Commission (la) des phares (1811-2011) : 200 ans au service de la sécurité de la navigation.
GUIGUENO (Vincent) ;PORCHET (Françoise)
Auteur moral
France. Ministère de l'écologie, du développement durable, des transports et du logement
Auteur secondaire
Résumé
A l'occasion du bicentenaire de la Commission des phares et du quadri centenaire du phare de Cordouan, éléments d'une journée d'études organisée par le Comité d'histoire du MEDDTL. SOMMAIRE : 1. La Commission des phares (1811-1825) : naissance d'une politique de sécurité de la navigation. 2. Rapport contenant l'exposition du système adopté par la commission des phares pour éclairer les côtes de France (1825) : extraits. 3. Les membres fondateurs de la Commission des phares.
Editeur
MEDDTL
Descripteur Urbamet
service administratif
;sécurité
;navigation maritime
;gestion de la circulation
Descripteur écoplanete
Thème
Transports
;Administration publique
Texte intégral
en première ligne
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La Commission des phares (1811-1825)
naissance d'une politique nationale de sécurité de la navigation
par Vincent Guigueno, chargé de mission « patrimoine phares », direction générale Infrastructures Transports Mer/direction des Affaires Maritimes (DGITM/DAM)
Commission des phares en 1863 - N° inv. V12g/17778 - © Musée national de la Marine, A. Fux
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À l'occasion de la journée d'études du 1er juillet 2011 consacrée à la Commission des Phares. © Gérard Crossay - MEDDTL
Au premier rang de gauche à droite : André Berlivet, Jean-Yves Cyprès, Dominique Serre au second rang : Jean-Luc Fontan, Bruno Barbé, Bruno Hauret, Jacques Manchard, Philippe Lijour
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Avec le mémoire sur le nouveau système d'éclairage d'Augustin Fresnel, lu à l'Académie des Sciences le 29 Juillet 1822, le Rapport contenant l'exposition du système adopté par la Commission des phares pour éclairer les côtes de France est l'un des textes fondamentaux pour comprendre comment la France imposa une technologie innovante aux nations maritimes au cours du XIXe siècle : les appareils à lentilles. Le « génie » de Fresnel est en effet un raccourci simplificateur pour appréhender la genèse d'une innovation qui aurait pu rester sans lendemain. C'est d'ailleurs la conclusion de l'ingénieur écossais Robert Stevenson, grand bâtisseur des phares, venu en France en 1824 pour étudier les fameuses lentilles de Fresnel. En cette année de bicentenaire, et dans un contexte où la Commission s'est vue confisquée au fil du temps sa fonction de pilotage stratégique de la sécurité de la navigation par une bureaucratie technico-maritime, il a paru utile de faire connaître ce document fondateur qui sera prochainement mis en ligne par l'École des Ponts et Chaussées. Celui-ci nous montre que dans une période difficile de l'histoire de notre pays, moins de dix ans après la chute de l'Empire, des savants, des marins et des ingénieurs surent dégager des principes qui guidèrent pendant plus de cinquante ans une politique publique efficace, au service de la sécurité de la navigation.
