'a pas eu d'action sur le sifflet.
9 La traduction en français de la recommandation est faite sous la responsabilité propre du BEA-TT et ne saurait engager les auteurs. Se référer au rapport original pour plus de conformité. 41
Rien ne permet d'affirmer que le retentissement du sifflet aurait été suffisant pour éviter l'accident. L'analyse des données de conduite du train (voir § 3.2) semblerait d'ailleurs montrer que l'action sur le frein a été quasi concomitante au heurt, à la marge d'incertitude près du temps très court de ces actions. Cependant, le déclenchement automatique du sifflet en cas de commande d'un freinage d'urgence aurait été appréciable dans des circonstances légèrement plus favorables. Elle devrait être envisagée sur le réseau français également, comme elle existe déjà pour les tramways français systématiquement. Préalablement à toute mise en oeuvre d'un tel équipement, les conséquences de l'impact d'un tel automatisme sur la gestuelle enseignée et les réflexes du conducteur seraient à étudier avec soin.
3.10 -
Les actions entreprises par SNCF Réseau après l'accident
À la suite de l'accident, les actions prises par SNCF Réseau, et communiquées au BEA-TT, ont été les suivantes :
L'établissement d'une « fiche alerte sécurité », affichée, adressée et commentée lors de briefings à tous les agents de l'Infrapole, rappelant l'accident et les règles de sécurité à respecter. Le rappel de l'interdiction de travailler entre les circulations sans dispositif de sécurité adapté. La modification, sur l'Infrapôle Rhénan, des PK de limite nord des parcours entre Strasbourg et Hausbergen sur les voies 1, 2 et D (déjà évoqué au § 3.7.4). Le projet d'analyse de l'historique de la pose des demandes de fermeture de voie (DFV) dans l'objectif de déterminer s'il y aurait une accoutumance à la réalisation de tournée sans DFV. Une analyse étant complexe à mener de façon exhaustive et permanente, elle est ici réalisée ponctuellement spécifiquement sur un collectif, celui de Strasbourg, sur trois mois. Le déclenchement de nouvelles actions de veille, non réalisées auparavant, sur les pratiques, par exemple sur les communications formelles et informelles. L'étude et la recherche de financement, dans le cadre du projet en cours de construction d'une 4e voie « E », pour un élargissement aux voies 1 et 2 d'un DATZD posé au PK 499,630 sur les voies D et E.
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4 - Analyse des causes et facteurs associés, orientations préventives
4.1 L'arbre des causes
Les investigations conduites permettent d'établir le graphique ci-après qui synthétise le déroulement de l'accident et en identifie les causes et les nombreux facteurs associés mis en évidence par le BEA-TT.
Vue 16 : l'arbre des causes
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4.2 -
Les causes de l'accident
L'accident s'est produit parce que les agents se croyaient protégés par une présumée absence de circulation sur la voie traversée. L'agent responsable de l'équipe avait préalablement échangé des informations au téléphone avec le poste d'aiguillage sur l'état du trafic. Par suite d'une mauvaise compréhension, il en avait conclu, à tort, qu'aucun train ne circulait. Deux écarts importants aux consignes de sécurité prévues pour prévenir le danger de heurt des agents sur les voies ont facilité l'accident :
D'une part, l'assurance d'une protection vis-à-vis des circulations ne pouvait résulter que de la mise en oeuvre d'une procédure exigeante interdisant toute circulation, qui n'a pas été réalisée. En s'informant uniquement des circulations par téléphone, l'agent responsable de la tournée a mis en place un pseudo-système de protection pour le travail dans les voies qui présentait des risques, et qui sortait de tout cadre réglé. D'autre part, la traversée des voies s'est opérée sans respecter la consigne de sécurité qui prescrit de prêter attention et de ne pas traverser en groupe, en chaque occasion où il n'y a pas une interdiction de circulation.
L'enquête technique a mis en évidence plusieurs facteurs organisationnels et humains qui ont contribué à ces écarts. Ces facteurs sont les suivants : 1. Le contexte particulier de la journée du 18 mars 2020, première à être travaillée par les agents dans le cadre du premier confinement généralisé institué en France en mars 2020 pour faire face à la pandémie Covid-19. Ce contexte apportait à chacun préoccupation, anxiété, une organisation perturbée de son activité, et un environnement de circulations moindres. Ces perturbations ont conduit à ne pas avoir de fermeture de voie préprogrammée pour le travail, ainsi que, pour le responsable de l'équipe, à ne pas disposer d'un carnet nécessaire à la demande d'une fermeture de voie par suite d'un changement de véhicule. Ces perturbations ont aussi pu faciliter un abaissement de vigilance à l'application des mesures de sécurité à respecter. 2. La teneur du dialogue téléphonique, ce matin-là, entre l'agent responsable de la maintenance et l'agent du poste d'aiguillage qui n'avait pas la rigueur nécessaire à l'échange d'informations portant sur la sécurité. Ce dialogue a conduit à la mise en place implicite d'une pseudo-mesure de protection qui n'entre dans aucun cadre prescrit, et qui ne présentait aucune garantie. 3. Une non-contestation, par les deux agents qui accompagnaient le responsable de la maintenance, des écarts aux règles de sécurité du fait d'une dynamique d'entraînement au sein de l'équipe. 4. L'absence, dans la surveillance et la veille sur la sécurité des agents par le management, de détection et de correction des distorsions portant sur les communications de sécurité et les pratiques de protection. 5. Le recours attendu à un procédé de sécurité, de demande de « fermeture de voie », sensible à l'écart et au facteur humain, alors que des solutions plus modernes et plus sûres de protection sont applicables pour une zone à voies multiples et de circulation habituellement dense. 6. Le non-signalement du train aux agents. Le conducteur, surpris et agissant par réflexe, a en effet privilégié l'action sur le freinage d'urgence à l'activation de l'avertisseur sonore. Il est toutefois difficile de déterminer si cette activation aurait changé l'issue de l'accident.
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Les orientations préventives pour éviter le renouvellement de ce type d'accident sont à rechercher dans les thématiques suivantes :
la sensibilisation et la veille sécurité des agents sur les communications et les demandes de fermeture de voie ; les outils d'aide à la garantie de protection ; le signalement du train.
4.3 -
La communication entre les agents de maintenance et ceux du poste d'aiguillage
L'enquête a fait apparaître des distorsions entre le prescrit et le réel, concernant la qualité du dialogue entre l'agent de maintenance et l'agent du poste. La rigueur du dialogue était en deçà de nombreux autres enregistrement de dialogue qui ont pu être examinés dans le cadre d'enquêtes menées par le BEA-TT sur d'autres accidents. La formation dans ce domaine doit être, là où la rigueur n'est pas atteinte, renforcée. Une action d'observation des pratiques des opérateurs par les managers, et de correction de ces pratiques, serait également à renforcer. L'enregistrement disponible des conversations vers le poste d'aiguillage est un outil d'analyse, exploitable entre les agents et les managers pour l'amélioration des pratiques. Le BEA-TT émet la recommandation suivante. Recommandation R1 adressée à SNCF Réseau : Développer des formations et entraînements spécifiques aux communications de sécurité entre agents de maintenance et postes d'aiguillage. Développer la veille concernant la qualité de ces échanges en utilisant des moyens adaptés (par exemple les enregistrements là où ils sont disponibles).
4.4 -
Les demandes de fermeture de voies
En premier lieu, le BEA-TT rappelle qu'aujourd'hui les carnets de DFV ne sont plus nominatifs mais banalisés. Il n'aurait pas été difficile au responsable de tournée de retourner à la base du secteur demander un autre carnet. Cela lui aurait pris environ 15 minutes et aurait conduit par la suite à un échange avec le poste à même de garantir la fermeture de voie et l'absence de circulation. Toute mise en place de protection par un procédé non réglementé doit être proscrite. Il est toutefois apparu lors de l'enquête que la vérification globale de l'adéquation des tournées réalisées et des DFV effectivement prises n'était pas particulièrement surveillée. La veille sécuritaire par le management doit être renforcée sur ce point. Le BEA-TT émet la recommandation suivante. Recommandation R2 adressée à SNCF Réseau : Mettre en oeuvre une veille sécuritaire permettant de vérifier l'adéquation entre les tournées à pied en voie réalisées et les assurances-chantier effectivement prises là où elles sont prescrites, pour anticiper toute difficulté pouvant porter atteinte à la sécurité.
