Pour mémoire hors série - Printemps 2017 : Les zones humides, un enjeu de politique environnementale
Auteur moral
France. Ministère de l'environnement, de l'énergie et de la mer
;France. Ministère du logement et de l'habitat durable
Auteur secondaire
Résumé
Le Comité d'histoire et le Groupe d'histoire des zones humides avaient décidé, en 2014, d'élaborer conjointement une journée d'études, organisée le 28 janvier 2016 et appelée « Usages et représentations des zones humides d'hier à aujourd'hui, un enjeu de politique environnementale ». Ce numéro hors-série vous présente les actes de ce colloque. Les organisateurs ont jugé fécond de faire aussi connaître aux lecteurs, grâce à des articles supplémentaires, des approches qui n'avaient pas pu être traitées dans le temps contraint d'une seule journée. Ces regards complémentaires sur les zones humides portent, par exemple, sur la convention de Ramsar, l'outre-mer, ou sur des recherches plus ponctuelles comme en Sologne ou dans l'univers du sacré.
Editeur
Conseil général de l'environnement et du développement durable
Descripteur Urbamet
Descripteur écoplanete
Thème
Méthodes - Techniques
;Environnement - Paysage
Texte intégral
n° hors série
PRINTEMPS - 2017
Les zones humides
Un enjeu de politique environnementale
COMITÉ D'HISTOIRE
REVUE DES MINISTÈRES DE LA TRANSITION ÉCOLOGIQUE ET SOLIDAIRE DE LA COHÉSION DES TERRITOIRES
n° hors série
PRINTEMPS - 2017
COMITÉ D'HISTOIRE
REVUE DES MINISTÈRES DE LA TRANSITION ÉCOLOGIQUE ET SOLIDAIRE DE LA COHÉSION DES TERRITOIRES
Actes du colloque du 28 janvier 2016 et regards complémentaires
Usages et représentations des zones humides d'hier à aujourd'hui :
Un enjeu de politique environnementale
2
éditorial
L
e Comité d'histoire et le Groupe d'histoire des zones humides avaient décidé, en 2014, d'élaborer conjointement une journée d'études, organisée le 28 janvier 2016 et appelée « Usages et représentations des zones humides d'hier à aujourd'hui, un enjeu de politique environnementale ».
Cet événement était l'une des manifestations liée à la Journée mondiale des zones humides, qui se tient le 2 février de chaque année, pour commémorer la signature de la convention internationale de Ramsar en 1971. Il se situait aussi dans l'actualité du débat parlementaire sur le projet de loi relatif à la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages : outre la création de l'agence française pour la biodiversité, l'un des objectifs de la stratégie nationale pour la biodiversité est le « développement des réserves de biosphère et des zones humides d'importance internationale, dites sites « Ramsar », susceptible d'améliorer l'attractivité des territoires qui en sont dotés ». Dans ce contexte, les initiateurs de la journée d'études ont voulu rappeler aux lecteurs de la revue Pour Mémoire la richesse écologique de ces milieux naturels, leur diversité et l'évolution dans la longue durée des perceptions, des conflits d'usage et des utilités qui ont caractérisé leur approche par les êtres humains au fil des siècles. La dimension historique permet de mieux appréhender pourquoi et comment ces milieux ont été, et sont encore, pris en charge par les politiques publiques successives, pour les faire disparaître ou, au contraire, pour les protéger et les restaurer. Ce numéro hors-série vous présente les actes de ce colloque. Les organisateurs ont jugé fécond de faire aussi connaître aux lecteurs, grâce à des articles supplémentaires, des approches qui n'avaient pas pu être traitées dans le temps contraint d'une seule journée. Ces regards complémentaires sur les zones humides portent, par exemple, sur la convention de Ramsar, l'outre-mer, ou sur des recherches plus ponctuelles comme en Sologne ou dans l'univers du sacré.
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Selon le principe retenu pour les journées d'études organisées par le comité d'histoire, les trois sessions et la table ronde finale ont consisté à faire s'exprimer à la fois des chercheurs relevant de plusieurs disciplines, des gestionnaires qui assurent sur le terrain la protection et de la mise en valeur de ces milieux humides et des responsables politiques intéressés par ces enjeux. La première session a concerné « L'évolution des richesses et des ressources des zones humides ». Les quatre interventions montrent l'évolution de la prise de conscience des richesses et des ressources de ce milieu avec une nouvelle perception de ces territoires qui se manifeste par leur reconquête, leur requalification pour les faire progresser. La deuxième session a été consacrée à la représentation des zones humides : « Les zones humides, espaces vécus, espaces perçus, espaces imaginés ». Elle montre comment la perception des zones humides par la population a joué un rôle déterminant dans la compréhension et la gestion de ces milieux. Il en ressort aujourd'hui l'image d'une valeur patrimoniale. La troisième session, intitulée : « Les services rendus par les zones humides, concilier les usages productifs, les usages sociaux et les régulations naturelles », a permis de rendre compte de la façon dont des conflits d'usage peuvent être surmontés par la complémentarité entre l'utilité de ces milieux pour la biodiversité, la prévention des inondations, la dépollution ou le développement d'activités agricoles ou touristique. La table ronde « Milieux humides, quels héritages pour demain ? » était centrée sur l'actualité politique et les perspectives d'évolution de la politique des milieux humides, avec les interventions, notamment, des deux rapporteurs du projet de loi. Le comité d'histoire tient à remercier tous ceux qui ont contribué à la publication de ce hors-série dont la lecture vous est proposée : les intervenants et les auteurs d'articles, les membres du comité de pilotage, la direction générale de l'aménagement, du logement, et de la nature ainsi que de des établissements publics du ministère.
Patrick Février secrétaire délégué du comité d'histoire
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sommaire
Ouverture du colloque
Allocution d'ouverture par Paul Delduc
Introduction scientifique par Corinne Beck
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L'évolution des richesses et des ressources des zones humides
Introduction et animation par Marie-Odile Guth Du XX
e siècle à aujourd'hui, quels sont les atteintes faites aux zones humides et les dispositifs pour préserver et restaurer ces milieux ? Pierre Caessteker
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La requalification urbaine des zones humides ligériennes, un projet patrimonial exposé aux composantes
naturelles et culturelles des paysages fluviaux Sylvain Dournel et Sylvie Servain
Évolution de l'exploitation des milieux humides par l'homme : de la cueillette à la spéculation
Raphaël Morera
Comment l'approche paysagère des terres d'eau peut-elle favoriser l'inversion de la tendance à la
régression des zones humides ? Jean-Pierre Thibault
Regards complémentaires
Les avoirs liquides de Ramsar Tobias Salathé La requalification urbaine des milieux humides ligériens, un projet patrimonial exposé aux composantes naturelles et culturelles des paysages fluviaux Sylvain Dournel et Sylvie Servain
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Les zones humides, espaces vécus, espaces perçus, espaces imaginés
Introduction et animation par Magalie Franchomme L'évolution de la représentation et de la perception des zones humides dans l'opinion publique
Yves-François Le Lay
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L'image des zones humides dans la littérature contemporaine
Bertrand Sajaloli
Pourquoi et comment les agences de l'eau se sont progressivement investies pour préserver, restaurer
et entretenir les zones humides ? Vincent Valin
Valoriser l'image des zones humides auprès des décideurs, en France et à l'international
Le rôle des organisations non gouvernementales depuis les années 1960 Jean Untermaier
Regards complémentaires
La recherche au service d'une réhabilitation des zones humides Jean-Claude Lefeuvre L'eau et les zones humides ou le jaillissement universel du sacré Etienne Gresillon et Bertrand Sajaloli
Les réflexions sur l'évolution de la perception d'une zone humide L'exemple de la Sologne (XVII e - XIXe siècles) Bernard Heude
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Les services rendus par les zones humides : concilier les usages productifs, les usages sociaux et les régulations naturelles
Introduction et animation par Paul Allard Les zones humides et les conflits dans l'Histoire : entre affrontements et « bien public »
Patrick Fournier
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L'apport de l'expérience historique des associations syndicales de marais aux enjeux actuels de la
gestion des milieux humides Jean-Marie Gilardeau
Le groupe de référents en zones humides
Comment a-t-il développé depuis 25 ans des questionnements multidisciplinaires pour la revue Zones humides info, éditée par la Société nationale de protection de la nature ? Francis Muller
Les conflits d'usage dans les zones humides du delta du Rhône (Camargue)
Bernard Picon
Regard complémentaire
Comment le Conseil des rivages français d'Amérique a-t-il agi en faveur de la préservation des zones humides outre-mer? Alain Pibot
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Les zones humides, les milieux humides : quels héritages pour demain ?
Table ronde animée par Thierry Lavoux
avec la participation de Jérôme Bignon, Geneviève Gaillard, Odile Gauthier, Jean Jalbert, Paul Allard
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Conclusion
Clôture du colloque
François Mitteault
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Comité d'histoire
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Allocution d'ouverture
Paul Delduc, directeur général de l'aménagement, du logement et de la nature
Le programme a pour titre « Usages et représentations des zones humides d'hier à aujourd'hui, un enjeu de politique environnementale ». Bon nombre de réunions que le Comité organise sont centrées sur des rappels historiques qui nous aident à nous projeter. Nous n'oublions pas ce qui se passe en ce début de XXIe siècle. Malgré tout, l'objectif est de réunir des réflexions, des approches intellectuelles et des témoignages qui apportent des éclairages et des questionnements sur des évolutions de longue durée. Cet éclairage sera d'abord fourni par les chercheurs qui interviendront au cours des trois premières sessions. J'en profite pour remercier, au nom du ministère et de la communauté des acteurs passionnés par les enjeux des milieux humides, le groupe d'histoire des zones humides de nous offrir l'opportunité de mieux connaître les travaux académiques qui ont été menés dans ce domaine depuis plusieurs années. Corinne Beck, que je salue, professeure des universités en histoire et en archéologie médiévale à l'université de Valenciennes et du Haut-Cambrésis, interviendra juste après moi pour développer devant vous l'état des questions et des travaux de recherche qui ont une dimension historique. Les termes utilisés dans les intitulés des sessions et dans la présentation synthétique du contenu de la journée d'études démontrent bien que la richesse et la diversité des approches sont au coeur de l'histoire des politiques des milieux humides. Cette richesse et cette diversité se retrouvent dans le choix fait par les organisateurs de mélanger des interventions de chercheurs et d'acteurs de la protection et de la mise en valeur des zones humides, ou plutôt, si vous le permettez, des milieux humides. Le terme de « milieux » paraît sémantiquement plus fécond que celui de « zones », un peu connoté d'ailleurs, car il exprime mieux toute la palette des enjeux en matière d'usages (biodiversité, paysages, prévention des risques, épuration des eaux, tourisme, agriculture et pêche...). La journée d'études se terminera par une table ronde, axée sur des sujets du
Le Comité d'histoire des ministères de l'écologie et du logement a eu la bonne idée d'inaugurer son programme d'activités pour l'année 2016 par la journée d'études qui nous réunit aujourd'hui, autour d'un thème qui intéresse la direction générale de l'aménagement, du logement et de la nature (DGALN), nos services déconcentrés, beaucoup de nos établissements publics et opérateurs, d'interlocuteurs de terrain, de réseaux d'expert, mais aussi de chercheurs. Pour la DGALN, ce thème est historiquement très important depuis le début de l'existence d'un ministère chargé des questions d'environnement. Il constitue même, en quelque sorte, un thème de l'écologie de terrain.
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présent et des perspectives d'évolution de la politique des milieux humides. Ce thème est en effet au coeur de l'actualité, puisque le Parlement débat du projet de loi sur la reconquête de la biodiversité1 . Vous avez vu que le Sénat a adopté le projet et que le projet de loi y a été adopté à une très large majorité. Il sera à nouveau présenté à l'Assemblée Nationale. Deux parlementaires seront présents en fin d'après-midi. Ils sont tous deux particulièrement impliqués dans ce débat au Sénat et à l'Assemblée Nationale. Je les remercie par avance de venir présenter leur point de vue devant vous, aux côtés notamment de la directrice du Conservatoire du littoral. Le directeur de l'eau et de la biodiversité, François Mitteault, sera également présent en fin de journée pour participer à vos débats et conclure cette riche journée. Comme l'a dit il y a un instant Patrick Février, pour ceux qui pourraient se sentir frustrés, les actes seront complétés, grâce au comité d'histoire et au groupe d'histoire des zones humides, par des articles qui apporteront aux
lecteurs d'autres analyses sur des thèmes qui n'auront pas été traités au cours de cette journée, tout ceci dans la revue Pour mémoire. En remerciant à nouveau le secrétaire délégué du Comité d'histoire, Patrick Février, et la présidente du groupe d'histoire des zones humides, Corinne Beck, qui ont été à l'origine de cette initiative, j'attends avec un grand intérêt de lire la publication qui sera faite. Madame Beck, je vous donne à présent la parole.
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La loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages a été définitivement adoptée le 8 août 2016
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Introduction scientifique
Corinne Beck, professeure des universités en histoire et archéologie médiévale, EA 4343 CALHISTE,
Université de Valenciennes et du Haut-Cambrésis, Présidente du Groupe d'histoire des zones humides encore les milieux d'eau -un problème de terminologie se pose en effet que nous aborderons peut-être aujourd'huiet l'absence de la prise en compte des temporalités longues dans les débats qui animaient alors la communauté scientifique. La création de ce groupe est également née d'un constat similaire établi par les gestionnaires des zones ou des milieux humides : l'importance des faits historiques dans le fonctionnement écosystémique et social des lieux d'eau. L'objectif de ce groupe, pour ceux qui ne le connaissent pas encore, est de redonner une dimension temporelle aux zones humides, créatrices d'espaces, de paysages et de sociétés locales à forts enjeux politiques, culturels, économiques, environnementaux et patrimoniaux. En prenant place dans le champ d'études et de réflexion sur les zones humides, les sciences historiques montrent que la dimension temporelle peut proposer une mise en perspective critique et qu'une articulation plus satisfaisante entre le passé et le futur est tout à fait possible pour aboutir à des prises de décision engageant durablement l'avenir. En effet, bon nombre de projets d'aménagement des zones humides achoppent, faute de prendre en compte la dimension historique de ces lieux, et ce tant au niveau des héritages, des anciens usages et des interventions anthropiques sur la zone humide qu'à celui de la prise en considération de la spécificité culturelle des sociétés de l'humide (isolats, solidarités liées aux pratiques communautaires des usages de l'eau, etc.). Espaces de transition entre la terre et l'eau, étapes essentielles au cycle de la vie, les milieux humides constituent des lieux de rencontre privilégiés entre l'homme et la nature. Aussi n'était-il pas question pour nous de rester cloisonnés dans nos disciplines. Les chercheurs impliqués ont tous ressenti le besoin d'une mise en perspective pluridisciplinaire, qui permette de saisir ce phénomène dans toute sa complexité. Le Groupe d'histoire des zones humides a été conçu dès le départ comme un carrefour entre disciplines, rassemblant aussi bien des chercheurs
L'idée d'organiser cette journée d'études est née de rencontres informelles entre le comité d'histoire du ministère, à travers son secrétaire délégué, Patrick Février, et le Groupe d'histoire des zones humides. Au nom de ce dernier et en tant que Présidente du Groupe, je voudrais remercier toutes les personnes qui ont apporté leur soutien à cette initiative et exprimer tout le plaisir que nous avons eu à préparer cette journée avec les membres du Comité d'histoire. Le Groupe d'histoire des zones humides a aujourd'hui plus de 10 ans d'existence, puisqu'il a été créé en 2003. Il est né d'un premier constat fait par des chercheurs en sciences sociales et humaines : le manque de travaux historiques sur les milieux humides, les zones humides ou
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en sciences sociales et humaines que des chercheurs en sciences de la vie, des juristes, des économistes, des gestionnaires et des acteurs ayant des expériences fort différentes. Son originalité tient justement à ce double sceau : l'interdisciplinarité conjuguée au couple chercheurs/gestionnaires. Elle s'est construite au cours de séminaires, de journées d'études, de colloques nationaux et internationaux ( en Italie, au Canada notamment) qui ont débouché sur la mise en place : - d'une part de la démarche interdisciplinaire (élaboration d'un vocabulaire commun porteur de concepts communs, mise en regard de sources très différentes, validité des corpus documentaires, construction des différentes échelles spatiales et temporelles d'observation et de leurs emboîtements) ; - d'autre part d'une réflexion autour du passage de l'analyse scientifique à l'outil opérationnel. La mise en perspective des critiques des sources et des données acquises étant faite, il s'agit pour nous de construire des outils d'analyse afin de permettre aux gestionnaires de disposer des moyens d'améliorer les
performances des différents services d'environnement, qu'ils soient publics ou privés. C'est donc tout naturellement que s'est construite cette journée d'études consacrée aux « Usages et représentations des zones humides d'hier à aujourd'hui : un enjeu de politique environnementale », questionnement autour duquel le débat sera organisé entre gestionnaires et chercheurs. Car, le premier objectif de cette manifestation, auquel les organisateurs sont très attachés, est bien le déroulement de cet échange entre les chercheurs, qui appartiennent au monde académique, et les acteurs de la politique des milieux humides sur la dimension historique des questions qu'elle pose, sur la confrontation de ces connaissances avec les enjeux du temps présent et sur les organisations à prévoir pour s'adapter aux évolutions futures de ces milieux, par exemple dans le contexte du changement climatique. Son second objectif est de faire connaître la nature et les problèmes
posés par cette politique, en dehors du cercle de ceux qui en sont les acteurs au quotidien, à l'occasion de la publication des actes de la journée. Trois thématiques ont été retenues de manière conjointe. La première concerne « l'évolution des richesses et des ressources des zones humides ». Cette session va mettre en lumière l'évolution des modes d'exploitation des zones et des milieux humides, et les mettre en regard avec les changements sociaux, politiques et économiques qui sont intervenus. Quels en ont été les moteurs et les logiques ? Pourquoi les conditions d'attractivité des zones humides ont-elles si profondément évolué au fil du temps ? Il s'agira finalement de détacher les lignes de force de ces évolutions, dans une perspective de long terme, afin d'éclairer les dynamiques contemporaines. La deuxième thématique est la suivante : « Les zones humides, espaces vécus, espaces perçus, espaces imaginés ». L'étude des représentations et des perceptions des zones humides doit être placée au coeur des stratégies d'action.
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En effet, l'exploration de la dimension psychosociale a un rôle déterminant dans la compréhension et la gestion de ces milieux singuliers, sur tous les territoires et à toutes les époques historiques. Cette session discutera de l'histoire de la perception des zones humides européennes, en croisant les représentations extérieures aux territoires de l'eau, souvent produites par les élites, et celles des sociétés locales qui, solidaires et soudées par la gestion même de l'eau, isolées et marginalisées, vivent et animent ces mêmes territoires. Cette session fera la part belle aux productions culturelles (littérature, peinture, contes, cinéma, bande dessinée, etc.), dans lesquelles les zones humides sont vecteurs ou supports de l'imaginaire. On y tentera de dégager l'influence de ces productions sur la gestion de ces espaces. Enfin, la dernière thématique s'intitule : « Les services rendus par les zones humides, concilier les usages productifs, les usages sociaux et les
régulations naturelles ». Comme chacun le sait, les zones humides ont été exploitées par les sociétés humaines depuis des siècles. Leur grande richesse biologique a favorisé une multiplicité d'usages, qui ont évolué dans le temps et modifié leur fonctionnement naturel. La connaissance de ces évolutions passées semble être fondamentale pour permettre de mieux appréhender les enjeux actuels et à venir. Le but de cette session est donc de rendre compte de ces changements et des héritages multiples qui pèsent sur les gestionnaires actuels. Ceci peut se résumer par la notion de service rendu, qui essaie de concilier les usages productifs, les usages immatériels et les régulations naturelles des zones humides. Voici donc le contexte dans lequel cette journée a été élaborée, conjointement avec le comité d'histoire. Elle se clôturera par une table ronde, intitulée « Milieux humides, quels héritages pour demain ? », abordant l'actualité politique comme l'a rappelé Monsieur Delduc, consacrée aux perspectives d'évolution de la politique des milieux humides.
Nous vous remercions de votre attention, en souhaitant, à toutes et à tous, une excellente journée autour de fructueux débats.
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La diversité des zones humides
Entretien d'une roselière
Pré-salé dans la baie du Mont St Michel
Vaste marais en lagune Marennes face à l'ile d'Oléron
Vasière
Frayère à brochet
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L'évolution des richesses et des ressources des zones humides
Du XXe siècle à aujourd'hui, quels sont les atteintes faites aux zones humides et les dispositifs pour préserver et restaurer ces milieux ? projet patrimonial exposé aux composantes naturelles et culturelles des paysages fluviaux l'homme : de la cueillette à la spéculation
La requalification urbaine des zones humides ligériennes, un
Évolution de l'exploitation des milieux humides par Comment l'approche paysagère des terres d'eau peut-elle
favoriser l'inversion de la tendance à la régression des zones humides ?
De gauche à droite : Pierre Caessteker, Jean-Pierre Thibault, Raphaël Morera, Marie-Odile Guth, Sylvain Dournel, Sylvie Servain © comité d'Histoire MTES-MCT
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richesses et ressources
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Introduction et animation
par Marie-Odile Guth, Inspectrice générale de l'administration du développement durable, ancienne directrice de la nature et des paysages Je voudrais commencer par remercier le Comité d'histoire, en particulier son secrétaire délégué Patrick Février, qui a eu la bonne idée d'organiser aujourd'hui un événement consacré à la thématique de l'histoire des zones humides. J'en profiterais volontiers pour remercier tous ceux qui, depuis les années 1990 et même avant, ont oeuvré dans le silence pour ces milieux méconnus, qui gagnent encore à être mieux compris. Tous ces acteurs de terrain ont oeuvré pendant des années pour la protection et la reconnaissance des richesses et des ressources des zones humides. Depuis quelque temps, des structures ont été mises en place. Le groupe d'histoire des zones humides a notamment largement oeuvré pour soutenir la problématique liée à ces milieux et à ces écosystèmes, ainsi que le groupe national des zones humides. Il était quelquefois difficile de réunir tous les interlocuteurs concernés, car le ministère de l'agriculture n'était pas toujours très enclin à participer aux réflexions. Il y est venu progressivement, mais ce n'était pas toujours évident. Au fil de l'eau (sans faire de jeu de mots), nous avons fini par drainer un peu plus de personnes motivées pour la préservation des zones humides. Enfin, les partenaires ont réussi à se mettre autour d'une table pour reconnaître ces richesses. Preuve en est encore le rapport du préfet Bernard, rédigé en 1995, qui a été un premier coup-depoing sur la table asséné par un haut fonctionnaire de l'État. Ce cri d'alarme portait sur l'absence de prise en compte des zones humides et de leurs richesses et, surtout, sur leur disparition. Je crois que c'était le premier signe qui avait permis l'instauration d'un premier plan national pour la restauration et la sauvegarde des zones humides. Ce plan a été suivi d'une deuxième puis d'un troisième qui, pendant les années 2014 à 2018, est mis en oeuvre par l'ensemble des partenaires et des gestionnaires. Ces derniers reconnaissent dans leur action quotidienne leur capacité à préserver et à prendre en compte ces milieux. Les gestionnaires de terrain jouent un rôle au quotidien. Les interventions des uns et des autres vont largement reconnaître ces travaux aujourd'hui. Il est intéressant de constater que les structures ont, entre-temps évolué. Le Conseil supérieur de la pêche est devenu l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques, l'ONEMA, dont un représentant est présent. Les gestionnaires des espaces protégés ont longtemps lutté pour la préservation des zones humides. Les services régionaux du ministère de l'environnement, désormais les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL) ont une longue histoire. Les directions départementales des territoires et de la mer sont également des acteurs de l'eau et des zones humides, puisqu'elles mettent désormais en place des inventaires. Je citerai aussi les pôles relais, que nous avons mis en place à partir de l'année 2000 dans le cadre du plan national d'actions. Cela n'a pas toujours été simple mais je crois que, désormais, ces structures fonctionnent et échangent : elles constituent la base d'actions complémentaires sur le terrain. Je souhaite également citer l'association Ramsar France. Les sites Ramsar français manquaient parfois d'une structure gestionnaire. Elle existe désormais et il est important de savoir que des structures organisées contribuent à traiter les problématiques des zones humides. Je ne parlerai pas de l'Observatoire national des zones humides, qui rassemble des données fondamentales pour l'ensemble de ces milieux. J'adresserai néanmoins un petit clin d'oeil à nos collègues chargés
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de l'agriculture et de la chasse, qui contribuent à leur gestion, et aux acteurs socio-économiques, qui acceptent désormais de travailler en termes de compensation. Mais il reste encore du chemin à parcourir. Ce matin, cinq intervenants sont prévus avec un binôme composé par Sylvain Dournel et Sylvie Servain. Je souhaite cependant faire une remarque préalable sur le titre : « L'évolution des richesses et des ressources des zones humides ». Ne s'agit-il pas plutôt de l'évolution d'une prise de conscience par la prise en compte de la richesse et des ressources des zones humides ? Ces milieux ont toujours existé et ont toujours été riches. Ils ont toujours constitué des unités de ressources. C'est à l'évolution de cette prise de conscience que je serai attentive aujourd'hui, qu'il s'agisse de ses richesses, de ses ressources ou de l'ensemble des services rendus. Nos intervenants vont largement en débattre. Vous, participants, pourrez poser des questions sur ce point et débattre entre chaque présentation. Chaque intervenant dispose de 15 minutes pour vous faire part de ses réflexions puis de quelques minutes pour échanger. Nous avons une heure et demie devant nous. Je laisse la parole au représentant de l'ONEMA, Pierre Caessteker, qui va nous présenter les atteintes faites aux zones humides, du XXe siècle à aujourd'hui.
La baie de somme © Laurent Mignaux - Terra n° hors série - printemps 2017
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richesses et ressources
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Du XXe siècle à aujourd'hui, quels sont les atteintes faites aux zones humides et les dispositifs pour préserver et restaurer ces milieux ?
Pierre Caessteker, Chargé de mission pour les zones humides à l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques
Pour faire une présentation rapide sur le sujet, je commencerai par une introduction sur l'ONEMA, la police de l'environnement et les zones humides. Puis je poursuivrai mes propos, dans une première partie, sur les atteintes faites aux zones humides (les menaces et les impacts négatifs sur ces milieux) et, dans une deuxième partie, sur les différents dispositifs pour les préserver et les restaurer, que ce soit par des outils réglementaires ou contractuels. la convention de Ramsar : nous les considérons comme des milieux humides au sens large. Nous avons une définition au niveau national, qui a été donnée par la loi de 1992 et qui a été précisée depuis 2008 par un arrêté interministériel d'identification et de délimitation des zones humides, entre autres pour l'application de la police de l'eau. Une des missions de l'ONEMA consiste à faire de la police de l'environnement. Nous finançons également de la recherche et développement et nous nous occupons du système d'information sur l'eau. Dans le cadre de la police de l'environnement, l'ONEMA apporte un appui technique aux services de l'État. Entre autres, nous rendons des avis techniques sur les dossiers relevant de loi sur l'eau. Nous vérifions également si, dans ces dossiers, les impacts ont bien été évalués, et s'il est nécessaire de mettre en place des mesures correctives ou de compensation. Derrière ce travail, il s'agit surtout de vérifier que la séquence « éviter, réduire, compenser » est bien respectée. Par ailleurs, l'ONEMA met en oeuvre des contrôles qui sont décidés dans le cadre d'un plan de contrôle interservices par le directeur départemental des territoires (DDT) et le procureur de la République, s'agissant de l'application de la police de l'eau mais également de la police de la nature pour les espèces protégées liées au milieu aquatique. À titre d'information, 25 000 contrôles sont effectués chaque année par l'établissement, dont les trois quarts sont conformes. 8 % des contrôles sont dédiés aux zones humides. L'ONEMA apporte également un appui technique auprès des services judiciaires, entre autres dans le cadre de poursuites pénales, où les agents peuvent être appelés en audience pour
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L'ONEMA, la police de l'environnement et les zones humides
Qu'est-ce qu'une zone humide ? En France, nous avons deux grandes définitions et même presque trois. La première est la « définition internationale des zones humides », établie selon
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apporter un éclairage technique. Ils accompagnent les services des DDT et des DREAL pour apporter une expertise sur les mesures proposées dans le cadre de transactions pénales. Tout ce travail nous amène à identifier un certain nombre d'atteintes faites aux zones humides. Pour rappel, au niveau historique, même si nous sommes le creuset de grandes civilisations (la Mésopotamie, Egypte le long de la vallée du Nil), ce milieu reste souvent considéré comme insalubre ou devant être asséché.
Les atteintes faites aux zones humides
Au XXe siècle, nous avons assisté à une accélération du drainage des zones humides. Selon une estimation réalisée en 1970 et en 2000, environ 3 millions d'hectares ont été asséchés. Jusqu'en 2001, l'État subventionnait le drainage. Depuis 2009, certaines collectivités finançaient encore ces projets. Nous observons cependant une baisse du nombre de dossiers liés au drainage. Dans le droit français, nous sommes passés d'une approche sectorielle, à la fin du XIXe siècle, à une législation spécifique liée à ce type de milieux. Selon le rapport du préfet Bernard, plus de 50 % des zones humides étaient alors dégradées. Deux enquêtes furent menées, en 1990-2000 puis en 20002010. 52 % de l'échantillon était stable
Mise en oeuvre de contrôle - Mesure de la qualité de l'eau
ou en amélioration, ce qui signifie que 48 % l'était un peu moins. Cependant, cette étude ne prenait pas en compte les zones humides plus ordinaires, qui sont soumises à des pressions, liées notamment au drainage des sources. À l'heure actuelle, nous constatons un certain nombre d'atteintes sur le château d'eau de notre pays. Rapidement, voici les principales menaces qui peuvent avoir un impact sur les zones humides : l'aménagement des cours d'eau, l'extraction de matériaux, l'urbanisme (qui est la première action de dégradation des zones humides), l'intensification des pratiques agricoles, la déprise et le boisement des terres agricoles.
En termes d'impacts sur le milieu, à titre d'exemple, nous avons un certain nombre de remblais et de comblements. Il y a également ce qui relève de l'assèchement et du drainage ainsi qu'un certain nombre de mises en culture. Cette dernière pratique n'est pas soumise à la loi sur l'eau. Toutefois, nous voyons bien que sur l'ensemble sur territoire français, des prairies humides sont retournées et mises en culture. Pour la populiculture, le fait qu'une nappe fluctue entre 50 et 80 centimètres est très bien pour la culture du peuplier ; au-dessus, les peupliers à du mal à se développer. Par conséquent, les pétitionnaires pratiquent la mise en place de système de drainage pour abaisser la nappe.
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Les mises en eau ont été développées pendant les années 1970, notamment pour le loisir. Les impacts sont principalement un changement de niveau d'eau et la construction de merlons, donc un changement des peuplements existants sur le secteur. Le développement de gravières a eu des impacts sur ces milieux au cours du XXe siècle. Même si des autorisations d'extractions dans le lit mineur des cours d'eau existaient à l'origine, cette pratique est désormais interdite. Cette activité s'est alors développée au détriment des zones humides alluviales. Des études ont montré également que la canalisation des voies navigables avait tendance à limiter les inondations des territoires limitrophes et donc à avoir un impact sur les espèces, notamment le brochet. Enfin, l'emprise urbaine constitue le premier aménagement destructeur de zones humides en France, entre autres avec le développement de l'urbanisation en secteur inondable. Enfin, nous l'oublions souvent, un règlement européen sur les espèces exotiques envahissantes vient d'être publié. Or nous faisons partie des milieux où bon nombre de ces espèces se développent. nemental particulières et les zones stratégiques pour la gestion des eaux sont en cours de discussion dans le cadre du projet de loi sur la biodiversité. S'y ajoutent l'acquisition foncière par les conservatoires d'espaces naturels et le Conservatoire du littoral, la maîtrise d'usage, les servitudes et la fiscalité. Les différents travaux réglementés jouent un rôle non négligeable pour préserver les zones humides au niveau national, notamment la nomenclature 33-10 sur l'assèchement, la mise en eau et le remblai en zones humides. Ce n'est toutefois pas la seule. Ainsi, il existe d'autres nomenclatures que nous pouvons faire jouer, entre autres l'intervention dans le lit majeur ou sur les berges de cours d'eau. Je vous ai indiqué une jurisprudence, à titre d'illustration, sur la compatibilité des actes administratifs aux schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE). À l'heure actuelle, une veille jurisprudentielle est assurée sur le portail national des zones humides. S'y ajoutent les outils d'espaces naturels protégés ainsi que la réglementation applicable à la faune et à la flore actuellement en vigueur. Pour finir, des politiques publiques et de financement sont en cours, telles que le plan national d'action en faveur des milieux humides pour la période 2014-2018, le 10e programme des agences de l'eau, la stratégie nationale de la biodiversité et des programmes associant l'État et des collectivités
Les différents dispositifs pour préserver et restaurer les zones humides
Il existe des dispositifs de préservation et de restauration de ces milieux, fixés par les réglementations et/ou les politiques, accordés par les financements actuels de l'État et des collectivités territoriales. J'ai inclus dans ma présentation un schéma des instruments existants, des plus contraignants aux moins contraignants. Les zones humides d'intérêt environ-
L'emprise urbaine peut être destructrice des zones humides - Saint-Valéry-sur-Somme. Vue aérienne © Olivier Leclercq
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territoriales, notamment ceux qui sont liés à la politique agricole commune, qui sont gérés en partie par les régions. Enfin, je ne pouvais pas ne pas vous parler de la convention de Ramsar. Evidemment, les zones humides participent aux autres engagements internationaux de la France. À l'heure actuelle, 44 zones humides d'importance internationale sont présentes sur notre territoire. La circulaire du 24 décembre 2009 encadre la gestion des sites. Pour information, la Journée mondiale des zones humides du 2 février de chaque année, dont cette manifestation fait partie, compte pour cette édition, plus de 600 animations en France, ce qui nous place au premier plan au niveau international. Je vous invite à vous rendre sur les différents sites web, notamment le portail national des zones humides dont nous assurons la coordination et l'animation, ceux des pôles relais des zones humides, le site « zones humides infos » de la Société nationale de protection de la nature (SNPN) et, pour tout ce qui relève de la documentation sur l'eau, le portail des documents sur l'eau. Des pages existent également sur le site du ministère. Je vous remercie.