État de l'éclairage des côtes de France au dix-huitième siècle - In Phares, histoire du balisage et de l'éclairage des côtes de France. Jean-Christophe Fichou, Noël Le Hénaff, Xavier Mével. Douarnenez, Chasse-marée, 2003, p.55 « pour mémoire »
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Les phares, de l'Ancien Régime à la Révolution
La création au printemps 1811 d'une Commission des phares par le comte Molé, directeur général des Ponts et Chaussées, s'inscrit dans une série d'actes administratifs qui ont transformé la gestion des phares depuis la chute de l'Ancien Régime. Grâce à l'amiral Antoine Thévenard, nous disposons d'un inventaire des phares allumés dans le monde à l'aube du XIXe siècle : il en existe 130, pratiquement tous européens. Les littoraux des royaumes du Danemark et de Suède commencent à s'éclairer. Avec 54 feux en 1800, les côtes anglaises sont de loin les plus illuminées du monde. La quinzaine de phares français fait pâle figure. Liée au transport maritime à longue distance et à la constitution d'un État moderne et de sa Marine, l'histoire des phares français commence dans l'estuaire de la Gironde, où le phare monumental de Cordouan signale l'entrée de la « Rivière de Bordeaux » et le retour du pouvoir souverain dans une contrée longtemps dominée par la couronne anglaise. Les routes maritimes menant aux grands ports, civils et militaires, du Royaume de France (Saint-Malo, Rochefort, Brest, Rouen) voient apparaître les premières tours à feux, éclairées par du bois, du charbon. Le Roi concède l'ensemble des phares à partir des années 1770 à un entrepreneur en éclairage, Tourtille-Sangrain. Celui-ci
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les équipe de réverbères sphériques et de lampes à huile. Les marins se plaignent de ce nouveau système. A la chute de l'Ancien Régime, la France possède un premier réseau de phares, confié à des gestionnaires « privés » et dont le financement est assuré par la perception de droits de feux. La responsabilité des phares, amers et balises est confiée à la Marine en septembre 1792. Les droits de feu sont supprimés, à l'imitation de la jeune démocratie américaine. C'est une rupture fondamentale dans l'économie et la gestion de l'éclairage des côtes, qui devient un bien public gratuit. Les projets de phares « révolutionnaires » se multiplient, sans concrétisation faute de moyens. En mars 1806, un décret impérial transfert les phares de la Marine au ministère de l'Intérieur, à l'exception des feux du Stiff et de Saint-Mathieu. Les ingénieurs des Ponts et Chaussées
prennent le contrôle des phares, en commençant par faire un état des lieux et une évaluation économique du système dont ils ont hérité.
À gauche réflecteur parabolique. À droite réflecteur circulaire.
Collection de réfl ecteurs paraboliques exposés au musée des Phares et Balises, à Ouessant. © : Parc Naturel Régional d'Amorique - Musée des Phares et Balises à Ouessant
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En 1811, Coat de Saint-Haouen, chef d'État-major de la Marine à Boulogne propose d'installer dans les phares un éclairage « en verres de couleurs », bleu et rouge1 . Coat de Saint-Haouen, auteur de plusieurs mémoires sur la signalisation maritime, diurne et nocturne, n'était pas le seul à réfléchir aux signaux échangés entre la côte et les navires de guerre. Il existe une vaste littérature relative aux codes employant des pavillons et des flammes, codes auxquels des marins et des savants cherchaient un équivalent pour la nuit. Cette réflexion aboutit à la conception de réseaux complexes, tel le système de télégraphie nocturne reliant les ports militaires à l'État-major imaginé par Saint-Haouen. Telle est l'origine de la Commission des phares : un simple courrier adressé le 29 avril 1811 à des marins, des savants et des ingénieurs pour examiner ce mémoire de Saint-Haouen et réfléchir à « un système général de distribution des feux sur les côtes de l'Empire ». La Commission ne devient réellement active qu'après la chute de Napoléon, lorsqu'elle organise des expériences scientifiques comparant l'efficacité de différents systèmes d'éclairage. Elle tient aujourd'hui encore des réunions régulières. Les systèmes d'éclairage
Extrait des minutes de la secrétairerie d'État Source : Archives Nationales, série F14, carton 20839, dossier « Commission des phares »
Archives Nationales F14 20839, Commission des phares, lettre du Comte Molé du 29 avril 1811
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Le programme d'éclairage de 1825 In Phares, histoire du balisage et de l'éclairage des côtes de France. Jean-Christophe Fichou, Noël Le Hénaff, Xavier Mével. Douarnenez, Chasse-marée, 2003, p.95
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installés dans les phares lentilles de Fresnel, lampes à huile, machine de rotation apparaissent comme les moyens que la Commission s'est donnés pour remplir un programme de signalisation maritime. En mettant en avant un seul homme, Fresnel, on oublie le travail collectif qui a commandé la première distribution raisonnée de phares sur les côtes de France. Il convient de corriger cette vision trop héroïque de la Science : au commencement était la Commission des phares, c'est-à-dire une instance de délibération scientifique et politique. membres se croisent : Institut, École polytechnique, Bureau des longitudes, Dépôt de la Marine... L'efficacité de la Commission peut s'interpréter par une cohérence socio-professionnelle de ses membres, mais également, en tout cas au début de ses délibérations, par une vision commune de la façon dont les savoirs scientifiques, encyclopédiques, devaient être reversés au service du