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L'enquête a montré que la prise de mesures de sécurité reposait sur un procédé particulièrement sensible à l'erreur humaine, dans une zone à voies multiples et aux conditions de circulation habituellement denses. Des solutions plus modernes et plus sûres de protection sont aujourd'hui applicables. L'une de ces solutions, le « Module de gestion des protections travaux » (MGPt), n'était pas installé au poste d'aiguillage de Strasbourg en zone nord. Il le sera en 2022. Sur les zones particulièrement à risque du réseau, il conviendrait d'examiner si des mesures suffisantes sont en place. Le BEA-TT émet la recommandation suivante. Recommandation R3 adressée à SNCF Réseau : S'assurer de la mise en place d'un dispositif moderne moins sensible à l'erreur humaine concernant la sécurité du personnel travaillant dans les voies lors des régénérations des systèmes de gestion des circulations. Inventorier les zones de circulation dense couvertes par les dispositifs modernes déjà mis en oeuvre pour quantifier cette modernisation.
4.5 -
Le comportement des agents
Cet accident dramatique rappelle la réalité du risque de heurt en voie. Les règles et procédures prescrites pour couvrir le risque sont à appliquer sans écart. Trois types de mesures préventives ont ici été contournées : la rigueur des communications, les mesures de protection voie et les règles de traversée. Cet accident présente un haut potentiel d'enseignement sur les écarts mis en oeuvre, ainsi que sur les facteurs, notamment comportementaux, qui les ont facilités. Le BEA-TT invite SNCF Réseau et les autres gestionnaires d'infrastructure à utiliser l'accident en retour d'expérience pour rappeler qu'en situation de travail sur les voies, la sécurité du personnel prime avant tout.
4.6 -
Le signalement du train
Rien ne permet d'affirmer que le retentissement du sifflet aurait été suffisant pour réduire la gravité de l'accident. L'analyse des données de conduite du train semblerait d'ailleurs montrer que l'action sur le frein a été concomitante au heurt, à la marge d'incertitude près du temps très court de ces actions. Cependant, le déclenchement automatique du sifflet en cas de commande d'un freinage d'urgence aurait été appréciable dans des circonstances légèrement plus favorables. Suite à l'accident de Margam au Royaume-Uni (2019), le RAIB recommandait l'étude d'un dispositif automatique de déclenchement du signal sonore en cas de freinage d'urgence comme cela existe et est éprouvé sur tous types de tramway en France. Cette recommandation devrait être envisagée pour le réseau ferroviaire français également. Préalablement à toute mise en oeuvre d'un tel équipement, les conséquences de l'impact d'un tel automatisme sur la gestuelle enseignée et les réflexes du conducteur devraient être étudiées avec soin. L'objectif d'un tel système serait d'offrir les meilleures chances d'entendre l'avertissement sonore, tout en déchargeant le conducteur de la responsabilité d'actionner le klaxon concomitamment au freinage d'urgence dans des situations stressantes.
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Il n'existe toutefois pas en France d'organisme rassemblant les opérateurs ferroviaires et permettant de traiter ce type d'études, comme c'est le cas au Royaume-Uni. Le BEA-TT émet donc la recommandation suivante à l'égard de SNCF Voyageurs en invitant l'EPSF à associer à la réflexion, sous une forme à déterminer, les autres entreprises ferroviaires. Recommandation R4 adressée à SNCF Voyageurs : Étudier les moyens raisonnablement envisageables pour permettre à l'avertisseur sonore d'un train de se déclencher automatiquement lorsqu'un conducteur actionne le frein d'urgence du train en mouvement. Le BEA-TT invite l'EPSF à associer à la mise en oeuvre de la recommandation R4, selon des modalités et un format à déterminer, les autres entreprises ferroviaires dans l'objectif de conduire à une analyse partagée sur les suites à envisager.
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ANNEXES
Annexe 1 : Décision d'ouverture d'enquête Annexe 2 : Extrait du schéma de signalisation ferroviaire Annexe 3 : Extrait du référentiel IN 0116 de SNCF Réseau sur les bases de la Sécurité Annexe 4 : Feuillet d'un carnet de demandes de fermeture voie Annexe 5 : Résumé du rapport d'enquête du RAIB sur l'accident de Margam (2019)
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Annexe 1 : Décision d'ouverture d'enquête
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Annexe 2 : Extrait du schéma de signalisation ferroviaire
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Annexe 3 : Extrait du référentiel IN 0116 de SNCF Réseau sur les bases de la Sécurité
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Annexe 4 : Feuillet d'un carnet de demandes de fermeture voie
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Annexe 5 : Résumé du rapport d'enquête du RAIB sur l'accident de Margam (2019)
Le rapport publié par le Rail Accident Investigation Branch (RAIB), bureau des enquêtes sur les accidents ferroviaires du Royaume-Uni, concerne le heurt d'ouvriers de la voie par un train à Margam10. Les faits se sont déroulés le mercredi 3 juillet 2019, à 9 h 52. Deux agents de maintenance ont été heurtés et mortellement blessés par un train de voyageurs à « Margam East Junction » au sud du Pays de Galles. Un autre ouvrier situé sur une autre voie a manqué d'être heurté. Les trois ouvriers effectuaient un entretien d'aiguillages. Le conducteur du train a appliqué un freinage d'urgence, environ neuf secondes avant l'accident, tout en actionnant en continu le sifflet alors qu'il approchait des agents. Le train roulait à environ 80 km/h au moment du heurt. L'accident s'est produit parce que les agents travaillaient sur une ligne ouverte à la circulation, sans protection d'annonceurs. Les trois travailleurs portaient presque certainement des protège-oreilles, car l'un d'entre eux utilisait un outil électrique bruyant. Ils étaient concentrés sur leur tâche. Aucun ne savait que le train approchait jusqu'à ce qu'il ne soit trop tard pour qu'ils se dégagent. Le système de protection que le responsable de la sécurité avait proposé de mettre en oeuvre avant le début des travaux n'a pas été mis en oeuvre. Des dispositions alternatives, devenues progressivement moins sûres au fur et à mesure que les travaux se déroulaient, ont créé des conditions qui ont conduit à l'accident. L'enquête du RAIB a révélé que plusieurs facteurs ont conduit à cette situation, liés au travail lui-même, à la manière dont le travail a été planifié et autorisé, à la manière dont l'organisation a été mise en oeuvre sur le site et à l'absence de contestation efficace par les collègues sur place lorsque la sécurité du travail s'est détériorée. L'enquête a également examiné les raisons pour lesquelles le gestionnaire d'infrastructure Network Rail n'avait pas créé les conditions nécessaires pour obtenir une amélioration significative et durable de la sécurité des travaux en voie. Le RAIB a formulé 11 recommandations dans son rapport portant sur la planification du travail, la formation des personnels, et l'amélioration des processus en lien avec la sécurité. La recommandation finale porte sur une observation notée lors de l'enquête, qui n'est pas liée à la cause de l'accident. Elle est adressée au « Rail Delivery Group », organisme de coopération des opérateurs ferroviaires britanniques. Elle recommande d'étudier la possibilité de faire retentir automatiquement les sifflets des trains lorsqu'un conducteur déclenche un freinage d'urgence.
10 Le rapport du RAIB est consultable en anglais sur le site Internet de ce bureau à l'adresse suivante : https://www.gov.uk/government/organisations/rail-accident-investigation-branch 55
Bureau d'E nquêtes sur les Ac cidents de T ransport T errestre
·
Grande Arche - Paroi Sud 92055 La Défense cedex Téléphone : 01 40 81 21 83 bea-tt@developpement-durable.gouv.fr www.bea-tt.developpement-durable.gouv.fr
(ATTENTION: OPTION nt de traverser sans risque. Le dispositif comprend un feu vert par voie et un bouton-poussoir à actionner de chaque côté de la traversée. Présentant un signal aux agents, il constitue une amélioration de leur sécurité pour les traversées de voie. En présence d'un tel type de dispositif, la consigne est de traverser à son emplacement.
Vue 15 : exemple de « DATZD » pour une voie (extrait du référentiel IN 0116)
Un autre dispositif est le système « Module de gestion des protections travaux » (MGPt). Il permet aux agents de maintenance de poser une fermeture de voie en s'adressant par téléphone à un serveur vocal, sans communication avec le poste d'aiguillage. La communication est normée et plus sûre. Le module utilise une technologie de reconnaissance vocale. Il a été employé pour la première fois en 1997 sur la ligne à grande vitesse entre Paris et Lille, et s'est depuis généralisé. Il est particulièrement adapté aux lignes à grande vitesse et aux exploitations en zone dense, là où les risques sont élevés. La mise en oeuvre du système MGPt demande une implémentation sur un poste qui doit être de technologie informatique moderne, ce qui n'est pas une difficulté sur les lignes à grande vitesse qui sont récentes, mais peut l'être sur des lignes anciennes. Le poste de Strasbourg est d'une technologie compatible avec le MGPt. Le système a malgré tout un coût d'investissement. Il était en place sur le poste de Strasbourg pour la zone sud, mais en projet pour la zone nord lors de l'accident. Il est aujourd'hui en cours d'installation. Par sa communication normée et plus sûre, ce système aurait constitué une sécurité appréciable dans la situation du responsable de tournée le 18 mars 2020 concernant l'échange avec le poste. Le système nécessite toutefois l'usage du carnet de DFV ainsi que la programmation. En synthèse, il existe des solutions techniques à base d'automatismes appréciables pour améliorer la sécurité d'intervention des agents en zone de circulation dense.