Aménagement des abords de la Tour Carbonnière à Saint Laurent d'Aigouze © Arnaud Bouissou - Terra
Débat
Marie-Odile Guth
Merci d'avoir respecté votre temps de parole et pour l'ensemble de ces rappels utiles. La mémoire s'estompe
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au fil du temps. Nous qui faisons partie des anciens du ministère de l'environnement, nous nous rappelons que la convention de Ramsar était le fruit d'une initiative française. Luc Hoffmann, président de la Tour du Valat, avait ainsi pris l'initiative, avec des collègues chasseurs de Camargue, de protéger le delta du Rhône, en particulier les zones humides, auxquelles étaient inféodés les oiseaux d'eau. C'est le principe même du combat qui avait été mené. Il avait abouti à la signature d'une convention internationale par certains pays, dont la France, en 1971 à Ramsar, une ville d'Iran. Cette convention ne fut ratifiée par la France que 15 ans plus tard. Ceci était un peu troublant, étant donné qu'il s'agissait d'une initiative française. La convention a donc été ratifiée en 1986.
Au fil des ans, 44 sites Ramsar sont venus lui donner un contenu et des résultats concrets. Merci pour ces rappels à la fois techniques et administratifs, très bien synthétisés. Eu égard aux atteintes portées aux zones humides que vous constatez depuis des années, pensezvous que les maîtres d'ouvrage prennent de plus en plus en compte la préservation des zones humides ?
Pierre Caessteker
Il faut dire qu'un des documents déclencheurs a été celui des SDAGE, en 2009. Il a remis en lumière car cela existait déjà dans la loi sur l'eau et le code de l'environnement le fait de parler entre autre de compensation des zones humides. Pour l'instant, ceci est peu visible en ce qui concerne
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Labenne et Orx : Réserve naturelle du Marais d'Orx - Arrachage de la Jussie, plante invasive © F.Lepage/Coeurs de nature/SIPA
les cours d'eau. C'est ce qui a mis le sujet des zones humides davantage en avant. Cela a également eu des effets sur les schémas d'aménagement et de gestion des eaux (SAGE) ainsi que sur les documents administratifs. De ce fait, certains aménageurs, dont les collectivités, ont dû s'intéresser au sujet.
Marie-Odile Guth
Merci de votre réponse. Effectivement, les SDAGE de 2009 ont constitué une première étape de prise de conscience par rapport à ces atteintes aux milieux. Je dois cependant dire que, en tant que membre depuis six ans de l'Autorité environnementale au niveau national, j'ai traité plus d'une centaine de dossiers d'études d'impact avec une collègue ici présente. Les maîtres d'ouvrage ont quelques
difficultés à prendre en compte ces milieux particuliers. Ceux qui s'en rendent compte et les prennent en considération dans le cadre de leur étude d'impact ignorent le plus souvent l'étape « éviter », prennent en compte l'étape « prévenir » et acceptent, éventuellement, de « compenser », dans la mesure où un SDAGE le leur demande, suivant un taux surfacique pouvant aller jusqu'à 1 pour 3 en fonction des bassins hydrographiques. Parmi les recommandations de l'Autorité environnementale, nous rappelons souvent aux maîtres d'ouvrage la doctrine « éviter, réduire, compenser ». Nous leur demandons de respecter à la lettre les prescriptions du SDAGE. Il faut que les représentants de l'État et les collectivités soient plus regardants vis-à-vis de la conformité aux SDAGE.
En effet, il reste encore de nombreux détournements des compensations sur des terrains qui se trouvent à plusieurs kilomètres des lieux des travaux. La compensation est prévue, mais pas à l'endroit où il aurait été utile de prendre en compte le milieu. Y a-t-il des questions ou des remarques dans la salle par rapport à cette intervention ?
Olivier Cizel
Nous avons souvent du mal à évacuer les dispositions qui sont défavorables aux zones humides. Les discussions sur l'article sur la salubrité publique permettent aux maires et aux préfets, depuis 1998, de supprimer une mare pour cause d'insalubrité. En principe, cet article doit disparaître avec le projet de loi sur la biodiversité. Il a toute« pour mémoire »
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fois suscité des débats assez animés, notamment avec des parlementaires qui apportaient parfois des justifications à cette suppression. Ce n'est donc pas si évident que cela. restants. Il reste des combats à mener sur le plan de la fiscalité dans le cadre du projet de loi sur la biodiversité.
Marie-Odile Guth
Merci pour cette intervention intéressante. Si vous n'avez pas d'autres questions, nous allons passer à la deuxième intervention. Un binôme va nous présenter la requalification urbaine des zones humides ligériennes, à travers un projet patrimonial exposé aux composantes naturelles et culturelles des paysages fluviaux. Sylvie Dournel et Sylvie Servain, c'est à vous.
Marie-Odile Guth
Effectivement, il reste encore du travail. Avez-vous d'autres questions ou remarques ?
Thierry Mougey
Je souhaite apporter un complément d'information à propos de l'exonération de la taxe foncière sur le non-bâti en zones humides. Il est prévu que celle-ci soit remise au goût du jour dans le projet de loi sur la biodiversité, la nature et les paysages. Pour l'instant, elle figure dans le texte remis en première lecture à l'Assemblée Nationale et au Sénat, uniquement en ce qui concerne les zones humides agricoles. Nous nous battons nous verrons si les parlementaires suivent pour élargir l'aspect des zones agricoles à d'autres types de zones humides, notamment les bois et les tourbières. Le problème de cet outil est le remboursement par l'État aux communes, avec ce que l'on nomme le coefficient de minoration permettant de calculer des allocations visant à compenser des exonérations de fiscalité locale. Les communes sont remboursées de la perte de l'absence de rentrée fiscale à hauteur de 25 % seulement. Elles doivent donc s'acquitter des 75 %
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La requalification urbaine des zones humides ligériennes, un projet patrimonial exposé aux composantes naturelles et culturelles des paysages fluviaux
Sylvain Dournel, Ingénieur de recherche en géographie, EA 1210 CEDETE, Université d'Orléans Sylvie Servain, Maître de conférences en géographie, UMR 7324 CITERES, INSA Centre Val de Loire
Sylvain Dournel et Sylvie Servain ont communiqué un article scientifique qui reprend et complète le résumé ci-après de leurs interventions. Cet article est annexé dans regards complémentaires p. 48.
Quais de Loire à Orléans © Sylvain Dournel
Chouzé-sur-Loire (37) © Sylvain Dournel
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L'objet de notre intervention consiste à interroger le processus de requalification urbaine des milieux humides en vigueur dans le Val de Loire et, plus spécifiquement, à l'échelle des agglomérations d'Orléans et de Tours. Le constat initial est celui du récent attrait social pour les zones humides, exprimé sur les plans écologique et ludique. Ces espaces riches en biodiversité, vu les nombreux écosystèmes qui y sont recensés, constituent un cadre d'épanouissement privilégié pour les sports et les loisirs de plein air. Plusieurs textes et outils réglementaires reconnaissent d'ailleurs aux milieux humides leur valeur patrimoniale écologique. Conjointement, ces entités bénéficient d'aménagements attachés à leurs traitements esthétiques et fonctionnels, coordonnés au sein de vastes projets urbains. Les élus et les professionnels de l'urbanisme font souvent état de milieux dépréciés, exclus des dynamiques urbaines, et tentent de remédier à ces situations en en faisant des vitrines du développement durable. Le déploiement de parcs et de chemins publics, le traitement de fronts bâtis anciens, l'affirmation de la nature en ville, la reconversion de friches sont illustratifs de la démarche. Cette dynamique sociale, juridique et urbaine, à l'initiative des mesures de protection, de restauration et d'ouverture des zones humides, est dans les faits louables mais pose plusieurs questions en termes de gestion, de représentation et d'appropriation. Jusqu'où aller dans l'accessibilité des milieux d'eau face
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aux pressions humaines qui peuvent y être exercées ? Les zones humides ontelles vocation à devenir un vaste espace public quand on considère la diversité de leurs fonctions et de leurs usages ? Comment les politiques de conservation et de protection composent-elles avec les caractères productifs, instables et temporaires de ces entités ? Autant de questionnements qui soulignent la complexité de la situation actuelle. Par ailleurs, les zones humides recouvrent une importante valeur historique et culturelle, comme le rappellent les bains, le canotage, la chasse au gibier d'eau, le jardinage et la pêche, ces types de loisirs popularisés dès la Belle Époque. Dans la continuité, les travaux d'André Guillerme insistent sur le rôle capital des fleuves, des rivières et de leurs annexes humides dans le développement des villes, jusqu'au début du XIXe siècle. Les rapports socioéconomiques pluriséculaires entretenus avec les milieux d'eau sont à l'origine de multiples traces et héritages plus ou moins perceptibles dans les paysages actuels. Marais cultivés, douves, quais, moulins à aubes et réseau de canaux révèlent le riche passé des milieux d'eau urbains qui répondaient à la fois aux besoins de l'agriculture, de la défense militaire, du transport et de l'artisanat. L'enjeu pour les acteurs locaux consiste à composer avec l'ensemble des valeurs historiques, culturelles, naturelles et ludiques, inhérentes aux zones humides. Dans cette perspective, la notion de requalification urbaine a été développée dans le but de recadrer
conjoncturellement et conceptuellement cet attachement des acteurs locaux pour les milieux d'eau urbains, mettant ainsi en relief l'ensemble des valeurs précitées. La démarche de requalification, réactive aux formes d'abandon et de déclassement des zones humides, se caractérise par son important ancrage dans le temps, sa portée qualitative, son approche transversale, différenciée et intégrée ainsi que par son projet collectif, souple et partagé. Parmi ces principes généraux, arrêtons-nous sur la notion de paysage et sur son rôle déterminant dans la démarche de requalification. « Le paysage désigne une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l'action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations » (article 1a de la Convention européenne du paysage du Conseil de l'Europe). L'entrée par le paysage permet de cerner l'état général de l'environnement et de prendre en compte les représentations individuelles et collectives qui interfèrent dans les projets mis en oeuvre dans les zones humides. Le paysage, abordé sous un angle opérationnel, nous aide donc à appréhender les enjeux de la requalification des milieux d'eau urbains. C'est ce que nous allons démontrer à travers l'étude des zones humides ligériennes des agglomérations d'Orléans et de Tours inscrites, comme l'ensemble du Val de Loire, sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO au titre des paysages culturels vivants et évolutifs. Les zones humides à Orléans et à Tours s'appuient sur les cours d'eau, en
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l'occurrence la Loire et des affluents de dimension différente (Cher, Loiret, Cisse, Choisille, Bionne, etc.). Les milieux d'eau de ces deux territoires sont riches de leurs composantes naturelles et culturelles, considérant la diversité de leurs écosystèmes et leur profonde modification par l'homme au fil du temps, principalement pour répondre aux besoins de la navigation et pour se protéger contre les inondations. Dans une moindre mesure, certains petits cours d'eau comme le Loiret ont été façonnés à des fins de valorisation énergétique avec le développement de moulins à aubes. Malgré cette observation, nous assistons surtout à une forte reconnaissance et valorisation du potentiel naturel des zones humides ligériennes. Si la proposition d'inscription du Val de Loire à l'UNESCO se focalisait initialement sur le patrimoine culturel du corridor ligérien (châteaux, fronts bâtis anciens, etc.), depuis les années 2000, un glissement s'est opéré vers la question de son patrimoine naturel, exploitant l'image de « dernier fleuve sauvage d'Europe » qui y est associée. Nous assistons donc au développement de la naturalité de la Loire qui est d'ailleurs attachée à d'autres enjeux, comme la protection contre les inondations. Étudions à présent les systèmes de représentation liés aux zones humides ligériennes en nous focalisant sur le territoire d'Orléans. Nous nous référons ici aux travaux de Georges Bertrand pour appréhender les différentes formes d'appropriations, d'usages et de fonctions des milieux d'eau. Ces systèmes, rapportés à l'histoire des zones humides ligériennes, sont gages d'enseignements pour toute démarche de requalification urbaine. Les systèmes de représentation sont très nettement dominés par la navigation ligérienne, comme l'atteste la nette majorité des politiques culturelles actuelles qui s'y réfèrent. La Loire n'était pas naviguée pour ses conditions hydrauliques, réputées difficiles, mais pour sa situation privilégiée à l'échelle de la France, entre sa source, proche du couloir rhodanien, sa section médiane, passant aux portes sud de Paris, et son embouchure, tournée vers l'océan Atlantique et les Antilles. Divers aménagements ont été entrepris entre le XIVe et le milieu du XIXe siècle pour améliorer les conditions de transport : fixation du lit d'écoulement, entretien du chenal de navigation, ouvrages de semi-canalisation... L'économie des zones humides était animée par le trafic fluvial. Les actions patrimoniales conduites sur ces espaces remobilisent largement cet ancien rapport à l'eau. De façon moins marquée, la gestion du risque d'inondation tient une place non négligeable au sein des systèmes de représentation des milieux humides. Cette question renvoie d'ailleurs à d'importants rapports historiques à l'eau qui ont profondément atteint les annexes hydrauliques. L'édification progressive d'ouvrages de défense contre les crues en Loire moyenne, entre le XIIIe et le XIXe siècle, eut pour effet de cloisonner les plaines inondables du fleuve, entraînant de profonds bouleversements dans leurs modes d'occupation, notamment l'assèchement de zones humides. Bien qu'à l'état de reliques, ces espaces sont aujourd'hui associés au risque d'inondation et bénéficient de mesures de protection dans les documents d'urbanisme de l'agglomération orléanaise. À l'échelle locale, certaines fonctions historiques attribuées aux milieux d'eau pèsent ponctuellement sur les systèmes de représentation. C'est le cas de l'économie meunière sur le cours du Loiret qui a conduit, entre le Haut Moyen Âge et le début du XXe siècle, au façonnement et au maintien de chaussées et de vastes bassins de valorisation énergétique, avec moulins à aubes à leur extrémité. Les témoins de ce passé artisanal font désormais l'objet d'attentions particulières dans les politiques de protection et de valorisation paysagères loirétaines. Enfin, certains rapports historiques à l'eau, à l'instar des loisirs de plein air et de l'économie extractive, occupent une faible place dans les systèmes de représentation actuels. L'émergence des loisirs de plein air remonte pourtant à la fin du XVIe siècle. La construction de grandes propriétés de part et d'autres du Loiret exprimait un attrait pour le cadre de vie de qualité généré par la proximité de l'eau. L'introduction du canotage au XIXe siècle renforça cet attrait. L'activité convertit les bassins de valorisation énergétique en bassins nautiques et engendra le fleurissement
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de gares à bateaux, de guinguettes et de restaurants sur les rives. Jusqu'au milieu du XXe siècle, le Loiret était un important lieu du canotage à l'échelle de la France. À proximité, les bains en Loire animaient bancs de sable et rives du fleuve. Cette activité phare à la Belle Époque et à l'entre-deux-guerres, marquée par l'aménagement de bassins et d'écoles de natation, rayonnait sur la région et l'agglomération parisienne grâce l'amélioration du transport ferroviaire. En dépit de ce riche passé, aucun de ces éléments n'est aujourd'hui associé à la patrimonialisation des zones humides ligériennes. Seul le principe des promenades plantées, aménagées sur les quais de Loire aux XVIIIe et XIXe siècles, et les sentiers rivulaires du Loiret sont aujourd'hui remobilisés par les acteurs locaux dans leurs projets urbains. Dans un autre registre, l'extraction de granulats entreprise dans le lit endigué du fleuve à l'après-guerre conduisit à la formation de nombreux plans d'eau. Ces derniers sont désormais au centre de politiques de valorisation écologique qui font abstraction de leur origine et des raisons économiques de leur formation. En conséquence, le double recours à l'histoire et à l'étude des paysages fait apparaître certains décalages entre les systèmes de représentation actuels et les rapports historiques aux zones humides ligériennes. D'ailleurs, cette observation faite à partir de l'agglomération orléanaise se vérifie aussi dans l'agglomération tourangelle. En outre, la démarche scientifique entreprise fait la lumière sur les héritages en place et fournit nombre d'enseignements utiles
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Pour terminer, nous souhaitons rappeler que les politiques patrimoniales engagées sur les territoires ligériens s'inscrivent dans une logique de
Reconstitution des paysages entre deux périodes - Orléans - Vue cathedrale et pont-Georges V
pour toute démarche de requalification urbaine composant nécessairement avec les dimensions naturelles et culturelles de ces espaces. En prolongement, la reconstitution des trajectoires
paysagères permet d'éclairer l'évolution des milieux d'eau dans le temps et dans l'espace, suivant les rapports socioéconomiques que les hommes ont entretenus avec ces entités.
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valorisation du cadre de vie pour les habitants et s'exposent de fait à la conciliation de la pluralité des usages et des représentations des zones humides. Cette conciliation d'intérêts, formalisée autour des valeurs naturelles et culturelles des milieux d'eau, est un défi de taille à relever mais qui permet à toute action publique de répondre aux enjeux de la requalification urbaine. L'approche que nous avons développée est celle de chercheurs qui s'intéressent aux pratiques des acteurs sur un territoire. Pour que ces démarches fonctionnent bien, il convient de se repositionner dans une approche géohistorique et diachronique. Ainsi pourrions-nous mieux saisir les spécificités des milieux et leur évolution.
Sylvie Servain
Tout à fait. Nous travaillons d'ailleurs avec eux sur d'autres projets.
des politiques urbaines conduites à Bordeaux, à Nancy et à Rennes ainsi que dans la région lilloise.
Marie-Odile Guth
Quels exemples oeuvre ? seront-ils mis en
Marie-Odile Guth
Participez-vous également à des échanges internationaux ?
Sylvie Servain
Les ingénieurs interviendront sur des questions de renaturation et de restauration, à différentes échelles. Cette formation est désormais intégrée à Polytech'Tours et couplée avec une formation d'aménagement.
Sylvie Servain
Oui. Nous essayons d'en développer, notamment dans le cadre du Groupe d'histoire des zones humides.
Patrick Fevrier
Tout à l'heure, vous nous avez présenté des usages anciens de certains milieux. De quelle façon le rappel de ces usages peut-il servir de motivation dans les projets d'aujourd'hui, notamment en les adaptant aux conditions de vie moderne ?
Marie-Odile Guth
Dans votre communauté scientifique, savez-vous si vos travaux ont essaimé dans d'autres secteurs que le milieu ligérien ?
Débat
Marie-Odile Guth
Cette intéressante présentation nous a montré de quelle façon le paysage se trouvait au coeur de la démarche de requalification. Effectivement, le schéma des temps de l'eau que vous nous avez présenté, l'évolution des prises de conscience et l'utilisation des zones humide, étaient des éléments particulièrement captivants. Merci pour cette recherche.
Sylvie Servain
Oui. Nous rencontrons régulièrement Philippe Valette, présent dans la salle, qui s'occupe de la Garonne, ainsi que les collègues de Lyon, investis sur le Rhône et la Saône. Un réseau CNRS de « zones ateliers » s'appuie sur certains fleuves. Dans ce cadre, nous menons de nombreux échanges scientifiques.
Sylvain Dournel
La prise en compte des usages anciens est porteuse pour les acteurs urbains car leur démarche s'expose à des milieux déjà pratiqués et revendiqués par de nombreux usagers. Par ailleurs, les attentes sociales à l'égard de ces espaces sont nombreuses. Le recours au temps long permet de comprendre le fonctionnement des paysages et leurs représentations, d'autant plus que certains usages anciens sont encore présents. Je pense notamment au canotage, à la chasse et à la pêche. Ces pratiques génèrent des savoir-faire sur les milieux d'eaux qui devraient intéresser les acteurs urbains soucieux de faire vivre ces espaces. Les zones humides n'ont pas uniquement vocation à être observées et parcourues, à pied ou à vélo.
« pour mémoire »
Sylvain Dournel
En complément, d'autres travaux concernant la question des cours d'eau en ville sont menés en France, surtout à l'échelle de Strasbourg, autour de la problématique des trames vertes et bleues. Des recherches, au-delà des champs de la géographie et de l'aménagement, traitent également des rapports villes-fleuves à partir
De la salle
Á l'université de Tours, une formation d'ingénieur de rivières permettra aux futurs professionnels de mettre en oeuvre le contenu de vos propos.
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De plus, certains usages historiques comme les bains en Loire pourraient répondre aujourd'hui à une demande en matière de loisirs aquatiques. Nous avons des témoignages, des savoirfaire et des espaces mobilisés à certains endroits, pour diverses raisons (hygiène, accès, etc.), qui pourraient faire vivre ces projets. Ces retours d'expérience sont intéressants pour les acteurs urbains, pour ne pas réduire les zones humides à de simples espaces publics traversés mais pour en faire des lieux de vie.
Jean Allardi
Nous avons affaire à un système fluvial qui s'enfonce, du fait de l'exploitation des granulats pendant des années. Les ponts, qui sont magnifiques, deviennent des obstacles à la migration des poissons. Le fleuve s'enfonce, mais pas le pont. Par ailleurs, il semblerait que l'éclairage des ponts soit aussi un facteur de ralentissement du passage des espèces de poissons migrateurs. L'avez-vous vérifié ?
Sylvie Servain
Ni Sylvain ni moi ne travaillons sur les poissons migrateurs. Toutefois, dans mon équipe de recherche, des collègues travaillent sur ces questions. À priori, en ce moment, les points identifiés ne concernent pas en priorité les ponts. D'autres secteurs posent problème. Si nous prenons la vallée du Cher, la question des barrages à anguilles se pose. La question de la pollution lumineuse commence aussi à être étudiée. Nous en avons des exemples en lien avec des espèces autres que les poissons, notamment les oiseaux. Cela fait partie des travaux qui seront de plus en plus développés.
Sylvie Servain
Il apparaît que les usages sont revenus d'eux-mêmes. Les habitants ne savent pas nécessairement qu'il y avait des écoles de natation dans la Loire. Pour autant, lorsqu'il fait chaud l'été, de plus en plus de grèves sableuses sont utilisées par ces derniers. On enlève les parkings des bords des cours d'eau, on réaménage les berges, etc. Nous en avons de nombreux exemples, notamment à Lyon. Des pratiques se mettent en place, sans nécessairement qu'elles soient contrôlées. Elles renvoient à des usages du passé, qui montrent le nouveau regard sur le cours d'eau et sur les lieux qui l'entourent. La réappropriation s'est faite aussi par les habitants, sans qu'il y ait toujours eu une volonté de planification.
Marie-Odile Guth
Merci. Si vous le voulez bien, nous allons passer à la troisième intervention. Raphaël Morera, chargé de recherche au CNRS en histoire moderne, va nous parler de l'évolution de l'exploitation des milieux humides par l'homme, de la cueillette à la spéculation.
Marie-Odile Guth
Merci pour ce nouveau regard sur les cours d'eau ligériens. Une dernière question ?
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Évolution de l'exploitation des milieux humides par l'homme : de la cueillette à la spéculation
Raphaël Morera, Chargé de recherche CNRS, Centre de recherches historiques, EHESS/CNRS
L'image des zones humides est paradoxale. Elles ont été jugées très négativement depuis l'Antiquité et, d'une manière générale, par les élites jusqu'au XXe siècle. Certaines zones étaient considérées comme répulsives, nauséabondes et pathogènes, en raison de la malaria notamment. Or, l'histoire des zones humides a été d'abord celle des conflits et des disputes qui naissent à leur sujet. Elles ont été l'objet d'enjeux pour les populations riveraines et pour les pouvoirs, qui ont besoin de les contrôler. Les ressources des zones humides ont suscité des convoitises. Les modalités d'exploitation et d'usage de ces ressources ont considérablement évolué au fil du temps. Les zones humides furent longtemps exploitées d'une manière relativement extensive puis, à partir de la fin du Moyen-Age et du début de l'époque moderne, on a observé une intensification progressive des usages, via les assèchements. Les usages extensifs des zones humides étaient liés à leur statut juridique. La propriété des marais et des étangs n'était pas toujours clairement établie. Il pouvait s'agir de biens communs partagés par les habitants d'une communauté qui y jouissaient de droits. Lorsque les zones humides étaient clairement appropriées, des droits d'usage pouvaient être concédés aux riverains et aux membres des communautés villageoises alentour. Ils pouvaient alors, à certains moments de l'année, et sous certaines conditions, profiter de ces zones pour la cueillette ou de la pêche. Les zones humides constituaient ainsi des espaces où étaient produites des subsistances pour les plus pauvres. Quelles étaient ces subsistances et ces moyens de survie pour les éléments les moins favorisés des communautés villageoises ? Il s'agissait d'abord des prairies et des cultures. Les zones humides étaient des zones labiles et changeantes. Moins aménagées et corsetées, les rivières, au Moyen-Age et au début de l'époque moderne étaient beaucoup plus versatiles qu'aujourd'hui. Au gré des saisons, apparaissaient des zones de cultures et des zones de prairies,
Tourbière de Vred. Tourbière exploitée à partir du XIIIe siècle pour se chauffer © L. Mignaux - Terra
qui étaient utilisées prioritairement par les membres les plus aisées des communautés mais aussi par les paysans qui pouvaient ne posséder qu'un peu de bétail.
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Sur une carte dressée à Arles au XVIIe siècle, on voit une zone humide non encore asséchée mais déjà exploitée, à une période où le drainage ne fonctionnait pas et où le Rhône débordait régulièrement. Régulièrement inondé, le marais offrait en effet un pâturage précieux. Les zones humides étaient également très utiles pour la cueillette de différents végétaux, comme les roseaux, qui servaient aux toitures et au chauffage, l'aubépine et le saule pour leurs vertus médicinales. Le saule était un arbre majeur qui se diffusait massivement dans tout l'Occident médiéval. Il était devenu presque un marqueur des zones humides. Il était aussi utilisé pour la vannerie et le travail de la vigne. De ce point de vue, il constituait une ressource essentielle. Les zones humides, même si elles n'étaient pas asséchées et qu'elles étaient utilisées de manière extensive, étaient toujours entretenues. La chasse et la pêche constituaient d'autres usages. Les marais littoraux atlantiques étaient des zones de reproduction des anguilles. Dans ces zones, la reproduction piscicole était très intéressante pour les riverains. On y pêchait principalement à la nasse, mais pas seulement. Dans le Marais Vernier en Normandie, au XVe siècle, on chassait l'aigle au filet autour des zones humides. Les usages extensifs avaient particularité d'être partagés et mis commun. Néanmoins, à partir de fin du Moyen-Age, une exploitation la en la de
Carte d'Arles au XVIIe siècle
plus en plus intensive, tournée vers l'agriculture s'est progressivement imposée. Plusieurs facteurs permirent cette évolution. En conduisant les premières initiatives d'envergure, les établissements religieux ont joué un rôle déterminant dans ce processus. À partir de la fin du XVIe siècle, l'État a promu un discours politique, qui s'appuyait sur la théorie du climat et sur la perception négative des zones humides héritée de la culture classique. Selon cette idéologie, les marais étaient avant tout des déserts, difficiles d'accès, sous-peuplés. Or selon le fameux aphorisme de Jean Bodin, il n'est de richesses que d'hommes. Pour les monarchies, aménager intensivement
les marais était un moyen de peupler davantage leur pays et de devenir plus puissantes. Parallèlement, à partir du XVIe siècle, en raison du développement des activités commerciales des bourgeoisies urbaines la quantité de capital disponible pour les travaux de drainage s'est considérablement accrue. De plus, les progrès techniques notamment dans le domaine de la cartographie et de la représentation de l'espace, ce qui permettait de mieux cibler les territoires à aménager. Les assèchements monastiques se diffusèrent à partir du XIIe-XIIIe siècles et s'intensifièrent au fil du temps. L'étang de
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Montady, célèbre pour son parcellaire radioconcentrique, fut asséché à l'aide des moyens fournis par la bourgeoisie biterroise et les abbayes riveraines, et grâce à la mobilisation de techniques minières. En effet, il fallait creuser une galerie, ce qui relevait des compétences de mineurs venus du Massif Central. À partir du XVIe et du XVIIe siècles, des investissements plus capitalistiques prirent le relais. L'assèchement prenait la forme d'un monopole, accordé en 1599 à un ingénieur, Humphrey Bradley, qui s'associa avec la très haute aristocratie française et des capitalistes néerlandais. C'est la conjonction de ces facteurs qui diffusa les assèchements sur l'ensemble du territoire, à grande échelle. Ainsi, dans les années 1620, Á Sacy-le-Grand, dans l'Oise, les dessiccateurs convertirent une vaste tourbière en terres arables et pâturables en élaborant un réseau hiérarchisé de drainage capable d'évacuer les eaux jugées superflues en direction de l'Oise. Á partir du XVIIe siècle, la dynamique d'assèchement s'est profondément ancrée en France. Les travaux de drainage se sont renforcés du XVIIIe au XXe siècle, à travers une politique de dons de terre à des membres de la haute aristocratie. De vastes projets de conquête ont été menés par la suite dont les Landes. Des dynamiques d'extension d'exploitation des zones humides pour l'agriculture ont également été encouragées par le plan Marshall. Le marais Vernier situé dans le dernier méandre de l'estuaire de la Seine illustre cette continuité. Au premier plan, nous voyons les zones aménagées au Moyen-Age, au second plan, les zones remaniées et ré-asséchées après la guerre, avec la construction d'une ferme modèle. Nous nous sommes ainsi mis à la suite de cette tradition. Il convient enfin d'insister sur la spéculation moderne. Nous assistons à un choc de la densification et de la spéculation, dans les zones à proximité des agglomérations Une image satellite prise à Sarliève, à proximité immédiate de Clermont-Ferrand l'illustre remarquablement. Le Zénith, qui a été construit dans les années 1980 sur la partie nord d'un ancien lac avait été drainé de manière intensive au XVIIe siècle. Le drainage a été repris au XXe siècle, avec des structures souterraines. Aujourd'hui, l'attrait des zones humides se manifeste à travers la construction de ces grands équipements collectifs. La construction d'une grande zone d'activité au nord de Bordeaux participe d'une logique similaire. La spéculation et l'intensification des usages évoluent complètement, vers la négation, et parfois la destruction, des zones humides.
Débat
Marie-Odile Guth
Merci pour cette intéressante approche historique de l'usage extensif et de
Le marais Vernier © Raphaël Morera
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l'usage intensif. Avez-vous des questions ou des remarques ?
Raphaël Morera
C'est une question à laquelle j'aurais du mal à répondre, mais je vais quand même essayer. J'observe, dans les espaces pour lesquels j'ai travaillé, une différence entre le discours des autorités, qui se plaignaient de l'insalubrité, et les archives, qui n'en font pas nécessairement état. La situation a évolué au fil du temps : plus on avançait dans le temps, plus on mentionne des cas de malaria apparaissaient. On peut observer un attachement aux assèchements, à une exploitation qui n'est plus nécessairement ni rentable ni valorisée, justement par une crainte du retour de la malaria. L'assèchement est encore perçu comme un moyen de se protéger contre les maladies.
Marie-Christine Marinval
En fait, cette phase d'assèchement est un peu plus complexe. Si nous prenons le cas de Sarliève, la zone avait été asséchée, à l'époque romaine, remise en eau au Moyen-Age puis ré-asséchée. Je souhaite donc insister sur le changement d'usage des terres en fonction des groupes sociaux et des périodes.
présentée comme le premier impact sur les zones humides. Sur quoi vous fondezvous pour affirmer cela ? Pour ma part, j'aurais pensé plutôt à l'agriculture.
Raphaël Morera
Je vais botter en touche, en disant qu'en parlant d'urbanisation, j'évoquais le choc des différents types d'intensification.
Pierre Caessteker
Je veux bien répondre à la question. Lorsque je parle d'urbanisation, j'inclus les infrastructures linéaires. Lorsque l'on prend l'A304 dans les Ardennes, sur 35 kilomètres, ce sont 300 hectares de zones humides qui sautent. Il en est de même pour les grandes infrastructures linéaires. Face à cela, des années 1970 à nos jours, nous avons assisté à une urbanisation de ces territoires, qui avaient été asséchés auparavant. Ceux-ci présentent de faibles coûts fonciers. La population, qui augmente, n'a pas nécessairement les moyens d'acquérir des terres. Nous nous trouvons donc dans une situation d'inégalité sociale, entre autres sur ces secteurs.
Raphaël Morera
J'ai centré mon exposé sur le MoyenAge et l'époque moderne. Vous avez raison : on peut dire la même chose des marais d'Arles, qui avaient été asséchés par les Romains à la faveur d'un optimum climatique.
De la salle
Au Moyen-Age, on pouvait à la fois assécher des zones de marais et mettre en eau, notamment des zones d'étang. Nous pouvons citer le cas de la Bresse.
Patrick Fournier
La malaria était bien présente dans les époques médiévales modernes ; il s'agissait d'un réel problème pour les populations. En revanche, la crainte d'un retour de la malaria aujourd'hui n'est pas fondée. Le réservoir humain doit être suffisamment dense. Historiquement, le déclin de la malaria s'observait à la fin du XIXe siècle, à une époque où l'on n'avait pas besoin de procéder à un assèchement systématique pour la faire disparaître.
Jean-Jacques Lafitte,
La salubrité était-elle dans le discours pour justifier l'assèchement des zones humides, en particulier à propos de la malaria. La disparition de la malaria constitue-t-elle un succès de la politique d'assèchement ou a-t-elle eu d'autres causes ? Risquons-nous de voir un retour de cette problématique, avec l'arrivée de nouveaux vecteurs de maladies dans le cadre de l'impact du réchauffement climatique ?
Marie-Odile Guth
Nous allons à présent laisser la parole à Jean-Pierre Thibault, qui va nous expliquer comment l'approche paysagère des terres d'eau peut favoriser l'inversion de la tendance à la régression des zones humides. C'est encore une autre approche paysagère du sujet.