marin, une vision polytechnique de la mer et des sciences dont le premier réseau de phares serait un fossile. Les marins font un peu exception dans la carte institutionnelle qui peut être dressée pour repérer les personnes présentes à la Commission des phares. La relative indisponibilité des marins a une cause assez simple : ils naviguent... Ainsi Duperrey, un marin doué pour les Sciences, nommé à la Commission en 1811, partit pour de longs voyages sur L'Uranie (1817), puis sur La Coquille (1822), c'est-à-dire à des moments cruciaux dans les discussions de la Commission des phares. On choisit donc, plus tard, des marins naviguant entre le ministère et l'État-major de la Marine plutôt que sur les mers et les océans. La Marine est soucieuse de signalisation maritime, mais d'une signalisation active, et non passive, qui permet d'échanger des informations stratégiques entre le navire et la côte. Le phare moderne a un jumeau militaire, le sémaphore, avec lequel il cohabite souvent sur les caps, les pointes et les îles depuis l'Empire. En 1817, les hydrographes prennent place auprès des marins à la Commission des phares. Chargé de lever et de dessiner les cartes marines, l'hydrographe est une sorte d'hybride de l'astronome, du marin et de l'ingénieur. On connaît l'importance pour la cartographie marine du périple de La Recherche, un navire commandé par le contre-amiral d'Entrecasteaux, lancé en 1791 sur les traces de Lapérouse. Paul-Édouard de Rossel, ainsi qu'un jeune hydrographe, Charles-François Beautemps-Beaupré étaient à bord. Ce voyage marque symboliquement le début de la conversion des savoirs accumulés pendant les voyages encyclopédiques en une production massive de cartes marines, le Pilote Français, un immense projet dont BeautempsBeaupré assura la direction entre 1822 et 1843. Les papiers de Rossel conservés aux Archives Nationales montrent l'importance de ce personnage dans la définition et la conduite de la politique de signalisation décidée par la Commission en 1825.
La Commission des phares et le milieu savant
Présidée par le directeur général des Ponts et Chaussées, la Commission des phares devait se composer de neuf membres : trois savants de l'Académie des Sciences, trois inspecteurs des Ponts et Chaussées, trois officiers supérieurs de la Marine militaire. La politique de signalisation des côtes de France naît donc sans surprise du concubinage entre la science, la technique et l'État sous l'Empire. Sa composition évolue au fil du temps. Le nombre de savants diminue, tandis que les représentants de services techniques de la Marine les hydrographes, les ingénieurs des travaux hydrauliques, le génie maritime sont plus nombreux. On pourrait affiner l'analyse sociographique de la Commission, en traquant par exemple les lieux où ses
Un acte fondateur : le rapport et la carte de 1825
Le document le plus important produit par la Commission des phares est donc ce Rapport contenant l'exposition du système adopté (...) pour éclairer les côtes de France, rendu public en 1825. La Commission se réunit périodiquement pour en apprécier les progrès, puis pour l'amender, l'améliorer, le compléter. Le rapport était accompagné d'une carte sur laquelle sont reportés les emplacements de 49 phares, répartis sur toutes les côtes de France.
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Sur l'ensemble des sites retenus, une trentaine de bâtiments neufs étaient à bâtir, le reste étant constitué de tours anciennes, civiles ou militaires. Pour dessiner cette carte, la Commission a hérité et innové. Elle a inséré dans son dispositif des phares construits sous l'Ancien Régime, et des programmes d'éclairage des côtes de France sans lendemain, comme celui que Thévenard expose dans son Mémoire sur l'utilité des phares le long des côtes maritimes de la France et sur les moyens d'y former ces établissements (1766) attribué par de Rossel à de Kearney, l'un des grands hydrographes du XVIIIe siècle 2 . Un texte ultérieur de Thévenard, publié sous la Révolution, décrit ainsi un système de 36 feux, comprenant 18 feux déjà existants, Groix et Penmarc'h, dont les travaux sont arrêtés, et 16 nouveaux feux. Parmi ces derniers, plusieurs sont repris dans le rapport de la Commission : La Hague, Chausey, les Héaux de Bréhat, l'Île de Batz. Le critère de localisation proposé par la Commission est fondé sur la manière dont les navires revenant d'Amérique atterrissent sur les côtes de France, en se calant sur la latitude de leur point d'arrivée. En revanche, la connaissance de leur position en longitude est plus approximative. Thévenard cite le cas d'un navire qui s'était engagé dans le passage de la Teignouse, entre Quiberon et Houat, en croyant entrer dans l'estuaire de la Loire. Le système de signalisation doit être conçu pour éviter de telles erreurs. La Commission doit composer avec des programmes dont l'ambition ne couvre
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pas l'ensemble du territoire national : programmes anciens, comme les feux bâtis sous l'Ancien Régime, dont la construction renvoie aux besoins de la Marine de guerre et aux initiatives des chambres de Commerce, mais également programmes contemporains, puisque la fin des guerres de l'Empire relance un désir de construire des phares qui n'est pas le fait de la Commission. Ainsi, en 1820, les ingénieurs de Loire-Atlantique se lance dans un projet audacieux, la construction d'un phare sur le rocher du Four, au large du Croisic, afin de signaler l'entrée de l'estuaire de la Loire. De même, à Marseille, où l'activité portuaire reprend lentement sous la Restauration, l'ingénieur Garella entreprend en 1823 la construction d'un phare sur l'île du Planier.