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3.8 -
Les facteurs d'ordre comportemental
3.8.1 - Le contexte de pandémie
Le contexte général était très particulier en cette journée de travail. Cette journée était la première à être travaillée sous le régime du premier confinement de la pandémie Covid-19. L'impact du contexte de la pandémie est multiforme : bouleversement du quotidien ; application de mesures inédites de gestes barrières (distanciation sociale...) ; appréhension chez chacun d'une possible contamination... Une première conséquence ayant constitué un facteur de l'accident est que l'organisation des agents au travail était perturbée. Un point apparaît comme particulièrement saillant dans la reconstitution du déroulement de la matinée avec la perte du carnet de DFV. La mise en oeuvre des règles de distanciation sociale a conduit une autre équipe de maintenance, également en activité ce matin-là, à demander un échange de véhicules. Le responsable de la tournée a fait cet échange avec son propre véhicule. Il s'est alors retrouvé privé du carnet de demande de fermeture voie resté malencontreusement dans le véhicule initial. Il s'en est plaint, aux dires des agents qui l'accompagnaient. Il aurait pu se sentir contrarié pour effectuer une demande de fermeture de voie, celle-ci devant être consignée sur le carnet. Cela a pu faciliter la recherche d'un moyen autre pour assurer sa protection. Une deuxième conséquence du confinement a été la circulation de trains en nombre inhabituellement restreint. Les agents n'ont vu aucun train en première partie de matinée, sur la ligne 18 en direction de Molsheim. Au nord, une dizaine de trains ont circulé entre 8 h et 10 h au lieu d'une trentaine en période normale. Les agents de maintenance n'ont pu en voir que deux (le TGV 9571 sur la voie 1 à 9 h 01, et le TER 830 115 sur la voie D à 9 h 09). En l'absence de circulations, la conscience du risque des agents a pu s'abaisser. Leur vigilance aussi. Cette quasi-absence de circulation a pu faciliter, chez le responsable de tournée, la recherche d'une forme de protection, simple et rapide, au moyen de la collecte d'informations auprès du poste d'aiguillage sur les trains en cours. Cette quasi-absence de circulation a pu également inciter les agents à faire abstraction du risque ferroviaire dans leur traversée de la voie D. Une troisième conséquence est la consommation notable des « ressources cognitives » des agents, induite par le stress de la crise sanitaire. En ce début de pandémie, chacun ressentait un certain état de préoccupation et d'anxiété lié aux incertitudes sur la maladie et aux bouleversements des habitudes. Il en résultait possiblement une forte mobilisation des pensées et des capacités cognitives de chacun sur ce sujet. Les ressources d'attention normalement disponibles à l'exécution des tâches courantes en étaient amoindries. Parmi ces ressources, les facultés d'auto-analyse et d'auto-contrôle de ses propres activités orientées vers la surveillance de sa sécurité, qui fonctionnent en arrière-plan de l'attention aux tâches effectuées, pouvaient se voir diminuées. Il n'est pas exclu que la prise de conscience du danger, habituelle et première pour un responsable en charge de tournée, ait été occultée.
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3.8.2 - La dynamique de groupe
La dynamique de groupe est un phénomène psychique et socio-psychologique qui se développe au sein d'un petit groupe dans ses interactions sociales. Objet des sciences sociales, elle renvoie aux relations d'influence entre les individus du groupe, et plus particulièrement à l'émergence d'une personnalité prédominante, le leader, qui peut varier selon les situations. Pour expliquer la notion, nous allons l'illustrer par l'exemple célèbre d'un accident d'avion survenu en 1977. Le 27 mars 1977, deux boeing 747, l'un de la KLM, l'autre de la Pan Am, sont entrés en collision sur l'aéroport de Tenerife, aux îles Canaries. Cet accident a entraîné la mort de 583 personnes. Alors que l'aéroport était dans le brouillard, le 747 de la KLM avait entamé un décollage et percuté le 747 de la Pan Am qui était en train de remonter la piste. L'accident est le résultat d'un enchaînement de plusieurs défaillances dans les échanges entre les pilotes et le contrôleur aérien, combinées à un encombrement au sol des avions sur les pistes. L'enquête a exploité les boîtes noires dont sont équipés les aéronefs. Dans l'un des enregistrements, l'ingénieur de vol de la KLM exprimait un doute avant le décollage quant au fait que la piste d'envol soit réellement libre, probablement en entendant les échanges du pilote de la Pan Am avec la tour de contrôle. Ce doute, le commandant de bord ne l'a pas eu. Il ne revérifia pas auprès de la tour de contrôle et décolla face au Boeing de la Pan Am toujours présent sur la piste, masqué par le brouillard. Ce commandant était l'un des plus expérimentés de la compagnie, instructeur sur 747. C'est lui qui avait formé son copilote. La question demeure de savoir si le copilote et l'ingénieur de bord n'ont pas été trop respectueux de leur commandant et s'ils n'ont pas osé lui demander de revérifier que la piste était bien libre après le doute émis par l'un d'eux.
Ce dramatique évènement est désormais une référence de haut niveau en matière d'accident. Il illustre comment l'ascendant d'un membre du groupe peut, même en situation de conscience d'un très haut risque, entraver les possibles boucles de rattrapage. À SNCF Réseau, le référentiel sur les bases de la sécurité (IN 0116 voir § 2.6) aborde ce problème dans les consignes générales données pour l'exercice d'une fonction de sécurité. La fiche 41 02 du référentiel précise le comportement à adopter face à ce risque connu : « Vous recevez un ordre qui paraît selon vous susceptible de compromettre la sécurité : Attirez l'attention de la personne qui vous a donné cet ordre. En attendant de nouvelles instructions, prenez les mesures de sécurité adaptées à la situation. » Dans le cas de l'accident du 18 mars 2020, les agents ont indiqué dans leurs témoignages qu'ils avaient conscience que les mesures de sécurité posées étaient en écart avec celles demandées par le hiérarchique. Dans un contexte de risque moins prégnant qu'à l'accoutumée par la réduction du nombre de circulations, du fait d'une dynamique de groupe, ils se sont tus. En cas de doute sur la sécurité, les collègues auraient été avisés d'alerter leur responsable. Dans notre cas, l'équipe était constituée de trois personnes aux âges très différents. Par âge décroissant, c'est le responsable de la tournée, décédé, qui était le
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plus âgé. Puis vient le premier annonceur, de sept ans plus jeune, quarantenaire lui aussi. Vient ensuite le second annonceur. Celui-ci était le benjamin de vingt ans de moins que l'aîné. Ce jeune était en situation de compagnonnage, le tuteur étant le responsable au sein de l'équipe. L'accident rappelle combien la culture de sécurité qu'il faut développer auprès des agents doit insister sur la capacité individuelle de chacun, au sein de l'équipe, à jouer le rôle de boucle de rattrapage à l'encontre de toute dynamique de groupe. Dans le cas présent, le rattrapage aurait pu être exercé à deux reprises : lors de la non-prise des mesures de sécurité conformes à la demande du hiérarchique ; et lors de la traversée des voies qui aurait dû se faire un par un et non à trois.
3.9 -
Le signalement du train
Nous abordons ce point en évoquant un autre accident ayant concerné des agents de maintenance. Il s'agit d'un accident instructif, présentant certaines similarités avec l'accident objet de ce rapport. Le Rail Accident Investigation Branch (RAIB), qui est le bureau des enquêtes sur les accidents ferroviaires du Royaume-Uni, a récemment publié son rapport d'enquête sur cet accident. Il s'agit du heurt d'ouvriers de la voie par un train à Margam, survenu le mercredi 3 juillet 2019. Deux agents de maintenance ont trouvé la mort. L'annexe 5 fournit un résumé du rapport. Le rapport montre que, comme à Schiltigheim, les agents ont été amenés à adapter le système de protection vis-à-vis du risque ferroviaire, le rendant moins sûr. Le contexte est malgré tout différent, et il n'est pas possible d'établir un parallélisme complet entre les conclusions à tirer des deux accidents. Toutefois, nous souhaitons porter un focus sur la dernière recommandation du rapport du RAIB, particulièrement intéressante dans notre cas. Cette recommandation porte sur une observation du RAIB lors de son enquête, non liée à la cause de l'accident mais notée comme un point d'amélioration. Elle concerne l'avertissement sonore par le train. La recommandation est adressée au Rail Delivery Group, organisme de coopération des opérateurs ferroviaires britanniques. Cette recommandation est ainsi formulée : « soutenir des recherches sur les moyens raisonnablement envisageables pour permettre à l'avertisseur sonore d'un train de se déclencher automatiquement lorsqu'un conducteur actionne un frein d'urgence d'un train en mouvement (comme cela se fait déjà sur certains systèmes de tramway britanniques). L'objectif d'un tel changement serait d'offrir les meilleures chances d'entendre l'avertissement sonore, tout en déchargeant le conducteur de la responsabilité d'actionner le klaxon dans des situations stressantes. »9 Envisager la possibilité de faire retentir automatiquement les sifflets des trains lorsque le conducteur déclenche un freinage d'urgence, résonne particulièrement avec les circonstances de l'accident de Schiltigheim. Le 18 mars 2020 à Schiltigheim, le sifflet du train n'a pas retenti. Le conducteur était en train de réduire sa vitesse concomitamment à l'acquittement d'une répétition de signal fermé (franchissement du tableau indicateur de vitesse à distance - TIV 90) lorsqu'il a aperçu les agents. Par réflexe, il a actionné le frein d'urgence, mais son réflexe n'a pas eu d'action sur le sifflet.