Jean Untermaier
J'ai une remarque : la Dombes se caractérise par un système de propriétés avec une dualité tout à fait intéressante ; et une question : l'urbanisation a été
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richesses et ressources
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Comment l'approche paysagère des terres d'eau peut-elle favoriser l'inversion de la tendance à la régression des zones humides ?
Jean-Pierre Thibault, Inspecteur général de l'administration du développement durable au Conseil général de l'environnement et du développement durable
Je souhaite parler du paysage, pas en regardant dans le rétroviseur, mais en abordant une méthode de reconquête qui me semble commencer à faire ses preuves. Vos propos concernant le Val de Loire vont dans ce sens. Je souhaite revenir sur le sujet de l'agriculture comme facteur de disparition des terres d'eau. Il est évident que l'on peut désintensifier l'agriculture. Au bout d'un certain temps, l'eau revient. Il n'est pas pour autant évident de désintensifier la ville : le processus de réversibilité est dans ce cas beaucoup plus complexe. Mon exposé comprendra trois parties : · la manière dont les zones humides sont traitées par des politiques publiques, à la fois additionnées et formatées ; · la réponse que peut apporter l'approche paysagère à ce double problème ; · les terres d'eau comme paysages pour demain. publics, etc., sans cohérence et sans capacité à faire sens sur un territoire. Lorsque nous parcourons le territoire, nous voyons difficilement comment il peut s'articuler de manière logique. En matière de zones humides, on a commencé par parler des oiseaux d'eau, puis de la nature en général, puis de la gestion de l'eau et des risques naturels. On a même tenté d'établir un zonage spécifique pour les zones humides, dans le cadre de la loi de développement des territoires ruraux. Enfin, on a inventé des sigles encore plus imprononçables que les précédents. Tout ceci reste complexe. C'est le signe d'une grave difficulté pour nos concitoyens en général et pour nos élus locaux en particulier. Lorsqu'ils ne comprennent rien, ils développent une réaction d'hostilité et de défiance.
Des politiques publiques additionnées et formatées
Les politiques ne sont pas seulement relatives aux zones humides. Le droit commun de l'aménagement de l'espace représente une somme d'additions plus ou moins cohérentes. Nous avons divisé notre territoire en morceaux. Nous procédons à de l'extraction de granulats, nous construisons des équipements
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De plus, ces politiques publiques en silos sont formatées, nationalement normées, avec des codes d'ouvrage et des indicateurs, sans véritable prise en compte des caractéristiques propres à chaque territoire. Qui plus est, pour chacune de ces politiques sectorielles ont été inventés de modes de gouvernance distincts. Pour un territoire donné, nous avons affaire à trois ou quatre comités, parfois avec les mêmes personnes, mais avec des procédures différentes, d'où une certaine incompréhension du point de vue de la gestion. Je ne parle même pas des politiques agricoles, qui ne se trouvent pas dans un cadre national mais continental. Un catalogue extrêmement précis est proposé, où on fait un choix mais pas en adaptant les choses à un territoire précis. Des tentatives ont eu lieu, déclinées dans les fameuses politiques environnementales de la première période, qui ont donné lieu à de grands succès. On a souhaité développer cette pratique partout, ce qui l'a normée. Si je reviens à l'habitant de la terre d'eau ou à l'élu de la commune qui a un marais sur son territoire, tous deux estiment qu'il s'agit d'une affaire de spécialistes qui ne les concerne pas. De plus, cette addition de politiques éparses est appliquée sur des territoires de nature complexe, très souvent largement anthropisés, les territoires purement naturels de notre pays étant devenus extrêmement rares. Qui plus est, on a considéré le sujet des zones humides comme un sujet aussi bien rural qu'urbain. La grande controverse entre l'agriculture intensive et les naturalistes,
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qui constituait le droit commun des politiques de zones humides, a fini par céder la place à une politique globale de territoire, où se sont introduits les territoires urbanisés. Les maraîchages, les éléments nourriciers de la ville, y compris dans des jardins partagés, sont bien souvent des terres d'eau qui se glissent dans nos thématiques urbaines.
La réponse que peut apporter l'approche paysagère à ce double problème
Comment l'approche paysagère peutelle répondre à ce problème de politique en tuyaux d'orgues et de politiques formatées ? Je rappellerai une seconde fois la convention de Florence, mais je crois que nous n'en parlerons jamais assez. Cette convention résulte de
plusieurs années de débats entre spécialistes européens. Nous avions autant de définitions du paysage que de pays membres du Conseil de l'Europe. Il s'agit donc du « territoire perçu par les populations, les facteurs naturels et humains et leurs interrelations. » Tout ceci montre que nous n'avons pas seulement des territoires objectivés mais aussi des territoires où les subjectivités sont rassemblées. Le paysage n'est certainement pas une couche supplémentaire s'ajoutant à un millefeuille et qui aurait une vocation d'embellissement. Une fois que nous avons géré l'eau, la nature, les inondations, que nous avons traité l'interface urbain-rural, nous décidons de procéder à un embellissement, affirmant qu'il s'agit du « volet paysager ». Certes, c'est peut-être une politique particulière mais ce n'est pas pour autant l'approche paysagère. Cet énorme contresens est extrêmement répandu, y compris dans nos codes et
Reconnaissance des paysages - Marais en lagune face à l'ile d'Oléron © Laurent Mignaux- Terra
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dans nos textes. Il s'agit aussi bien d'un résultat que d'une méthode. Le paysage consiste en une approche fédératrice de l'ensemble des politiques publiques et en une adaptation à chacun des territoires concernés. Cette méthode consiste à fédérer l'ensemble des thèmes techniques et légitimes qui sont mis en place, tout en veillant à leur application sur un territoire ayant une géographie et une histoire particulières. En cela, elle facilite l'application des politiques plus techniques. Elle se fonde sur une lecture sensible du territoire. Tout ceci facilite énormément l'appropriation par nos concitoyens de cette affaire de spécialistes qui n'en est pas vraiment une. En effet, c'est leur affaire en tant qu'habitants d'un territoire. Rappelez-vous l'expression « perçu par les populations » : si les populations ne sont pas consultées et qu'elles ne sont pas partie prenante du projet de territoire, on ne parle pas de « paysage ». Le paysage est perçu par les populations. Si on ne demande pas leur opinion, il sera difficile de faire en sorte que la politique soit appropriée et que les habitants se sentent partie prenante. Finalement, l'addition de subjectivités, à partir de l'approche participative, aboutit à la définition d'un bien commun, qui lui-même sera objet d'un projet, d'une préservation inventive et d'une reconquête partagée par chacun de ses acteurs. Si nous l'appliquons à nos terres d'eau, nous aurons des projets solides, « résilients », ou tout du moins durables. La vision des terres d'eau, nous l'avons dit abondamment au cours de la matinée, a été extrêmement variable au cours de l'histoire. On peut citer Le Horla de Maupassant : « Rien n'est plus troublant, plus inquiétant, plus effrayant parfois qu'un marécage. » Pierre Donadieu, qui a écrit récemment des textes à propos des paysages et des terres d'eau, affirme de manière plus complexe : « figures composites, nature et culture associées, profils individualisés et richesses communes ; idéaux de beauté, d'authenticité et de survie réinventés, mais toujours mêlés aux terreurs légendaires qu'inspirent marécages et vasières. » La peur est souvent créatrice. Un territoire n'est jamais magnifique ou répulsif. Il est un peu les deux à la fois. Telle est la richesse des terres d'eau. La reconnaissance nationale des paysages de grand intérêt vient des reconnaissances patrimoniales, comme l'entrée dans le patrimoine mondial du Val de Loire. De nombreux sites classés récemment sont des marais, tels que le marais Poitevin, les marais d'Oléron, la baie du Mont Saint-Michel, etc.
Les terres d'eau comme paysages pour demain
Je vais maintenant vous présenter trois exemples rapides, pour vous donner une idée. L'approche englobante, fédératrice et participative des habitants a fini par donner lieu à des projets de territoires très intéressants, aujourd'hui reconnus comme des réussites sur le plan national. La réserve « Man and Biosphere » du marais Audomarois en est un exemple significatif, le lien entre la ville de Saint-Omer et les marais environnants également. La spécificité du marais maraîcher, producteur de légumes et de fruits, constitue un premier exemple de cette terre menacée. La situation est un
Marais Audomarois, réserve reconnue par l'Unesco pour promouvoir un développement durable @ photoTripAdvisor « pour mémoire »
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peu inquiétante. La réserve se trouve en effet à la merci du bon fonctionnement des wateringues : si ces dernières ne fonctionnent plus, la mer se déversera dans le marais. Le marais de la Narbonnaise a placé le paysage au centre de sa charte, qui est fondée autour du complexe des étangs de la Narbonnaise. Les responsables ont a établi la charte au terme d'un processus Agenda 21, ce qui est intéressant en termes de participation citoyenne. Ils ont tenté de développer un tourisme littoral dans une région qui fonctionnait à partir du balnéaire pur. Je prendrai pour dernier exemple l'histoire de la Charente, l'arsenal de Colbert à Rochefort mais aussi l'ensemble des marais environnants. La station de lagunage a constitué un des premiers éléments du tourisme ornithologique en Charente-Maritime. À partir de la ville de Rochefort, ce travail s'est développé sur l'intégralité de l'estuaire. On a commencé à parler d'un projet de territoire assimilant l'ensemble des acteurs, en créant ce que l'on a tenté d'appeler un « parlement du grand site » pour élaborer ensemble le projet de territoire. Tout ceci donne finalement de belles histoires. À la question qui vous est posée « Cette approche paysagère peutêtre un facteur de reconquête ? », je pense avoir la réponse : c'est oui.
Débat
Marie-Odile Guth
Merci, Jean-Pierre. Nous avons le temps pour une question.
Jean-Pierre Thibault
Sur le terrain, la problématique du temps long a été prise en compte. À Rochefort, nous avons eu deux alternances politiques en 20 ans. À un maire fondateur a succédé un élu local d'un autre bord politique, qui a repris la politique de mise en place d'un projet de territoire, l'étendant non seulement à la ville mais également à l'ensemble de l'agglomération. Suite à une nouvelle alternance, nous avons assisté à une prise complète du dispositif, y compris technique, en place. Tout ceci montre que la contradiction existe entre le temps de l'élection, le temps de la mandature national et local, et le temps nécessaire aux évolutions de l'objectivité des paysages et de la maturation des esprits, en particulier la manière dont on passe de ces terres inquiétantes à des terres fructueuses et productives. Par ailleurs, l'ensemble de nos politiques sont fondées sur un système vertical, heureusement contredit sur les territoires par certains élus locaux, qui manifestent un grand courage pour reprendre la main sur leurs territoires. Les maires se voient imposer des hauteurs de digues, ce qui s'oppose à certains projets. Il est alors possible de décider que la digue pourra prendre d'autres formes et d'autres fonctions que celles qui lui étaient destinées. Peut-être pouvons-nous construire un ouvrage de protection nécessaire et un ouvrage intéressant sur le plan touristique, et de belle qualité en termes de fonctionnalités.
Guillaume Werber
Je suis très sensible à votre présentation. Il me semble qu'au moins trois problèmes de compatibilité se posent avec les projets en cours, de manière générale dans les ministères : Le développement de l'approche paysagère comme facteur de reconquête nécessite ainsi un temps long. Il faut accepter de changer notre rapport au temps et à l'action. Or je ne le vois pas poindre dans mes relations avec les ministères. Le deuxième élément est la capacité à laisser une part d'auto-organisation. Il est difficile d'appréhender la problématique de la normalisation. Dans une approche paysagère, la prise en compte des représentations locales est incompatible avec une démarche de normalisation et avec une approche directive ou normative. Le troisième élément qui me paraît essentiel est la capacité de médiation du dialogue, et donc du conflit. Nous faisons face à une grande incapacité, une grande fuite et une absence de volonté. Je trouve votre propos très intéressant, mais je ne vois pas comment mettre tout cela en oeuvre dans nos politiques actuelles.
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Marie-Odile Guth
Merci pour cette question. Attrait, bien commun, reconquête partagée, requalification, composantes naturelles et culturelles, lecture sensible du territoire, nouvelles perceptions, ont montré, au travers de ces quatre interventions, qu'il existait bien une évolution de la prise de conscience des richesses et des ressources des zones humides. Elle doit toutefois encore progresser. Ces interventions prouvent que les personnes concernées y concourent. Je pense que c'est une bonne transition vers la deuxième partie de ce colloque : les zones humides, espaces vécus, espaces perçus, espaces imagés.
Citadelle de Brouage
La citadelle de Brouage et le marais vus des côteaux de l'île d'Hiers © Thierry Degen
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Regards complémentaires
Les avoirs liquides de Ramsar La requalification urbaine des milieux humides ligériens, un projet patrimonial exposé aux composantes naturelles et culturelles des paysages fluviaux
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regards complémentaires
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Les avoirs liquides de Ramsar 1
Tobias Salathé, Conseiller principal (Europe), secrétariat de la Convention sur les zones humidesuatiques
Aujourd'hui rares sont ceux qui ignorent l'importance des zones humides, mais cela n'a pas toujours été le cas. Il y a soixante ans, les statistiques sur la disparition de ces milieux aquatiques s'accumulaient, mais rares étaient ceux qui le savaient. Leur importance vitale pour l'environnement et le bien-être humain était décrite, mais qui comprenait cela en dehors des cercles scientifiques ? En 1962, une première conférence internationale (« MAR »2) aux Saintes-Maries-de-laMer (en France) réunit des scientifiques, chasseurs de gibier d'eau et protecteurs de l'environnement et entreprit de remédier à la situation, et l'on peut dire qu'elle a marqué la naissance du mouvement international pour la conservation des « zones humides », un terme nouvellement crée à l'époque pour regrouper les étendues de marais, de fagnes, de tourbières ou d'eaux, naturelles ou artificielles, permanentes ou temporaires, où l'eau est stagnante ou courante, douce, saumâtre ou salée, y compris des étendues d'eau marine côtière. Les participants à cette conférence ont lancé un appel à rédiger une convention internationale sur les zones humides une idée tout à fait révolutionnaire à l'époque, car il n'y avait encore aucun traité mondial intergouvernemental sur l'environnement, et de dresser un inventaire des zones humides d'importance internationale, notamment le long des routes migratoires intercontinentales des oiseaux d'eau.
Il fallait faire quelque chose
Pour la première fois le sujet de la conférence n'était pas l'insalubrité des milieux aquatiques et le besoin de les assécher, mais l'importance de l'éducation et de la sensibilisation du public aux valeurs essentielles et aux menaces qui pèsent sur ces milieux. Il fallait aller plus loin, donner une structure aux engagements que les décideurs et les responsables politiques prendraient pour faire changer des choses. La clé, c'était la coopération internationale. Beaucoup de zones humides s'étendent en effet au-delà des frontières ou font partie des bassins hydrologiques de plusieurs pays. Leur santé dépend de la qualité et de la quantité de l'eau traversant les frontières qui s'écoule dans les rivières, les cours d'eau, les lacs ou les aquifères souterrains. Les meilleures intentions de chaque pays peuvent être compromises faute de cadre international pour le débat et la coopération qui permettent d'obtenir des avantages mutuels. La conférence MAR en Camargue fut la culmination d'un projet initié et dirigé par Luc Hoffmann, au nom de grandes organisations environnementales, telle que l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), le Conseil international pour la protection des oiseaux (maintenant BirdLife International) et le Bureau international de recherche sur la sauvagine (maintenant Wetlands International). Luc Hoffmann (1923-2016) était l'un des fondateurs du Fonds mondial pour la nature (WWF International) et le créateur de ce qui est devenu l'institut de recherche pour la conservation des zones humides méditerranéennes, situé en Camargue à la réserve naturelle et domaine agricole de la Tour du Valat. Pendant les huit années
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Cet article est inspiré par la brochure « Les avoirs liquides de Ramsar », rédigée par Dwight Peck en 2011 à l'occasion des 40 ans de la Convention sur les zones humides. 2 Conférence MAR (Marshes, MARécages, MARismas).
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suivantes Luc Hoffmann facilitait les négociations dans la douleur, pour aboutir au fil d'une série de réunions techniques internationales en Écosse, Russie, Suisse, Autriche, Finlande et aux Pays-Bas à un texte pour une convention globale. Il était aidé par le dynamisme de Geoffrey Matthews et Erik Carp du Bureau international de recherche sur la sauvagine (BIRS), et Eskandar Firouz, chef du département iranien de la chasse et de la pêche. Ensemble, ils sont considérés comme les « pères fondateurs » de la Convention sur les zones humides. mondiale sur l'environnement et des priorités changeantes en la matière, réagissant rapidement aux informations et aux idées nouvelles à mesure qu'elles émergeaient. Dans le préambule du traité, les auteurs reconnaissent « l'interdépendance de l'Homme et de son environnement » et mettent en évidence « les fonctions écologiques fondamentales des zones humides en tant que régulateurs du régime des eaux et en tant qu'habitats d'une flore et d'une faune caractéristiques ». Ceci faisait de la Convention de Ramsar ce qu'elle est encore : le seul accord mondial qui porte explicitement sur l'eau et les écosystèmes relatifs à l'eau. Soulignant que « les zones humides constituent une ressource de grande valeur économique, culturelle, scientifique et récréative, dont la disparition serait irréparable », les rédacteurs expriment leur confiance dans le fait que « la conservation des zones humides, de leur flore et de leur faune peut être assurée en conjuguant des politiques nationales à long terme et une action internationale coordonnée » et définissent un objectif ambitieux : « enrayer, à présent et dans l'avenir, les empiétements progressifs sur ces zones humides et la disparition de ces zones ». Ces concepts fondamentaux sont encore d'actualité, et probablement
Un concept visionnaire toujours d'actualité
Enfin, lors d'une conférence internationale dans la station balnéaire de Ramsar (en Iran), sur les bords de la mer Caspienne, le texte du traité fut adopté le 2 février 1971 et signé le lendemain par les délégués de 18 pays. Il entra en vigueur en décembre 1975, sur réception par l'Unesco, dépositaire de la Convention, du septième instrument d'adhésion ou de ratification de la Convention (par la Grèce en l'occurrence). La « Convention de Ramsar » est le premier traité intergouvernemental moderne mondial sur la conservation et l'utilisation durable de ressources naturelles, et c'est aujourd'hui encore le seul qui porte sur un écosystème spécifique. Le texte de la Convention était en avance sur son temps : il mettait en effet fortement l'accent à la fois sur l'interdépendance entre l'Homme et les zones humides et sur le rôle critique que jouent les zones humides dans le cycle hydrologique et la gestion durable de l'eau. Visionnaires, les rédacteurs de la Convention ont commencé pendant les années 1960 par établir plusieurs concepts précurseurs de la pensée de l'environnement, telle qu'elle a évolué jusqu'à nos jours et qui ont aidé à la définir. Et ensuite au fil des ans, la Conférence des Parties contractantes (COP1/1980 - COP12/2015) a réussi à maintenir les travaux de la Convention à la hauteur de l'évolution de la réflexion
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La conférence de Ramsar en février 1971, de gauche à droite le rapporteur E. Carp, le président A. Firouz et le professeur G. Matthews © RamsarHotel
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d'autant plus essentiels de nos jours, cinquante ans plus tard. La Convention repose sur trois piliers, qui lui fournissent un ancrage solide pour répondre aux besoins pragmatiques des réalités du terrain. Premièrement le traité énonce l'obligation générale d'inscrire la conservation des milieux humides dans les plans d'aménagement nationaux et d'appliquer ces plans de manière à promouvoir l'utilisation rationnelle de toutes les zones humides se trouvant sur le territoire national, pas seulement celles qui sont d'importance internationale et inscrites à ce titre. Le concept fondamental d'utilisation rationnelle en fait de Ramsar un outil pour le développement durable, énoncé beaucoup plus tard en 1987 par la Commission mondiale sur l'environnement et le développement des Nations Unies, et renforcé par la récente adoption des objectifs du développement durable en 2015 par l'Assemblée générale. Deuxièmement les Parties signataires de la Convention de Ramsar doivent inscrire des sites sur la liste des zones humides d'importance internationale appropriés se trouvant sur leur territoire. Cette liste des « Sites Ramsar » forme aujourd'hui le plus vaste réseau d'aires protégées du monde avec plus que 2250 sites inscrits en début 2017 (couvrant ensemble plus que 215 millions d'hectares). Les Parties s'engagent à promouvoir la conservation de tous les sites inscrits et à maintenir leurs caractéristiques écologiques, en les gérants d'une manière rationnelle et durable. Troisièmement la coopération internationale - les gouvernements membres acceptent de consulter les autres Parties en ce qui concerne l'application de la Convention, en particulier pour les zones humides transfrontières, les systèmes aquatiques partagés et les espèces partagées ou migratrices et d'échanger leurs connaissances et leurs ressources avec les Parties qui sont moins en mesure de remplir leurs engagements. Outre ces trois piliers, la Convention reconnaît deux autres objectifs l'amélioration de la capacité d'application grâce au renforcement des institutions et à la formation continue et l'adhésion universelle à la Convention. La Convention de Ramsar n'est pas un régime réglementaire néanmoins, elle reste un traité solennel et contraignant au regard du droit international.
Le développement de la Convention de Ramsar
Les débuts de la Convention ont été laborieux. Mais en 1980, lors de la première session de la Conférence des Parties (COP1), elle avait déjà 28 États membres, toutefois pour la plupart des pays européens, dont la principale préoccupation était ornithologique. Il n'y avait pas de budget pour financer les travaux de la Convention et les Parties dépendaient d'organisations non-gouvernementales (UICN et BIRS) pour assurer, à titre bénévole, les fonctions du secrétariat permanent. Mais le traité original fut modifié en 1982 par le « Protocole de Paris » pour créer un mécanisme permettant d'apporter d'autres changements au fur et à mesure des besoins, puis par les « Amendements de Regina » en 1987, qui établissaient un budget, un Comité et un secrétariat permanents. En 1993 le Groupe d'évaluation scientifique et technique (GEST), un organe consultatif subsidiaire, composé d'experts scientifiques et techniques indépendants, a été créé, et a commencé à mettre au point la formidable collection de lignes directrices et de recommandations présentées pour adoption à la Conférence des Parties. En 1988 fut conçue la Mission consultative Ramsar comme moyen informel d'apporter des avis et une assistance technique pour résoudre des problèmes particuliers, notamment dans les sites Ramsar. Elle a évolué à travers les années 1990 pour devenir un des outils les plus importants de la Convention. Parallèlement, le Registre de Montreux fut inauguré en 1990 pour permettre aux Parties d'attirer officiellement l'attention sur des sites
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Ramsar « dont les caractéristiques écologiques ont connu, connaissent ou sont susceptibles de connaître des modifications » et encourager, de ce fait, la prise de mesures de sauvegarde dans ces sites. Les travaux de communication de la Convention ont pris rapidement leur essor dans les années 1990. Le site web, inauguré en 1996, est devenu la charnière des contacts quotidiens du secrétariat avec la famille Ramsar et le public plus général (www.ramsar.org). La Journée mondiale des zones humides, célébrée pour la première fois en 1997 et chaque année depuis, est la clé de la visibilité de Ramsar auprès du public et génère chaque année plus d'événements ludiques, informatifs et éducatifs à maintes sites Ramsar et autres zones humides partout dans le monde (www. worldwetlandsday.org). Avec son organisation coordonnée au niveau national, le nombre d'activités locales offertes au public et les efforts d'évaluation entrepris, la France se situe en haut du tableau parmi les Parties contractantes (http : //www.zones-humides. eaufrance.fr/). Depuis 1999 des Prix Ramsar pour la conservation des zones humides sont régulièrement attribués à des personnalités méritantes ou des associations particulièrement inventives lors des réunions de la Conférence des Parties. En 1996, la résolution sur « les zones humides et l'eau » adoptée par la COP6 établissait non seulement que la Convention comprenait bien l'importance de l'eau pour les écosystèmes des zones humides, mais aussi que ces dernières jouent un rôle de premier plan face à la crise de l'eau douce qui se profile dans bien des régions du monde. En parallèle la collaboration entre Ramsar et la Convention sur la
Bassin du Drugeon Site Ramsar dans le Haut-Doubs (25) © Ramsar n° hors série - printemps 2017
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diversité biologique (CDB) est devenue un modèle pour les relations de ce type entre presque tous les accords multilatéraux sur l'environnement (AME). En 1999 la reconnaissance officielle des « Organisations internationales partenaires » scellait une collaboration avec des organisations non-gouvernementales restée unique parmi les AME. Ces organisations partenaires sont aujourd'hui l'UICN, WWF International, BirdLife International, Wetlands International, Wetlands and Waterfowl Trust et l'International Water Management Institute, qui contribuent activement aux travaux de la Convention aux niveaux global, national et local. Au tournant du millénaire, la Convention de Ramsar était fermement sur la voie de l'adhésion universelle (comptant 169 Parties au début 2017). En 2005, les Parties ont reconnu l'importance des résultats de l'évaluation des écosystèmes en début de millénaire du point de vue des liens étroits unissant les écosystèmes, les services qu'ils fournissent et le bien-être humain. Et le dernier plan stratégique Ramsar 2016-2024 s'aligne directement aux objectifs du développement durable et l'Agenda 2030 des Nations Unies.
La Convention en action
Depuis son entrée en vigueur en 1975, la Convention a fait beaucoup de chemin, non seulement dans son évolution philosophique et politique, mais aussi dans sa reconnaissance et sa diffusion dans le monde entier. La Conférence des Parties a adopté un épais recueil d'orientations scientifiques, techniques et politiques préparées par le GEST et portant sur les thèmes les plus variés. Elles fournissent un double objectif : fournir
Le marais de Sacy (51) : un site Ramsar potentiel © Ramsar « pour mémoire »
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des avis techniques en aidant aussi bien les décideurs que les administrateurs des sites selon les besoins, et établir une norme commune pour ce que l'on attend des Parties à la Convention. Concernant le pilier « utilisation rationnelle », la gamme des orientations aborde des questions de planification fondamentales telles que l'élaboration de politiques nationales pour les zones humides et l'étude des lois et institutions nationales en vue d'intégrer les principes d'utilisation rationnelle des zones humides ; des avis pratiques sur l'inventaire et le suivi des zones humides et des normes pour l'évaluation des impacts ; des avis sur la communication des valeurs des zones humides au public et la promotion de la participation des acteurs à leur gestion. Mais surtout, on y trouve une quantité d'orientations relatives à l'eau, à l'attribution et à la gestion de l'eau pour maintenir les fonctions écologiques des zones humides, à la gestion des bassins hydrographiques et à la gestion des zones côtières et des ressources d'eau souterraines. Ces orientations sont publiées sur le site web dans les Manuels Ramsar pour l'utilisation rationnelle des zones humides avec des études de cas qui illustrent le propos et apportent une aide pratique. La Convention voue une attention spéciale à la gestion et conservation des sites Ramsar dont les caractéristiques écologiques sont menacées. Ceci s'inscrit fréquemment dans une mission consultative Ramsar, mécanisme officiel d'assistance technique aux Parties créé dans les années 1990. Une telle mission prend la forme d'une visite par une équipe d'experts qui publie un rapport contenant ses conclusions et recommandations. Ce rapport, après avoir été revu par les autorités, devient un document public pouvant servir de base pour des mesures de conservation dans le site et de référence pour d'autres et pouvant aider à attirer un financement Ramsar ou un financement externe pour l'application des recommandations. Les missions font souvent appel à des équipes pluridisciplinaires, fréquemment en collaboration avec
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des organisations comme la Convention du patrimoine mondial de l'Unesco, l'UICN, la Convention du PNUE sur les espèces migratrices et ses accords et le Programme pour l'homme et la biosphère de l'Unesco. Les années passant, Ramsar a noué des relations étroites et mutuellement bénéfiques, par le biais d'accord officiels et parfois de programmes de travail communs avec des organismes intergouvernementaux mondiaux ainsi qu'avec des conventions et programmes régionaux (Caraïbes, Méditerranée, Carpates, Pacifique du Sud) et commissions de bassin (lac Tchad, Niger, Congo) et des institutions internationaux tels que la Banque mondiale, l'Organisation mondiale du tourisme, l'Agence spatiale européenne et l'Organisation des États américains. La Convention a toujours accueilli favorablement les possibilités d'élargir sa base de ressources et ses activités en établissant des relations mutuellement bénéfiques avec le secteur privé. Parmi ces relations se distingue l'appui financier généreux fourni par le Groupe Danone aux efforts de sensibilisation déployés par la Convention pour faire reconnaître l'importance des ressources en eau aux décideurs et au public depuis 1998. Les groupes de Parties ayant un contexte géographique en commun peuvent demander l'approbation d'une initiative régionale fonctionnant dans le cadre de la Convention pour appuyer et augmenter sa mise en oeuvre dans la région concernée. Ces initiatives sont aujourd'hui au nombre de 19 et incluent quatre centres régionaux Ramsar pour la formation et la recherche à Panama, en Ouganda, République de Corée et Iran.
La mesure du succès
Des études montrent que, dans les pays qui se sont dotés d'une politique nationale pour les zones humides, ainsi que d'un Comité national plurisectoriel actif, et qui ont entrepris d'autres activités recommandées,
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Le cadre juridique de la Convention permet aussi aux pays de sauvegarder des sites Ramsar dans le contexte des procédures juridiques nationales. Si les sites Ramsar dans un pays membre de l'Union européenne figurent également dans la liste « Natura 2000 » des sites déclarés selon les directives Oiseaux (2009/147/CE) et Habitats (92/43/CEE), ces instruments réglementaires européens leur prodiguent une protection juridique efficace assurée par la Cour européenne de justice, que tout citoyen peut contacter à cette fin.
L'avenir et ses enjeux
Pour la conservation des zones humides, la France a fait des pas supplémentaires en établissant des plans d'actions nationaux pluriannuels, qui se suivent depuis 1995.Le 3ème plan national 2014-2018 est centré sur la dimension fonctionnelle des milieux humides. Ce nouveau terme fut choisi pour faire la distinction avec l'ancienne définition légale des zones humides plus restreinte, qui avait été inscrit dans la loi sur l'eau et les milieux aquatiques, dont la dernière version date de 2006. On montre ainsi clairement la volonté de poursuivre une approche écosystémique par gestion intégrée des bassins versants et des zones côtières, tout en suivant également les prescriptions des instruments réglementaires de l'Union européenne. Le Comité considère donc tout l'éventail d'écosystèmes aquatiques qui est couvert par la Convention de Ramsar et défini dans son premier article où font partie des zones humides au sens de la convention : fleuves et rivières, étangs et lacs, lagunes et zones marines côtières, tout comme les zones humides créées par l'homme, telles retenues d'eau, rizières et salines. C'est cette inclusion qui fait la force de la convention et la place au centre des défis actuels pour un développement durable.
Poster français 2009
les retombées pour l'état des zones humides sont positives. Selon des études récentes menées par des experts juridiques indépendants du domaine de l'environnement, les administrateurs de sites Ramsar estiment que l'inscription sur la liste de Ramsar a permis de maintenir l'état de conservation des zones humides. Ils sont généralement d'avis qu'elle offre des avantages tangibles comme une meilleure sensibilisation du public, une participation accrue des acteurs locaux, un appui renforcé à la protection du site, un accès accru au financement pour la conservation, ou des possibilités améliorées de recherche et d'écotourisme.
Les zones humides à la source du développement durable
Les zones humides sont notre infrastructure naturelle fondamentale pour la fourniture durable d'eau et
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Graphique Wet index L'indice d'étendue des zones humides montre leur régression continue malgré l'entrée en fonction de la Convention de Ramsar.
d'autres services écosystémiques dont dépendent, en fin de compte, les moyens d'existence de chacun d'entre nous. Nous devons mieux comprendre les valeurs des services fournis par les zones humides lorsque nous sommes confrontés à de difficiles compromis entre leur maintien et des changements d'utilisation des sols et de l'eau. Ne pas agir de manière décisive pour maintenir les zones humides et leurs services écosystémiques comporte des risques, et ignorer ces risques a un coût économique et social. Nous risquons de perdre leurs fonctions et services tels la rétention de l'eau en périodes d'étiage et de crues, la stabilisation des zones littorales, la purification de l'eau par élimination de produits fertilisants et toxiques, la ressource en eau pour la production agricole et l'élevage ou l'humidification du climat dans les zones touchées par la sécheresse. Nous devons nous attaquer aux moteurs directs de la disparition des zones humides, qui continue toujours à un rythme effrayant : depuis 1975 encore 40% des zones humides restantes furent
perdues depuis l'entrée en force de la Convention de Ramsar.
Un nouvel outil : l'association Ramsar France
Face à ces défis, la création en 2011 de la nouvelle association Ramsar France fut un réel pas en avant. L'association est née des réflexions et conclusions de séminaires organisés annuellement depuis 2009, qui regroupent les différents acteurs des sites Ramsar en France afin de créer un lien entre les sites Ramsar français, le ministère de l'Écologie et les acteurs issus de différents secteurs publics et privés, et pour jouer la complémentarité et la solidarité entre les zones humides françaises. L'association fait ainsi connaître le label « Ramsar » en France, oeuvre à l'amélioration, la clarification et l'uniformisation de la gestion des sites Ramsar inscrits et encourage la désignation de nouveaux sites. Elle facilite le contact direct entre la
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société civile, les techniciens, les administrations territoriales et les instances du gouvernement et du parlement au niveau national. L'association fait comprendre que la désignation d'un site Ramsar est un label de reconnaissance de l'importance mondiale de son écosystème et ses services, qui récompense et valorise les actions de gestion durable et encourage ceux qui les mettent en oeuvre à les poursuivre. Ces efforts s'avèrent importants et fructueux tout en apportant une valeur additionnelle et complémentaire aux actions des autres instances existantes, tel le comité national ou le ministère. Pour formellement encadrer cette approche, une Charte pour la gestion des sites inscrits sur la liste Ramsar entre l'État, l'association Ramsar France et le secrétariat de la Convention fut signée en 2011. Depuis et au fur et à mesure, l'association prépare et signe des chartes individuelles avec le gestionnaire coordonnateur de chaque Site Ramsar pour identifier un cadre uniformisé de gestion. Ce processus en cours montre que les actions de l'association facilitent la reconnaissance politique des requêtes formulées par la convention et aident aux niveaux national et local à avancer avec leur mise en oeuvre. Un programme prometteur pour le futur.