ainsi équipées par l'État d'une manière égale. C'est ce geste audacieux qui fonde la singularité française dans l'histoire de la signalisation maritime. Le choix des emplacements n'est pas lié à des événements dramatiques passés, par exemple une série de naufrages, comme cela était le cas pour les phares britanniques, Edystone ou Bell Rock par exemple. La construction raisonnée d'une frontière maritime doit s'appuyer sur des principes scientifiques de localisation des feux, compris des navigateurs afin qu'ils se repèrent correctement dans l'espace. Ces principes sont indiqués dans les propos liminaires du rapport de 1825 : « Les vaisseaux qui suivent la côte, en se tenant à une distance suffisante pour les mettre à l'abri de tout danger, reconnaissent, au moyen des phares, à
Un système rationnel pour signaler les côtes de France
Le mot-clef dans le titre de ce rapport remis en 1825 par la Commission est bien sûr le mot « système », puisqu'il signifie qu'un groupe d'hommes, rassemblés dans une Commission ad hoc, se pense pleinement légitime pour arraisonner, au nom des sciences et de l'État, la frontière maritime du pays. La Commission veut construire de façon volontaire un réseau dont la logique s'imposerait à toutes les côtes de France, presque indépendamment de leur configuration propre ou des routes commerciales déjà connues. Toutes les portions du littoral seraient
In « Merveilles de la Science », L. Figuier, 1869
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Archives Nationales - Marine, 3JJ 102. Le texte est attribué à Thévenard.
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Appareil lenticulaire de Cordouan 1823, conservé au musée des Phares et Balises, à Ouessant In Phares, histoire du balisage et de l'éclairage des côtes de France. Jean-Christophe Fichou, Noël Le Hénaff, Xavier Mével. Douarnenez, Chasse-marée, 2003, p.76 Crédit photo : Musée des Phares et Balises à Ouessant (N. Le Hénaff)
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feux rouge et bleu se succédaient entre Flessingue et Dieppe, « et ainsi de suite dans tous les postes le long de la côte, en recommençant la même série, sans aucun danger de méprise par la similitude des feux, puisque ceux qui se ressemblent auront au moins 80 lieux de distance entre eux 4 ». Rossel rappelle à la Commission que : « l'erreur dont la position d'un vaisseau venant du large peut être affectée a (...) des limites, et (il) a suffi de répartir les phares sur toute la côte de manière que, dans l'étendue fixée par la plus grande erreur dont la position d'un navire soit susceptible, il ne se trouve jamais deux phares offrant la même apparence 5 ».