9 La traduction en français de la recommandation est faite sous la responsabilité propre du BEA-TT et ne saurait engager les auteurs. Se référer au rapport original pour plus de conformité. 41
Rien ne permet d'affirmer que le retentissement du sifflet aurait été suffisant pour éviter l'accident. L'analyse des données de conduite du train (voir § 3.2) semblerait d'ailleurs montrer que l'action sur le frein a été quasi concomitante au heurt, à la marge d'incertitude près du temps très court de ces actions. Cependant, le déclenchement automatique du sifflet en cas de commande d'un freinage d'urgence aurait été appréciable dans des circonstances légèrement plus favorables. Elle devrait être envisagée sur le réseau français également, comme elle existe déjà pour les tramways français systématiquement. Préalablement à toute mise en oeuvre d'un tel équipement, les conséquences de l'impact d'un tel automatisme sur la gestuelle enseignée et les réflexes du conducteur seraient à étudier avec soin.
3.10 -
Les actions entreprises par SNCF Réseau après l'accident
À la suite de l'accident, les actions prises par SNCF Réseau, et communiquées au BEA-TT, ont été les suivantes :
L'établissement d'une « fiche alerte sécurité », affichée, adressée et commentée lors de briefings à tous les agents de l'Infrapole, rappelant l'accident et les règles de sécurité à respecter. Le rappel de l'interdiction de travailler entre les circulations sans dispositif de sécurité adapté. La modification, sur l'Infrapôle Rhénan, des PK de limite nord des parcours entre Strasbourg et Hausbergen sur les voies 1, 2 et D (déjà évoqué au § 3.7.4). Le projet d'analyse de l'historique de la pose des demandes de fermeture de voie (DFV) dans l'objectif de déterminer s'il y aurait une accoutumance à la réalisation de tournée sans DFV. Une analyse étant complexe à mener de façon exhaustive et permanente, elle est ici réalisée ponctuellement spécifiquement sur un collectif, celui de Strasbourg, sur trois mois. Le déclenchement de nouvelles actions de veille, non réalisées auparavant, sur les pratiques, par exemple sur les communications formelles et informelles. L'étude et la recherche de financement, dans le cadre du projet en cours de construction d'une 4e voie « E », pour un élargissement aux voies 1 et 2 d'un DATZD posé au PK 499,630 sur les voies D et E.
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4 - Analyse des causes et facteurs associés, orientations préventives
4.1 L'arbre des causes
Les investigations conduites permettent d'établir le graphique ci-après qui synthétise le déroulement de l'accident et en identifie les causes et les nombreux facteurs associés mis en évidence par le BEA-TT.
Vue 16 : l'arbre des causes
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4.2 -
Les causes de l'accident
L'accident s'est produit parce que les agents se croyaient protégés par une présumée absence de circulation sur la voie traversée. L'agent responsable de l'équipe avait préalablement échangé des informations au téléphone avec le poste d'aiguillage sur l'état du trafic. Par suite d'une mauvaise compréhension, il en avait conclu, à tort, qu'aucun train ne circulait. Deux écarts importants aux consignes de sécurité prévues pour prévenir le danger de heurt des agents sur les voies ont facilité l'accident :
D'une part, l'assurance d'une protection vis-à-vis des circulations ne pouvait résulter que de la mise en oeuvre d'une procédure exigeante interdisant toute circulation, qui n'a pas été réalisée. En s'informant uniquement des circulations par téléphone, l'agent responsable de la tournée a mis en place un pseudo-système de protection pour le travail dans les voies qui présentait des risques, et qui sortait de tout cadre réglé. D'autre part, la traversée des voies s'est opérée sans respecter la consigne de sécurité qui prescrit de prêter attention et de ne pas traverser en groupe, en chaque occasion où il n'y a pas une interdiction de circulation.
L'enquête technique a mis en évidence plusieurs facteurs organisationnels et humains qui ont contribué à ces écarts. Ces facteurs sont les suivants : 1. Le contexte particulier de la journée du 18 mars 2020, première à être travaillée par les agents dans le cadre du premier confinement généralisé institué en France en mars 2020 pour faire face à la pandémie Covid-19. Ce contexte apportait à chacun préoccupation, anxiété, une organisation perturbée de son activité, et un environnement de circulations moindres. Ces perturbations ont conduit à ne pas avoir de fermeture de voie préprogrammée pour le travail, ainsi que, pour le responsable de l'équipe, à ne pas disposer d'un carnet nécessaire à la demande d'une fermeture de voie par suite d'un changement de véhicule. Ces perturbations ont aussi pu faciliter un abaissement de vigilance à l'application des mesures de sécurité à respecter. 2. La teneur du dialogue téléphonique, ce matin-là, entre l'agent responsable de la maintenance et l'agent du poste d'aiguillage qui n'avait pas la rigueur nécessaire à l'échange d'informations portant sur la sécurité. Ce dialogue a conduit à la mise en place implicite d'une pseudo-mesure de protection qui n'entre dans aucun cadre prescrit, et qui ne présentait aucune garantie. 3. Une non-contestation, par les deux agents qui accompagnaient le responsable de la maintenance, des écarts aux règles de sécurité du fait d'une dynamique d'entraînement au sein de l'équipe. 4. L'absence, dans la surveillance et la veille sur la sécurité des agents par le management, de détection et de correction des distorsions portant sur les communications de sécurité et les pratiques de protection. 5. Le recours attendu à un procédé de sécurité, de demande de « fermeture de voie », sensible à l'écart et au facteur humain, alors que des solutions plus modernes et plus sûres de protection sont applicables pour une zone à voies multiples et de circulation habituellement dense. 6. Le non-signalement du train aux agents. Le conducteur, surpris et agissant par réflexe, a en effet privilégié l'action sur le freinage d'urgence à l'activation de l'avertisseur sonore. Il est toutefois difficile de déterminer si cette activation aurait changé l'issue de l'accident.
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Les orientations préventives pour éviter le renouvellement de ce type d'accident sont à rechercher dans les thématiques suivantes :
la sensibilisation et la veille sécurité des agents sur les communications et les demandes de fermeture de voie ; les outils d'aide à la garantie de protection ; le signalement du train.
4.3 -
La communication entre les agents de maintenance et ceux du poste d'aiguillage
L'enquête a fait apparaître des distorsions entre le prescrit et le réel, concernant la qualité du dialogue entre l'agent de maintenance et l'agent du poste. La rigueur du dialogue était en deçà de nombreux autres enregistrement de dialogue qui ont pu être examinés dans le cadre d'enquêtes menées par le BEA-TT sur d'autres accidents. La formation dans ce domaine doit être, là où la rigueur n'est pas atteinte, renforcée. Une action d'observation des pratiques des opérateurs par les managers, et de correction de ces pratiques, serait également à renforcer. L'enregistrement disponible des conversations vers le poste d'aiguillage est un outil d'analyse, exploitable entre les agents et les managers pour l'amélioration des pratiques. Le BEA-TT émet la recommandation suivante. Recommandation R1 adressée à SNCF Réseau : Développer des formations et entraînements spécifiques aux communications de sécurité entre agents de maintenance et postes d'aiguillage. Développer la veille concernant la qualité de ces échanges en utilisant des moyens adaptés (par exemple les enregistrements là où ils sont disponibles).
4.4 -
Les demandes de fermeture de voies
En premier lieu, le BEA-TT rappelle qu'aujourd'hui les carnets de DFV ne sont plus nominatifs mais banalisés. Il n'aurait pas été difficile au responsable de tournée de retourner à la base du secteur demander un autre carnet. Cela lui aurait pris environ 15 minutes et aurait conduit par la suite à un échange avec le poste à même de garantir la fermeture de voie et l'absence de circulation. Toute mise en place de protection par un procédé non réglementé doit être proscrite. Il est toutefois apparu lors de l'enquête que la vérification globale de l'adéquation des tournées réalisées et des DFV effectivement prises n'était pas particulièrement surveillée. La veille sécuritaire par le management doit être renforcée sur ce point. Le BEA-TT émet la recommandation suivante. Recommandation R2 adressée à SNCF Réseau : Mettre en oeuvre une veille sécuritaire permettant de vérifier l'adéquation entre les tournées à pied en voie réalisées et les assurances-chantier effectivement prises là où elles sont prescrites, pour anticiper toute difficulté pouvant porter atteinte à la sécurité.