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regards complémentaires
La requalification urbaine des milieux humides ligériens, un projet patrimonial exposé aux composantes naturelles et culturelles des paysages fluviaux
Sylvain Dournel, Ingénieur de recherche en géographie, EA 1210 CEDETE, Université d'Orléans Sylvie Servain, Maître de conférences en géographie, UMR 7324 CITERES, INSA Centre Val de Loire
Le présent article interroge le processus de requalification urbaine des milieux humides, en vigueur en France depuis trois décennies, et se focalise plus spécifiquement sur ses composantes patrimoniales, naturelles et culturelles, à partir des villes d'Orléans et de Tours, en Loire moyenne. Les milieux humides représentent des espaces attractifs pour des sociétés en quête de qualités environnementale et paysagère. Non seulement ces entités acquièrent une importante valeur écologique au regard des écosystèmes qui y sont recensés mais forment aussi un cadre d'épanouissement privilégié pour les sports et les loisirs de plein air. La marche, la course à pied, le cyclisme, la randonnée équestre sont autant d'usages ludiques et contemplatifs ainsi que de formes de revendication de cette nature convoitée et admirée. En parallèle, plusieurs textes et outils juridiques reconnaissent le patrimoine écologique des milieux humides. C'est un véritable dispositif réglementaire, structuré autour des arrêtés préfectoraux de protection de biotope, des réserves
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naturelles régionale et nationale, des sites Natura 2000 et des récents schémas régionaux de cohérence écologique, qui permet de protéger, de restaurer et de mettre en scène le « capital nature » de ces espaces dans le cadre de plans de gestion et de valorisation. Conjointement, de nombreux projets urbains s'attachent au traitement esthétique et fonctionnel de zones humides (Dournel, 2010). Cette démarche, amorcée dans les années 1990, concerne des villes de taille et de situation variées (Amiens, Bordeaux, Châteauroux, Lyon, Strasbourg, etc.) et porte sur des corridors fluviaux et humides hétérogènes (Somme, Garonne, Indre, Rhône-Saône, Ill-Rhin, etc.). Les élus et les professionnels de l'urbanisme font le constat de milieux exclus des dynamiques urbaines et tentent de remédier à de fréquentes situations d'abandon et de déclassement : décharges sauvages, friches, surfaces remblayées, voies sur berges, zones d'entrepôt sans rapport avec la proximité de l'eau... Les acteurs locaux orientent leurs projets vers les principes clés du développement urbain durable (Emelianoff, 1999 ; Speirs, 2003), dont la nature en ville, la qualité de
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Le val de Loire - conception et réalisation © Sylvain Dournel
vie, le renouvellement urbain, la cohérence territoriale, l'identité locale et la cohésion sociale (Servain et al., 2016). Leur démarche se traduit par la création de parcs urbains et le déploiement de chemins publics afin d'ouvrir les milieux humides nouvellement restaurés au plus grand nombre (Allaman, 2003 ; Berthier, 2003 ; DGUHC, 2006). D'emblée, cette dynamique sociale, juridique et urbaine, à l'origine du triptyque protectionrestauration-ouverture des zones humides, est dans les faits louables mais pose des questions en termes de gestion, de représentation et d'appropriation. Jusqu'où aller dans l'accessibilité des milieux d'eau face aux pressions humaines qui peuvent y être exercées ? Les zones humides ont-elles vocation à devenir un vaste espace public quand on considère la diversité de leurs fonctions et de leurs usages ? Comment les politiques
de conservation et de protection composent-elles avec les caractères productifs, instables et temporaires de ces entités ? Autant de questionnements qui soulignent la complexité de la situation actuelle. En outre, certains types de loisirs, popularisés dès la Belle Époque, à l'instar des bains, du canotage, de la chasse au gibier d'eau, du jardinage et de la pêche, présentent d'autres formes de valorisation et d'appropriation des milieux d'eau et révèlent leur importante valeur historique et culturelle. À cet égard, l'ouvrage d'A. Guillerme (1990), Les temps de l'eau, insiste sur le rôle capital des fleuves, des rivières et de leurs annexes humides dans le développement urbain, jusqu'au début du XIXe siècle. D'emblée, l'homme tire parti de leurs potentiels en matière d'agriculture, de défense et de transport. Ensuite, l'économie des eaux courantes, liée à la généralisation du moulin à aubes entre le IXe et le XIVe siècle, à laquelle s'ajoute l'économie des eaux
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stagnantes sous l'Ancien Régime (travail du papier, du salpêtre, du cuir et des toiles), placent les milieux fluviaux et humides au coeur de la vie des cités. De multiples héritages, perceptibles dans les paysages actuels, témoignent de ce riche passé : douves, ports, marais cultivés, moulins, réseau de canaux, etc. (Dournel et Sajaloli, 2012). Entre-temps, les innovations mécaniques et chimiques de la Révolution industrielle ont mis à mal le système socio-économique pluriséculaire des milieux d'eau. L'hygiénisme, dénonçant le méphitisme qui en émanerait, gagne les édiles entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle (Quesne, 1994 ; Barles, 1999 ; Fournier, 2010). L'urbanisme, émergeant au début du XXe siècle, cherche à supprimer les zones humides de la ville moderne (Dournel, 2013). Les deux derniers siècles voient aussi la construction d'importants ouvrages de franchissement et de canalisation de cours d'eau ainsi que l'aménagement de parcs urbains et de bases de loisirs en zone humide. Toutefois, la conjoncture d'abandon domine l'ensemble. La diminution de l'emprise de l'homme sur ces espaces se traduit par un regain de naturalité. De fait, ce recours à l'histoire révèle les valeurs à la fois naturelles et culturelles des zones humides urbaines. Il en ressort une multitude d'héritages qu'il s'agit d'intégrer afin de promouvoir une politique patrimoniale à la mesure de ces espaces complexes. La notion de requalification urbaine a été développée en ce sens, pour recadrer conjoncturellement et conceptuellement l'attrait des élus pour les milieux d'eau (Dournel, 2010). La démarche, réactive à toute forme d'abandon et de déclassement, est par essence pluridisciplinaire vu les acteurs qui la portent, la naturalité des entités investies et la mobilisation de la notion de paysage pour sa mise en oeuvre. Son ancrage est temporel et sa portée qualitative : partant des enjeux actuels, le recours au passé est gage d'enseignements et de retours d'expérience utiles aux projets de traitement esthétique et fonctionnel des zones humides. L'approche est nécessairement transversale,
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différenciée et intégrée en réponse à la singularité de tout milieu. Enfin, la dynamique enclenchée doit être collective, souple et partagée afin de fédérer le plus grand nombre, de tirer parti des savoir-faire locaux et de se réajuster en permanence aux enjeux socioéconomiques et environnementaux du moment. Parmi ces principes généraux, arrêtons-nous sur la notion de paysage et sur son rôle déterminant dans la démarche de requalification. Selon la définition de la Convention européenne du paysage du Conseil de l'Europe (adoptée à Florence le 20 octobre 2000, entrée en vigueur le 1er mars 2004), « le paysage désigne une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l'action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations » (article 1a). L'entrée par le paysage permet de cerner l'état de l'environnement et de prendre en compte les représentations individuelles et collectives qui, en évolution constante, influent sur les projets appliqués aux milieux humides. En outre, cette notion parle aux acteurs urbains en raison de son approche globale, guidant la réflexion des décideurs, et de sa capacité à fédérer le plus grand nombre par la mobilisation d'images qui donnent corps à leurs intentions. Considéré comme un objet opérationnel, le paysage nous aide à appréhender les enjeux de la requalification urbaine des milieux humides, ce que nous allons démontrer à travers l'étude de deux terrains porteurs en Loire moyenne : les agglomérations d'Orléans et de Tours.
Préciser la reconnaissance patrimoniale des zones humides ligériennes
Les zones humides ligériennes, à l'instar de nombreux espaces analogues, bénéficient d'une reconnaissance patrimoniale largement centrée sur leur valeur écologique. Cette partie vise à cerner et à reconsidérer ce processus au regard des caractéristiques territoriales de ces entités, à partir des exemples d'Orléans et de Tours.
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Figure 1 : les zones humides ligériennes dans l'agglomération orléanaise © Sylvain Dournel « pour mémoire »
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Figure 2 : les zones humides ligériennes dans l'agglomération tourangelle © Sylvain Dournel n° hors série - printemps 2017
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Caractéristiques paysagères des zones humides ligériennes à Orléans et à Tours
Les zones humides recensées dans les agglomérations orléanaise et tourangelle renvoient essentiellement aux annexes hydrauliques de la Loire et de certains de ses affluents (figures 1 - p.51 - et 2 - p.52). Développées dans le lit majeur du fleuve, ces entités sont aussi très largement contenues dans un lit endigué plus resserré, dominé par des ouvrages de défense contre les crues, les levées, qui servaient aussi à fixer le lit du fleuve pour des besoins de navigation aujourd'hui révolus. Les milieux humides ligériens se présentent ainsi de manière longiligne, prenant appui sur les cours d'eau et leurs zones de confluence. Dans le détail, ces espaces présentent des dynamiques et des formes variées. La Loire est parsemée de bancs de sable et d'îlots (grèves) en constante évolution, couverts de strates herbacées voire arborées (figures 1 et 2). Certains îlots, situés en retrait d'anciens ouvrages submersibles de semi-canalisation pour la navigation (duits à Orléans), sont néanmoins assez fixes. Les îles, moins sujettes aux fluctuations saisonnières, abritent aussi ripisylves et boisements humides. Ces deux dernières formations sont également recensées sur les rives du fleuve, au-delà des quelques étendues sableuses, roselières, prairies humides et boires que l'on y relève. De grandes pièces d'eau aux contours rectilignes, issues de l'extraction de sables et de graviers, jouxtent de manière intermittente les bords de Loire. Au-delà du lit endigué, les zones humides, bien plus rares, alternent fossés, marais et petits étangs dans les quelques dépressions du lit majeur. Le reste de la plaine alluviale, à Orléans comme à Tours, est soit urbanisé, soit exploité par les pépinières ou les grandes cultures ; les milieux humides y sont à l'état de relique. Il en est de même pour les affluents de la Loire qui, dans certaines sections, présentent un lit encaissé, configuré en trapèze, sectionné d'ouvrages de régulation hydraulique (Bergeresse, Cher, Dhuy : figures 1 et 2). Dans d'autres sections, les rives mêlent roselières et marais, prairies, boisements humides et peupleraies. Cas spécifique enfin, le Loiret présente une succession d'anciens bassins de valorisation énergétique, délimités par des digues (chaussées) avec un ou plusieurs moulins à aubes à leur extrémité. Les rives sont totalement boisées. Les zones humides ligériennes à Orléans et à Tours abritent ainsi une grande diversité d'écosystèmes et forment des paysages très variés, ouverts ou fermés, façonnés dans le temps par l'homme pour divers besoins : navigation, lutte contre les inondations, optimisation des terres agricoles, sylviculture, valorisation énergétique... Ces deux territoires, caractéristiques de l'ensemble du Val de Loire, sont donc riches de leurs composantes culturelles et naturelles.
La reconnaissance et la valorisation du patrimoine naturel ligérien à Orléans et à Tours
Depuis le 30 novembre 2000, le Val de Loire est inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO, au titre des paysages culturels vivants et évolutifs. Le périmètre du site, d'une superficie de 850 km², couvre l'intégralité du lit majeur de Loire moyenne et décrit plusieurs excroissances, notamment au droit des confluences de rive gauche, regroupant ainsi les éléments patrimoniaux notables agglomérés autour de l'axe ligérien : abbayes, châteaux, fronts bâtis, ouvrages d'art... Si la proposition d'inscription se focalisait initialement sur le patrimoine culturel, depuis les années 2000 les acteurs publics exploitent largement le potentiel naturel ligérien s'appuyant sur l'image de « dernier fleuve sauvage d'Europe » qui y est associée. La mise en oeuvre du réseau Natura 2000, orchestrée par l'État, couvre l'ensemble du lit mineur et coordonne les actions écologiques disséminées le long du corridor fluvial (espaces naturels sensibles - ENS, arrêtés préfectoraux de protection de biotope - APPB, réserves naturelles nationales - RNN, etc.). Conjointement, les conseils régionaux du Centre-Val de Loire et des Pays
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de la Loire développent avec leurs partenaires (conseils départementaux, communautés d'agglomération et communautés urbaines) le projet « Loire à vélo », offrant au visiteur une continuité cyclable balisée sur 800 km, du Nivernais à l'estuaire, axé sur les éléments patrimoniaux, historiques et naturels. Sous un angle exclusivement écologique, les deux régions s'engagent depuis 15 ans dans la promotion du tourisme de nature, valorisant notamment le capital « biodiversité » du Val de Loire autour de modes de déplacements doux (marche à pied, vélo, cheval). Adopté en janvier 2015, le schéma régional de cohérence écologique de la région Centre, fruit du Grenelle de l'Environnement, confirme la reconnaissance et la valorisation du patrimoine naturel ligérien, accordant une place importante aux continuités écologiques des cours d'eau et des zones humides dans l'édification de la trame verte et bleue régionale. À l'échelle des agglomérations orléanaise et tourangelle, on retrouve le même intérêt porté au capital nature du corridor fluvial, aussi bien au niveau des outils juridiques que des aménagements urbains. D'emblée, la Loire, les affluents et leurs annexes hydrauliques rivulaires sont intégralement classés en zone N dans les différents plans locaux d'urbanisme (PLU) communaux. Surtout, ces espaces bénéficient à Orléans comme à Tours d'outils (APPB, ENS, sites classés, sites inscrits, RNN, zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager - ZPPAUP) dédiés à la protection de leurs attributs écologiques et paysagers (tableau 1). Il s'agit, le plus souvent dans le cadre de plans de gestion, d'entretenir et de restaurer certains écosystèmes caractéristiques du Val de Loire (boires, grèves, ripisylves, roselières, etc.), au profit d'espèces faunistiques et floristiques d'intérêt national voire européen. L'ensemble est mis en valeur par le biais de sentiers de découverte et d'animations pédagogiques. Les politiques communales et intercommunales déployées sur les milieux humides ligériens confortent cette dynamique. Dans la communauté urbaine « Orléans Métropole », les actions publiques,
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coordonnées depuis 2002 autour du projet « Loire trame verte » (Dournel, 2010), s'attachent à restaurer et à faire découvrir les écosystèmes humides aux orléanais et aux touristes (pâtures de Chécy, sentier des Azins à Bou), à rendre les espaces rivulaires accessibles au plus grand nombre (Loire à vélo, promenades du Loiret, parc de Loire à Saint-Jean-de-la-Ruelle) et à restaurer les marqueurs de l'identité ligérienne (quais de Loire, canal latéral, fronts bâtis anciens). La constitution de corridors écologiques et de trames vertes et bleues, annoncée dans l'agenda 21 d'Orléans Métropole (2011), met en réseau ces actions patrimoniales développées sur les milieux humides de l'agglomération et en accentue leur portée naturelle. Dans la communauté urbaine « Tour(s) Plus », l'investissement des cours d'eau et des zones humides remonte aussi au début des années 2000 (Verdelli et al., 2006). Le traitement des promenades rivulaires (Loire, Cher, Petit Cher) et des espaces publics insulaires (île Simon, île Blazac) traduit la volonté des élus d'ouvrir les milieux ligériens aux citadins et aux touristes. Les actions conduites sur l'île de la Métairie et la plaine de la Gloriette (tableau 1) participent de ce processus mais insistent plus sur la découverte de la biodiversité et des paysages. La mise en oeuvre de la Loire à vélo permet alors de fédérer et de coordonner l'ensemble de ces actions (Agence d'urbanisme de l'agglomération de Tours, 2003) aux accents esthétique, écologique et ludique. Les acteurs urbains confortent cette triple dimension à l'égard des milieux fluviaux et humides au sein de la trame verte et bleue, présentée dans le projet d'aménagement et de développement durable (PADD) de Tour(s) Plus (2013).
La naturalité des zones humides, un héritage récent dans l'histoire ligérienne
À Orléans comme à Tours, nombreux sont les discours à destination des habitants et des visiteurs qui mettent en avant la naturalité des zones humides ligériennes. Ainsi peut-on lire dans la rubrique tourisme/patrimoine du site internet de la commune de Saint-Denis-enVal que « la Loire est restée sauvage : elle serpente
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Tableau 1 : outils juridiques employés à la protection écologique des milieux humides à Orléans et à Tours. Outils recensés dans l'agglomération orléanaise (hors outils propres au réseau Natura 2000) Type d'outil APPB APPB RNN Site classé Site classé ZPPAUP Nom Les Sternes d'Europe Pointe de Courpain Saint-Mesmin Île des Béchets Combleux Loiret Bou, Mareau-aux-Prés Saint-Pryvé-Saint-Mesmin La-Chapelle-Saint-Mesmin, Mareau-aux-Prés, Saint-HilaireSaint-Mesmin, Saint-Pryvé-Saint-Mesmin Olivet Combleux, Chécy, Saint-Jean-de-Braye, Saint-Jean-le-Blanc, Orléans, Saint-Denis-en-Val Olivet, Orléans, Mareau-aux-Prés, St-Cyr-en-Val, Saint-HilaireSaint-Mesmin, Saint-Pryvé-Saint-Mesmin Commune(s) Taille (ha) 98 13 263 5 285 Milieu(x) humide(s) protégé(s) Grèves Ripisylve Grèves, ripisylves, roselières, surfaces herbacées Surfaces herbacées, ripisylves Grèves, ripisylves, roselières
Bassins, boires, îles, ripisylves, 1 180 roselières Taille (ha) 154 39 30
Outils recensés dans l'agglomération tourangelle (hors outils propres au réseau Natura 2000) Type d'outil APPB ENS ENS ENS ENS Site inscrit Site inscrit Site classé Nom Île aux Moutons Commune(s) Montlouis-sur-Loire, Vernou-sur-Brenne, Vouvray Milieu(x) humide(s) protégé(s) Boisements humides, grèves, îles, prairies, surfaces herbacées Prairies, surfaces herbacées
Bocages de la Gloriette Joué-les-Tours Boire du bois de Plante Saint-Pierre-des-Corps Île de la Métairie Val de Choisille Îles de la Loire Vallée de la Bresme Rives gauches de la Loire
Boisements humides, boire, prairies Boisements humides, grèves, îles, La-Ville-aux-Dames, Montlouis-sur-Loire, Saint-Pierre-des-Corps 72 surfaces herbacées Prairies, surfaces herbacées, Fondettes, La-Membrolle-sur-Choisille, Saint-Cyr-sur-Loire 150 ripisyve Grèves, îles, ripisylves, surfaces La-Ville-aux-Dames, Montlouis-sur-Loire, Rochecorbon 117 herbacées Grèves, peupleraies, prairies, Luynes, Saint-Étienne-de-Chigny 1 996 ripisylves, surfaces herbacées 66 Îles, ripisylves, surfaces herbacées
Tours, La Riche
paresseusement parmi les îlots et les bancs de sable l'été, et redevient un fleuve bouillonnant l'hiver. Le promeneur pourra y découvrir une faune et une flore variées. Pêcheurs, sportifs et rêveurs y trouveront de quoi alimenter toutes leurs passions ». Plus encore, la reconnaissance du patrimoine naturel des milieux d'eau urbains apparaît comme un projet de territoire, à l'instar de l'agenda 21 de Joué-les-Tours (2015 : p. 72) : « les zones humides, les eaux stagnantes, les cours d'eau et leurs ripisylves, sont autant de réservoirs [...] et corridors écologiques [...] pour la faune aquatique, semi-aquatique et terrestre. Ce réseau est nommé Trame Bleue ». Pour autant, la naturalité des zones humides ligériennes où l'homme apparaît surtout en spectateur est à nuancer
compte tenu de leur façonnement pluriséculaire par les sociétés. Les nombreux héritages qui en émanent, perceptibles dans les paysages, octroient aussi des valeurs historique et culturelle aux milieux d'eau, ce qu'attestent certaines protections juridiques et politiques urbaines recensées en Loire moyenne. Dans l'agglomération orléanaise, la première action phare du projet « Loire trame verte » consistait à restaurer les quais rive droite, le front bâti et le débouché en Loire du canal latéral (prolongeant sur 5, 5 km le canal d'Orléans qui relie la Loire à la Seine) dans le but de renouer avec le passé navigable du fleuve (Dournel, 2013). Les animations estivales autour de la batellerie traditionnelle et le « Festival de Loire », qui a lieu tous les deux ans fin septembre, tentent de redonner vie au port d'Orléans (Comby et al., 2014). En outre, ces biens
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culturels font l'objet de protections spécifiques : le site classé de Combleux, adopté en 1988, porte sur le canal latéral et le lit de la Loire, en amont du centre urbain, tandis que la ZPPAUP d'Orléans, adoptée en 2008, s'attache notamment aux quais rive droite. Sur un autre plan, la mise en patrimoine des bassins du Loiret porte sur la valorisation des moulins, de la villégiature de prestige et de la qualité paysagère des zones humides par le biais de promenades de découverte et d'outils de protection (trois sites classés, une ZPPAUP). Dans l'agglomération tourangelle, la politique patrimoniale effective à Rochecorbon attache de l'importance aux valeurs historique et culturelle des milieux d'eau. En plus de la Loire à vélo et d'un parcours en bateau, un circuit pédestre met à l'honneur le vieux centre urbain, le vignoble de Vouvray, le port et la navigation, les écosystèmes humides, les corniches en tuffeau, l'habitat troglodytique, les maisons de maître et leurs parcs. Tous ces éléments, liés à la Loire, font l'objet d'une ZPPAUP fixée par arrêté municipal en janvier 2008. Notons que la valorisation du passé navigable est également de mise à Tours avec l'organisation en été de promenades thématiques à bord de bateaux traditionnels. Plus globalement enfin, le potentiel culturel des zones humides figure dans le plan de gestion du Val de Loire inscrit à l'UNESCO et la prise en compte de la valeur universelle exceptionnelle dans les documents et les projets d'urbanisme. Ce plan de gestion, adopté par arrêté préfectoral en novembre 2012, compte comme orientations principales la préservation et la réhabilitation du patrimoine bâti ligérien ainsi que la restauration et l'entretien des anciens ouvrages de navigation. Ainsi, la patrimonialisation des zones humides ligériennes ne peut se limiter à leur seule valeur écologique. Nombreux sont les héritages qui attestent l'importante emprise de l'homme sur ces espaces et, ce, jusqu'à des temps récents. Maintes photographies du début du XXe siècle reflètent le caractère aménagé du corridor fluvial et révèlent, de manière concomitante, la naturalisation des milieux
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d'eau qui s'est opérée depuis. De fait, les politiques patrimoniales font ressortir une étrange cohabitation entre les composantes naturelles et culturelles des zones humides ligériennes. La coordination de ces éléments est pourtant incontournable pour asseoir une politique de requalification en phase avec ces composantes. Face à de tels enjeux, le recours à l'approche paysagère, accordant une place importante au temps long, fait solution.
Révéler les systèmes de représentation et l'histoire des zones humides ligériennes pour guider les politiques patrimoniales à Orléans et à Tours
L'étude des zones humides ligériennes, sous les angles paysager et historique, a pour objet de reconsidérer et de guider les politiques patrimoniales attachées aux valeurs naturelles ou culturelles de ces espaces. La démarche scientifique adoptée vise non seulement à faire la lumière sur les systèmes de représentation et l'histoire de ces entités mais encore à étudier les héritages paysagers attachés à leur façonnement pluriséculaire par les sociétés. Il s'agit de cerner les spécificités territoriales des zones humides orléanaise et tourangelle.
Les systèmes de représentation rapportés à l'histoire des zones humides ligériennes
L'étude des systèmes de représentation, qui se réfère aux travaux de G. Bertrand (2001), a pour objet d'appréhender les différentes formes d'appropriations, d'usages et de fonctions des milieux d'eau. Ces systèmes, rapportés à l'histoire des zones humides ligériennes, sont gages d'enseignements utiles pour toute démarche de requalification urbaine. À Orléans comme à Tours, la navigation ligérienne domine dans les systèmes de représentation, comme l'atteste la nette majorité des politiques culturelles actuelles s'y référant. La Loire, sous l'Ancien Régime,
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Figure 3 : la Loire, axe majeur de transport fluvial en France entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle.
était l'un des principaux axes de communication du Royaume de France. Cet usage ne trouvait pas raison dans les conditions hydrauliques du fleuve, réputées difficiles (fortes fluctuations saisonnières, instabilité du lit d'écoulement), mais dans le dessin privilégié de
son tracé (Dournel, 2010). Sa source, proche du couloir rhodanien, sa section médiane, passant aux portes sud de Paris, et son embouchure, communiquant avec l'océan Atlantique et les Antilles, connectaient plusieurs régions commerçantes (figure 3). D'ailleurs,
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Figure 4 : le rôle de la viticulture, de l'économie meunière, de la lutte contre les inondations et des loisirs nautiques dans l'histoire des zones humides ligériennes orléanaises.
le débit permettait la descente du fleuve tandis que l'orientation des vents dominants en assurait la remontée jusqu'à Orléans, expliquant l'importance de la culture de la voile dans la batellerie ligérienne. Le fleuve fut exploité et façonné à des fins navigables entre le XIVe et le milieu du XIXe siècle (Chevalier, 1986 ; Pin et al., 2013). Cette période voit la consolidation des principaux ports ligériens (aménagement de vastes quais maçonnés) ainsi que l'érection de levées (digues rivulaires fixant le chenal d'écoulement dans un lit resserré) et, plus ponctuellement, le développement de digues submersibles (duits à Orléans) pour optimiser les conditions de navigation (Person, 2006). L'activité en Loire moyenne périclita au cours du XIXe siècle, conséquence de l'amélioration du transport routier et de la concurrence du chemin de fer, malgré quelques soubresauts liés à des innovations techniques (navigation à vapeur : figure 3) et des aménagements locaux (épis en Anjou, canal latéral à Orléans). Il ressort
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de cette activité de nombreux héritages perceptibles dans les paysages autour desquels gravitent aujourd'hui les zones humides alluviales. De façon moins marquée, la gestion du risque d'inondation tient une place non-négligeable au sein des systèmes de représentation des zones humides. Ces entités, situées en zones d'aléas élevés, sont souvent préservées de l'urbanisation dans les documents d'urbanisme des agglomérations orléanaise et tourangelle (Dournel et Servain-Courant, 2014). Plus encore, la gestion du risque d'inondation renvoie à d'importants rapports historiques à l'eau qui ont profondément atteint les annexes hydrauliques. Les levées, édifiées en Loire moyenne entre le XIIIe et la fin du XIXe siècle (figure 4), servirent à la fois à fixer le lit mineur et à lutter contre les crues (Dion, 1961). Ces longs cordons de digues, dépassant de 7 m le niveau de l'étiage, eurent pour effet de cloisonner les vals, plaines
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inondables du fleuve. Préalablement à l'édification des levées, dans les vals, les hommes résidaient sur les terres les plus souvent émergées et protégeaient bâtis et cultures par la construction de petites digues, appelées turcies (Castanet, 2008). Le cloisonnement des vals par les levées donna à l'homme le sentiment illusoire de vivre à l'écart du danger. L'assèchement des zones humides qui s'ensuivit se fit au profit de l'expansion des surfaces cultivées (viticulture, pépinières, céréaliculture) puis de l'urbanisation (à partir du XIXe siècle) (Sajaloli et Dournel, 2008). Cette conception défensive dans la gestion des inondations domina malgré la récurrence des ruptures de levées recensées lors des crues majeures des XVIIIe et XIXe siècles. Aujourd'hui, bien qu'à l'état de reliques dans les vals ou contenus dans le lit endigué de la Loire, les milieux humides renvoient dans une certaine mesure au risque d'inondation, au même titre que les levées. Sur un autre plan, les loisirs balnéaires et nautiques sont peu associés aux actuels systèmes de représentation des zones humides. Si les politiques patrimoniales valorisent leurs composantes naturelles et culturelles à travers les circuits de découverte et la batellerie traditionnelle, celles-ci remobilisent peu les premières formes de loisirs qui sont apparues dans les années 1850 et qui ont pourtant généré des héritages singuliers. Les bains en Loire, développés depuis les rives et les grèves, ainsi que le nautisme, pratiqué sur les bassins du Loiret, introduisirent des rapports à l'eau inédits. Les bains, recensés dans l'Orléanais et en Touraine, se structuraient à partir de plages. Ces équipements, animés par des cours de natation, étaient non seulement fréquentés par une clientèle locale mais aussi par des touristes (région parisienne), conséquence de la généralisation du transport ferroviaire puis des premiers congés payés. Des écoles de natation marquaient aussi les quais de Loire à Orléans. Le nautisme sur le Loiret est une autre manifestation de l'économie ludique en pleine effervescence. La construction de grandes propriétés sur les rives du cours d'eau entre la fin du XVIe et la fin du XVIIIe siècle manifestait déjà un attrait pour le cadre de vie de qualité que génère la proximité de l'eau. L'essor du canotage a ensuite converti les anciens bassins de valorisation énergétique en bassins nautiques comme l'attestait le fleurissement de gares à bateaux, de guinguettes et de restaurants tournés sur l'eau (figure 4). Le Loiret fut d'ailleurs un important lieu d'introduction du canotage en France. Si les bains en Loire disparurent dans les années 1960 du fait du manque de sécurité des installations, de la pollution de l'eau, de la concurrence des piscines et des vacances en bord de mer, le nautisme perdura. Pour autant, aucun de ces éléments n'est aujourd'hui associé à la patrimonialisation des zones humides ligériennes (Comby et al., 2014). Seul le principe des promenades plantées, aménagées sur les quais de Loire à Orléans et à Tours aux XVIIIe et XIXe siècles, est aujourd'hui remobilisé par les acteurs locaux dans leurs projets urbains. Enfin, à l'échelle locale, certaines fonctions historiques attribuées aux milieux d'eau pèsent ponctuellement sur les systèmes de représentation. C'est notamment le cas de l'économie meunière sur le Loiret (figure 4), active du Haut Moyen Âge au début du XXe siècle (Illiers, 1952). Les bassins de valorisation énergétique et la dizaine de moulins qui émanent de cette activité dominent aujourd'hui les paysages loirétains et bénéficient de politiques de protection et de valorisation paysagères, vues en première partie. D'autres fonctions, au contraire, sont exclues des actions patrimoniales. À cet égard, l'extraction industrielle de granulats, opérée dans le lit endigué à l'après-guerre, est aujourd'hui responsable de multiples plans d'eau. Ces derniers sont au centre de politiques de valorisation écologique qui font abstraction de leur origine et des raisons économiques de leur formation. Rapporter les systèmes de représentation à l'histoire des zones humides ligériennes met donc en lumière de nombreux héritages et enseignements utiles pour toute démarche
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de requalification urbaine qu'il s'agit à présent de faire valoir.
Le double recours à l'histoire et à l'étude des paysages pour guider les politiques de patrimonialisation des zones humides ligériennes
Le double recours à l'histoire et à l'étude des paysages fait parfois apparaître de profonds décalages entre les systèmes de représentation des zones humides ligériennes et l'importance de certaines de leurs fonctions et de leurs héritages inscrits dans le temps et dans l'espace. Quelles peuvent être les causes de tels décalages ? Les politiques publiques, axées sur la valorisation et la patrimonialisation de ces entités, sont exposées à des enjeux complexes, plus ou moins conciliables, répertoriés autour de six entrées en matière : · l'écologie : restaurer et conserver les écosystèmes, développer les règlements et les outils de gestion, limiter et baliser les accès ; · le risque : protéger les populations et les biens des inondations, réglementer l'occupation des sols, sauvegarder les annexes hydrauliques et les zones d'expansion ; · le cadre de vie : faciliter les accès et mettre en scène les zones humides, développer les espaces publics et les équipements récréatifs, soigner l'esthétique des milieux ; · le culturel : restaurer et préserver les biens historiques, respecter les unités architecturales et esthétiques, soutenir les manifestations traditionnelles et artistiques ; · le tourisme : communiquer sur le territoire, créer des circuits de découverte, valoriser les biens naturels et culturels et les savoir-faire, développer des marques et des labels ; · la ressource : gérer la ressource en eau et les apports environnementaux, promouvoir les filières agricoles, cynégétiques, piscicoles et sylvicoles.