Phare des Héaux de Bréhat In Les travaux publics de la France Vol. V : Phares et balises, par É. Allard & L. Reynaud (dir.) ; J. Rothschild éd,1883
tous les instants de la nuit, le lieu où ils sont et la route qu'ils ont à suivre pour éviter les écueils situés au large. Ces phares doivent être placés sur les caps les plus saillants et les pointes les plus avancées ; ils doivent aussi être les uns par rapport aux autres, à des distances telles que, lorsque, dans les temps ordinaires, on commence à perdre de vue le phare dont on s'éloigne, il soit possible de voir celui dont on se rapproche 3 ». Le navire connaît donc sa position par rapport à deux points qu'il doit repérer sur une carte en croisant plusieurs informations : l'estime de sa route, sa navigation astronomique et la connaissance des caractères des feux,
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c'est-à-dire le signal caractéristique de chaque phare. Grâce à la fiabilité des chronomètres de marine, il n'est pas nécessaire que les feux émettent tous un signal différent. La discussion porte donc sur le nombre de caractères différents qu'il convenait d'adopter. Les solutions techniques disponibles, projecteurs ou appareils lenticulaires tournants, proposent une diversité de signaux fondée sur le rythme d'apparition et de disparition d'une lumière. Comment trouver le bon écart pour répéter un même signal sans tromper le navire ? Dans la proposition de Saint-Haouen, neuf combinaisons de
Ce qui revient à choisir comme borne inférieure pour l'écart entre deux feux répétant le même signal la borne supérieure de l'erreur commise par un navire faisant route à l'aide de ses instruments, le sextant et le chronomètre. Ce problème peut paraître assez simple, mais il fit l'objet de nombreuses discussions sur le nombre de caractère des feux. L'ingénieur des travaux maritimes Joseph Sganzin suggère de séparer ces éclats par des périodes de temps inégales, mais cette solution se révèle trop complexe.
3
Rapport contenant l'exposition du système adopté par la Commission des phares pour éclairer les côtes de France, Paris, Imprimerie royale, 1825. Archives Nationales - Marine GG1 2, pièce 66.
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Rapport contenant l'exposition du système adopté par la Commission des phares pour éclairer les côtes de France, op. cit. p. 3.
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La Commission retient finalement trois caractères : des feux fixes, des feux tournants à éclat et à éclipse toutes les minutes, et des feux tournants à éclat et éclipse toutes les trente secondes. Ces éclats et éclipses sont obtenus par la rotation des appareils lenticulaires de Fresnel, dont le nombre de panneaux, huit ou seize, détermine la période du feu. Ces principes guident la localisation des feux les plus importants, ceux que la Commission qualifie de feux de «premier ordre», pour les distinguer des édifices plus modestes, installés sur les écueils et dans les passes. Des feux de second et de troisième ordre, ainsi que des fanaux de port font également partie du programme de 1825. Dans le discours de Rossel, le navire et les deux feux sont les sommets d'un triangle, figure géométrique fondamentale dans toutes les opérations de géodésie et de cartographie, terrestre ou marine. Olivier Chapuis a donc raison de souligner la progression commune de la publication du Pilote Français et des délibérations de la Commission des phares. En Manche, par exemple, dans les années 1830, les cartes n'étaient pas encore levées, si bien que le choix de l'emplacement des feux et le travail des hydrographes sont concomitants. D'après L'Exposé des opérations géodésiques sur les côtes septentrionales de France, les emplacements retenus pour les phares des Héaux de Bréhat et de l'île de Chausey, coïncident avec les sommets de grands triangles employés pour dessiner les cartes de la Manche.
Un paradigme céleste pour décrire le système et la carte de 1825 : les phares-étoiles
Le système de la Commission des phares s'appuie également sur des programmes scientifiques de mesure de la Terre : les opérations géodésiques, la production de cartes terrestres et marines. Cette relation étroite entre les cartes et les phares est une clef pour interpréter la répartition des phares sur les côtes de France au début du XIXe siècle. François Arago raconte ainsi dans le Journal de sa vie les nuits passées à rétablir des signaux géodésiques enlevés par le vent et à scruter l'obscurité à la lunette pour voir enfin apparaître la lueur du réverbère de signal de Camvey, situé à 150 kilomètres. Mais cette lumière du signal de Campvey apparaissait rarement, et Arago resta six mois au Desierto de las Palmas, sans l'apercevoir. Dans sa biographie de l'astronome, Maurice Daumas précise que chaque soir, « (il) allumait son réverbère, guettait le clignotement des phares qui répondraient au sien, observait la Polaire, notait les chiffres 6 ». L'emploi du mot phare est un peu anachronique, mais il y a bien un lien entre ces travaux scientifiques et l'éclairage des phares. Augustin Fresnel souligne d'ailleurs dans son Mémoire sur un nouveau système d'éclairage des phares le succès des grandes lentilles, employées « comme
signaux, par MM. Arago et Mathieu, dans les opérations géodésiques qu'ils ont faites, vers la fin de l'automne dernier, sur les côtes de France et d'Angleterre. Une de ces lentilles, éclairée par un bec quadruple et placée à 50 miles anglais de l'observateur, était vue aisément avec une lunette, une heure avant le coucher du soleil, et à l'oeil nu, une heure après 7 ».