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L'enquête a montré que la prise de mesures de sécurité reposait sur un procédé particulièrement sensible à l'erreur humaine, dans une zone à voies multiples et aux conditions de circulation habituellement denses. Des solutions plus modernes et plus sûres de protection sont aujourd'hui applicables. L'une de ces solutions, le « Module de gestion des protections travaux » (MGPt), n'était pas installé au poste d'aiguillage de Strasbourg en zone nord. Il le sera en 2022. Sur les zones particulièrement à risque du réseau, il conviendrait d'examiner si des mesures suffisantes sont en place. Le BEA-TT émet la recommandation suivante. Recommandation R3 adressée à SNCF Réseau : S'assurer de la mise en place d'un dispositif moderne moins sensible à l'erreur humaine concernant la sécurité du personnel travaillant dans les voies lors des régénérations des systèmes de gestion des circulations. Inventorier les zones de circulation dense couvertes par les dispositifs modernes déjà mis en oeuvre pour quantifier cette modernisation.
4.5 -
Le comportement des agents
Cet accident dramatique rappelle la réalité du risque de heurt en voie. Les règles et procédures prescrites pour couvrir le risque sont à appliquer sans écart. Trois types de mesures préventives ont ici été contournées : la rigueur des communications, les mesures de protection voie et les règles de traversée. Cet accident présente un haut potentiel d'enseignement sur les écarts mis en oeuvre, ainsi que sur les facteurs, notamment comportementaux, qui les ont facilités. Le BEA-TT invite SNCF Réseau et les autres gestionnaires d'infrastructure à utiliser l'accident en retour d'expérience pour rappeler qu'en situation de travail sur les voies, la sécurité du personnel prime avant tout.
4.6 -
Le signalement du train
Rien ne permet d'affirmer que le retentissement du sifflet aurait été suffisant pour réduire la gravité de l'accident. L'analyse des données de conduite du train semblerait d'ailleurs montrer que l'action sur le frein a été concomitante au heurt, à la marge d'incertitude près du temps très court de ces actions. Cependant, le déclenchement automatique du sifflet en cas de commande d'un freinage d'urgence aurait été appréciable dans des circonstances légèrement plus favorables. Suite à l'accident de Margam au Royaume-Uni (2019), le RAIB recommandait l'étude d'un dispositif automatique de déclenchement du signal sonore en cas de freinage d'urgence comme cela existe et est éprouvé sur tous types de tramway en France. Cette recommandation devrait être envisagée pour le réseau ferroviaire français également. Préalablement à toute mise en oeuvre d'un tel équipement, les conséquences de l'impact d'un tel automatisme sur la gestuelle enseignée et les réflexes du conducteur devraient être étudiées avec soin. L'objectif d'un tel système serait d'offrir les meilleures chances d'entendre l'avertissement sonore, tout en déchargeant le conducteur de la responsabilité d'actionner le klaxon concomitamment au freinage d'urgence dans des situations stressantes.
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Il n'existe toutefois pas en France d'organisme rassemblant les opérateurs ferroviaires et permettant de traiter ce type d'études, comme c'est le cas au Royaume-Uni. Le BEA-TT émet donc la recommandation suivante à l'égard de SNCF Voyageurs en invitant l'EPSF à associer à la réflexion, sous une forme à déterminer, les autres entreprises ferroviaires. Recommandation R4 adressée à SNCF Voyageurs : Étudier les moyens raisonnablement envisageables pour permettre à l'avertisseur sonore d'un train de se déclencher automatiquement lorsqu'un conducteur actionne le frein d'urgence du train en mouvement. Le BEA-TT invite l'EPSF à associer à la mise en oeuvre de la recommandation R4, selon des modalités et un format à déterminer, les autres entreprises ferroviaires dans l'objectif de conduire à une analyse partagée sur les suites à envisager.
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ANNEXES
Annexe 1 : Décision d'ouverture d'enquête Annexe 2 : Extrait du schéma de signalisation ferroviaire Annexe 3 : Extrait du référentiel IN 0116 de SNCF Réseau sur les bases de la Sécurité Annexe 4 : Feuillet d'un carnet de demandes de fermeture voie Annexe 5 : Résumé du rapport d'enquête du RAIB sur l'accident de Margam (2019)
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Annexe 1 : Décision d'ouverture d'enquête
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Annexe 2 : Extrait du schéma de signalisation ferroviaire
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Annexe 3 : Extrait du référentiel IN 0116 de SNCF Réseau sur les bases de la Sécurité
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Annexe 4 : Feuillet d'un carnet de demandes de fermeture voie
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Annexe 5 : Résumé du rapport d'enquête du RAIB sur l'accident de Margam (2019)
Le rapport publié par le Rail Accident Investigation Branch (RAIB), bureau des enquêtes sur les accidents ferroviaires du Royaume-Uni, concerne le heurt d'ouvriers de la voie par un train à Margam10. Les faits se sont déroulés le mercredi 3 juillet 2019, à 9 h 52. Deux agents de maintenance ont été heurtés et mortellement blessés par un train de voyageurs à « Margam East Junction » au sud du Pays de Galles. Un autre ouvrier situé sur une autre voie a manqué d'être heurté. Les trois ouvriers effectuaient un entretien d'aiguillages. Le conducteur du train a appliqué un freinage d'urgence, environ neuf secondes avant l'accident, tout en actionnant en continu le sifflet alors qu'il approchait des agents. Le train roulait à environ 80 km/h au moment du heurt. L'accident s'est produit parce que les agents travaillaient sur une ligne ouverte à la circulation, sans protection d'annonceurs. Les trois travailleurs portaient presque certainement des protège-oreilles, car l'un d'entre eux utilisait un outil électrique bruyant. Ils étaient concentrés sur leur tâche. Aucun ne savait que le train approchait jusqu'à ce qu'il ne soit trop tard pour qu'ils se dégagent. Le système de protection que le responsable de la sécurité avait proposé de mettre en oeuvre avant le début des travaux n'a pas été mis en oeuvre. Des dispositions alternatives, devenues progressivement moins sûres au fur et à mesure que les travaux se déroulaient, ont créé des conditions qui ont conduit à l'accident. L'enquête du RAIB a révélé que plusieurs facteurs ont conduit à cette situation, liés au travail lui-même, à la manière dont le travail a été planifié et autorisé, à la manière dont l'organisation a été mise en oeuvre sur le site et à l'absence de contestation efficace par les collègues sur place lorsque la sécurité du travail s'est détériorée. L'enquête a également examiné les raisons pour lesquelles le gestionnaire d'infrastructure Network Rail n'avait pas créé les conditions nécessaires pour obtenir une amélioration significative et durable de la sécurité des travaux en voie. Le RAIB a formulé 11 recommandations dans son rapport portant sur la planification du travail, la formation des personnels, et l'amélioration des processus en lien avec la sécurité. La recommandation finale porte sur une observation notée lors de l'enquête, qui n'est pas liée à la cause de l'accident. Elle est adressée au « Rail Delivery Group », organisme de coopération des opérateurs ferroviaires britanniques. Elle recommande d'étudier la possibilité de faire retentir automatiquement les sifflets des trains lorsqu'un conducteur déclenche un freinage d'urgence.
10 Le rapport du RAIB est consultable en anglais sur le site Internet de ce bureau à l'adresse suivante : https://www.gov.uk/government/organisations/rail-accident-investigation-branch 55
Bureau d'E nquêtes sur les Ac cidents de T ransport T errestre
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Grande Arche - Paroi Sud 92055 La Défense cedex Téléphone : 01 40 81 21 83 bea-tt@developpement-durable.gouv.fr www.bea-tt.developpement-durable.gouv.fr
INVALIDE) (ATTENTION: OPTION oration de leur sécurité pour les traversées de voie. En présence d'un tel type de dispositif, la consigne est de traverser à son emplacement.