L'intégration de ces différents éléments au sein des projets de territoire est délicate mais déterminante. Autrement se juxtaposerait une multitude d'actions sectorielles, dépourvues de liens entre elles, allant à l'encontre des interdépendances fonctionnelles, des continuités paysagères et des solidarités spatiales propres aux zones humides. Se généraliseraient aussi des schémas d'aménagement univoques, appliqués par mimétisme d'un lieu à l'autre, allant à l'encontre des singularités culturelles, écologiques, hydrauliques et territoriales de chaque zone humide (Dournel, 2010). Face à de tels enjeux, le double recours à l'histoire et à l'étude des paysages permet de dresser un diagnostic transversal, ancré dans les réalités territoriales des milieux d'eau. À cet égard, la reconstitution de trajectoires paysagères est une piste opportune pour guider les politiques de patrimonialisation des zones humides ligériennes (Davodeau, 2012). Cette démarche, interrogeant à parts égales le temps et l'espace, repère à partir d'un même site des phases de permanence et de changement. Les rapports qui prévalaient entre les sociétés et les milieux d'eau ne sont pas linéaires ; l'alternance de périodes de façonnement, d'entretien et d'abandon s'avère riche en héritages et en évolutions paysagères. Dans le cas des bassins du Loiret (figure 1), cette démarche spatio-temporelle permet de dégager quatre rapports dominants à l'eau et autant de paysages caractéristiques : · l'économie meunière, du Haut Moyen Âge au début du XXe siècle, à l'origine des bassins de valorisation énergétique successifs, avec un ou plusieurs moulins à leur extrémité ; · l'attrait pour le cadre de vie, traduit par le développement de châteaux et de maisons de maître, entourés de jardins soignés, entre la fin du XVIe et la fin du XVIIIe siècle ; · le développement du nautisme et du canotage, du milieu du XIXe au milieu du XXe siècle, marqué par le fleurissement de gares à bateau, de guinguettes et de restaurants ;
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· la protection naturelle et paysagère, amorcée dès les années 1930, structurée autour d'outils juridiques protégeant les écosystèmes et certaines unités architecturales (châteaux, gares à bateau, moulins) face aux pressions urbaines. Cette typologie fait ressortir des rapports dominants à l'eau qui se chevauchent. De même, certains d'entre eux assurent la transmission de caractéristiques morphologiques dans le temps. C'est le cas du nautisme qui trouve dans les bassins de valorisation énergétique un cadre privilégié pour son plein épanouissement (Dournel, 2013). À travers cette étude de cas, la reconstitution des trajectoires paysagères permet de reconsidérer et de guider les politiques patrimoniales appliquées aux zones humides ligériennes. Le double recours à l'histoire et à l'étude des paysages fait la lumière sur les spécificités territoriales et les évolutions des milieux, donne le moyen de comprendre et d'apprécier l'importance des héritages en place et resitue les systèmes de représentation dans le temps et dans l'espace. Il est à noter que cet article, qui se focalise sur les zones humides des agglomérations d'Orléans et de Tours, émane du croisement de deux travaux. D'un côté, la thèse de S. Dournel (2010), dirigée par B. Sajaloli et G. Giroir à l'université d'Orléans, étudiait les enjeux de la requalification urbaine des milieux fluviaux et humides à partir des principales villes du Bassin parisien. De l'autre, le programme de recherche coordonné par H. Davodeau (2012), réunissant (dont les deux auteurs) des chercheurs des universités de Tours, d'Orléans, du Mans et de Saint-Étienne ainsi que de l'Agrocampus Ouest Angers, analysait les patrimoines et les trajectoires paysagères des vallées ligériennes. Ce double contexte a permis d'appliquer la démarche ici présentée à d'autres villes de Loire et d'autres bassins versants.
Conclusion
La requalification urbaine, c'est-à-dire l'ambition de redonner qualité aux milieux d'eau en ville, est donc un projet patrimonial complexe qui doit nécessairement transgresser les systèmes de représentation en place, les mesures sectorielles et tout mimétisme dans les schémas d'aménagement au risque de passer à côté de la conciliation des composantes naturelles et culturelles ainsi que du fonctionnement complexe de ces entités. Dans cette perspective, le double recours à l'histoire et à l'étude des paysages apparaît comme un préalable à toute démarche attachée au traitement esthétique et fonctionnel des milieux d'eau. La reconstitution des trajectoires paysagères dresse d'ailleurs un précieux diagnostic territorial de la situation en place, faisant notamment ressurgir le caractère singulier et le potentiel patrimonial de chaque zone humide.
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Les zones humides : espaces vécus, espaces perçus, espaces imaginés
L'évolution de la représentation de la perception des zones humides dans l'opinion publique L'image des zones humides dans la littérature contemporaine Pourquoi et comment les agences de l'eau se sont progressi vement investies pour préserver, restaurer et entretenir les zones humides en France et à l'international
Valoriser l'image des zones humides auprès des décideurs,
De gauche à droite : Bertrand Sajaloli, Yves-François Le Lay, Magalie Franchomme, Vincent Valin, Jean Untermaier © comité d'Histoire MTES-MCT
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espaces vécus, perçus, imaginés
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Introduction et animation
par Magalie
Franchomme, Maître de conférences en géographie
Les sujets abordés dans cette session sont très variés. ils seront, j'en suis sûre, très enrichissants. Je suis certaine de pouvoir compter sur mes collègues pour respecter le temps prévu et souhaite remercier l'ensemble des intervenants de nous présenter leurs travaux et leur démarche. Cette session s'intitule « Les zones humides, espaces vécus, espaces perçus, espaces imaginés ». On y a à coeur de se pencher sur les questions posées autour des représentations et des perceptions des zones humides. Ces dernières doivent être replacées au coeur des stratégies d'action car leur analyse a joué un rôle déterminant dans la compréhension et la gestion de ces milieux singuliers, à toutes les époques historiques.
J'ai l'honneur, pour cette session, d'être très bien accompagnée par quatre messieurs : · Yves-François Le Lay, maître de conférences en géogra-phie, à l'Ecole normale supérieure de Lyon, · Bertrand Sajaloli, maître de conférences en géographie à l'université d'Orléans, · Vincent Valin, directeur des interventions à l'Agence de l'eau Artois-Picardie, · Jean Untermaier, président de la Société nationale de protection de la nature, professeur émérite de droit public à l'université Jean-Moulin Lyon 3. Je laisse la parole à Yves-François Le Lay, qui va nous présenter l'évolution de la représentation et de la perception des zones humides dans l'opinion publique.
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espaces vécus, perçus, imaginés
L'évolution de la représentation de la perception des zones humides dans l'opinion publique
Yves-François Le Lay, Maître de conférences en géographie, UMR 5600 EVS, Ecole normale supérieure de Lyon
La notion de perception relève plutôt des objets qui sont présents devant nous immédiatement, ceux que l'on peut voir, sentir, toucher ou goûter. En revanche, la représentation concerne des objets qui se trouvent plutôt à distance, que l'on se représente : ils sont remémorés, imaginés et anticipés. Pour évoquer la perception, je vais tenter de montrer dans quelle mesure les zones humides peuvent être considérées comme un « anti-monde », c'est-à-dire un monde à côté du monde, où tout est possible, y compris le pire, l'illicite ou l'illégal. Voici les résultats d'une enquête concernant les zones humides du corridor rhodanien. 24 clichés ont été soumis à la vue de quelques groupes de répondants : des écoliers, des associatifs et des élus locaux. 12 photographies représentaient le paysage d'une eau courante (le Rhône), 12 autres une zone stagnante (des bras morts) [figure 1].
Figure 1 : L'évaluation des paysages du corridor fluvial : le Rhône et ses bras morts
Voyons ensemble les résultats. En noir sont représentés les bras morts, c'est-à-dire les zones humides ; en gris, le Rhône, le chenal vif et les eaux courantes. Les résultats paraissent inquiétants, dans le sens où les zones humides sont reconnues comme étant moins esthétiques, mais aussi moins typiques, moins représentatives du paysage de la vallée. Ces zones humides suscitent davantage un sentiment de danger. Enfin, on a sensiblement moins envie de s'y promener.
Comment expliquer la valorisation négative des zones humides par les répondants ?
Evoquons tout d'abord, à la suite de Gaston Bachelard, le complexe dit d'Ophélie : au sujet des zones humides, on pense assez vite à l'angoisse et à la mort. Dans L'Eau et les rêves, Gaston
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Bachelard rappelle qu'Ophélie est un personnage secondaire de la pièce Hamlet, de Shakespeare. À la fin de la pièce, ce personnage décède. Nous ne savons pas très bien s'il s'agit d'un accident ou d'un suicide. Quoi qu'il en soit, elle meurt dans l'eau. Elle y meurt même deux fois : non seulement elle y perd la vie mais elle s'y dissout également. Dès lors, Ophélie est devenue une figure littéraire et poétique. On la retrouve dans la peinture romantique au XIXe siècle, avec Millet. On la retrouve encore aujourd'hui, cette image étant cesse réactualisée, par exemple sur cette photographie de Delphine Ballet. Le deuxième regard que je souhaite développer est « biologisant ». En effet, les cours d'eau sont souvent perçus comme des éléments vivants, qui « courent ». Voici une citation de Jean-Marie Heurtault de Lammerville, agronome, homme politique de la fin du XVIIIe siècle : « Si vous arrêtez les fluides, vous détruisez dans l'homme le principe de la vie, et sur la terre, vous causez des engorgements. Vous faites
Figure 2 : Evaluation des paysages fluviaux avant et après des travaux de restauration
extravaser les eaux et vous créez des marais pestilentiels ». Tel est le leitmotiv : l'eau doit absolument couler, ce qui entraîne un certain nombre de projets de restauration. Comment sont-ils évalués ? Voici la même enquête, avec 12 photographies prises avant les travaux de restauration et 12 photographies prises après. Ces travaux consistent en un débroussaillage, un élagage et un curage du bras mort, pour faire couler l'eau. Ces travaux de restauration sont plutôt bien perçus. Ils proposent des paysages reconnus comme étant plus esthétiques et plus
représentatifs du paysage de la vallée. Ils suscitent un moindre sentiment de danger. Enfin, on a davantage envie de s'y promener. [figure 2] Je souhaite revenir à des propos tenus tout à l'heure, relatifs à l'aspect ambigu de l'eau : l'eau de vie, mais aussi l'eau de mort. L'eau courante penche plutôt du côté de l'eau de vie alors que l'eau stagnante penche plutôt du côté de l'eau de mort. On peut toucher du doigt l'eau de vie en pensant au sanctuaire localisé aux sources de la Seine, où l'on a retrouvé de nombreux ex-voto en bois, des bras, des jambes et des têtes qui sont désormais conservés au Musée archéologique de Dijon. L'eau, dans ce cas, est plutôt pure et donc régénérante. Elle redonne la vie. En revanche, l'eau stagnante a un lien avec la mort. Cette eau génère les possibles les plus inquiétants, notamment des créatures féminines, telles que les demoiselles de l'eau ou les lavandières de nuit. Ces dernières
Ophélie, huile sur toile de John Evett Millais (1851), Tate Britain, Londres
Photographie de Delphine Ballet
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ont toujours été liées à la mort. Ainsi, elles annoncent un moment funeste, un décès dans l'entourage de celui qui les observe, ou bien elles doivent purger un péché, par exemple un infanticide. Je prends à présent un peu de recul pour passer de la perception aux représentations que nous en faisons. Les zones humides ont en effet plusieurs types de valeurs. J'insisterai sur les usages locaux, qui ont été collectés à partir de la moitié du XIXe siècle. Il est encore possible de les consulter aujourd'hui dans les chambres d'agriculture, dans les préfectures et, pour les anciennes éditions, aux archives départementales. Les usages locaux sont constants ; ils ont une durabilité d'une trentaine d'années. Ils sont collectifs, dans la mesure où ils concernent une communauté. Ils sont enfin spatialisés, liés à une commune, un canton ou le plus souvent à un département. Des usages locaux concernent par exemple les étangs de la Dombes au nord de Lyon. Ces étangs procèdent de ces usages, qui sont recueillis dans le recueil d'André Truchelut (1892). Dans la Dombes, les usages produisent des paysages culturels : ils doivent autant à l'environnement qu'aux sociétés humaines. Le thou est un dispositif technique qui permet de retenir l'eau ou de l'évacuer. Au pied du thou se trouve la pêcherie, où les poissons sont pêchés au terme de la vidange de l'étang. En amont, le bief principal permet l'évacuation de l'eau. Enfin, tout autour de l'étang, des rives végétalisées sont propices aux activités récréatives et cynégétiques. Ce paysage fait l'objet d'un assolement pendant trois ans. L'étang, en tant que paysage culturel, fait l'objet de plusieurs types de valeurs : une valeur d'existence, une valeur d'héritage (du fait de ses usages, l'étang est hérité des générations précédentes) et une valeur patrimoniale. Actuellement, la patrimonialité des étangs de la Dombes connaît un changement de régime : une valeur transactionnelle s'ajoutent aux valeurs précédentes. Les zones humides et les productions qui les accompagnent deviennent des emblèmes territoriaux, ce qui permet de basculer de la protection de l'environnement au développement local de ces territoires. Par exemple, l'association de promotion du poisson des étangs de la Dombes s'est entendue sur une marque, « Poissons de Dombes », qui se retrouve déjà sur les meilleures tables de la région. Cette pratique n'est pas spécifique aux étangs de la Dombes. Il s'agit de profiter d'un objet environnemental pour promouvoir des politiques portées par des collectivités au nom des territoires. Pour finir, je vais tenter de questionner la diffusion du discours lié à la multifonctionnalité des zones humides dans l'opinion publique, en m'appuyant sur la presse. La presse a certes « mauvaise presse ». Mais, malgré tous ses défauts, elle rend compte, d'une certaine façon, des représentations liées aux zones humides, tout en les faisant évoluer. J'ai collecté 150 articles publiés récemment dans la presse quotidienne régionale et nationale. En utilisant un logiciel d'analyse textométrique, j'ai essayé de repérer les principales représentations qui concernent les zones humides. J'ai relevé six grands mondes lexicaux (par ordre décroissant) :
Un étang de la Dombes en période d'assechement, avec son thou et sa pêcherie (au premier plan) ainsi que son bief principal (en arrière-plan), avril 2011 © S. de Carrara n° hors série - printemps 2017
· Enormément d'articles concernent l'inventaire des zones humides. Ils signalent le début de l'enquête, sa fin, les incertitudes autour de la définition de la
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pluralité des zones humides ou encore les tensions liées à la reconnaissance des zones humides. Certains groupes professionnels se mobilisent lors de l'enquête, tels que les agriculteurs dans l'Ouest. · De nombreux articles concernent la commémoration de la Journée mondiale des zones humides. Une série d'articles est publiée chaque année le 2 février. · Le troisième monde lexical procède des discours tenus sur la valeur patrimoniale des zones humides. · La valeur écologique des marais et des prairies inondables prend d'autant plus d'importance que l'on a bien conscience que les zones humides ont fait l'objet de drainages et qu'elles sont victimes de l'urbanisation. · Beaucoup d'articles signalent également l'intérêt des dispositifs de gestion, en particulier les schémas d'aménagement et de gestion des eaux (SAGE), qui s'exercent désormais à l'échelle des bassins versants. · Pour finir, la presse rend également bien compte des services écosystémiques qui sont assurés par les zones humides : elles jouent un rôle reconnu pour la société. En 2014, le Télégramme a ainsi avancé « six bonnes raisons » de s'intéresser aux zones humides. L'article rappelle qu'elles servent de tampon pour les inondations, qu'elles permettent de réduire le pic de crue mais aussi qu'elles contribuent à l'amélioration de la qualité des eaux, en participant à leur épuration. Il souligne dans quelle mesure les zones humides contribuent à l'agriculture, en donnant des eaux pendant la période estivale, au moment où les plantes en ont le plus besoin. Il évoque également le rôle du stockage du carbone et les activités récréatives. Il rappelle enfin la valeur éducative et scientifique des marais et des zones humides. Ce discours lié à la multifonctionnalité des zones humides et aux services écosystémiques assurés par les zones humides se diffuse au sein de l'opinion publique. Cela rappelle les trois « pro » promus par Paul Arnould. Nous avons bien conscience qu'il faut protéger les zones humides, produire (des productions sont liées à ces milieux) et se promener dans les zones humides, qui ont une valeur récréative. Pour conclure, cette pluralité de valeurs débouche sur des projets de restauration, que je souhaite questionner. On peut se demander s'il n'existe pas un risque de traditionalisme, voire la tentation de figer l'existant. Je vais donner un exemple caricatural. Au sud de Lyon, la lône de Ciselande avait été restaurée par la Compagnie nationale du Rhône (CNR) pendant l'été 1999. Un bulldozer était passé pour reconnecter le bras mort (à l'amont et à l'aval) au chenal principal. La photographie prise 10 ans plus tard montre qu'il ne reste plus qu'un maigre filet d'eau. Une autre, prise 15 ans après les travaux, souligne qu'il n'y a plus d'eau du tout sur la plus grande partie de la lône. On tend plus ici parfois davantage vers le jardinage que vers la restauration. Il ne suffit pas de restaurer des formes
L'évolution de la lône de Ciselande (à l'aval de Lyon, sur le Rhône) en 2011 et après sa restauration en 2015 © Y.-F. Le Lay « pour mémoire »
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pour pérenniser des zones humides. Si l'on se contente de fixer l'existant ou de restaurer un bras mort avec un bulldozer, on oublie que cette forme a été générée par des processus qui ont permis de l'entretenir. Il importe de réfléchir à la durabilité de ces travaux. Merci beaucoup. commun ». Jung parlait d'« archétype ». Nous restons soumis à des relations profondes avec notre environnement. Force est de constater que cette relation profonde avec les zones humides reste inquiétante. Cela vaut pour les zones humides mais également pour d'autres objets. J'ai longtemps travaillé sur le bois mort, qui contribue au bon fonctionnement des écosystèmes aquatiques. Certains gestionnaires et certains grands scientifiques ont bien conscience de la valeur de cet objet, ce qui ne les empêche pas, lorsqu'ils ont un arbre mort dans leur jardin, de le couper. biens privés sont accessibles et certains biens publics peuvent rester fermés) et la réglementation des espaces.
De la salle
Votre dernière diapositive m'amène à vous poser la question suivante. Actuellement, un courant s'affirme en faveur de la wilderness à la française. Certains parlent du retour du « sauvage ». Ces thèses dénoncent le jardinage ou du moins une trop forte gestion de la nature, en particulier des aires protégées. Avez-vous commencé à percevoir ce courant, s'agissant des zones humides ?
Débat
Magalie Franchomme
Merci Yves-François. J'ai beaucoup apprécié votre présentation, qui a dressé un tableau très varié, mais, je pense, très représentatif de la situation. Je laisse la parole au public.
De la salle
Je souhaite poser une question à l'ensemble des intervenants. À chaque fois que l'on parle des zones humides, on retrouve la question des biens communs. Au regard de ce qui est diffusé dans la presse, les gens ontils une compréhension profonde ou seulement superficielle des implications des biens communs et de la gestion en bien commun ? Les gens restent coincés dans un imaginaire du territoire, où seuls existent la propriété privée et l'État.
Yves-François Le Lay
Les zones humides que j'ai présentées ici sont des annexes fluviales. Si nous n'agissons pas, elles disparaissent. Le fleuve dont nous parlons, le Rhône, est l'un des plus nucléarisés au monde. J'ai évoqué la Compagnie nationale du Rhône (CNR) mais Electricité de France (EDF) est également présente sur les rives. Un cours d'eau, ce n'est pas simplement de l'eau ; c'est aussi un débit solide. Or, des barrages et des ouvrages transversaux, qui sont peut-être transparents à l'eau (car il s'agit surtout de barrages au fil de l'eau), ne sont pas transparents à l'égard du transport solide. Ici, les alluvions ne sont donc plus aussi mobiles qu'autrefois, ce qui provoque une incision du plancher alluvial. Le plafond des nappes phréatiques s'enfonce lui aussi, si bien que les annexes fluviales, les zones humides et les bras morts s'assèchent. Si nous n'agissons pas, nous les perdons.
De la salle
Vous avez opposé la perception et la représentation, ce qui est intéressant. Malgré l'éducation et les représentations qui évoluent, les perceptions négatives que vous avez présentées au début sontelles toujours prégnantes ?
Yves-François Le Lay
J'ai opposé un peu frontalement la perception et la représentation. Mais la réalité est plus complexe. La perception s'accompagne de valeurs : on est en contact avec l'objet considéré. Ces valeurs sont nécessairement représentées. Lorsqu'on perçoit quelque chose, c'est avec le contexte socio-culturel environnant et donc, notamment, avec les représentations. Qui plus est, je crains que, même pourvus d'un important savoir, nous restions sujets à un imaginaire collectif, à un « pot
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Yves-François Le Lay
Je souhaite glisser de la notion de bien commun à celle d'espace public, qui est peut-être documentée depuis plus longtemps par le champ des sciences sociales. Cette question est assez complexe. On ne peut simplement opposer l'espace public et l'espace privé. Lorsque l'on parle d'espace public, il convient de prendre en compte au moins trois aspects : l'aspect juridique, l'accessibilité à l'espace (certains
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Récemment la CNR a accepté de relever le débit dans certaines zones : il y a donc désormais un peu plus d'eau mais pas davantage de galets. C'est aussi ce facteur qui remet en cause les projets de restauration.
Yves-François Le Lay
Á titre personnel, je n'ai pas eu l'occasion de réaliser d'enquête pour évaluer la représentation plus ou moins positive ou négative attachée à différents types de zones humides (littorales, fluviales, etc.). Je peux simplement affirmer que des travaux de psychologues de l'environnement et de géographes ont concerné plusieurs types de paysages de l'eau. L'eau est très positivement valorisée de manière générale. En revanche, l'eau dynamique, celle qui coule, est plus facilement valorisée que l'eau stagnante, qui est plus mélancolisante. Cela est vrai en milieu
Thierry Mougey
Vous avez parlé des zones humides dans leur globalité. En fonction de celles-ci, avez-vous constaté des perceptions différentes ? Entre une mare et de grandes zones humides telles que la Camargue, une question d'échelle intervient dans la perception, qui semble importante. Analysez-vous cette échelle dans une perspective sociologique ?
rural, mais également en milieu urbain. Ainsi, un plan d'eau stagnante sera beaucoup moins apprécié que des jets d'eau. Certainement, un marais maritime sera perçu très différemment d'une zone à l'autre. N'ayant pas confirmé cette vision au cours d'une enquête, je ne peux toutefois pas me prononcer.
Magalie Franchomme
J'invite à présent Bertrand Sajaloli à rejoindre le pupitre. Maître de conférences en géographie à l'université d'Orléans, il va nous présenter l'image des zones humides dans la littérature contemporaine.
Quelle perception avons-nous des zones humides ? © Thierry Degen - Terra
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espaces vécus, perçus, imaginés
L'image des zones humides dans la littérature contemporaine
Bertrand Sajaloli, Maître de conférence en géographie, EA 1210 CEDETE, Université d'Orléans
Je remercie Yves-François Le Lay d'avoir si bien posé quelques jalons. Sur le plan de la recherche, ce que je vais vous présenter s'inscrit dans la géographie culturelle, qui essaie de voir en quoi la culture et la littérature peuvent être à même de créer des types de paysages. Nous avons un glorieux prédécesseur, André Ferré, qui dès 1946, tenait de chercher en quoi, en France, il existait des paysages littéraires : ces paysages pouvaient être marqués par la littérature, en raison de la présence d'une maison d'écrivain, d'une stèle, etc., ou parce que la description des paysages était tellement importante qu'elle était devenue une sorte d'archétype paysager, qui s'est ensuite maintenu. Ainsi, des décisions de nature, et donc des organisations paysagères, échappent à cela ; c'est justement ce que nous sommes en train de traquer. Dans les marais de l'Aisne, et notamment le marais de la Souche, dans lequel j'ai travaillé, il s'y trouve des paysages de la « peur de mourir ». En effet, lorsque des paysans souhaitent transmettre leurs biens, c'est souvent à destination de leurs petits-enfants. Or ils ne souhaitent pas leur transmettre de l'« air », et y plantent des arbres, ce qui constitue une totale aberration écologique. De même, avec le centre régional de la propriété forestière (CRPF), lorsque je cherchais à classer la Sologne en « Natura 2000 », nous nous étions aperçus, avec Xavier Pesme, aujourd'hui responsable du CRPF, qu'il existait des paysages protestants et des paysages catholiques. Nous arrivons parfois à le repérer, alors même que le propriétaire n'en a pas nécessairement conscience. Les zones humides sont particulièrement propices à une projection de l'imaginaire, car elles se trouvent dans l'entre-deux et que ce sont des milieux chargés de vie et de mort. De plus, moins que des terres cultivées ou que la forêt, elles font l'objet de politiques publiques et économiques, ou de grands types de valorisation, qui s'inscriraient dans des courants d'échanges mondiaux. Dès lors, se pose une série de questions que vous voyez ici, telles que la littérature est-elle un moteur géographique qui permet de comprendre les types de paysages, et donc les types d'écosystèmes ? Je vais à présent faire un point méthodologique. Je travaille selon l'approche sémiotique, c'est-à-dire que j'étudie le sens des mots et la manière dont la littérature utilise les zones humides pour dégager des sentiments. Il s'agit également de voir de quelle manière les zones humides sont représentées par la littérature. J'ai toujours été un grand lecteur. J'ai donc repris mes lectures personnelles, puis j'ai tenté de constituer un corpus,
Introduction
La géographie est une science qui permet de disposer d'éléments factuels ; elle s'interroge sur les conditions du milieu, sur l'organisation des sociétés, sur le droit, etc. Une fois que nous avons passé la nature dans ce tamis, il reste encore beaucoup d'éléments inexplicables.
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qui comprend pour le moment 230 romans, tous datant d'après 1945. Aujourd'hui, je fais attention à retenir, pas nécessairement des romans que je lirais personnellement, mais de grands succès de librairie, pour être certain de bien traquer une vision partagée. Évidemment, ma base est l'extraordinaire ouvrage de Gaston Bachelard, qui définit un certain nombre d'archétypes. Je cherche à déterminer si on les retrouve, et si de nouveaux archétypes apparaissent. Je vais vous livrer quelques éléments à partir de ces lectures.
Eaux dormantes, eaux signifiantes
Parcourir les zones humides, c'est d'abord entrer dans un monde de désirs, de plaisirs et de dérèglements. Sur les deux couvertures successives de La Vouivre de Marcel Aymé, vous remarquez combien la moralité dans laquelle nous vivons a progressé. Dans un grand nombre de livres, surtout près des étangs, les couples se retrouvent. Le plaisir et le désir sont présents chez ce formidable écrivain finlandais, Arto Paasilinna. Il se promène, et tout d'un coup, la femme du proviseur se trouve
à proximité. On retrouve l'obsession du plaisir, à travers cet ouvrage, qui ne relève pas de la grande littérature. J'aime beaucoup la cinéaste féministe du début des années 1970, Nelly Kaplan ; je vous rappelle qu'on lui doit La fiancée du pirate. Dans ce roman assez amusant, elle regarde les ébats amoureux et les conflits des gens dans un village. Ce plaisir et ce désir peuvent même se dérégler. On le voit dans le livre de Garcia Marques, L'amour au temps du choléra, et surtout dans Le Plan B, de Chester Himes. On assiste à des dérèglements sexuels et moraux, toujours à proximité, et comme encouragés par les zones humides. C'est ce que l'on retrouve
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également dans ce beau roman policier américain, Les marécages, de Lansdale. La deuxième figure est celle de l'harmonie avec la nature. En lisant des histoires à ma fille, j'ai été frappé par la vision harmonique et édénique liée aux zones humides et aux mares. On la retrouve beaucoup dans la littérature, qu'elle soit policière ou classique, par exemple dans un ouvrage d'Henning Mankell sur la lionne blanche, où ressort une image d'harmonie. On retrouve également l'eau des origines chez Guy de Maupassant. Le thème des origines représente une figure fréquente, en particulier dans le dernier ouvrage de Montalban, qui effectue une synthèse de toute sa production littéraire, à la fois policière et classique. On retrouve également souvent une note thématique de l'eau lustrale, l'eau des souillures. Au début du roman Vendredi ou les limbes du Pacifique, de Michel Tournier, Robinson se trouve dans la boue, couvert d'excréments. Il perd toute dignité humaine et tout d'un coup, au fin fond de la souille, il retrouve l'image de son père, puis revient. Telle une figure initiatique, la zone humide permet à l'homme de renaître. Enfin on assiste à l'apparition d'un véritable genre policier, le roman écologique. Dans les polars écologiques, il s'agit très souvent de défendre et de protéger la nature. La troisième figure est celle des ruptures et des secrets. En remuant une eau stagnante, on fait réapparaître des secrets enfouis. C'est très souvent la base de narrations, policières ou non,
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La cinquième figure est le surnaturel, le lieu de communication avec les dieux, très fréquent dans les tourbières, et beaucoup utilisé dans la littérature fantastique. Enfin, la dernière image est celle de la mort : on meurt beaucoup près des zones humides, soit volontairement, par suicide, soit au bout d'âpres combats. On retrouve les images dont YvesFrançois parlait tout à l'heure. Elles renvoient à la topographie des enfers de L'Enéide de Virgile.
chez Alain Dulot, Henri Jaouel, etc. Il va en ressortir des collaborateurs pendant la seconde guerre mondiale, un meurtre non résolu, etc. La quatrième figure relève de la laideur, de la peur et de la bassesse, surtout dans les mondes de tourbières, où l'organique est extrêmement présent. Par définition, c'est le lieu où les gens perdent leur morale et leur dignité, où les meurtres les plus affreux se passent. De même, un trouble et une perte de contrôle de soi apparaissent, notamment chez Irène Némirovski, et chez Madame de la Fayette. Lorsque cette dernière traverse les marais Pontins en Italie, qui ne sont pas asséchés, elle perd le contrôle d'ellemême. Ce n'est que lorsqu'elle regagne la plaine du Pô asséchée qu'elle reprend tout d'un coup de la moralité. Cette figure revient souvent, et est souvent liée à des postures de mensonges et de trahisons. Elle renvoie à une figure plus ancienne de L'Enfer de Dante.
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Relier images et types de zones humides
Nous nous apercevons que certains types de zones humides reviennent, que nous pouvons associer relativement facilement à des types de représentations et à des archétypes de perception littéraire, par exemple en reprenant la typologie de Geneviève Barnaud. Dès Flaubert, la tourbière, est plutôt mal considérée. On retrouve un regard ambivalent, notamment dans le formidable roman La saga de Youza, qui est probablement le plus beau livre que j'aie jamais lu sur les tourbières. Mon idée, pour terminer, est que l'on peut associer tourbières, diable et peur ; étang, sexe et harmonie ; narcissisme et réminiscence ; cadeau, suicide et noyade ; lac et élévation. On peut associer une typologie hydrologique ou géographique à des archétypes. la réserve biologique dirigée de la forêt de Rambouillet, alors que les techniciens de l'ONF étaient en train de reconstruire des tourbières ex nihilo. Ils ont bâti de grands ovales très allongés, avec un petit bourrelet de sol et une gangue forestière juste à côté, ce qui donnait des sexes béants de femmes. François Terrasson, dans un congrès de Rambouillet, avait remarqué ces images, ce qui avait outré les responsables de l'ONF. Je vous remercie.
Débat
Magalie Franchomme
Un grand merci, Bertrand, pour ce travail très dense. Nous avons juste le temps pour deux questions rapides.
De la salle
Ce matin a été évoquée la question des terminologies. Que vaut-il mieux utiliser, entre zone humide, milieu humide, terre d'eau, etc. ? Dans les différentes visions des zones humides que nous avons, existe-t-il une influence des terminologies utilisées ? Si nous utilisons le terme de « marécage » auprès du public, cela ne va-t-il pas avoir une connotation négative ? Quels sont les termes qui peuvent apparaître dans la littérature du XIXe et du XXe siècle, mis à part marais et marécages, et en quoi ont-ils une influence sur les discours ?
Conclusion
En guise de conclusion, j'ai le sentiment, depuis 25 ans que je travaille sur les zones humides, que le gestionnaire a un imaginaire. Il agit avec des lois et des objectifs financiers, mais en ressentant des peurs et des doutes liés à une culture. J'ai de plus en plus l'impression que cette culture véhiculée par la littérature se traduit en création de paysages et en choix d'aménagements. Nous pouvons distinguer trois éléments : des paysages figés, des paysages défigurés par le poids négatif de la zone humide et des paysages composés. Voici
Bertrand Sajaloli
Le verbe fait l'eau. Au XIXe siècle, dans l'ouvrage sur l'histoire de l'assèchement des zones humides françaises du
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comte de Dienne, il est question de miasmes, d'odeurs délétères et d'eau corrompue ; le décor est planté. Le fait d'utiliser les termes marécage ou lieu d'eau présente nécessairement une connotation plus ou moins négative. Il faudrait peut-être repérer s'il n'y a pas un glissement dans les mots que nous utilisons, et traquer ainsi l'évolution des perceptions que les gens peuvent en avoir.
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Pourquoi et comment les agences de l'eau se sont progressivement investies pour préserver, restaurer et entretenir les zones humides
Vincent Valin, Agence de l'eau d'Artois-Picardie
Olivier Thibault, mon directeur général, a eu un empêchement de dernière minute. Mon exposé sera peut-être en rupture avec les propos qui ont été tenus précédemment. Je souligne la dernière intervention. Pour moi qui ai une fibre technique, j'ai vraiment apprécié la vision littéraire de ces aspects techniques. Je vais vous expliquer pourquoi et comment les agences de l'eau se sont intéressées progressivement aux zones humides. Lorsque vous regardez cette photo, voyez-vous un avantage, une contrainte, un intérêt pour un territoire ou une difficulté ? Vous verrez qu'il s'agit tantôt d'un avantage, tantôt d'un inconvénient. Nous rencontrons des conflits d'usages sur ces zones humides, des objectifs différents qui se développent en fonction de la perception des publics, que ce soit le grand public, les urbanistes ou les agriculteurs, etc. Au niveau des agences, nous sommes amenés à gérer ces paramètres.
Avantage ou inconvénient des zones humides ? © Agence de l'eau d'Artois-Picardie « pour mémoire »
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Pourquoi les agences de l'eau se sont progressivement investies en faveur des zones humides ?