Pour augmenter la puissance des lampes à huile, on multiplie le nombre de mèches. In Phares, histoire du balisage et de l'éclairage des côtes de France. Jean-Christophe Fichou, Noël Le Hénaff, Xavier Mével. Douarnenez, Chasse-marée, 2003, p.81
Maurice Daumas, Arago. La jeunesse de la Science, Belin, 1987, p. 44.
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Point 41 du « Mémoire sur un nouveau système d'éclairage des phares, lu à l'Académie des Sciences le 29 juillet 1822 », OEuvres Complètes d'Augustin Fresnel, Tome 3, p. 97-126.
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Dans son « Procès verbal des observations faites à Chatenay, à 13 000 toises de l'arc de triomphe de l'Étoile, dans la nuit du 7 au 8 septembre 1821, sur le phare lenticulaire à feux tournants de l'invention de M. Augustin Fresnel », l'élève-ingénieur des Ponts et Chaussées Schwilgué notait, quant à lui : « À 8h38, (l'appareil de Fresnel) parut être à son maximum et (...) surpassait alors beaucoup en diamètre apparent et en clarté la planète de Jupiter, à laquelle nous avons pu le comparer 8 ». Cette nuit là, à l'aide d'un chronomètre de Bréguet, il avait mesuré et consigné la durée des éclats et des éclipses de chacune des révolutions de l'appareil. Mais vers 22 heures, l'éclat diminua et l'élève nota que le brouillard contrariait son observation. Une note de Fresnel précise qu'il s'agissait d'un défaut d'alimentation de la lampe en huile. Les appareils de Fresnel produisent une lumière dont la période et le mode d'apparition ne sont plus visibles sur la côte depuis la fin du XIXe siècle : les feux sont fixes, ou bien se déplacent lentement sur des roulements à galets, comme les coupoles des observatoires astronomiques. La lumière parait, puis disparait, lentement, en répétant un phénomène céleste, l'éclipse. Est-il besoin de souligner que, depuis les écrits de Newton jusqu'au texte fondamental de Laplace, La Mécanique céleste, l'observation des mouvements des planètes, des étoiles et des comètes est la source dont s'inspirent les savants pour imaginer des modèles de compréhension du monde physique ? Ce paradigme scientifique
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influence l'ensemble des expériences de signalisation maritime du début du XIXe siècle, qu'elles recourent aux techniques de la lentille ou du réflecteur. Un concurrent de Fresnel, l'ingénieurlampiste Isaac Bordier-Marcet, puise également dans le vocabulaire des étoiles pour nommer ses inventions. Il écrit à propos d'un « appareil sydéral » pour feu fixe à la géométrie complexe 9 : « J'ai cherché à produire un effet approximatif de la lumière lunaire par l'éclairage astral, et j'ai cru trouver aussi quelque analogie (...) entre l'effet de mes lampes garnies de miroirs sydéraux, et celui que produisent les innombrables astres qui peuplent la voûte azurée. (...) La lumière qui en émane est vive, brillante, scintillante, elle se fait bien apercevoir ; mais la distance qui nous sépare, ôte à cette lumière la faculté d'éclairer, telle est la lumière sydérale10 ». L'étoile de Fresnel brille avec plus d'éclat que celle de Bordier-Marcet, mais elles sont appréciées selon les critères d'une même culture sensible. La description des phares de France comme un système céleste maîtrisé est également prégnante dans l'emploi de la notion d'ordre pour les classer, une notion inconnue dans les pays anglo-saxons à la même époque. Il s'agit d'un emprunt au classement des étoiles par l'astronome selon leur magnitude. En 1825, il y avait trois ordres et des feux de port de moindre importance. Le classement d'un feu dans tel ou tel ordre, qui indique sa fonction dans le réseau et la portée de son feu, détermine
complètement l'appareil lenticulaire. Le système établit des correspondances homothétiques entre les caractéristiques techniques des objets distance focale, puissance de la source lumineuse, nombre de mèches concentriques de la lampe et la place du feu dans l'ordre des phares. Ainsi, les feux de premier ordre possédent quatre mèches, ceux des second et troisième ordre, respectivement trois et deux mèches 11 . Le travail d'Augustin Fresnel au service des phares doit être replacé dans ce contexte. Que racontent ses Mémoires ? Fresnel coordonne un processus d'innovation dans lequel la fameuse lentille n'est pas le point de départ mais, comme l'ampoule de Thomas Edison dans les réseaux électriques, une pièce dans un puzzle d'objets et de savoirs qui ont rendu possible la construction de l'appareil. Ce processus est d'ailleurs inachevé à la mort de Fresnel et son frère Léonor le poursuit
8 9
ibid., p. 91-92.