Vue 15 : exemple de « DATZD » pour une voie (extrait du référentiel IN 0116)
Un autre dispositif est le système « Module de gestion des protections travaux » (MGPt). Il permet aux agents de maintenance de poser une fermeture de voie en s'adressant par téléphone à un serveur vocal, sans communication avec le poste d'aiguillage. La communication est normée et plus sûre. Le module utilise une technologie de reconnaissance vocale. Il a été employé pour la première fois en 1997 sur la ligne à grande vitesse entre Paris et Lille, et s'est depuis généralisé. Il est particulièrement adapté aux lignes à grande vitesse et aux exploitations en zone dense, là où les risques sont élevés. La mise en oeuvre du système MGPt demande une implémentation sur un poste qui doit être de technologie informatique moderne, ce qui n'est pas une difficulté sur les lignes à grande vitesse qui sont récentes, mais peut l'être sur des lignes anciennes. Le poste de Strasbourg est d'une technologie compatible avec le MGPt. Le système a malgré tout un coût d'investissement. Il était en place sur le poste de Strasbourg pour la zone sud, mais en projet pour la zone nord lors de l'accident. Il est aujourd'hui en cours d'installation. Par sa communication normée et plus sûre, ce système aurait constitué une sécurité appréciable dans la situation du responsable de tournée le 18 mars 2020 concernant l'échange avec le poste. Le système nécessite toutefois l'usage du carnet de DFV ainsi que la programmation. En synthèse, il existe des solutions techniques à base d'automatismes appréciables pour améliorer la sécurité d'intervention des agents en zone de circulation dense.
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Les facteurs d'ordre comportemental
3.8.1 - Le contexte de pandémie
Le contexte général était très particulier en cette journée de travail. Cette journée était la première à être travaillée sous le régime du premier confinement de la pandémie Covid-19. L'impact du contexte de la pandémie est multiforme : bouleversement du quotidien ; application de mesures inédites de gestes barrières (distanciation sociale...) ; appréhension chez chacun d'une possible contamination... Une première conséquence ayant constitué un facteur de l'accident est que l'organisation des agents au travail était perturbée. Un point apparaît comme particulièrement saillant dans la reconstitution du déroulement de la matinée avec la perte du carnet de DFV. La mise en oeuvre des règles de distanciation sociale a conduit une autre équipe de maintenance, également en activité ce matin-là, à demander un échange de véhicules. Le responsable de la tournée a fait cet échange avec son propre véhicule. Il s'est alors retrouvé privé du carnet de demande de fermeture voie resté malencontreusement dans le véhicule initial. Il s'en est plaint, aux dires des agents qui l'accompagnaient. Il aurait pu se sentir contrarié pour effectuer une demande de fermeture de voie, celle-ci devant être consignée sur le carnet. Cela a pu faciliter la recherche d'un moyen autre pour assurer sa protection. Une deuxième conséquence du confinement a été la circulation de trains en nombre inhabituellement restreint. Les agents n'ont vu aucun train en première partie de matinée, sur la ligne 18 en direction de Molsheim. Au nord, une dizaine de trains ont circulé entre 8 h et 10 h au lieu d'une trentaine en période normale. Les agents de maintenance n'ont pu en voir que deux (le TGV 9571 sur la voie 1 à 9 h 01, et le TER 830 115 sur la voie D à 9 h 09). En l'absence de circulations, la conscience du risque des agents a pu s'abaisser. Leur vigilance aussi. Cette quasi-absence de circulation a pu faciliter, chez le responsable de tournée, la recherche d'une forme de protection, simple et rapide, au moyen de la collecte d'informations auprès du poste d'aiguillage sur les trains en cours. Cette quasi-absence de circulation a pu également inciter les agents à faire abstraction du risque ferroviaire dans leur traversée de la voie D. Une troisième conséquence est la consommation notable des « ressources cognitives » des agents, induite par le stress de la crise sanitaire. En ce début de pandémie, chacun ressentait un certain état de préoccupation et d'anxiété lié aux incertitudes sur la maladie et aux bouleversements des habitudes. Il en résultait possiblement une forte mobilisation des pensées et des capacités cognitives de chacun sur ce sujet. Les ressources d'attention normalement disponibles à l'exécution des tâches courantes en étaient amoindries. Parmi ces ressources, les facultés d'auto-analyse et d'auto-contrôle de ses propres activités orientées vers la surveillance de sa sécurité, qui fonctionnent en arrière-plan de l'attention aux tâches effectuées, pouvaient se voir diminuées. Il n'est pas exclu que la prise de conscience du danger, habituelle et première pour un responsable en charge de tournée, ait été occultée.
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3.8.2 - La dynamique de groupe
La dynamique de groupe est un phénomène psychique et socio-psychologique qui se développe au sein d'un petit groupe dans ses interactions sociales. Objet des sciences sociales, elle renvoie aux relations d'influence entre les individus du groupe, et plus particulièrement à l'émergence d'une personnalité prédominante, le leader, qui peut varier selon les situations. Pour expliquer la notion, nous allons l'illustrer par l'exemple célèbre d'un accident d'avion survenu en 1977. Le 27 mars 1977, deux boeing 747, l'un de la KLM, l'autre de la Pan Am, sont entrés en collision sur l'aéroport de Tenerife, aux îles Canaries. Cet accident a entraîné la mort de 583 personnes. Alors que l'aéroport était dans le brouillard, le 747 de la KLM avait entamé un décollage et percuté le 747 de la Pan Am qui était en train de remonter la piste. L'accident est le résultat d'un enchaînement de plusieurs défaillances dans les échanges entre les pilotes et le contrôleur aérien, combinées à un encombrement au sol des avions sur les pistes. L'enquête a exploité les boîtes noires dont sont équipés les aéronefs. Dans l'un des enregistrements, l'ingénieur de vol de la KLM exprimait un doute avant le décollage quant au fait que la piste d'envol soit réellement libre, probablement en entendant les échanges du pilote de la Pan Am avec la tour de contrôle. Ce doute, le commandant de bord ne l'a pas eu. Il ne revérifia pas auprès de la tour de contrôle et décolla face au Boeing de la Pan Am toujours présent sur la piste, masqué par le brouillard. Ce commandant était l'un des plus expérimentés de la compagnie, instructeur sur 747. C'est lui qui avait formé son copilote. La question demeure de savoir si le copilote et l'ingénieur de bord n'ont pas été trop respectueux de leur commandant et s'ils n'ont pas osé lui demander de revérifier que la piste était bien libre après le doute émis par l'un d'eux.
Ce dramatique évènement est désormais une référence de haut niveau en matière d'accident. Il illustre comment l'ascendant d'un membre du groupe peut, même en situation de conscience d'un très haut risque, entraver les possibles boucles de rattrapage. À SNCF Réseau, le référentiel sur les bases de la sécurité (IN 0116 voir § 2.6) aborde ce problème dans les consignes générales données pour l'exercice d'une fonction de sécurité. La fiche 41 02 du référentiel précise le comportement à adopter face à ce risque connu : « Vous recevez un ordre qui paraît selon vous susceptible de compromettre la sécurité : Attirez l'attention de la personne qui vous a donné cet ordre. En attendant de nouvelles instructions, prenez les mesures de sécurité adaptées à la situation. » Dans le cas de l'accident du 18 mars 2020, les agents ont indiqué dans leurs témoignages qu'ils avaient conscience que les mesures de sécurité posées étaient en écart avec celles demandées par le hiérarchique. Dans un contexte de risque moins prégnant qu'à l'accoutumée par la réduction du nombre de circulations, du fait d'une dynamique de groupe, ils se sont tus. En cas de doute sur la sécurité, les collègues auraient été avisés d'alerter leur responsable. Dans notre cas, l'équipe était constituée de trois personnes aux âges très différents. Par âge décroissant, c'est le responsable de la tournée, décédé, qui était le
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plus âgé. Puis vient le premier annonceur, de sept ans plus jeune, quarantenaire lui aussi. Vient ensuite le second annonceur. Celui-ci était le benjamin de vingt ans de moins que l'aîné. Ce jeune était en situation de compagnonnage, le tuteur étant le responsable au sein de l'équipe. L'accident rappelle combien la culture de sécurité qu'il faut développer auprès des agents doit insister sur la capacité individuelle de chacun, au sein de l'équipe, à jouer le rôle de boucle de rattrapage à l'encontre de toute dynamique de groupe. Dans le cas présent, le rattrapage aurait pu être exercé à deux reprises : lors de la non-prise des mesures de sécurité conformes à la demande du hiérarchique ; et lors de la traversée des voies qui aurait dû se faire un par un et non à trois.