On a coutume de dire que les agences de l'eau sont le « parlement de l'eau ». Au sein des agences de l'eau, l'ensemble des entités concernées (les agriculteurs, les environnementalistes, les industriels, les élus...) sont représentées. Nous tentons de faire en sorte que les acteurs travaillent ensemble pour faire évoluer les sujets et les enjeux sur le thème de l'eau. Nous nous trouvons dans les locaux du ministère de l'écologie. La double tutelle, environnement et budget, a son sens. Le principe est relativement simple : c'est celui du « pollueur payeur ». Celui qui pollue et prélève de l'eau acquitte une redevance, ce qui permet de financer des actions menées contre la pollution, pour la préservation des milieux aquatiques, pour la sécurisation de l'eau potable, l'assainissement... Aujourd'hui, les recettes de l'agence sont liées aux prélèvements et à la pollution. Il n'existe pas de redevance assise sur l'existence des zones humides, et donc pas de financement a priori destiné aux zones humides, tout comme il n'existe pas de redevance sur la pluie. Ceci explique que l'action des agences de l'eau envers les zones humides n'ait pas été innée. Nous travaillons avec les services de l'État, tels que l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques (ONEMA), les directions départementales des territoires, et de la mer (DDT-M), les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL). Historiquement, depuis leur création en 1964, les agences de l'eau ont géré d'abord les problèmes liés à l'eau potable et à l'assainissement, pour des motifs de salubrité. Chronologiquement, la part du milieu aquatique dans nos programmes d'intervention a pris de plus en plus de place. Progressivement, on est passé du petit cycle de l'eau au grand cycle de l'eau. En 2006, les questions liées au milieu naturel aquatique ont été intégrées dans les missions des agences. Á quoi sert une zone humide ? Nous l'avons déjà dit. Si vous canalisez un cours d'eau ou que vous supprimez une zone humide, vous obtiendrez à l'aval des inondations. Dans nos bassins, on trouve encore des secteurs urbains inondés, qui résultent d'une suppression des zones humides. Nous constatons que les zones humides jouent un rôle dans les inondations, dans le soutien d'étiage et dans la recharge de la nappe. Certains secteurs comportaient depuis une longue période des zones humides, ce qui permettait de recharger les ressources en eau. Ces zones humides ont été soit canalisées soit urbanisées ce qui nécessite aujourd'hui de tirer des kilomètres de canalisations d'eau potable pour amener l'eau aux populations. Les zones humides, nous ne l'avons pas encore dit, jouent un rôle épuratoire. Voici une photo d'unité d'épuration, qui présente le principe d'une zone
La lagune de Quevauvillers joue un rôle épuratoire © Agence de l'eau d'Artois-Picardie
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d'expansion, où l'eau stagne. À certains moments, l'ammoniaque se transforme en nitrates, à d'autres périodes, les nitrates se transforment en azote gazeux. Les zones humides peuvent également être une source de production. L'agriculture joue aussi un rôle d'activité économique par rapport aux zones humides. Nous sommes en train de travailler sur le sujet. Nous finançons concrètement des travaux de restauration des zones humides. Différentes photographies en attestent, montrant des travaux de renaturation de zones humides, etc. Nous développons un effort visant à l'appropriation de leurs enjeux par les populations locales. Nous finançons également les collectivités en vue de réaliser des acquisitions de zones humides, ce qui permet de maintenir ces caractéristiques. Nous avons en propriété des terrains, une de ces propriétés a été aménagée et transformée par l'agence. L'année dernière, nous avons vu arriver le râle des genêts, oiseau emblématique de la biodiversité.
Les enjeux futurs
Depuis la loi du 27 janvier 2014, il existe un enjeu lié à la gestion des milieux aquatiques et prévention des risques d'inondation (GEMAPI). Cet enjeu est aussi évoqué dans le projet de loin sur la biodiversité. Nous travaillons sur la manière d'évaluer les zones humides et sur le suivi des travaux de renaturation et de maintien réalisés sur les zones humides. J'insisterai sur deux points qui nous préoccupent. Comment concilier les usages des zones humides ? S'agissant de l'usage agricole,
Comment préserver, restaurer et entretenir les zones humides ?
Comment les agences de l'eau se mettent-elles en ordre de bataille pour préserver les zones humides ? Le premier Schéma Directeur d'Aménagement et de Gestion des Eaux (SDAGE) demande aux schémas d'aménagement et de gestion des eaux (SAGE) de caractériser les zones humides selon différentes catégories : les zones humides remarquables, agricoles, historiques. Nous menons des études préalables et nous élaborons des plans de gestion, afin de lister les enjeux et les intérêts des zones humides. Sur les territoires, des collectivités ont ou non une compétence concernant l'inondation, la biodiversité et l'aménagement. Nous pouvons assister à des conflits d'usage entre acteurs du territoire, l'un souhaitant drainer la zone humide, l'autre voulant la maintenir.
Le Râle des genêts, oiseau emblématique de la biodiversité © L.M. Préau, LPO
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nous faisons le pari que, pour maintenir les zones humides, il faut les concilier avec les activités agricoles. Pour éviter que la zone humide ne soit drainée et qu'elle ne devienne un champ de maïs, il faut aider la population agricole. Nous développons un programme « zones humides » de 2 millions d'euros sur 5-6 ans, qui permet de travailler sur le taux de charge des animaux, traite des questions de maladies liées aux animaux, d'adaptation des mesures agroenvironnementales, d'adaptation des pratiques de l'élevage aux zones humides. L'urbanisme constitue pour nous un enjeu important. Aujourd'hui, nous avons l'impression que pour un urbaniste, un élu ou un architecte, les zones humides représentent une « galère ». Ils n'ont pas encore compris que le fait de se trouver dans une zone humide pouvait représenter un atout pour amener la nature dans la future ville. Il est question aujourd'hui de renaturation et de verdissement de la ville.
Vincent Valin
Evidemment, le pourcentage de compensation a posé problème. J'ai entendu parler de 1 à 3 tout à l'heure. Pour notre part, nous nous sommes arrêtés à 150 %. Vous jugerez si cela est ambitieux ou non. Par ailleurs, une nouvelle notion a été introduite pour désigner ce qui se trouve à l'intérieur d'un même SAGE. Surtout, plutôt que de compenser à 150 % au milieu de la « pampa », il a été décidé de renaturer les zones humides historiques, qui sont aujourd'hui dégradées. L'ensemble des comités de bassin et les défenseurs de l'environnement ont compris que, pour éviter la dépréciation des zones humides, il fallait permettre aux acteurs locaux, en l'occurrence aux agriculteurs, de conserver une activité compatible avec les zones humides. La partie est loin d'être gagnée. Je discutais il y a quelques jours avec le Président de la Chambre d'Agriculture de la Somme, qui était déçu que les bouchers et les consommateurs attendent des moutons de pré-salé qui ne sont pas produits. Les outils de transformation sont construits, mais ils sont sous-exploités en raison d'une trop faible production. Pourtant, les marais de pré-salé existent : on en compte une centaine d'hectares. Passé ce constat, nous devons parvenir, collectivement, à faire fonctionner la chaîne.
d'une évaluation purement économique et monétarisée. Vous êtes partis des services écosystémiques mais en relevant surtout la valeur patrimoniale ainsi que le fait qu'une zone humide peut se situer à proximité d'une ville ou dans une ville, même si la biodiversité y est moins forte.
Débat
Magalie Franchomme
Merci Vincent. questions ? Avez-vous des
De la salle
Vous avez dit que la disposition éviter, réduire et compenser les impacts sur les milieux naturels avait été très débattue. Quel était le point de conflit ?
Magalie Franchomme
J'ai suivi les travaux de l'agence de l'eau Artois-Picardie, notamment une évaluation économique des zones humides. L'agence a eu à coeur de sortir
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La biodiversité des zones humides : les oiseaux
Nettes rousses
Gribes huppés
Spatule blanche
Bécasseau variable
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espaces vécus, perçus, imaginés
Valoriser l'image des zones humides auprès des décideurs, en France et à l'international
Le rôle des organisations non gouvernementales depuis les années 1960
Jean Untermaier, Président de la Société nationale de protection de la nature, professeur émérite de droit public, Université Jean-Moulin Lyon 3, ancien président de France-Nature-Environnement
Je souhaite vous faire part de mon embarras face à cette communication, pour deux séries de raisons. La première tient au fait qu'il m'est demandé d'intervenir en tant qu'acteur. Je suis président de la Société nationale de protection de la nature (SNPN), après avoir été président de FranceNature-Environnement et militant de base du Comité départemental de protection de la nature de Saône-etLoire. J'avais également fait partie du Centre ornithologique Rhône-Alpes, à une époque où un ornithologue ou un naturaliste de terrain étaient aussi des
protecteurs de la nature. Cela se passait avant 1971 et la création d'associations spécialement vouées à la protection de la nature. Il s'agit de témoigner et de raconter. Or, il me semble que cet exercice se fait très mal de l'intérieur. Pour parler correctement d'un rôle, il faut ne pas faire partie de l'institution en question. Cette analyse relève de la science politique, de la sociologie des organisations, et donc d'un champ de compétences très important, qui excède de beaucoup celui qui m'est propre.
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Une autre raison est qu'il m'est difficile d'établir la distinction entre l'action pour les zones humides et ce qui relève de la valorisation de l'image. Je me suis demandé s'il s'agissait de la représentation visuelle ou de la conception mentale. L'idée générale est que les associations de protection, dans leur ensemble, se sont peu préoccupées de l'image des zones humides, mais la situation est en train d'évoluer. Pour développer ce propos, je vais d'abord présenter la situation de manière générale. Puis vous me permettrez, dans un deuxième temps, de faire un zoom sur la Société nationale de protection de la nature. soldé par une victoire. En effet, les associations ont réussi à faire échec au projet de liaison Rhin-Rhône ainsi qu'à la construction d'une centrale nucléaire qui devait se trouver entre Mâcon et Chalon-sur-Saône. De ces exemples, je retiens que les associations ont livré un combat classique, mettant en avant des arguments écologiques et économiques : c'est très net dans le cas de la liaison Rhin-Rhône. Mais ce n'était certainement pas fondé sur l'image des zones humides. Il y a cependant quelques nuances à apporter. Je pense que l'on a pu utiliser comme argument, lors de diverses actions, l'image que représentaient les zones humides dans des cas comme la Dombes ou dans des ouvrages dédiés à la nature tels que ceux de Charles Vaucher, liés aux oiseaux. Ces cas constituent, me semble-t-il, des exceptions par rapport à la démarche globale. Au plan national, c'est un peu la même chose. J'ai peu parlé de la Société française pour le droit de l'environnement, une société savante et une association militante, qui s'est donné pour mission de perfectionner le droit de l'environnement, dans un but de protection. Assez tôt, elle s'est occupée des zones humides, en particulier dans le cadre d'un colloque sur le littoral en 1977. J'ai relu les propos qui avaient été tenus ce jour-là en matière de zones humides. Leur image n'y apparaît pas ou très peu. Les zones humides y étaient présentées selon leurs diverses fonctions, puis on passe aux discussions juridiques. Le livre Avant que la nature meure (1965) est significatif de ce qu'était l'action des associations en matière de protection de la nature. Il a été réédité il y a quelques années. Jean Dorst y consacre quelques pages au milieu aquatique : « Dans la plupart des cas, les raisons esthétiques et morales suffiraient à justifier la préservation dans leur état naturel de certains biotopes aquatiques. La plupart d'entre eux sont très pittoresques ». Viennent ensuite trois pages de considérations économiques et écologiques. Je crois que cela est très représentatif de la faible part que tenait l'image des zones humides dans l'action pour les zones humides.
Le point de vue général
Je crois que nous pouvons résumer la situation en disant que les associations ont livré des batailles pour la nature et pour les zones humides mais pas pour l'image de la nature et des zones humides. Je crois que cela tient au fait que, pendant des décennies, l'action associative a été une action de défense. Il s'agissait en effet de faire face à un projet qui menaçait des espaces. Cela se vérifie aussi bien au plan local qu'au plan national. Au plan local, quelques exemples me viennent à l'esprit. Ainsi, dans la Dombes, le marais des Echets a représenté, pour le Centre ornithologique de RhôneAlpes, un combat perdu. La protection du Val de Saône constitue un autre exemple, qui s'est, en revanche,
Participants Parc Courneuve - Stains. © Elodie Seguin/SNPN « pour mémoire »
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La Société nationale de protection de la nature (SNPN)
La SNPN est la plus ancienne société de protection de la nature en France et, je pense, dans le monde, puisqu'elle a été créée en 1854. Le mode d'action de la SNPN en matière de zones humides a été tout à fait important. Nous avons créé et nous gérons deux réserves relevant de la convention de Ramsar : la Camargue (1926), le lac de Grand-Lieu (1985). Quand Luc Hoffman dirigeait le centre de recherche de La Tour du Valat, créé en 1954 pour s'occuper des oiseaux d'eau et des zones humides, la SNPN fut, avec lui, à l'origine directe de la conférence des Saintes-Maries-de-la-Mer qui traçait les principes de préservation des zones humides. Cette conférence préfigurait la convention internationale de Ramsar sur les zones humides, signée en 1971. Nous avons aussi beaucoup oeuvré à la coordination du programme européen de préservation des zones humides, avec l'animation du groupe d'experts des zones humides. Nous menons également toute une série d'actions en faveur des zones humides de l'Île-de-France. C'est un vaste programme, dont plusieurs acteurs sont présents aujourd'hui. Nous avons travaillé à la constitution d'un réseau « zones humides » et avons réalisé l'inventaire des mares. Nous nous préoccupons maintenant de la reconquête. Nous faisons partie de l'association Ramsar-France. Et l'image, dans tout cela, me direzvous ? Elle n'est pas totalement absente. Créée pour faire connaître l'image de la nature, la SNPN se présente comme le « grenier de la nature ». Elle agit pour vulgariser certaines connaissances « écologiques ». Elle vise aussi à faire connaître l'image de la nature et des zones humides. J'ai ici un numéro spécial « Zones humides », qui date d'il y a quelques années. Nous évoluerons aussi, dans la mesure où nous consacrons beaucoup plus de temps que jadis à l'information, à la sensibilisation et à l'éducation. Autrement dit, les associations de protection de la nature s'occupent peu d'image mais « elles se soignent ». En ce qui nous concerne, nous avons en tout cas sérieusement évolué en ce sens.
Conclusion
Ma conclusion pourrait être un essai d'explication du peu d'importance accordée à l'image ou, en tout cas, à la reconnaissance tardive de l'image. Les associations, comme les autres acteurs, ont finalement suivi l'ambiance générale et la manière habituelle de traiter les problèmes de nature et d'environnement. Nous avions l'impression que ces problèmes étaient d'abord d'ordre écologique, puis économique. Peut-être
Muséum national d'histoire naturelle - Fête de la nature © Lorraine Bourget/SNPN n° hors série - printemps 2017
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existait-il aussi, dans nos associations, un hiatus entre nature et culture. Les associations de protection de la nature, en tout cas à l'origine, et avec de belles exceptions, n'étaient que peu préoccupées des questions liées au patrimoine en tant que patrimoine culturel. Je crois que c'est une explication qui a son importance. Un fossé a pu séparer les naturalistes et ceux qui sont plus attachés au patrimoine naturel dans son acception traditionnelle. Les choses changent, dieu merci. que des campagnes ont été portées par de nombreuses associations ; outre la SNPN, les parcs naturels régionaux, les réserves naturelles, les conservatoires d'espaces naturels... On peut citer les campagnes Fréquence grenouilles, qui ont pris comme prétexte la grenouille pour parler de la zone humide. Plutôt que d'affirmer que peu de chose se faisait, peut-être devrions-nous dire que nous n'étions pas assez explicites dans le fait que l'on mettait en avant les éléments de la zone humide.
Jean Untermaier
La pédagogie des zones humides mériterait d'être regardée de plus près, notamment l'action des Centres permanents d'initiation pour l'environnement, créés à partir des années 1972-1973, et d'autres d'organismes comparables. Je ne serais pas étonné de constater que la pédagogie a été très largement fondée sur des considérations économiques et écologiques générales, assez peu sur l'image. Je reconnais que je n'ai pas d'éléments concrets pour le prouver. Il ne s'agit que d'une hypothèse.
Jean Untermaier
Je pense que vous avez raison. Pour aller un peu vite, j'ai omis quelques considérations générales préliminaires. Je n'ai évoqué que ce que je connaissais, pas les actions menées par la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) ou par le World Wildlife Fund (WWF).
Débat
De la salle
Le constat que vous faites sur l'image des zones humides que se sont faites les organisations non gouvernementales me paraît quelque peu caricatural. Il me semble, même si je n'ai pas votre ancienneté, que, si certains courants associatifs ne sont allés dans le sens de prendre en compte l'image donnée par ces milieux, d'autres s'y sont attelés très tôt. Il est néanmoins évident que la question de l'image avait moins de force dans l'action associative il y a 50 ans. Je pense à la Hulotte des Ardennes : dès le début, elle s'était lancée dans des campagnes en faveur des mares. Les associations ornithologiques amenaient déjà beaucoup de monde dans la défense des zones humides. Peut-être la mise en avant de la zone humide était-elle parfois implicite, mais elle était déjà présente. Par la suite, comme vous l'avez dit, « nous nous sommes soignés ». On voit
Thierry Mougey
En préliminaire global, les associations de protection de la nature effectuent un travail important pour développer la pédagogie de l'environnement. L'aspect de sensibilisation et d'image passe aussi par toutes les personnes qui font des animations autour de la nature. L'intitulé de votre intervention portait sur la valorisation de l'image des zones humides auprès des décideurs, et non auprès de tous les publics. D'après ce que j'ai entendu, les associations suivent davantage une logique d'« affrontement » ou de « combat ». Par conséquent, existe-t-il de bons exemples de valorisation auprès des décideurs qui soit positive et liée aux zones humides ?
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Regards complémentaires
La recherche au service d'une réhabilitation des zones humides L'eau et les zones humides ou le jaillissement universel du sacré Les réflexions sur l'évolution de la perception d'une zone humide L'exemple de la Sologne (XVIIe - XIXe siècles)
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regards complémentaires
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La recherche au service d'une réhabilitation des zones humides
Jean-Claude Lefeuvre, Professeur émérite au Muséum National d'Histoire Naturelle
L'appellation « zone humide » peut désigner tout élément du continuum reliant l'environnement aquatique continental ou marin à l'environnement terrestre (Turner, 1992). Quelle que soit leur localisation, les zones humides n'ont jamais laissé les hommes indifférents.
Zones humides : les débuts d'une longue histoire
Vénérées le long du Tigre et de l'Euphrate, elles l'ont été également dans l'Egypte ancienne qui bénéficiait des services apportés par le Nil, considéré comme un élément clé de la réussite de cette nation estimée par beaucoup comme « la seule parfaitement cohérente de l'Antiquité ». L'Egypte a longtemps magnifié les zones humides et les plantes liées à l'eau. Caractérisée par une vallée qui représente la superficie de la Belgique, étirée sur deux fois la longueur de la France, elle présentait au début de son histoire une flore et une faune qui s'épanouissaient avec exubérance dans les marais du Nil (Yoyotte, 1988). C'était notamment le cas de certaines plantes comme le papyrus formant d'épais fourrés, en particulier dans les vastes zones marécageuses du delta. Couvrant largement la vallée au temps où la terre d'Egypte émergeait, le papyrus était l'image vigoureuse du monde en gestation. « Verdoyant et vivace, signe de
Chasse aux oiseaux dans les marais dominés par les papyrus. Le chasseur, accompagné de sa famille, est debout sur une barque de papyrus. Tombe de Nakht le chasseur (milieu XVIIIe dynastie). © Dictionnaire de la civilisation égyptienne. Georges Posener, 1988, Hazan, Paris
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joie et de jeunesse, il est aussi le sceptre magique des déesses. Sans le papyrus et l'ingéniosité des Egyptiens, la transmission des traditions classiques aurait été bien moins facile » (Yoyotte). Le lotus occupait une place primordiale : pour les Egyptiens, « un grand lotus sorti des eaux primordiales » est considéré comme le berceau du soleil au premier matin, selon une des nombreuses traditions relatives à la création de l'univers par l'astre initial. Que ce soit dans les grands marécages du royaume ou du delta, en tous lieux où l'élément liquide reposait au temps du chaos, les lotus prenaient racine dans les fonds limoneux. Ainsi concrétisaient-ils la naissance du monde à partir de l'humide. Si l'Egypte, don du Nil, développait dans la vallée des « limons noirs » une agriculture dépendant des crues et des décrues du fleuve, durant toute l'Antiquité, elle savait néanmoins préserver judicieusement de larges zones marécageuses dont certaines parties étaient dévolues à l'élevage, à la cueillette, à la chasse... Par la suite, l'homme pharaonique a accéléré et développé de plus en plus le remblaiement de la vallée tout en maitrisant la crue. Les bassins d'irrigation ont proliféré au détriment des zones humides. En Europe, le passage de la vie de chasseurs nomades à une existence de paysans a constitué l'une des grandes révolutions de l'histoire humaine. La néolithisation de l'Europe entre 7000 et 5000 ans avant notre ère s'est effectuée à la suite d'un processus lent et progressif venu du Moyen-Orient (Mazurié de Kerloualin, 2003). Peu à peu, la révolution néolithique s'est caractérisée par un processus d'expansion démographique et de colonisation de territoires par des groupes d'agriculteurs. Une partie d'entre eux, dits les Danubiens, a pénétré en Europe, d'est en ouest, en empruntant les principaux cours d'eau, et notamment le Danube et ses affluents. Ils ont d'abord colonisé les rives des fleuves avant
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de gagner les plaines et les plateaux. On pourrait les accuser, en raison de la conquête de terres agricoles en bordure des cours d'eau, d'être responsables de la régression des zones humides. C'est sûrement vrai, en partie. Mais, par la suite, les zones humides vont disparaître aussi pour une autre cause que le drainage : leur réputation a été durablement ternie par l'Empire romain, où on les accusait de « porter le mal » (mala aria, mauvais air en italien).
Destruction des marais : les arguments se multiplient
L'argument de salubrité publique a donc pesé lourd dans la destruction des marais. Mais des arguments d'ordre agro-économique ont également été avancés pour éliminer ces terres humides considérées comme « improductives ». Parmi ceux-ci, on a évoqué le plus souvent leur fréquente inaccessibilité, les contraintes d'utilisation induites par une submersion pouvant durer les trois quarts de l'année ou le peu d'appétence de certaines plantes (carex, roseaux, joncs...) (Lefeuvre, 1994). L'édit royal d'Henri IV, du 8 avril 1599, résume bien l'idée que l'on s'est faite de ces zones humides en Europe depuis le Moyen Âge : « il y a de grandes quantités de palus et marais inondés et entrepris d'eau, et presque inutiles, et de peu de profit, qui tiennent beaucoup de pays comme déserts et inhabités, et incommodent les habitants voisins, tant à cause de leurs mauvaises vapeurs et exhalations, que de ce qu'ils rendent les passages fort difficiles et dangereux ; lesquels palus et marais étant desséchés, serviront en partie au labour et partie en prairies et pâturages » (Donadieu, 1996). Ce texte explique pourquoi, en France, il n'existe plus de vastes zones humides ayant un caractère totalement naturel. Dans leur état actuel, la plupart ont été aménagées par l'homme, ou créées artificiellement. Ces idées destructrices ont prévalu pendant des
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siècles, avec une recrudescence dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, une époque où les physiocrates encourageaient une politique de « mise en valeur » de ces zones : le contrôleur Bertin faisait ainsi édicter des exonérations fiscales pour les endiguements. Cela s'est traduit notamment par des gains de terres agricoles sur pratiquement toutes les vasières et marais salés du littoral Atlantique-Manche. En 1787, Grette de Paluel, membre de la Société royale d'agriculture, obtint un prix de la société d'agriculture de Laon pour un mémoire sur le dessèchement des marais, décrits comme « inaccessibles aux hommes et aux bestiaux, ne produisant que des joncs et des roseaux, et de surcroît, fangeux, malsains, où des eaux perpétuellement croupissantes répandent un air pestilentiel. » Certes, quelques voix se sont élevées pour les défendre. En 1811, les maires du département du MontBlanc insistaient sur l'utilité des marais en tant que producteurs de « blache » provenant de la fauche des plantes de marais, capable de fournir un excellent engrais vert ou une litière pour les animaux avant de devenir un fumier renommé. Ils signalaient que ces marais servaient aussi de pâturages collectifs (la vaine pâture) et qu'ils jouaient un rôle dans la production de poissons. Mais ces arguments pesaient peu par rapport à ceux qui permettaient d'agrandir les surfaces agricoles en procédant à l'assainissement et au drainage des zones humides. On a utilisé le terme « dessécher les terres » (Olivier de Serres, 1605) jusqu'au début du XIXé siècle où on a vu apparaître le terme d'« assainissement » pour désigner une opération par laquelle on donne un écoulement aux eaux omniprésentes, avec un double objectif : la santé des hommes et la récupération de terres agricoles. L'usage du terme de drainage est plus récent. Selon leurs objectifs et les moyens techniques disponibles, les sociétés ont imaginé des systèmes parfois très sophistiqués pour transformer les
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zones humides et, plus généralement, maîtriser les niveaux d'eau à leur convenance (Barnaud, 1998). Les Hollandais en ont été les orfèvres ; ils ont su exporter leur savoir-faire dans de nombreux pays souhaitant conquérir des terres arables sur le domaine maritime. Les fleuves et les rivières ont vu leurs cours canalisés, dérivés, équipés de barrages, au détriment des zones humides riveraines, pénalisées aussi par les extractions de granulats. Les marais littoraux ont souffert de l'urbanisation et du développement des équipements portuaires et aquacoles. Les mangroves ont été la cible d'une surexploitation du bois. Les milieux tourbeux, lents à se reconstituer, ont été soumis à l'exploitation de la tourbe en tant que combustible puis support horticole, etc. Les initiatives de mise en valeur par assèchement vont perdurer jusqu'à une date récente en France. La loi d'orientation agricole du 4 juillet 1980 précisait encore que « la maîtrise de l'eau est le facteur essentiel de la production agricole », ce qui permettait de développer le drainage sur la base de plus de 100 000 ha par an à partir de 1980, avant le coup d'arrêt de 1992 (11240 ha). Ainsi, dans le marais poitevin, caractérisé par la présence de zones humides remarquables, grâce à l'aide publique, le drainage a concerné 2000 à 4000 hectares par an entre 1980 et 1992. Un chantier pouvait faire disparaître un ha par heure. Bien qu'elle ait été largement entamée dès le XIe siècle, la régression des zones humides n'a jamais été aussi intense en Europe que depuis la Seconde guerre mondiale. L'Espagne, qui en comptait encore un million d'hectares avant 1940, en a perdu près de 50% entre 1950 et 1970. La France a vu disparaître plus de 50 % de la surface de ses tourbières, de ses marais continentaux et littoraux au cours de la seconde moitié du XXe siècle.
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La génèse d'une politique publique des zones humides
L'ampleur des suppressions de ces milieux était telle qu'elle a conduit à mener une évaluation des politiques publiques en matière de zones humides, décidée en 1991 par le Comité interministériel de l'évaluation (CIME) présidé par le Premier Ministre. La loi sur l'eau du 9 janvier 1992 prévoit, dans son article 2, une gestion équilibrée de la ressource en eau visant à assurer « la préservation des écosystèmes aquatiques, des sites et des zones humides. » Cette loi était suivie, au cours de la même année, par la directive 92/43/CEE concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et la flore sauvages. Ses mesures d'application ont visé à assurer le maintien ou le rétablissement dans un état de conservation favorable des habitats naturels ...notamment côtiers, d'eau douce, des tourbières, des prairies humides... En France, cette loi a été suivie d'effets : le drainage a été réduit en dessous du niveau de 1500 ha/an. Il est vrai que des représentants de l'État n'hésitaient pas à exprimer des avis. Ainsi, dans l'avant-propos du rapport d'évaluation sur les zones humides (1994), confié à un groupe piloté par le préfet Paul Bernard, JeanBaptiste de Foucault soulignait que « la conservation et le devenir de ces espaces constituent un enjeu majeur et désormais reconnu et l'absence de politique spécifique les concernant est aujourd'hui sensible et préjudiciable. » Dans le marais poitevin par exemple, les résultats ont été immédiats : si entre 1992 et 1995, le drainage faisait encore disparaître 800 ha chaque année, entre 1995 et 2002, la superficie disparaissant annuellement est passée à 200-300 hectares. Ceci étant, comme le marais poitevin a été classé zone de protection spéciale, la France a toujours été considérée comme ayant manqué à ses obligations, en vertu de l'article 4 de la directive 79/409/CEE concernant la conservation
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Les marais littoraux jouent un rôle central pour l'hivernage et la nidification de plusieurs espèces de limicoles dont l'avocette élégante © N. Hermann/SMBS-GLP
des oiseaux sauvages qui, pour la plupart d'entre eux, sont liés aux zones humides. Pour ce motif, la France a été condamnée par la Cour de justice de l'Union européenne en novembre 1999 (arrêt1 de la Cour dans l'affaire 96/98) Faisant le point de la situation à l'échelle nationale en 1993, Geneviève Barnaud indiquait que « les deux tiers des zones humides ont disparu en France en un siècle environ ». Elle précisait : « c'est au cours des dernières décennies que la régression a été la plus spectaculaire. » En fait, malgré la création de quelques associations de protection de la nature dans la première moitié du XXe siècle et la naissance de réserves naturelles, il a fallu attendre la fin de la Seconde guerre mondiale pour que les choses changent dans le domaine de la protection de la nature. À l'échelle internationale, l'Union internationale de la protection de la nature (UIPN) a vu le jour en 1942. En France, la création du Conseil national de la protection de la nature (CNPN)
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Selon la Cour, le marais poitevin constitue une zone naturelle de très haute valeur ornithologique. Pour n'avoir pas classé dans les délais prescrits (le 28 janvier 1996) en zone de protection spéciale (ZPS) une superficie suffisante du marais poitevin, et n'avoir pas pris les mesures appropriées pour compléter le régime de protection des ZPS classées, la Cour de justice condamne la France pour manquement.
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date de 1946. La Fédération française des sociétés de protection de la nature a été créée en 1969 et rebaptisée France Nature Environnement (FNE) en 1990. sur les oiseaux d'eau et les zones humides et CIPO conseil international pour la préservation des oiseaux). C'est le 2 février 1971 que la convention fut adoptée à Ramsar en Iran. Entrée en vigueur en 1975, elle n'a été ratifiée par la France qu'en 1986, après moult difficultés auxquelles la loi d'orientation agricole de 1980 n'était pas étrangère. Malgré tout, c'est en partie grâce à cette convention, désormais connue sous le nom de convention de Ramsar, que les zones humides ont changé de statut dans notre société moderne. Les États signataires sont enfin convaincus de la valeur économique, culturelle et scientifique incontestable des écosystèmes représentés par les zones humides. La mobilisation de la communauté scientifique au sein du processus de la convention de Ramsar ne paraît pas étrangère au fait que, un an avant l'adoption de cette convention, l'UNESCO avait lancé le projet MAB (L'homme et la biosphère). Le but de ce projet était de fournir « des bases scientifiques permettant d'améliorer la relation entre l'homme et son environnement, en traitant les problèmes concernant l'utilisation rationnelle des ressources naturelles, leur conservation et la gestion écologique des territoires. » Il s'agissait d'un beau programme pour une convention naissante. La mobilisation des scientifiques s'exprimait d'autant plus que d'autres initiatives internationales voyaient le jour. Ainsi, INTECOL (International association of ecology) créait un groupe chargé tous les quatre ans d'organiser, à partir de 1980, un colloque international sur les zones humides. On me demanda de faire partie de ce groupe et d'organiser le troisième symposium à Rennes en 1988. On aurait pu penser que la signature d'une convention internationale et le développement de programmes de recherche renverseraient les tendances héritées d'un long passé, condamnant les zones humides à
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La mobilisation des scientifiques et des associations internationales
C'est pendant toute cette période que des scientifiques ont commencé réellement à intégrer les recherches sur les zones humides dans leurs programmes. On peut dire que les premiers défenseurs des zones humides à s'être préoccupés de leur régression sont des hommes passionnés d'ornithologie, comme Luc Hoffmann 2 , créateur de la station biologique de la Tour-du-Valat en Camargue. L'opiniâtreté de ces précurseurs a abouti à la création d'un véritable consortium de défenseurs des zones humides. Leur premier objectif, dès les années 1960, a été d'évaluer à l'échelle mondiale l'état des zones humides de la planète, grâce au programme MAR (comme MARais, MARshes, MARismas). Ils eurent l'idée de concevoir une convention internationale lors d'une réunion organisée aux Saintes-Maries-de-laMer, coordonnée par l'UIPN, regroupant également Wetlands et Birdlife International (qui s'appelaient à l'époque BIROE bureau international de recherche
Luc Hoffmann nous a quittés cette année (1923-2016). Petit fils de Fritz Hoffmann-La Roche, le fondateur de l'entreprise pharmaceutique Hoffmann-La Roche (aujourd'hui Roche), l'une des plus grandes au monde, il aurait pu avoir une vie toute tracée en devenant un grand capitaine d'industrie. Passionné très tôt par la nature, notamment les oiseaux, il sera le premier, avec un ami, à découvrir la nidification des fous de Bassan aux Sept-Iles. Il découvre la Camargue où il achète le domaine de la Tour du Valat en 1948. Il y crée une station biologique après avoir passé sa thèse en ornithologie. La station sera inaugurée en 1954. Il comprendra très vite que l'étude des oiseaux nécessite d'entreprendre des recherches sur leurs habitats, en l'occurrence pour la Camargue, sur les zones humides. La station de la Tour du Valat a fêté ses 60 ans en 2014. Elle est devenue l'institut de recherche pour la conservation des zones humides méditerranéennes et jouit d'une réputation internationale.