La notice n°16 du Catalogue des appareils d'éclairage et autres objets déposés au musée des Phares (1878), « Réflecteur sidéral Bordier-Marcet, grand modèle (1811) » précise que cet appareil employé pour l'éclairage des villes, puis des phares, était composé de « deux surfaces réfléchissantes engendrées par des parties de paraboles tournant autour de leur paramètre ». Voir Isaac Bordier-Marcet, La parabole soumise à l'art, ou essai sur la catoptrique de l'éclairage, descriptif des nouvelles combinaisons et propriétés de la parabole, appliquées au système économique d'éclairage, à grands effets de lumière, Paris, Veuve Cussac, 1819, p. 57. « Moyens employés pour éclairer les phares et varier leurs apparences », Rapport contenant l'exposition du système adopté par la Commission des phares pour éclairer les côtes de France, op. cit., p. 5.
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pendant quinze ans. S'il faut attribuer à Fresnel des mérites, ce n'est peut-être pas tant la réalisation de grandes lentilles à échelon qu'il faudrait mettre en avant, que son obstination à faire réaliser un appareil dont chaque élément les lentilles, la lampe et le système de rotation appartenait à des domaines de compétences jusqu'alors disjoints, obstination qui le conduit sur la côte pour surveiller l'installation de l'appareil de Cordouan. L'histoire de la Commission des phares fondée sous l'Empire, montre que la construction d'une frontière maritime ne s'appuie pas sur une géniale invention la lentille de Fresnel mais sur une langue céleste parlée par les savants, les ingénieurs et les marins. L'historien Jules Michelet écrit : « C'est la France, après ses grandes guerres, qui prit l'initiative des nouveaux arts de la lumière et de leur application au salut de la vie humaine. Armée du rayon de Fresnel (une lampe forte comme quatre mille, et qu'on voit à douze lieues), elle se fit une ceinture de ces puissantes flammes qui entrecroisent leurs lueurs, les pénètrent l'une par l'autre. Les ténèbres disparurent de la face de nos mers. Pour le marin qui se dirige d'après les constellations, ce fut comme un ciel de plus qu'elle fit descendre. Elle créa à la fois les planètes, étoiles fixes et satellites, mit dans ces astres inventés les nuances et les caractères différents de ceux de là-haut. Elle varia la couleur, la durée, l'intensité de leur scintillation. Aux uns, elle donna la lumière tranquille, qui suffit aux nuits sereines ; aux autres, une lumière mobile tournante, un regard de feu qui perce aux quatre coins de l'horizon. Ceux-ci, comme les mystérieux animaux qui illuminent la mer, ont la palpitation vivante d'une flamme qui flamboie et pâlit, qui jaillit et qui se meurt. Dans les sombres nuits de tempêtes, ils s'émeuvent, semblent prendre part aux convulsions de l'Océan, et, sans s'étonner, ils rendent feu pour feu aux éclairs du ciel12 ». La Commission pense la frontière maritime nationale comme un système céleste en rabattant sur la mer, les objets, les mots et les pratiques de l'astronomie et de la géodésie. Dans cette perspective, elle met en oeuvre une vision de la science et de la mer du XVIIIe siècle, celui de la marine à voile, des hydrographes et
Jules Michelet, La Mer, Gallimard, 1983 (1ère édition, 1861). « pour mémoire »
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Sur cette carte ne figurent que les phares effectivement électrifiés avant la fin du XIXè siècle. On en compte 13, ce qui ne représente que le quart du programme d'Émile Allard, qui prévoyait en 1880, d'électrifier tous les phares du premier ordre. Néanmoins, à l'aube du XXè siècle, la France peut s'enorgueillir de posséder la moitié des phares électriques du monde. In Phares, histoire du balisage et de l'éclairage des côtes de France. Jean-Christophe Fichou, Noël Le Hénaff, Xavier Mével. Douarnenez, Chasse-marée, 2003, p.283