3.9 -
Le signalement du train
Nous abordons ce point en évoquant un autre accident ayant concerné des agents de maintenance. Il s'agit d'un accident instructif, présentant certaines similarités avec l'accident objet de ce rapport. Le Rail Accident Investigation Branch (RAIB), qui est le bureau des enquêtes sur les accidents ferroviaires du Royaume-Uni, a récemment publié son rapport d'enquête sur cet accident. Il s'agit du heurt d'ouvriers de la voie par un train à Margam, survenu le mercredi 3 juillet 2019. Deux agents de maintenance ont trouvé la mort. L'annexe 5 fournit un résumé du rapport. Le rapport montre que, comme à Schiltigheim, les agents ont été amenés à adapter le système de protection vis-à-vis du risque ferroviaire, le rendant moins sûr. Le contexte est malgré tout différent, et il n'est pas possible d'établir un parallélisme complet entre les conclusions à tirer des deux accidents. Toutefois, nous souhaitons porter un focus sur la dernière recommandation du rapport du RAIB, particulièrement intéressante dans notre cas. Cette recommandation porte sur une observation du RAIB lors de son enquête, non liée à la cause de l'accident mais notée comme un point d'amélioration. Elle concerne l'avertissement sonore par le train. La recommandation est adressée au Rail Delivery Group, organisme de coopération des opérateurs ferroviaires britanniques. Cette recommandation est ainsi formulée : « soutenir des recherches sur les moyens raisonnablement envisageables pour permettre à l'avertisseur sonore d'un train de se déclencher automatiquement lorsqu'un conducteur actionne un frein d'urgence d'un train en mouvement (comme cela se fait déjà sur certains systèmes de tramway britanniques). L'objectif d'un tel changement serait d'offrir les meilleures chances d'entendre l'avertissement sonore, tout en déchargeant le conducteur de la responsabilité d'actionner le klaxon dans des situations stressantes. »9 Envisager la possibilité de faire retentir automatiquement les sifflets des trains lorsque le conducteur déclenche un freinage d'urgence, résonne particulièrement avec les circonstances de l'accident de Schiltigheim. Le 18 mars 2020 à Schiltigheim, le sifflet du train n'a pas retenti. Le conducteur était en train de réduire sa vitesse concomitamment à l'acquittement d'une répétition de signal fermé (franchissement du tableau indicateur de vitesse à distance - TIV 90) lorsqu'il a aperçu les agents. Par réflexe, il a actionné le frein d'urgence, mais son réflexe n'a pas eu d'action sur le sifflet.
9 La traduction en français de la recommandation est faite sous la responsabilité propre du BEA-TT et ne saurait engager les auteurs. Se référer au rapport original pour plus de conformité. 41
Rien ne permet d'affirmer que le retentissement du sifflet aurait été suffisant pour éviter l'accident. L'analyse des données de conduite du train (voir § 3.2) semblerait d'ailleurs montrer que l'action sur le frein a été quasi concomitante au heurt, à la marge d'incertitude près du temps très court de ces actions. Cependant, le déclenchement automatique du sifflet en cas de commande d'un freinage d'urgence aurait été appréciable dans des circonstances légèrement plus favorables. Elle devrait être envisagée sur le réseau français également, comme elle existe déjà pour les tramways français systématiquement. Préalablement à toute mise en oeuvre d'un tel équipement, les conséquences de l'impact d'un tel automatisme sur la gestuelle enseignée et les réflexes du conducteur seraient à étudier avec soin.
3.10 -
Les actions entreprises par SNCF Réseau après l'accident
À la suite de l'accident, les actions prises par SNCF Réseau, et communiquées au BEA-TT, ont été les suivantes :
L'établissement d'une « fiche alerte sécurité », affichée, adressée et commentée lors de briefings à tous les agents de l'Infrapole, rappelant l'accident et les règles de sécurité à respecter. Le rappel de l'interdiction de travailler entre les circulations sans dispositif de sécurité adapté. La modification, sur l'Infrapôle Rhénan, des PK de limite nord des parcours entre Strasbourg et Hausbergen sur les voies 1, 2 et D (déjà évoqué au § 3.7.4). Le projet d'analyse de l'historique de la pose des demandes de fermeture de voie (DFV) dans l'objectif de déterminer s'il y aurait une accoutumance à la réalisation de tournée sans DFV. Une analyse étant complexe à mener de façon exhaustive et permanente, elle est ici réalisée ponctuellement spécifiquement sur un collectif, celui de Strasbourg, sur trois mois. Le déclenchement de nouvelles actions de veille, non réalisées auparavant, sur les pratiques, par exemple sur les communications formelles et informelles. L'étude et la recherche de financement, dans le cadre du projet en cours de construction d'une 4e voie « E », pour un élargissement aux voies 1 et 2 d'un DATZD posé au PK 499,630 sur les voies D et E.
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4 - Analyse des causes et facteurs associés, orientations préventives
4.1 L'arbre des causes
Les investigations conduites permettent d'établir le graphique ci-après qui synthétise le déroulement de l'accident et en identifie les causes et les nombreux facteurs associés mis en évidence par le BEA-TT.
Vue 16 : l'arbre des causes
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4.2 -
Les causes de l'accident
L'accident s'est produit parce que les agents se croyaient protégés par une présumée absence de circulation sur la voie traversée. L'agent responsable de l'équipe avait préalablement échangé des informations au téléphone avec le poste d'aiguillage sur l'état du trafic. Par suite d'une mauvaise compréhension, il en avait conclu, à tort, qu'aucun train ne circulait. Deux écarts importants aux consignes de sécurité prévues pour prévenir le danger de heurt des agents sur les voies ont facilité l'accident :
D'une part, l'assurance d'une protection vis-à-vis des circulations ne pouvait résulter que de la mise en oeuvre d'une procédure exigeante interdisant toute circulation, qui n'a pas été réalisée. En s'informant uniquement des circulations par téléphone, l'agent responsable de la tournée a mis en place un pseudo-système de protection pour le travail dans les voies qui présentait des risques, et qui sortait de tout cadre réglé. D'autre part, la traversée des voies s'est opérée sans respecter la consigne de sécurité qui prescrit de prêter attention et de ne pas traverser en groupe, en chaque occasion où il n'y a pas une interdiction de circulation.
L'enquête technique a mis en évidence plusieurs facteurs organisationnels et humains qui ont contribué à ces écarts. Ces facteurs sont les suivants : 1. Le contexte particulier de la journée du 18 mars 2020, première à être travaillée par les agents dans le cadre du premier confinement généralisé institué en France en mars 2020 pour faire face à la pandémie Covid-19. Ce contexte apportait à chacun préoccupation, anxiété, une organisation perturbée de son activité, et un environnement de circulations moindres. Ces perturbations ont conduit à ne pas avoir de fermeture de voie préprogrammée pour le travail, ainsi que, pour le responsable de l'équipe, à ne pas disposer d'un carnet nécessaire à la demande d'une fermeture de voie par suite d'un changement de véhicule. Ces perturbations ont aussi pu faciliter un abaissement de vigilance à l'application des mesures de sécurité à respecter. 2. La teneur du dialogue téléphonique, ce matin-là, entre l'agent responsable de la maintenance et l'agent du poste d'aiguillage qui n'avait pas la rigueur nécessaire à l'échange d'informations portant sur la sécurité. Ce dialogue a conduit à la mise en place implicite d'une pseudo-mesure de protection qui n'entre dans aucun cadre prescrit, et qui ne présentait aucune garantie. 3. Une non-contestation, par les deux agents qui accompagnaient le responsable de la maintenance, des écarts aux règles de sécurité du fait d'une dynamique d'entraînement au sein de l'équipe. 4. L'absence, dans la surveillance et la veille sur la sécurité des agents par le management, de détection et de correction des distorsions portant sur les communications de sécurité et les pratiques de protection. 5. Le recours attendu à un procédé de sécurité, de demande de « fermeture de voie », sensible à l'écart et au facteur humain, alors que des solutions plus modernes et plus sûres de protection sont applicables pour une zone à voies multiples et de circulation habituellement dense. 6. Le non-signalement du train aux agents. Le conducteur, surpris et agissant par réflexe, a en effet privilégié l'action sur le freinage d'urgence à l'activation de l'avertisseur sonore. Il est toutefois difficile de déterminer si cette activation aurait changé l'issue de l'accident.
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Les orientations préventives pour éviter le renouvellement de ce type d'accident sont à rechercher dans les thématiques suivantes :
la sensibilisation et la veille sécurité des agents sur les communications et les demandes de fermeture de voie ; les outils d'aide à la garantie de protection ; le signalement du train.
4.3 -
La communication entre les agents de maintenance et ceux du poste d'aiguillage
L'enquête a fait apparaître des distorsions entre le prescrit et le réel, concernant la qualité du dialogue entre l'agent de maintenance et l'agent du poste. La rigueur du dialogue était en deçà de nombreux autres enregistrement de dialogue qui ont pu être examinés dans le cadre d'enquêtes menées par le BEA-TT sur d'autres accidents. La formation dans ce domaine doit être, là où la rigueur n'est pas atteinte, renforcée. Une action d'observation des pratiques des opérateurs par les managers, et de correction de ces pratiques, serait également à renforcer. L'enregistrement disponible des conversations vers le poste d'aiguillage est un outil d'analyse, exploitable entre les agents et les managers pour l'amélioration des pratiques. Le BEA-TT émet la recommandation suivante. Recommandation R1 adressée à SNCF Réseau : Développer des formations et entraînements spécifiques aux communications de sécurité entre agents de maintenance et postes d'aiguillage. Développer la veille concernant la qualité de ces échanges en utilisant des moyens adaptés (par exemple les enregistrements là où ils sont disponibles).