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régresser au point d'être devenues les écosystèmes les plus menacés au monde avec les forêts tropicales humides. Il n'en était rien. Les marais de l'Ouest en sont un bel exemple : pour cause de réduction des surfaces de prairies humides passées de 75% à moins de 40% entre 1973 et 1990, le marais poitevin s'est vu retirer le label de parc naturel régional. Même si c'est difficile à admettre, en fait, il a fallu s'habituer à ce que le temps de latence demeure insupportable entre la prise de conscience internationale sur la valeur des zones humides, étayée par les résultats des recherches, souvent de qualité, contredisant l'image négative héritée de croyances moyenâgeuses, et la mise en place de mesures conservatoires destinées à préserver ce qu'il reste de ces écosystèmes considérés comme les plus productifs. La recherche sur les zones humides, et notamment sur les marais salés, a commencé à se développer très tôt aux États-Unis ainsi que le montrent quelques publications parues dans le « Journal of Ecology » à partir des années 1930. Ces parutions étaient consacrées à la description des marais salés et traitaient également de la distribution des plantes et des animaux inféodés à ces milieux. Bien sûr, on doit considérer que ces descriptions étaient nécessaires au développement de l'écologie. On peut en effet admettre, avec B. Hubert (2004) que cette science « s'est développée à partir des savoirs naturalistes jusque-là orientés vers la classification des espèces afin d'organiser la connaissance du monde vivant ». Pour que l'écologie puisse montrer sa différence par rapport aux disciplines classiques comme la botanique, la zoologie, et devienne à tout le moins « l'étude des interactions entre les organismes vivants et le milieu où ils vivent, et des organismes vivants entre eux, dans des conditions naturelles ou modifiées par l'homme » (Frontier al., 2008), il lui a fallu du temps. La montée en puissance des recherches écologiques consacrées aux zones humides en a pris beaucoup car la nécessité de comprendre que ce sont
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des zones d'interface et qu'elles doivent être étudiées comme tel, n'a pas été perçue tout de suite. Par ailleurs, comme je l'ai laissé entendre, dès 1964 (à la station de Paimpont), l'écologie se devait, si elle souhaitait être entendue, de contribuer à l'émergence d'une politique de gestion plus globale qui, en s'accordant avec de multiples disciplines, y compris celles de l'homme et de la société, conduirait à une véritable interdisciplinarité. Avec du recul, on peut considérer que le temps qui s'est écoulé depuis la dernière guerre, époque à laquelle les premières recherches tenant compte de la particularité des zones humides ont commencé à être publiées, n'a pas été perdu. Il s'est même, de mon point de vue, révélé « payant » en termes de conséquences pour la collectivité, même s'il reste beaucoup à faire pour que les résultats obtenus soient réellement pris en compte, à la fois par les politiques publiques et par les citoyens.
L'apport des chercheurs americains
Sans refaire un historique détaillé portant sur le développement des recherches concernant ces milieux d'interface, il faut néanmoins signaler quelques étapes majeures permettant de suivre l'évolution des idées. La première étape porte sur la mise en évidence des interactions entre milieux aquatiques et milieux terrestres. En 1962, Teal démontrait que les marais salés américains sont des lieux où la transformation microbienne de l'énergie et des nutriments est quantitativement dominante, ce qui donne une clé pour comprendre non seulement comment fonctionne le réseau alimentaire à terre, mais également sous quelle forme principale circule cette matière organique reprise par les marées. Fait important, il démontre également que 45 % de la matière organique produite par les marais salés étudiés sont exportés vers les eaux marines côtières. Ce résultat fournissait à l'époque
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des arguments importants à ceux qui s'inquiétaient des opérations de poldérisation et d'assèchement des marais salés de la côte Est des États-Unis et qui voulaient s'y opposer. En 1980, E.P. Odum, l'un des grands noms de l'écologie, dont les premiers travaux sur l'évaluation de la productivité des eaux côtières datent de 1968, confirmait les recherches de Teal. En s'appuyant sur le constat d'une régression rapide des ressources marines des eaux côtières (l'effondrement de la pêche à la crevette, aux coquilles Saint-Jacques, etc) dans les zones soumises à la poldérisation des marais salés, il émet l'hypothèse « outwelling » qui considère que le fonctionnement de certaines zones côtières dépend effectivement des apports des marais salés. On peut ainsi affirmer, en se basant sur des données scientifiques solides, que la transformation des marais littoraux a des répercussions importantes sur la pêche côtière et les activités aquacoles. Par la suite, l'étude des zones humides continentales a montré la généralité de ce phénomène : par exemple, les ripisylves produisent la matière organique essentielle au fonctionnement des fleuves et des rivières. La seconde idée force a émergé à partir d'une étude comparée des écosystèmes du globe réalisée par Wittaker en 1974 montrant que les zones humides sont parmi les milieux les plus productifs. Ce scientifique indique par exemple qu'aucune terre cultivée n'est capable de produire autant de matière organique à l'hectare que les marais littoraux : certaines prairies à spartines des marais côtiers de l'est des USA peuvent produire jusqu'à 40 tonnes de matière sèche par hectare et par an. Pendant cette période, des scientifiques ont développé des recherches « à terre ». Ainsi, par exemple, Mitsch a démontré en 1979 que, comme pour les zones littorales, il existe des interactions entre les marais riverains des rivières et les rivières elles-mêmes. « L'ignorance ayant un coût », de nombreux programmes de recherches se sont développés à partir des années 1980, mettant en avant les notions de fonctions écologiques et de valeurs des zones humides. Ces termes recouvrent différentes propriétés de ces écosystèmes et découlent de la connaissance de leur fonctionnement, de leur structure mais aussi de leurs usages. Ce sont ces recherches qui ont conduit à une troisième étape et non des moindres, puisque les travaux qu'elle a générés, en mettant l'accent sur les conséquences de la destruction des zones humides, en particulier celles qui sont rivulaires des grands fleuves, ont permis de révéler leur rôle multifonctionnel. Parmi ces services rendus figurent l'écrêtage des crues, le stockage de l'eau, la régulation du débit des cours d'eau, la protection des rivages, le contrôle des transferts de nutriments (dont les nitrates) et de nombreuses substances toxiques, le rôle dans la reproduction des poissons, etc. L'attention portée aux zones humides a fait aussi qu'à un moment où l'interdisciplinarité commençait à faire des adeptes, des chercheurs dépendant de disciplines classifiées sciences de l'homme se sont intéressés aux travaux effectués par leurs collègues des sciences de la nature et notamment des écologues. Ainsi, l'économiste Costanza, accompagné par douze collègues d'autres disciplines, proposait en 1997 une estimation minimum de la valeur des services rendus par les écosystèmes formant la biosphère. Cette tentative a donné lieu à des controverses mais nul ne sera étonné d'un résultat venant conforter l'obligation de protéger les zones humides. En effet, « bien que les champs cultivés représentent une surface 5 fois supérieure à celle des zones humides, ces dernières rapportent 40 fois plus à l'humanité en fonction de la multitude des services qu'elles rendent. » Les nombreuses publications dans les revues, mais aussi des ouvrages comme « Wetlands » publiés par
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Mitsch et Gosselink pour la première fois en 1986 (ce livre en est à sa cinquième édition) ont fait que les politiques publiques ne pouvaient plus ignorer l'intérêt pour les États-Unis (ainsi que le montre le tableau de synthèse paru dans Zones Humides Infos n°15, 1997) de mettre fin à une éradication de leurs zones humides, se traduisant par une perte de plus de 54% de leur surface depuis l'arrivée des premiers colons jusque dans les années 1990. Ce nouveau regard sur les marais se traduisait au plus haut niveau de l'État par le slogan du président Bush en 1988 : « No net overall loss, net gain » (Ce « plus de perte nette » a été repris par la suite par les défenseurs de la biodiversité). Cette déclaration a permis au génie écologique de se développer aux États-Unis et d'envisager une politique de restauration des zones humides dont Mitsch et Jorgensen ont fait le point dans « Ecological engineering and ecosystem restoration » (2004). gestion de l'eau, basée sur deux postulats : la dimension géographique des grands bassins hydrographiques (actuellement les agences de l'eau et les comités de bassin) et le principe pollueur-payeur. Grâce à cette proposition qui mettait en avant le principe nouveau d'interrelation entre les bassins versants et leurs cours d'eau, la France s'est bâti une réputation internationale. Dans le même temps, la Délégation générale à la recherche scientifique et technique (DGRST) innovait en matière de recherche en incitant les chercheurs à travailler à l'échelle des paysages et les disciplines à joindre leurs efforts pour que ces recherches se traduisent par une nouvelle vision conjointe de l'homme et de son environnement. De nombreux chercheurs, confrontés à l'évolution du territoire français, étaient prêts à s'investir pour mettre leur compétence au service de ces nouvelles propositions de recherche, conduisant à des résultats plus directement opérationnels « avec et pour les hommes. » Dès 1970, grâce à la DGRST, des recherches effectuées pendant l'une des toutes premières actions concertées, consacrée au rôle des bocages, démontraient que la structure des bassins versants constituait un élément clé pour comprendre l'importance des variations du niveau d'eau dans une rivière au cours de l'année. Parallèlement, Hénin, un grand nom de l'Institut national de la recherche agronomique (INRA), a eu le courage, dès 1981, de confirmer l'ampleur de la pollution diffuse liée à l'évolution des pratiques agricoles, tant dans les espaces cultivés que dans les élevages intensifs des animaux. Il a tenté de faire admettre que la dégradation des ressources en eau n'était pas seulement due aux rejets des eaux usées domestiques et des polluants produits par l'industrie mais qu'elle pouvait être aussi d'origine agricole. De nombreuses universités se sont intéressées à cette problématique. De mon côté, j'insistai auprès du ministère pour rappeler que le fonctionnement des écosystèmes aquatiques dépend étroitement de celui des écosystèmes terrestres qui forment les bassins versants (Lefeuvre, 1986).
Une recherche française en progression constante
On peut considérer que dans le domaine d'une recherche de qualité consacrée aux zones humides, la France n'a rien à envier aux USA. Si nous avons mis plus de temps à consacrer des recherches sur les marais salés, nos premières publications sur les zones humides continentales ont précédé celles de nos collègues américains. De mon point de vue, deux faits importants, parmi d'autres, peuvent expliquer ce décalage. Le premier résulte de ce que Michel Rocard avait qualifié « d'un coup de génie administratif », dû à Ivan Chéret lors de la création des agences financières de bassin en 1964, qui disait au gouvernement « qu'il faut arrêter de considérer nos fleuves et nos rivières comme le toutà-l'égout de l'ensemble de l'économie. » Il faisait alors accepter à l'État une politique très novatrice relative à la
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C'est surtout à partir des années 1990 que se sont développées des initiatives souvent conjointes avec les ministères successifs. Elles portaient sur la dégradation de la qualité des eaux due à l'évolution de l'agriculture : au ministère de l'environnement, le comité azote avait été créé par le Service de la recherche, des études et du traitement de l'information sur l'environnement (le SRETIE) en 1981. Par la suite, l'opération « nitrates dans les vallées alluviales » a été lancée à un moment où le avec le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) créait le Programme interdisciplinaire de recherche sur l'environnement (PIREN). Le groupe de recherche le plus remarquable qui a vu le jour pendant cette période existe toujours. Il s'agit du programme PIREN Seine regroupant plus de 140 scientifiques de toutes disciplines, prenant en charge le fleuve et ses affluents, les zones humides et les bassins versants. Il était impossible de développer toutes ces recherches sur les conséquences des changements dans les bassins versants et leurs impacts sur la qualité des eaux sans mettre en avant le rôle des zones humides. Ainsi, un groupe de travail constitué en 1991 au sein du programme « vallées alluviales » du PIREN, analysant la présence des nitrates dans différentes vallées, constatait que dans certains bassins versants la teneur en nitrates avait tendance à progresser, parfois fortement au fur et à mesure que l'on descendait vers l'aval. Mais, dans tous les systèmes considérés, un abaissement des teneurs en nitrates a été observé dans les eaux souterraines de « certains secteurs des zones riveraines », en l'occurrence celles des milieux humides. « Dans ces milieux, les eaux souterraines se caractérisent toujours par de très faibles teneurs, voire une absence quasi-totale de nitrates, résultant d'une dénitrification intense. » La végétation naturelle, lorsqu'elle a été maintenue, accroît les capacités d'épuration de ces milieux vis-à-vis des nitrates. Il a résulté de ces travaux un engouement certain qui s'est traduit par l'expression « les zones humides agissent comme des pièges », favorisant la sédimentation des matières en suspension et des polluants qui leur sont associés. Elles peuvent réduire de manière très significative les transferts de flux polluants sous forme particulaire ou dissoute.
Rôle de la recherche française sur la plaine alluviale © S. Desanlis/SMBS-GLP « pour mémoire »
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La découverte de ce type de services rendus a été obtenue sur la base d'une analyse globale du fonctionnement d'une zone humide. Les résultats de cette recherche ont beaucoup fait pour donner une autre image des zones humides. Ils ont été captés rapidement, notamment par ceux qui avaient en charge le maintien de la qualité de l'eau potable. Ils ont incité le ministère de l'Environnement à agir. Pendant le même temps, d'autres chercheurs ont apporté leur pierre à l'édifice, en s'intéressant aux organismes composant ces écosystèmes, et notamment aux végétaux et aux animaux. Ils sont partis du principe que, si la production primaire constitue l'une des clés permettant de comprendre le fonctionnement des zones humides, chaque composant peut constituer également une source de ressources pour l'homme. Le roseau occupe ainsi une place particulière due aux multiples utilisations qu'il autorise : couverture de huttes (très tôt dans la préhistoire) et de maisons, brise-vent, nasse à poissons. Des paillassons en roseau étaient fabriqués à Babylone il y a 5000 ans. Depuis des millénaires, les hommes naviguent sur les lacs andins avec des bateaux en roseaux, etc. Dès 1976, De Jong a montré qu'il était capable d'une importante fixation de l'azote et du phosphore. Ce pouvoir épurateur a très vite été utilisé dans la conception des stations d'épuration (exemple avec la commune de Saint-Jean-de-Daye dans les marais de Carentan). La station d'Arlon, dépendant de la Fondation universitaire luxembourgeoise, travaille depuis les années 1980 sur l'épuration des eaux par voie naturelle. Après le roseau, elle a testé de nombreuses espèces végétales des zones humides pour éliminer les éléments organiques ou minéraux provenant notamment des rejets urbains. Les résultats l'ont conduit à créer des systèmes de lagunages caractérisés par des assemblages de végétaux au pouvoir épurateur complémentaire. Ce procédé est dit MHEA (mosaïque hiérarchisée d'écosystèmes artificiels). Devant le foisonnement de résultats obtenus par les chercheurs à différents niveaux, dans les années
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1980-1995, le ministère de l'Environnement a décidé en 1991 de soutenir la création du groupe « zones humides » chargé de proposer, au moyen de sa publication « Zones humides infos », des mises au point sur l'intérêt de ces milieux et leur protection. En 1995, sur proposition de Michel Barnier, ministre de l'environnement, a été mis en oeuvre un plan d'action en faveur des zones humides comprenant des inventaires, le renforcement des outils de suivi et d'évaluation avec en ligne de mire la nécessité d'assurer la cohérence des politiques publiques, d'engager leur reconquête et de lancer un programme d'information et de sensibilisation. Malgré toute cette prise de conscience, il a fallu du temps pour entreprendre des programmes de recherche spécifiques sur la reconstruction des zones humides bien que, dès 1987, des chercheurs de Lyon, comme Claude Amoros, se soient intéressé à la restauration des zones alluviales. Il est vrai que le génie écologique peine depuis plus de 30 ans à être reconnu en France. L'une des tentatives effectuée par Robert Barbault au CNRS n'a pas connu le succès attendu. Ce n'est que tout récemment, en 2015, qu'est née la plateforme intitulée « centre de ressources sur le génie écologique ». Entre temps, la dégradation des eaux douces a été marquée par l'arrivée des « éléments trace potentiellement toxiques » (ETPT) en provenance des bassins versants mais si les pesticides proviennent des activités agricoles, d'autres produits toxiques sont dus aux rejets des villes et de certaines usines. Ainsi, la présence de polychlorobiphényles (PCB) avait été révélée dans le Rhône, avec l'identification de la zone de rejet due à une usine. À partir de ce constat, une opération « PCB » a permis de détecter ce polluant dans de nombreux cours d'eau. Ce micropolluant a pu également être suivi jusqu'en milieu marin, avec pour conséquence l'interdiction de la consommation des crabes tourteaux de l'estuaire de la Seine en raison de leur teneur en PCB véhiculés par la Seine.
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L'exemple des marais salés de la baie du Mont-Saint-Michel
En milieu terrestre, on a beaucoup insisté sur la liaison bassin versant-zones humides en considérant que la relation avec la rivière pouvait se faire par des transferts d'eau propre et en oubliant qu'en période de hautes eaux, cette liaison pouvait se traduire par des apports de micropolluants indésirables compromettant l'avenir même des zones humides. C'est d'autant plus dommageable que l'on avait déjà admis, parmi les services rendus, qu'en période de crue, les zones humides sont susceptibles de stocker une partie des eaux, provoquant une atténuation et un retard des pics de crue. En fait, nous avons commis la même erreur en zone littorale, en considérant uniquement, dans un premier temps, à la suite des Américains, la liaison entre les marais salés et le milieu marin. À partir des années 1980, j'ai créé le groupe chargé d'étudier le fonctionnement des marais salés de la baie du Mont-Saint-Michel. Ce
Suivi de l'invasion des marais salés de part et d'autre du Mont-SaintMichel par le chiendent maritime de 1984 à 2013 © Loïc Valéry, université Rennes 1
Le chiendent maritime à l'assaut de l'obione © J.C. Lefeuvre
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groupe s'est agrandi en s'associant avec des collègues du Portugal, du Royaume-Uni et des Pays-Bas ; il est devenu in fine EUROSSAM (European salt marsh modelling), soutenu par la direction générale de la recherche à la Commission européenne. Nous étions partis avec l'idée de vérifier si « les marais salés sont la richesse de la mer » selon la célèbre phrase de l'écologue américain Odum. Il existe des différences flagrantes entre les marais salés de part et d'autre de l'Atlantique : les marais américains sont inondés deux fois par jour par la mer, contrairement aux marais européens qui ne sont submergés totalement que pendant les plus grandes marées donc rarement au cours d'une année. La végétation de ces derniers est plus complexe, sous l'influence de la fréquence des submersions marines. Malgré ces différences, nous avons pu conforter l'hypothèse d'Odum en démontrant qu'une partie importante de la matière organique trouvée dans les sédiments de la baie provenait des marais salés. Si une part minime de cette matière pouvait être utilisée directement par les organismes marins, l'essentiel l'était après transformation par les bactéries. Ceci expliquait notamment l'abondance des diatomées, formant ce que nous avons baptisé « des prairies invisibles », consommées par de nombreuses espèces animales, dont les crustacés, les mollusques (les moules d'élevage en particulier). Par ailleurs, il a été montré, lors des quelques marées où les juvéniles de bars pouvaient atteindre les marais salés pour s'y nourrir de petits crustacés du genre Orchestia, que
L'invasion de l'ensemble du marais par le chiendent maritime à proximité du Mont-Saint-Michel.
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cette consommation pendant des durées très réduite pouvait expliquer jusqu'à 90 % de leur croissance annuelle. Ces quelques exemples donnent raison à Odum, mais ils confortent également l'idée que de tels espaces, capables de dépasser une production de 30 tonnes de matière organique sèche par hectare et par an, sans labour, sans engrais, sans pesticide, méritent bien qu'ils soient protégés. Las, c'était sans envisager que la diversité de la végétation puisse disparaître sous l'effet de l'envahissement de la presque totalité des marais salés par une espèce autochtone caractéristique la partie haute de ces marais, et encore relativement peu représentée dans cette zone dans les années 1980. L'invasion rapide par le chiendent maritime, avec des pointes à 100 ha par an pour certaines périodes récentes, est sans doute la conséquence, d'après des travaux réalisés en laboratoire, de l'augmentation des teneurs en nitrates des rivières qui se jettent dans la baie. En quelques années seulement, cette invasion a remis en cause, notamment, le rôle extrêmement important joué par la zone dominée par l'obione. Il faut considérer les marais salés comme des interfaces qui peuvent subir des transferts d'éléments indésirables aussi bien du côté terrestre que du côté marin. C'est pourquoi j'insiste sur le fait que des opérations multidisciplinaires de recherche doivent se développer sur le long terme, en prenant en compte le cheminement des polluants de toute nature et qui « abreuvent » largement nos cours d'eau et le milieu marin. Cette recommandation s'appuie sur les travaux d'une équipe de chercheurs européens, dont Alain Menesguen de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER). Ils ont montré que l'on peut identifier les rejets d'un grand fleuve et en suivre le cheminement en mer. C'est ainsi que l'on peut suivre la trace des eaux chargées de la Loire vers la mer de la Manche, tout autour de la Bretagne et jusqu'en baie du Mont-Saint-Michel.
Conclusion
Les zones humides sont des milieux extraordinaires qui rendent beaucoup plus de services que ceux que la recherche a identifiés à ce jour. Encore faut-il que nous soyons conscients qu'il existe des limites aux services rendus. Pendant les trente dernières années, on peut dire que la communauté scientifique a fourni suffisamment d'informations de qualité sur les zones humides, que ce soit aux responsables politiques comme aux protecteurs de la nature. Ces informations ont été parfaitement valorisées et diffusées par des publications comme Zones humides infos, et reprises par différents ministères pour faire comprendre que nous devons non seulement nous préoccuper de leur avenir mais investir pour leur redonner vie dans certains secteurs clé d'où elles n'auraient jamais dû disparaître. Cela implique la poursuite des recherches interdisciplinaires intégrant des scientifiques compétents en génie écologique. Car l'heure doit être à la reconquête des zones humides.
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regards complémentaires
L'eau et les zones humides ou le jaillissement universel du sacré
Etienne Grésillon, Maître de conférences en géographie, université de Paris Diderot, Ladyss (UMR 7533 Bertrand Sajaloli, Maître de conférences en géographie, université d'Orléans, Cedete (EA 1210 Centre d'Études
sur les Territoires et l'Environnement) Laboratoire dynamiques sociales et recomposition des espaces) Dans la Genèse, dieu intervient fortement dans les paysages de l'eau, qui de facto signent sa puissance créatrice. Le premier récit biblique de la création commence par cette évocation : « La terre était vague et vide, les ténèbres couvraient l'abîme, l'esprit de dieu planait sur les eaux » (Gn 1, 2). Dans ce chaos des origines, qui s'apparente à un immense paysage humide, à un marécage planétaire, dieu met de l'ordre en focalisant son attention sur les masses d'eau. Il s'emploie, le deuxième jour, à séparer les eaux d'en haut des eaux sous le firmament. Il scinde ensuite, le troisième jour, les continents et les mers. De ces masses inertes, il fait, le cinquième jour, des eaux qui grouillent d'un pullulement d'êtres vivants (Gn 1, 20). C'est également avec l'eau que se referme l'Apocalypse avec son fleuve irrigant la Jérusalem céleste1 : elle est donc omniprésente dans la symbolique chrétienne. Ainsi, de l'espace primitif boueux des origines, le dieu chrétien crée un monde où terre et eau sont séparées. L'humide connaît son ambivalence fondamentale : il est tout à la fois force de vie et chaos inachevé. Aussi étonnant que cela puisse paraître, cette ambivalence sacrale se retrouve non seulement
1
dans les autres religions du Livre (islam, judaïsme) mais encore dans les grandes religions de la planète. L'eau y revêt partout des fonctions spirituelles essentielles : des rites de naissance à ceux du trépas, elle est associée quotidiennement à toutes les pratiques cultuelles. Par extension, les territoires de l'eau, les zones humides, constituent également des paysages sacrés dont les pouvoirs d'intercession auprès du divin épousent étroitement leurs formes terrestres. Marais, mers, lacs, fleuves, sources dessinent ainsi autant de voies particulières, autant de chemins spirituels pour rapprocher les hommes des dieux.
L'eau, ou le jaillissement universel du sacré
L'eau stagnante ou courante, boueuse ou claire, douce ou saumâtre et les milieux qu'elle engendre lacs, mares, étangs, fleuves, rivières ou torrents, tourbières, marais et lagunes sont davantage que la forêt et la montagne, intimement liés au sacré (Gritti, 2010). L'eau l'incarne même tant elle rythme la vie du fidèle, qu'il soit chrétien et reçoive à la fois l'eau du baptême et celle de l'extrême onction, musulman avec les ablutions
« Il me montra un fleuve d'eau de la vie, limpide comme du cristal, sortant du trône de dieu et de l'Agneau » (Apo, 23, 1).
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quotidiennes liées à la prière, juif avec les rites de purification consignés dans le Lévitique, bouddhiste avec les pèlerinages vers les lacs sacrés du Tibet, hindouiste avec ceux vers le Gange et les villes saintes, animiste enfin comme l'adepte de la cosmogonie dogon qui craint et adule les Nommo, génies de l'eau (Griaule, 1996 ; Sajaloli, 2006). Deux raisons déterminent ce jaillissement aquatique du sacré. D'une part, l'eau est le seul des quatre éléments à revêtir à l'état naturel trois états, solide, liquide et gazeux, le seul à unir le ciel et la terre par la pluie qui ruisselle, s'infiltre et s'écoule, mais aussi par les sources qui proviennent du sol et en garde les vertus que valorisent ensuite les eaux minérales et les thermes. D'autre part, intimement liée à la vie, c'est l'élément primordial mais aussi, mais surtout même, celui de tous les passages, de toutes les transformations. Dès lors, sa symbolique, qui se nourrit de la somme complexe de tous ces passages, est bien plus riche que celle de l'arbre ou du sommet : selon Mircea Éliade (1963), c'est en analysant les valeurs religieuses des eaux que l'on saisit la structure et la fonction du symbole, c'est la sacralité des eaux qui forge le seul système capable d'articuler toutes les révélations particulières des innombrables hiérophanies. Parmi elles, une des images exemplaires de la création est l'île, manifestation formelle de la vie au milieu des flots, une autre est l'immersion qui symbolise la régression dans le pré-formel, la réintégration dans le monde indifférencié de la préexistence. Mais cette immersion dans l'indistinct n'est que passagère, elle précède une nouvelle création, une nouvelle vie, voire l'apparition d'un « homme nouveau ». Ainsi, le symbolisme des eaux évoque donc aussi bien la vie, la mort que la renaissance ; au contact du liquide survient toujours la régénération. À cette aune, toujours selon Éliade, le déluge est structurellement comparable au baptême, la libation funéraire à la lustration des nouveaux nés et aux bains rituels. Avec autant d'attributs, la sacralité de l'eau devient universelle : elle est associée à tous les rites de purification, à tous les exercices spirituels, à toute effusion du divin. C'est elle qui crée le lien le plus fort entre toutes les religions du monde, quelles soient disparues ou vivantes, animistes, polythéistes ou liées à la cosmogonie des trois monothéismes ; elle enfin qui constitue « la seule négation de la différenciation spatiale qui ne soit pas désespérante pour le géographe » (Pitte, 2003). Les fonctions de l'eau, tant matérielles que symboliques, relèvent également de trois ordres : combinée à la terre ou à une farine, l'eau féconde, nourrit, façonne et abrite. Pure, sacralisée, elle lave, purifie et conduit vers le divin. Sombre enfin, elle guide vers l'ultime passage de la mort. La fonction fécondante se lit bien dans le texte d'Isaïe qui associe magnifiquement l'eau au sacré et à la géographie :
« La pluie et la neige qui descendent des cieux n'y retournent pas sans avoir abreuvé la terre, sans l'avoir fait germer, pour donner la semence au semeur et le pain à celui qui mange ; ainsi ma parole, qui sort de ma bouche, ne me reviendra pas sans résultat, sans avoir fait ce que je veux, sans avoir accompli sa mission » (Is 55, 10-11).
Toutefois, l'eau n'est rien sans la terre, c'est un principe premier, primordial mais qui ne donne la vie que combinée à la terre et à l'air (Béthemont, 2003) :
« Au jour où le Seigneur dieu fit la terre et le ciel, il n'y avait encore aucun arbuste de la campagne sur la terre et aucune herbe de la campagne ne poussait encore ; car le Seigneur dieu n'avait pas fait pleuvoir sur la terre et il n'y avait pas d'homme pour la cultiver. Mais un flot montait de la terre et en arrosait toute la surface. Le Seigneur façonna l'homme de la poussière de la terre ; il insuffla dans ses narines un souffle de vie et l'homme devint un être vivant » (Gn 2, 4-8).
Fécondante, l'eau est aussi vitale et structure le quotidien en l'arrimant au sacré : sources, puits, fontaines deviennent ainsi tout à la fois des lieux indispensables aux fonctions biologiques de l'homme mais aussi des lieux de culte et de dévotion. La fonction sacralisante, universelle, érige l'eau en symbole quasi-exclusif de pureté. Bachelard (1942),
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dans L'eau et les rêves, affirme que
« l'on ne peut pas déposer l'idéal de pureté n'importe où, dans n'importe quelle matière. Si puissants que soient les rites de purification, il est normal qu'ils s'adressent à une matière qui puisse les symboliser. L'eau claire est une tentation constante pour le symbolisme facile de la pureté. Chaque homme trouve sans guide, sans convention sociale cette image naturelle ». tout acte est subordonnée à l'excellence de l'intention qu'on y met ».
Pourtant, deux principes différents distinguent eau lustrale et eau baptismale. L'eau lustrale métamorphose l'être ordinaire, vil et trivial, en être purifié et apte à la transcendance. Musulman, on ne peut prier qu'après les ablutions rituelles : « vous qui croyez, si vous vous mettez en devoir de prier, alors rincez-vous le visage et les mains, jusqu'aux coudes, passez-vous la main sur la tête et sur les pieds jusqu'aux chevilles. Si vous êtes en état d'impureté, alors purifiez-vous »2 . Cette grande attention portée aux ablutions répond aux préceptes du Prophète. Al-Qayrâwânî3 écrit dans sa célèbre Risâla « Le Prophète a dit (hâdith) :
Quiconque fait ses ablutions et les fait bien, puis lève les yeux vers le Ciel et dit la profession de foi musulmane, celui-là voit s'ouvrir pour lui les huit portes du Paradis et il entrera par celle qui lui plaira » et plus loin : « celui qui prie confie les secrets de son coeur à son Seigneur. Il doit donc se préparer à cet acte par l'ablution ou la purification par lavage... L'ablution doit être faite uniquement en vue d'Allah Très Haut et pour obéir à Ses prescriptions, dans l'espoir d'obtenir Son agrément et Sa récompense et d'être, par cette pratique, purifié des fautes commises. Le fidèle devra se persuader que c'est là une préparation et un acte de propreté destiné à lui permettre de s'entretenir avec son Seigneur et de se présenter devant lui pour accomplir Ses prescriptions et s'humilier devant Lui par l'inclinaison et la prosternation. Il devra donc faire cet acte en étant bien persuadé de tout cela et en apportant le plus grand soin [à l'exécuter scrupuleusement], car la perfection de
Juif, on ne peut se purifier qu'en présence de l'eau. Les rites de purification consignés dans le Lévitique décrivent soigneusement le lavage des mains avant et après la lecture des textes religieux, avant la prière du matin et la bénédiction de chaque repas, et ce de façon à bien dissocier vie spirituelle et vie matérielle. De même l'immersion des femmes la veille de leur mariage, venant d'accoucher ou désirant marquer la fin de leurs périodes mensuelles, renvoie à un désir de purification ; le bain rituel concerne d'ailleurs toute la communauté juive y compris les hommes qui se rassemblent et se recueillent dans le Mikveh, en particulier la veille de Yom Kippour et avant le Shabbat. Catholique, on plonge ses doigts dans l'eau bénite avant de se signer et d'avancer vers l'autel, purifié et apte à côtoyer le mystère de l'eucharistie. Bouddhisme et hindouisme associent également étroitement eau et sacralité. À la fin de la révélation, Bouddha rentre dans la pureté et la perfection en se recueillant sous un arbre, près d'une fontaine. Dans l'hindouisme, l'eau est en elle-même un être sacré, vénéré, à l'origine de grands pèlerinages vers les rives des sept rivières sacrées, dont le Gange. Ainsi, lorsque les Hindous font la cérémonie journalière appelée Sandhya (prière védique), ils adressent à l'eau les invocations suivantes :
« Eau de la mer, des fleuves, des étangs, des puits, et enfin de tout autre endroit quelconque, soyez favorable à mes prières et à mes voeux ! Ainsi qu'un voyageur fatigué par la chaleur trouve du soulagement à l'ombre d'un arbre, ainsi puissé-je trouver en vous du soulagement à mes maux, et le pardon de mes péchés » (Sandhya, section 5, 352).
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Le Coran, sourate La Table Servie, v. 6. Ibn Abî Zayd al-Qayrâwânî, « La Risala ou Epître sur les éléments du dogme et de la loi de l'Islam selon le rite malékite », texte en langue arabe suivi de la traduction de Léon Bercher, Bibliothèque arabe-française, Alger, 1951.