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des voyages de découverte. Il n'est fait aucune allusion dans le texte au monde de la navigation du XIXe siècle la vapeur, les échanges généralisés sur toutes les mers du globe auquel la Commission va adapter son « système » sans remettre en cause ses principes. Sein marque symboliquement la fin de la période inaugurée par la publication du rapport. À cette période, et encore plus fortement dans les années 1890, une série d'innovations transforme profondément le système technique de l'éclairage des phares. La maîtrise de nouvelles sources lumineuses (lumière électrique, gaz sous pression) permet d'entrer dans une logique de signaux de lumière brefs et puissants, lancés par des « feux-éclairs », des optiques à grande vitesse de rotation dont l'éclat n'est visible qu'une fraction de seconde. L'adoption des lumières brèves et violentes renouvelle les caractères des feux comme les mots pour les décrire. En 1894, la Commission des phares propose l'abandon des termes « scintillant » et « clignotant », qui renvoient au paradigme céleste de 1825, au profit des mots « éclat » et « occultation »13 . Mais surtout elle supprime la notion d'ordre, qui était le pilier de l'organisation homothétique du système de 1825. Dans le même temps, le nombre des points remarquables qui maillent le littoral est réduit à une quinzaine de grandes tours, éclairées par de puissantes machines électriques. Systèmes techniques et territoire se réarticulent dans un nouveau paradigme qui a pour ressource la thématique de l'éclair. Le territoire des phares serait-il structuré comme un langage ? Le nouveau paradigme est assez performant pour qu'à l'aube du XXe siècle les ingénieurs des services des phares d'autres nations maritimes l'adoptent après la France. Cependant, les ingénieurs déchantent rapidement sur la capacité des appareils électriques les plus puissants à percer le brouillard, si bien que les aides à la navigation s'orientent dès le début du XXe siècle vers des solutions hors du spectre des ondes visibles avec l'installation de radiophares. Les deux premiers radiophares français expérimentaux sont installés en 1912 à Sein et à Ouessant. En 1925, un siècle après l'adoption de son rapport fondateur, la Commission des phares approuvait un programme d'équipement du littoral comprenant 37 sites de radioélectricité, dont 5 radiophares d'une portée égale à 200 milles. Les innovations techniques de la fin du XIXe siècle et les perspectives offertes par les ondes hertziennes ont profondément remodelé l'horizon d'attente du réseau de signalisation maritime, dont les phares lumineux étaient jusqu'alors l'espoir et la principale ressource. Les grands phares, réseau dominant de la signalisation maritime depuis deux siècles, s'insèrent désormais dans un tissu d'objets techniques qui comprend maintenant le satellite, l'ordinateur, la carte numérisée, le récepteur GPS.
Une « feuille de route » pour le XIXe siècle
Le paradigme des « phares-étoiles » est le socle qui détermine pendant soixante ans la politique française de signalisation maritime. Un important programme s'engage, puisqu'une cinquantaine de feux des trois premiers ordres sont à construire ou à adapter pour recevoir le système de Fresnel. La première génération de grand phare, qui culmine à environ cinquante mètres, prend pour modèle Goulphar, sur BelleÎle, dont le plan est attribué à Fresnel. Au mitan du XIXe siècle, avec l'arrivée de Léonce Reynaud à la tête du service, les plans évoluent en intégrant plus fortement les questions de logement des gardiens. Les phares du Cap Fréhel (1847) ou des Baleines (1854), dont la construction avait pu être différée puisque des tours de Vauban existaient déjà, témoignent de cette évolution. En 1867, le montage du phare métallique des Roches-Douvres répond aux voeux exprimés par la Commission quarante ans plus tôt. L'année 1881, avec l'allumage du phare d'Armen au bout de la chaussée de
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Réfection de « l'État de l'éclairage... », Commission des phares, registre Y, p. 64, 2 juin 1894.
l « pour mémoire »