4.4 -
Les demandes de fermeture de voies
En premier lieu, le BEA-TT rappelle qu'aujourd'hui les carnets de DFV ne sont plus nominatifs mais banalisés. Il n'aurait pas été difficile au responsable de tournée de retourner à la base du secteur demander un autre carnet. Cela lui aurait pris environ 15 minutes et aurait conduit par la suite à un échange avec le poste à même de garantir la fermeture de voie et l'absence de circulation. Toute mise en place de protection par un procédé non réglementé doit être proscrite. Il est toutefois apparu lors de l'enquête que la vérification globale de l'adéquation des tournées réalisées et des DFV effectivement prises n'était pas particulièrement surveillée. La veille sécuritaire par le management doit être renforcée sur ce point. Le BEA-TT émet la recommandation suivante. Recommandation R2 adressée à SNCF Réseau : Mettre en oeuvre une veille sécuritaire permettant de vérifier l'adéquation entre les tournées à pied en voie réalisées et les assurances-chantier effectivement prises là où elles sont prescrites, pour anticiper toute difficulté pouvant porter atteinte à la sécurité.
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L'enquête a montré que la prise de mesures de sécurité reposait sur un procédé particulièrement sensible à l'erreur humaine, dans une zone à voies multiples et aux conditions de circulation habituellement denses. Des solutions plus modernes et plus sûres de protection sont aujourd'hui applicables. L'une de ces solutions, le « Module de gestion des protections travaux » (MGPt), n'était pas installé au poste d'aiguillage de Strasbourg en zone nord. Il le sera en 2022. Sur les zones particulièrement à risque du réseau, il conviendrait d'examiner si des mesures suffisantes sont en place. Le BEA-TT émet la recommandation suivante. Recommandation R3 adressée à SNCF Réseau : S'assurer de la mise en place d'un dispositif moderne moins sensible à l'erreur humaine concernant la sécurité du personnel travaillant dans les voies lors des régénérations des systèmes de gestion des circulations. Inventorier les zones de circulation dense couvertes par les dispositifs modernes déjà mis en oeuvre pour quantifier cette modernisation.
4.5 -
Le comportement des agents
Cet accident dramatique rappelle la réalité du risque de heurt en voie. Les règles et procédures prescrites pour couvrir le risque sont à appliquer sans écart. Trois types de mesures préventives ont ici été contournées : la rigueur des communications, les mesures de protection voie et les règles de traversée. Cet accident présente un haut potentiel d'enseignement sur les écarts mis en oeuvre, ainsi que sur les facteurs, notamment comportementaux, qui les ont facilités. Le BEA-TT invite SNCF Réseau et les autres gestionnaires d'infrastructure à utiliser l'accident en retour d'expérience pour rappeler qu'en situation de travail sur les voies, la sécurité du personnel prime avant tout.
4.6 -
Le signalement du train
Rien ne permet d'affirmer que le retentissement du sifflet aurait été suffisant pour réduire la gravité de l'accident. L'analyse des données de conduite du train semblerait d'ailleurs montrer que l'action sur le frein a été concomitante au heurt, à la marge d'incertitude près du temps très court de ces actions. Cependant, le déclenchement automatique du sifflet en cas de commande d'un freinage d'urgence aurait été appréciable dans des circonstances légèrement plus favorables. Suite à l'accident de Margam au Royaume-Uni (2019), le RAIB recommandait l'étude d'un dispositif automatique de déclenchement du signal sonore en cas de freinage d'urgence comme cela existe et est éprouvé sur tous types de tramway en France. Cette recommandation devrait être envisagée pour le réseau ferroviaire français également. Préalablement à toute mise en oeuvre d'un tel équipement, les conséquences de l'impact d'un tel automatisme sur la gestuelle enseignée et les réflexes du conducteur devraient être étudiées avec soin. L'objectif d'un tel système serait d'offrir les meilleures chances d'entendre l'avertissement sonore, tout en déchargeant le conducteur de la responsabilité d'actionner le klaxon concomitamment au freinage d'urgence dans des situations stressantes.
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Il n'existe toutefois pas en France d'organisme rassemblant les opérateurs ferroviaires et permettant de traiter ce type d'études, comme c'est le cas au Royaume-Uni. Le BEA-TT émet donc la recommandation suivante à l'égard de SNCF Voyageurs en invitant l'EPSF à associer à la réflexion, sous une forme à déterminer, les autres entreprises ferroviaires. Recommandation R4 adressée à SNCF Voyageurs : Étudier les moyens raisonnablement envisageables pour permettre à l'avertisseur sonore d'un train de se déclencher automatiquement lorsqu'un conducteur actionne le frein d'urgence du train en mouvement. Le BEA-TT invite l'EPSF à associer à la mise en oeuvre de la recommandation R4, selon des modalités et un format à déterminer, les autres entreprises ferroviaires dans l'objectif de conduire à une analyse partagée sur les suites à envisager.
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ANNEXES
Annexe 1 : Décision d'ouverture d'enquête Annexe 2 : Extrait du schéma de signalisation ferroviaire Annexe 3 : Extrait du référentiel IN 0116 de SNCF Réseau sur les bases de la Sécurité Annexe 4 : Feuillet d'un carnet de demandes de fermeture voie Annexe 5 : Résumé du rapport d'enquête du RAIB sur l'accident de Margam (2019)
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Annexe 1 : Décision d'ouverture d'enquête
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Annexe 2 : Extrait du schéma de signalisation ferroviaire
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Annexe 3 : Extrait du référentiel IN 0116 de SNCF Réseau sur les bases de la Sécurité
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Annexe 4 : Feuillet d'un carnet de demandes de fermeture voie
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Annexe 5 : Résumé du rapport d'enquête du RAIB sur l'accident de Margam (2019)
Le rapport publié par le Rail Accident Investigation Branch (RAIB), bureau des enquêtes sur les accidents ferroviaires du Royaume-Uni, concerne le heurt d'ouvriers de la voie par un train à Margam10. Les faits se sont déroulés le mercredi 3 juillet 2019, à 9 h 52. Deux agents de maintenance ont été heurtés et mortellement blessés par un train de voyageurs à « Margam East Junction » au sud du Pays de Galles. Un autre ouvrier situé sur une autre voie a manqué d'être heurté. Les trois ouvriers effectuaient un entretien d'aiguillages. Le conducteur du train a appliqué un freinage d'urgence, environ neuf secondes avant l'accident, tout en actionnant en continu le sifflet alors qu'il approchait des agents. Le train roulait à environ 80 km/h au moment du heurt. L'accident s'est produit parce que les agents travaillaient sur une ligne ouverte à la circulation, sans protection d'annonceurs. Les trois travailleurs portaient presque certainement des protège-oreilles, car l'un d'entre eux utilisait un outil électrique bruyant. Ils étaient concentrés sur leur tâche. Aucun ne savait que le train approchait jusqu'à ce qu'il ne soit trop tard pour qu'ils se dégagent. Le système de protection que le responsable de la sécurité avait proposé de mettre en oeuvre avant le début des travaux n'a pas été mis en oeuvre. Des dispositions alternatives, devenues progressivement moins sûres au fur et à mesure que les travaux se déroulaient, ont créé des conditions qui ont conduit à l'accident. L'enquête du RAIB a révélé que plusieurs facteurs ont conduit à cette situation, liés au travail lui-même, à la manière dont le travail a été planifié et autorisé, à la manière dont l'organisation a été mise en oeuvre sur le site et à l'absence de contestation efficace par les collègues sur place lorsque la sécurité du travail s'est détériorée. L'enquête a également examiné les raisons pour lesquelles le gestionnaire d'infrastructure Network Rail n'avait pas créé les conditions nécessaires pour obtenir une amélioration significative et durable de la sécurité des travaux en voie. Le RAIB a formulé 11 recommandations dans son rapport portant sur la planification du travail, la formation des personnels, et l'amélioration des processus en lien avec la sécurité. La recommandation finale porte sur une observation notée lors de l'enquête, qui n'est pas liée à la cause de l'accident. Elle est adressée au « Rail Delivery Group », organisme de coopération des opérateurs ferroviaires britanniques. Elle recommande d'étudier la possibilité de faire retentir automatiquement les sifflets des trains lorsqu'un conducteur déclenche un freinage d'urgence.
10 Le rapport du RAIB est consultable en anglais sur le site Internet de ce bureau à l'adresse suivante : https://www.gov.uk/government/organisations/rail-accident-investigation-branch 55
Bureau d'E nquêtes sur les Ac cidents de T ransport T errestre
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Grande Arche - Paroi Sud 92055 La Défense cedex Téléphone : 01 40 81 21 83 bea-tt@developpement-durable.gouv.fr www.bea-tt.developpement-durable.gouv.fr
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