2 3
De son côté, l'eau baptismale des chrétiens n'est pas seulement purifiante car avec le baptême, marqué par une immersion totale ou partielle du corps, se joue une véritable renaissance explicitée par Éliade (1963). Le passage d'un état impur à un état régénéré, qui entérine l'entrée dans la communauté chrétienne, s'effectue par un stade immergé assimilé à une mort symbolique, au coeur même de la pensée de la résurrection. Ces franchissements multiples entre vie et mort se
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retrouvent également dans l'utilisation de l'eau dans la messe catholique (Jaskulké, 2002) : l'eau mélangée au vin lors de l'eucharistie représente l'humanité qui se mêle au sang du Christ ; de même, après l'offertoire où s'effectue la transfiguration du pain et du vin et où l'assemblée communie, le prêtre se lave les mains au son du Psaume 26 : lavabo (je laverai). Que dire enfin de cette eau mystérieuse qui s'écoule des flancs du Christ sur la croix après que la lance du centurion y ait ouvert une large plaie ? On voit ici que le principe de l'eau dépasse largement les rites de purification pour accompagner pleinement les mystères de la foi ; chez les baptistes, chez les orthodoxes les rites d'aspersion, d'ablution, d'immersion sont d'ailleurs d'une grande diversité. La fonction de passage est avant tout celle du temps. Inexorablement, sans jamais aborder deux fois les rives d'une même berge, l'eau s'écoule et symbolise le cours de la vie, et ce tant à l'échelle humaine qu'à celle de l'Évolution tout entière comme l'atteste l'ouvrage de Dawkins (1997) dans lequel la vie est assimilée à une rivière de gènes coulant au travers des temps géologiques. On retrouve là l'image, chère à Jacques Béthemont (2003), de l'Achille d'Héraclite qui ne se baignera jamais dans le même fleuve. Mais au bout de ce fleuve, souvent émaillé d'embûches rapides, cascades et d'enlisement deltas intérieurs, estuaires , et qui touche directement au sacré, se trouve l'ultime traversée. L'autre rive donc, celle vivifiante qui sépare deux mondes culturels (rives chrétiennes et musulmanes à Mostar) et qui, une fois l'eau franchie, peut être signe de solidarité et d'enrichissement ; celle funèbre aussi du Styx, celle des morts de la Vallée des Rois. Avec l'Ulysse d'Homère, qui se rend au point de jonction avec la zone humide constituée par le séjour fangeux d'Hadès, on touche les conceptions du monde de l'au-delà, la rivière entre les vivants et les morts, le Styx, que le nocher Caron fait franchir de sa barque tandis que hurle le chien Cerbère. Mieux encore, en échenillant la tradition grecque et latine (Hésiode, Platon, Virgile), se dessine une véritable topographie et hydrographie des Enfers (N'Diaye, 2013). Apparaît ainsi la tradition poétique qui confère à chaque lieu d'eau une fonction particulière : l'Eridan, fleuve de vie, qui arrose les prairies élyséennes, le Léthé, eau lustrale et purifiante qui lave les âmes par l'oubli de leurs maux, les terribles Cocyte, Achéron et Styx qui gardent le monde infernal et ses mystères et dont on ne revient pas, sauf, bien sûr, le héros Enée. Dante, en réintroduisant Enfer, Purgatoire et Paradis dans les fleuves et marais de l'eschatologie antique, annonce alors toutes les figures à venir du monde judéochrétien. Avec la barque funéraire de la Vallée des Rois qui transporte, de l'Ouest vers l'Est, de l'ombre à la lumière, le défunt vers la vie éternelle, on touche le mythe le plus ancien et sans doute le plus partagé, celui de l'Éternel Retour. Et si l'eau sombre est celle de la mort, la barque redevient berceau. Avec de pareilles fonctions, avec de tels principes, l'eau se situe donc au coeur de toutes les croyances et religions du monde. Si l'on adopte une lecture mécanique du sacré, on pourrait même classer les religions selon l'usage qu'elles font de l'eau, distinguer les ablutions musulmanes des bains rituels juifs, le baptême chrétien de la plongée dans le Gange, dresser une typologie des rites aquatiques selon les parts respectives de l'ablution, de l'aspersion et de l'immersion. Nous n'en ferons bien sûr rien ! Mais nous insistons sur l'ambivalence de l'eau. Vie et mort, eau claire de la pureté et eau noire du mensonge ou du trépas, eau vive de la purification et eau stagnante du péché ou de l'avilissement : la force sacrée de l'eau et de ses espaces apparaît donc singulièrement changeante. Nous la suivons plus précisément dans les textes bibliques et dans la tradition chrétienne où l'eau a des valeurs différentes selon sa turbidité, sa vitesse de déplacement, son étendue.
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Le partage biblique des eaux repéré par une analyse lexicale de la Bible.
La Bible4 évoque l'eau environ 672 fois 5 selon deux grandes figures principales : l'une négative et l'autre positive (Sajaloli et Grésillon, 2013). Dans la première, les eaux troubles sont amères, stagnantes ou agitées. Elles apportent la mort et la stérilité. À l'opposé les eaux pures sont douces, claires, et courantes. Elles génèrent la vie et la fécondité. de « nettoyer ses vêtements, laver son corps à l'eau courante » (Lv 15, 13). À l'opposé les eaux turpides sont impures, il faut éviter de se nettoyer avec de l'eau stagnante, elle représente un danger pour l'homme. Ces rites reprennent la symbolique des eaux boueuses du début de la Genèse. Dans Les Nombres, pour enquêter sur le possible adultère d'une femme, un prêtre compose une boisson constituée d'un mélange de terre et d'eau. Il fait « boire ces eaux à la femme. Et (...) s'il est vrai qu'elle s'est rendue, impure en trompant son mari, alors les eaux de malédiction pénétrant en elle, lui seront amères : son ventre enflera, son sexe flétrira, et pour son peuple elle servira d'exemple pour les malédictions » (Nb 5, 25-27). Pour la personne coupable, la boue se révèle être un poison qui empêche la fécondité et donc la vie. À cette eau mélangée à la terre perçue négativement s'adjoignent les masses d'eau qui peuvent être dangereuses pour les personnes coupables. Ici, l'histoire de Jonas se révèle instructive : pour fuir dieu, Jonas prend un bateau pour aller Tarsis ; son embarcation est prise dans une tempête. Les membres de l'équipage constatant que c'est à cause de Jonas que le vaisseau menace de briser le jettent à l'eau, et « la mer apaisa sa fureur » (Jn 1, 15). Dans cet épisode, la mer est une personnalisation divine, Jonas implore dieu, en disant « Toutes tes vagues, et tes lames ont passé sur moi » (Jn 2, 4). Tous les mouvements de l'eau sont autant de signes adressés aux hommes, il s'agit pour le personnage biblique de savoir lire les mouvements de l'eau. L'eau se révèle également très dangereuse à ceux qui ne respectent pas les prescriptions divines. Dans le Déluge, une fois que Yahvé constate l'inconséquence de l'homme, il déclare la sentence suivante : « Pour moi, je vais amener le déluge, les eaux sur la terre, pour exterminer le dessous le ciel toute chair ayant souffle de vie : tout ce qui est sur la terre doit périr » (Gn 6, 17). Pour échapper à cette inondation, il faut faire partie des élus, eux seront sauvés par Noé. La masse des eaux diluvienne qui s'abat sur le monde symbolise le châtiment de dieu. Le déluge annonce une nouvelle
Les eaux troubles et agitées
Dans la Genèse, d'un monde indifférencié boueux, dieu engendre un univers, dans lequel l'eau et la terre sont distinguées. Dans le deuxième récit de la Genèse, c'est à partir de la boue qu'Adam est fabriqué (Gn 2, 8). La terre mélangée à l'eau constitue une matrice à partir de laquelle dieu engendre le monde et la vie. La boue prend ainsi une double image l'une préfigure un monde en voie d'achèvement et l'autre renvoie à un monde archaïque. Cette symbolique bivalente est entretenue dans la légende de la guérison de l'aveugle de naissance. Jésus mélange de la terre avec sa salive et applique cette potion sur les yeux d'un aveugle. Pour que le miracle se fasse, il faut cependant nettoyer la boue avec de l'eau pure (Jn 9, 6-7). Cet acte s'apparente à un exercice d'ablution purificateur que l'on retrouve dans des religions orientales. À plusieurs reprises la Bible évoque la fonction purificatrice des eaux claires. Dans le Lévitique, dieu recommande à un homme impur
Cet article repose sur l'analyse lexicale et textométrique du corpus intégral de la Bible de Jérusalem. 5 D'après le logiciel Lexico, « eau » apparaît 405 fois et « eaux » 267 fois. Il faut ensuite ajouter tous les milieux ou aménagements associés à l'eau, la/les mer(s) (429 fois), le(s) fleuve(s) (109 fois), le(s) torrent(s) (103 fois), le(s) puits (100 fois), la/les source(s) (92 fois), les ruisseaux (10 fois), la/les rivière(s) (10 fois), le(s) marais et marécage (9 fois), lac (6 fois)
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création où la vie va réapparaître suite aux retraits des eaux. Cet épisode réinvestit l'image du dieu génésiaque qui du chaos boueux construit un nouveau monde nettoyé du péché. Comme la mer agitée, les torrents et les ruisseaux sont perçus comme les éléments visibles de la colère divine. « Le revenu de sa maison s'écoule, comme des torrents, au jour de la colère. Tel est le sort que dieu réserve au méchant, l'héritage qu'il assigne au maudit » (Jb 20, 28-29). Le passage « par les eaux » ou « entre les eaux », exprime une situation de danger pour les hommes surtout lorsqu'ils sont en situation de péché. Ainsi dieu dégage la mer pour le passage des hébreux et fait refluer les eaux de la mer Rouge sur les chars et sur les cavaliers égyptiens (Ex 13, 29). La mer se révèle à la fois l'espace qui sauve le peuple élu et l'élément qui châtie les coupables. Les eaux agitées expriment également la méchanceté des hommes. Dans Isaïe, les méchants sont comme « la mer agitée qui ne peut se calmer, dont les eaux soulèvent la boue et la fange » (Is 57, 20). Cette symbolique réutilise la symbolique de la boue génésiaque. La méchanceté est une régression qui fait revenir l'humanité au chaos des origines. Le monde avant la résurrection prend la figure des abîmes. L'eau profonde exprime le monde insondable de l'au-delà. Pour exprimer la mort du roi de Babylone, la Bible évoque les abîmes, dans lequel l'âme doit ressortir pour retrouver la félicité divine (Is 14, 15). Les eaux profondes symbolisent les passages de la vie à la mort ou de la mort à la vie. Les eaux troubles et agitées ont ainsi un fort pouvoir évocateur, elles expriment l'état de relation entre les hommes et le divin. Un lecteur avisé des mouvements et de la turbidité de l'eau peut y décrypter l'humeur divine. et descendre la pluie (Ps 104, 13). Il symbolise la puissance de dieu et de Jésus sur le monde. Les apôtres s'étonnent du pouvoir de Jésus en ces mots : « Quel est donc celui-ci, pour que même les vents et la mer lui obéissent ? » (Mt 8, 27). Les cours d'eau, les sources d'eau, la mer sont des créations divines qui reflètent la volonté créatrice de dieu. L'eau qui coule donne vie au jardin d'Éden et au peuple hébraïque. Elle apporte la prospérité, et répand la joie au coeur de l'homme (Ps 104, 11-18). Cette symbolique se construit autour de l'évocation « eau vive » qui incarne la force bienveillante de dieu. Elle rejaillit sur les prophètes qui deviennent des sources d'eau vive. L'action de l'eau vive a des effets bénéfiques sur les élus, en particulier aux moments difficiles. L'eau vive dirige les hommes vers le paradis. Dans l'Ecclésiastique, ceux qui cherchent la sagesse, sont guidés par l'eau vive : « Je suis comme un canal issu d'un fleuve / Comme un cours d'eau conduisant au paradis. / J'ai dit : « Je vais arroser mon jardin, je vais irriguer mes parterres / Je répandrai l'instruction comme une prophétie / et je la transmettrai aux générations futures » (Si 24, 30-34). L'image reprend la symbolique des quatre fleuves du paradis, en donnant à ces fleuves une force spirituelle, ils sont censés guider le peuple hébreu vers la sagesse divine. La symbolique du cloître réutilise cette image de l'eau. Dans le monastère, le cloître représente le paradis terrestre. L'eau des quatre fleuves est matérialisée par le puits situé en son centre. Les fleuves, émanation de la création divine, participent de la purification de la terre. Cette eau est la source vivifiante des plantes et des religieux, son utilisation de l'eau est intégrée dans une démarche spirituelle. L'eau vive apporte le bonheur pour les hommes bons. dieu dirige les élus vers les plantureux pâturages et « les conduira aux sources des eaux de la vie. Et dieu essuiera toute larme de leurs yeux » (Ap 7, 17). Cette image positive de l'eau est liée à sa rareté dans les territoires bibliques. L'eau est source de vie dans le désert et les contrées arides, signe d'une bonne récolte pour l'agriculture soumise aux sécheresses estivales.
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Les eaux pures
Les Psaumes présentent un dieu agissant sur le déplacement des eaux. Il règle le débit des cours d'eau (Ps 104, 7), il fait jaillir les sources (Ps 104, 10),
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Dans le Nouveau Testament, cette eau est incarnée par Jésus. Saint Paul écrit à ce sujet : « Nos pères ont tous bu le même breuvage spirituel, ils buvaient en effet à un rocher spirituel qui les suivait ce rocher était le christ » (1 Co 10, 3-4). Les paroles de Jésus sont comme une source d'eau vive. Cette eau, à l'image de la régénération entreprise par Jésus sur le discours biblique, préfigure le baptême. L'eau baptismale lave du péché originel et permet de retrouver le paradis perdu. De là, une véritable pédagogie de l'eau se met en place, c'est grâce à l'eau que dieu et Jésus purifient l'humanité et accordent le salut à un peuple, à un individu. L'eau claire a une valeur purifiante. Le pèlerinage à la Vierge et les pratiques de purification qui s'y déroulent chaque année réinvestissent l'image de l'eau vive en lui adjoignant la figure de Marie. Le culte marial célèbre la mère de celui d'où « coulent les fleuves de vie ». La chasteté de la Vierge s'associe à la pureté de l'eau, son culte à une source comme à Lourdes ou à la Salette. Pour accéder à la vie céleste, il faut pratiquer une démarche de foi. Lorsque Jésus demande à la Samaritaine de l'eau pour boire (Jn 4, 10-14), celle-ci symbolise la doctrine qui mène vers le monde céleste. Jésus dit à la Samaritaine : « quiconque boit de cette eau (du puits) aura soif à nouveau ; mais qui boira de l'eau que je lui donnerai, n'aura plus jamais soif. L'eau que je lui donnerai deviendra en lui source d'eau jaillissant en vie éternelle » (Jn 4, 13-14). Dans cette image, l'eau vive relie à dieu, la boire, c'est accéder à la transcendance. La construction symbolique de l'eau dans la Bible génère donc des significations opposées et ambivalentes (figure 1). L'arbre des similitudes 6 issu de l'analyse textuelle de la Bible oppose en effet les eaux génésiaques crée par Yahvé (en haut sur la figure) aux eaux continentales marquées par l'ambivalence purimpur. Les eaux turpides représentent un monde dans lequel dieu n'agit pas en faveur du vivant, alors que les eaux transparentes remuantes invoquent un dieu acteur pour une félicité spirituelle et terrestre. De même, l'analyse factorielle des correspondances (figure 2) 7
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opérée d'après toutes les mentions de l'eau et de ses milieux dans la Bible, distingue deux axes (du sacré au profane et des eaux marines aux eaux continentales) et associe à chaque type de zone humide un champ lexical et spirituel. La mer, fortement marquée par l'exode vers l'Égypte et l'épisode de Jonas, renvoie à la force divine. Le lac signe la prodigalité de dieu, le fleuve et la rivière sont intimement liés à l'homme, à son usage et à son contact avec le sacré par le baptême tandis que les marais et marécages, déserts humides, sont soit des lieux de châtiment, soit des lieux de manifestation de la bonté divine 8 . Il est frappant de voir avec quelle intensité cette vision duale des eaux a marqué les perceptions et représentations de la nature, et plus particulièrement des zones humides, dans les religions du Livre (christianisme, judaïsme, islam).
L'analyse a porté sur un corpus biblique réduit, constitué à partir du logiciel Lexico, rassemblant les 200 caractères (espaces compris) avant et après les mots suivants : eau(x), mer(s), fleuve(s), source(s), puits, rivières, marais, marécage, lac, ruisseaux. Avec logiciel Iramuteq, nous avons ensuite effectué un arbre de similitude calculé avec le logarithme fruchterman reingold sur les termes qui apparaissant plus de 50 fois dans le corpus. 7 Avec le même corpus et le même logiciel (Iramuteq) que pour l'analyse de la figure 1, nous avons réalisé une analyse factorielle des correspondances (AFC) en choisissant comme variable les parties de textes traitant des territoires de l'eau (mer, fleuve, lac, rivière, ruisseaux, marécage) et en insistant sur les corrélations entre chacun des territoires et des champs lexicaux. Ainsi sur le facteur 1 (abscisse) qui offre 26, 25 % de la variance, la figure présente l'opposition sacré/ profane. Sur l'axe des ordonnées, où 23, 5 % de la variance est représentée, apparaît une opposition entre l'eau marine et l'eau continentale. 8 Ainsi la Bible fait du marais un bain de sang par punition divine contre les Égyptiens qui ne veulent pas laisser partir les hébreux (Ex 8, 1). Mais également un lieu de récompense, pour ceux qui suivront les enseignements divins : « La terre brûlée deviendra un marécage, et le pays de la soif, des eaux jaillissantes ; dans les repaires où gîtaient les chacals on verra des enclos de roseaux et de papyrus » (Is 35, 8).
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Figure 1 : Le partage des eaux bibliques - Bible de Jérusalem, Arbre des similitudes après traitement Iramuteq © Grésillon E., Sajaloli B., 2016
Figure 2 : Les zones humides dans la Bible, des fonctions sacrales différenciées - Bible de Jérusalem, Analyse factorielle des Correspondances après traitement Iramuteq © Grésillon E., Sajaloli B., 2016 « pour mémoire »
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Conclusion
Sacralisée dans toutes les religions et croyances (Gritti, 2010 ; Hidiroglou, 1994), l'eau transmet universellement ses pouvoirs divins aux espaces qu'elle détermine : sources, marais, fleuves, mers et lacs acquièrent ainsi des fonctions religieuses et suscitent cultes, sacrifices et processions. YvesFrançois Le Lay (2016), évoquant Élisée Reclus, affirme que « valorisée dans toutes les cultures, l'eau structure et fédère l'espace réel et imaginé ». Elle distingue également d'après Durand (1992) le pur de l'impur, assure la continuité entre tous les moments de la vie terrestre, les relie à des lieux et à des symboles. Mi-terre mi-eau, mi-dieux mi-hommes, entre la vie qui naît de l'élément liquide et la mort qui, organique, compose les écosystèmes humides , les lieux d'eau sont, en raison même de leur indécision ontologique, les objets naturels privilégiés pour le contact entre ici-bas et l'au-delà (Sajaloli, 2006) 9 . Pourtant, l'onde sacrale semble très influencée par la matrice terrestre qu'elle irrigue, comme si la géographie était en quelque sorte susceptible de segmenter l'action divine en des fonctions spécifiques et dûment localisées. La typologie écologique, voire fonctionnelle, des lieux d'eau (Barnaud, 1998 ; Fustec et Lefeuvre, 2002) renvoie ainsi à une gamme particulière de manifestations surnaturelles qu'il s'agit de cerner, tout en affichant bien sûr une grande prudence tant la multiplicité et la complexité des situations géo-historiques et spirituelles rendent complexe toute tentative de systématisation. Les contrastes entre eaux stagnantes et courantes, entre marais et rivières, illustrent sommairement cette géographie spirituelle des zones humides. Les marais et marécages, longtemps en marges de l'oekumène, jouent un rôle frontière entre les communautés humaines, mais aussi entre les vivants et les morts (Bata et al., 2002 ; Donadieu, 1996). Ils assurent une fonction de passage, tant pour marquer symboliquement la traversée de vie à trépas c'est la fameuse barque du nocher Caron que l'on retrouve dans beaucoup de religions , que pour fixer les récits mythiques où les vivants visitent les royaumes des morts (Héraclès pour en faire sortir le poète Eschyle relaté par Homère), voire les morts celui des vivants comme dans les marais d'Athènes lors de la fête des Anthesteria où l'on croyait que les morts sortaient de l'au-delà pour revenir sur la terre par le seul temple resté ouvert de Dyonisos dans les marécages. Insalubres, malsains, impurs, assimilés à la décomposition et aux excréments, les marécages sont également les antres de la relégation et du châtiment pour ceux qui n'ont pas respecté les normes sociales, symboliques et spirituelles. Ils matérialisent l'enfer, donnent une vision terrestre du « séjour fangeux d'Hadès », vaste marais des morts à la confluence des terribles Styx, Cocyte, Achéron et Phlégéthon, décrit dans le chant 11 de l'Odyssée d'Homère (Mugler, 1991) mais aussi par Hésiode, Platon, Virgile et bien sûr Dante dans la Divine comédie qui préfigure la perspective chrétienne de l'Enfer (N'Diaye, 2013). Parmi ces marécages déjà disgraciés, les tourbières sont les plus abominables : non contentes d'engloutir hommes et bêtes qui s'y aventurent, parcourues de feux follets et de miasmes transmettant les fièvres, elles hébergent des êtres surnaturels et maléfiques,
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Monté par B. Sajaloli en 2006, le numéro 54 de la revue Zones Humides Infos édité par la Société nationale de protection de la nature (SNPN), intitulé « sacrées zones humides », rassemble une quinzaine de contributions montrant les liens privilégiés entre lieux d'eau et religions : www.snpn.com/IMG/pdf/ZHI_54.pdf.
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venus des temps anciens, qui terrorisent les hommes et dont Lovecraft (1926) donne des récits hallucinés. Les mares et les régions d'étangs ne sont guère mieux loties (Sajaloli, 2006), sorciers, loup garou, lavandières infanticides y guettant le promeneur égaré. À l'inverse, la matière même du marais, la boue, la fange, joue un rôle important dans les rites d'initiation car, enduits puis lavés, les initiés atteignent la pureté. Les fleuves et les rivières marquent un passage aussi, mais plus progressif, celui du temps qui s'écoule, celui aussi, plus indécis, du jardin céleste aux tourments terrestres : ce sont des chemins de vie. En Iakoutie sibérienne (Maj et Leberre-Semenov, 2010), la rivière est avant tout un axe de transport entre le monde des morts et celui des vivants, l'amont est un lieu réservé aux esprits, le centre appartient au monde des vivants et l'aval, l'Océan glacial arctique, à celui des morts 10 . Selon Reclus, Christophe Colomb voyait le paradis terrestre dans les sources de l'Orénoque tandis que Hermando de Soto découvrit le Mississippi à la faveur d'une quête de l'immortalité (Le Lay, 2016) : ces explorateurs rejoignent ainsi la Genèse qui évoque la source donnant naissance au jardin d'Éden et d'où sort un fleuve se divisant en quatre bras (Gn, 6, 8-11). Très souvent divinisé comme le Gange (Guisan, 1990), le Strymon (Hubert, 2016) ou le Nil (Chadefaud, 2016), le fleuve guide les jeunes vers la pleine appartenance à la communauté comme le montre Nadine Deshours (2016) en étudiant comment la présence des dieux dans la nature influence la manière dont les Grecs aménagent leur milieu du Ve siècle av JC au I siècle après JC. Le fleuve enfin signe, avec le baptême, l'entrée dans la communauté des croyants. L'eau et les zones humides qu'elle détermine, en offrant la possibilité d'influer sur le Bien et le Mal, suscitent en retour une gestion profane influencée par le sacré, et ce souvent même à l'insu des gestionnaires (Grésillon et Sajaloli, 2016). De même, la force spirituelle de la nature est telle que l'Église catholique y trouve aujourd'hui une nouvelle jouvence (Grésillon et Sajaloli, 2015).
Fleuves et marécages marquent une frontière entre les vivants et les morts - Charon et Psyche par John Roddam Spencer Stanhope
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Les tombes sont d'ailleurs toujours orientées SE-NW chez les Iakoutes. « pour mémoire »
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Bibliographie
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frissonnant » d'Homère à Dante : topographie, nature, valeur et fonction, p. 53-62 dans Sajaloli B. et ServainCourant S., Zones humides et littérature, Actes de la 8e Journée d'études du Groupe d'Histoire des Zones Humides, Paris, GHZH, 2013.
Pitte J.-R., Une géographie sacrée de l'eau, dans
Actes du Festival International de Géographie, L'eau, source de vie, source de conflits, trait d'union entre les hommes 2002, http : //archives-fig-st-die.cndp.fr/ actes/actes_2003/pitte/article.htm, 2003.
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regards complémentaires
Les réflexions sur l'évolution de la perception d'une zone humide
L'exemple de la Sologne (XVIIe - XIXe siècles)
Bernard HEUDE, Docteur vétérinaire, docteur en histoire, Membre fondateur et actuel président du Groupe de
Recherches Archéologiques et Historiques de Sologne (GRAHS)1
D'une superficie d'environ 500 000 hectares, la Sologne est une vaste cuvette d'argile et de sables disposés en couches irrégulières et mélangées, aux nombreux étangs et aux rivières au cours paresseux qui, les années pluvieuses, ont bien des difficultés à drainer le pays. Elle est située entre la Loire au nord et la rivière du Cher au sud. À l'est, elle est bordée par le Pays Fort, tandis qu'à l'ouest elle rejoint la Touraine. Pays aux sols acides et humides, la Sologne est entourée de régions nettement plus riches où le calcaire permet des cultures nobles. Avec sa longue réputation de contrée miséreuse, la Sologne serait-elle alors un « milieu extrême, une marge inhospitalière 2 »? L'humidité de la Sologne est dans tous les écrits et un choix de sources significatives a été effectué pour cerner, autant que possible, l'évolution de la perception de l'humidité de cette contrée au cours des siècles, c'est-à-dire, le ressenti des observateurs étrangers à la contrée et des autochtones. Un rappel historique réduit permettra aux lecteurs peu habitués à la Sologne d'avoir des éléments de comparaison avec d'autres zones humides. Cet article a pour but de proposer des pistes de réflexions et des jalons sur un sujet qui mérite de bien plus longs développements, qui n'auraient pas trouvé place dans ce numéro spécial de Pour mémoire.
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Quels observateurs pour la Sologne ?
Il est inutile de se poser la question de la valeur des constats des observateurs étrangers au pays. Leur perception est soumise à de multiples facteurs, dont le milieu social, les penchants philosophiques, les représentations de l'époque, les acquis intellectuels. Ainsi, deux scientifiques de la fin du XVIIIe siècle, l'abbé Tessier et Lavoisier, considèrent la misère la Sologne avec des regards différents. Ni l'un, ni l'autre n'habitaient la région. L'abbé Tessier est considéré par les historiens comme le grand spécialiste de la contrée, alors que les analyses de Lavoisier plus générales et moins critiques sont oubliées. Que penser également du témoignage d'Arthur Young, ce célèbre agronome anglais, qui traverse la Sologne au printemps 1787 ? Imprégné de la révolution agricole de son pays, il ne peut pas comprendre l'élevage ovin extensif solognot 3 . Par ailleurs, les géographes parisiens de salon n'hésitent pas à se recopier les uns les autres jusqu'au milieu du XIXe siècle. Quant aux grands propriétaires
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Site internet : www.grahs.1901.org Angevin ( Raphaël) et Schemmama (Valérie), 2015 Young (Arthur), 1790
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fonciers philanthropes de la fin du XVIIIe siècle, leurs témoignages devraient pouvoir être pris à la lettre. Or, même un scientifique et agronome, comme Bigot de Morogues 4 , se laisse aller à un misérabilisme excessif. Et que dire de Félix Pyat ? Journaliste aux idées très avancées qui participe à toutes les révolutions (1830, 1848, 1870), il est de Vierzon, en limite sud de la région, et l'on pourrait penser que du fait de sa proximité son avis soit qualifié. Or il est dans l'excès. Les grands oubliés sont les métayers et les locaturiers. Leurs témoignages sont exceptionnels. Et quand leurs opinions sont transcrites, il faut également les analyser à l'aune de leurs destinataires et de ce qu'ils pensaient en obtenir. Il en est ainsi des Cahiers de doléances où les plaintes envers l'humidité de la région ont pour but de payer moins d'impôts, d'avoir des chemins et des ponts entretenus pour se rendre aux greniers à sel les plus proches. Alors, fort de ces mises en garde, il ne reste plus qu'à analyser et croiser les sources pour essayer de démêler, d'un côté ce qui relève de l'humidité, notamment des maladies qu'elle induit chez les Solognots et leurs bestiaux, et, sur un autre versant ce qui est en relation avec le régime foncier, le bâti, les régimes alimentaires insuffisants, les problèmes démographiques et l'absence d'infrastructures jusqu'au milieu du XIXe siècle. La tâche est ardue car tous les facteurs qui conduisent à la misère s'imbriquent les uns dans les autres. Ne serions-nous pas alors face à un malentendu, dans une confusion, un raccourci du type humidité = misère ?
Un pays qui bascule dans les eaux pesantes au XVIIe
Comme on pourrait le penser de prime abord, habiter un pays humide n'est pas forcément une malédiction, à condition cependant de pouvoir le valoriser, ne serait-ce qu'avec une démographie suffisante. Au XVIe siècle, il est admis par les historiens que la Sologne a pu connaître un âge d'or, relatif étant donné la nature acide des sols, leur faible fertilité et leur humidité. La région semble alors bien cultivée avec une population nombreuse en majorité propriétaire de ses propres terres, les fossés d'écoulement des eaux étant entretenus. Dès la fin de la guerre de Cent Ans et au cours du XVIe siècle, de nombreux étangs en chapelet sont créés sur les petites rivières, et dans les bas-fonds transformant alors les marécages en étendues d'eau régulées et productives. Notons qu'en Sologne, les étangs font partie de la réserve seigneuriale et que le produit de la vente du poisson, qui assure de confortables revenus, n'est pas partagé avec la population. Cependant, les paysans tiennent à ces étangs sur lesquels ils ont des droits
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Bigot de Morogues (baron Pierre Marie Sébastien), 1822. Annuaire du département de Loir-et-Cher pour l'an 1806, Blois, imp. Verdier. Voir la description de la Sologne, p. 10.
Extrait de la carte de l'Annuaire du département de Loir-et-Cher pour l'an 18065 . Cette partie de la Sologne, à l'est de Contres, est la plus riche en étangs, souvent en chapelets. « pour mémoire »
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d'abreuvement, de pacage des bestiaux dans les prairies toujours vertes des abords et de coupe de végétaux pour la litière 6 . Or, au début du XVIIe siècle, les petits propriétaires surchargés de dettes foncières vendent leurs terres à des bourgeois, qui les cèdent ensuite à la noblesse. Elle se constitue de grands domaines aux vastes métairies peu productives. La démographie s'écroule, les terres et les fossés ne sont plus entretenus et le pays devient une lande marécageuse 7. Seul l'élevage extensif du mouton permet d'en tirer parti et de procurer aux métayers les rentrées pécuniaires pour payer le bail à moitié fruit avec le propriétaire, la taille et autres impôts, ainsi que les artisans dont ils ne peuvent se passer, charron et maréchal-ferrant notamment. Au XVIIe siècle apparaissent des descriptions peu idylliques, telle celle de Pierre d'Avity, un géographe de salon, qui a cependant puisé ses sources chez de bons observateurs : « Les boeufs, vaches et chevaux y sont foibles et petits. Ils ne labourent qu'avec des boeufs, et péniblement, parce qu'ils vont fort autant dans la terre, et la haussent de peur des eaux... L'air n'y est pas bon, non plus que les eaux qui sont pesantes, d'où peut procéder que les habitans ont la face plombée ou safranée, y sont ventrus et forts petits... 8 » Á juste titre, l'auteur fait la relation entre la mauvaise qualité de l'air associée aux « eaux pesantes » et à la constitution maladive des bestiaux et des habitants « avec leur face plombée ou safranée » (des signes du paludisme, sait-on aujourd'hui). Á la jonction avec le XVIIIe siècle, la description de la Sologne par le prieur de Sennely est tout aussi collée au terrain, d'autant plus que son origine picarde, lui permet de comparer des terres bien différentes : « Le terroir en est maigre et infertile, ne rapporte que du seigle, du bled noir et du millet, et quelque peu d'avoine... Chaque pièce de terre est entourée de fossés pour égoutter les eaux ; car, comme le fond
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du terroir est de la glaise et qu'il n'y a au plus qu'un demi pied de bonne terre au-dessus, l'eau se conserve comme dans des pots, ce qui oblige à relever les terres en billons et à les entourer de fossés pour les tenir plus sèches, ce qui n'empêche pas qu'elles ne soient toujours humides...9 » Cependant, l'infertilité et l'humidité de la région ne rebutent pas les seigneurs et les gentilshommes « charmés de l'agréable variété de la Sologne, qui forme le plus délicieux paysage du monde en été », d'y bâtir de très belles maisons, qu'ils aiment « à cause de la chasse qu'ils disent être des plus belles du royaume10 ». Leur perception de la région est en complète opposition avec celle de la population qui subit cet environnement aqueux aux pires saisons. Ce n'est pas nouveau et cela restera une constante. Cependant, la proximité de l'eau, même dans un pays trop humide, est nécessaire pour la vie courante. Les habitants recherchent des endroits bas pour y installer les fermes, avec une source proche des bâtiments pour les besoins courants en eau et la possibilité de creuser une mare pour abreuver les bestiaux11 . N'oublions pas non plus l'influence des facteurs climatiques liés au petit âge glaciaire dont les hivers rigoureux et les étés pluvieux provoquent des disettes frumentaires récurrentes. Dans ce pays, devenu peu cultivé, si la misère s'abreuve aux eaux stagnantes, elle se nourrit aussi de bien d'autres éléments. Et le XVIIIe siècle sera encore pire.
Ce sera une constante. Après la Révolution, les étangs font encore partie de la réserve du propriétaire qui les exploite lui-même ou les afferme, octroyant toujours les mêmes droits pour le bétail des métayers. 7 Poitou (Christian ), 1969. 8 Avity (Pierre d'), 1652. 9 Sauvageon (Christophe), circa 1700. 10 Idem, p. VI-VII. 11 Témoignages oraux d'anciens Solognots. Voir aussi Edeine(Bernard) , 1974, tome 1, p. 258-260.
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Des observateurs sous la coupe de théories médicales antiques
Á l'époque des Lumières les régions humides sont encore perçues comme particulièrement néfastes, autant pour les humains que pour les animaux et la végétation. Il est à noter que les observateurs et les scientifiques, sont imprégnés de théories antiques sur la constitution de l'univers et de tout ce qui vit sur terre. Ces constructions intellectuelles, venues vraisemblablement d'Orient et reprises par Hippocrate et Galien, nourrissent la pensée médicale occidentale jusqu'au milieu du XIXe siècle. L'idée principale est cette notion de quatre éléments à l'origine de l'univers : l'eau, le feu, la terre et l'air. Chaque entité a sa correspondance chez l'homme et les animaux sous la dénomination d'« humeurs », dotées chacune de deux qualités. Ainsi, l'eau, humide et froide, correspond au phlegme ; l'air, chaud et humide, est porté par le sang, etc. À ces causes constitutionnelles s'ajoutent d'autres facteurs particulièrement importants dans la perturbation de l'état de santé : l'air ambiant, la nourriture et la boisson. Cet ensemble, même s'il n'est pas nommément mentionné, est sous-jacent dans les exposés sur les régions humides. Deux exemples suffisent à illustrer ces théories. Ils se rapportent aux moutons, principale spéculation en Sologne : leur « constitution molle les prédispose aux hydropisies, parce qu'ils transpirent peu et se nourrissent d'herbes aqueuses12 ». Dans la « cachexie aqueuse », maladie ovine la plus fréquente et la plus mortelle dans la contrée, les spécialistes de l'époque expliquent que le sang se transforme en eau. On est bien dans la vision du déséquilibre des 4 éléments et des 4 humeurs. Cette affection sera expliquée plus tard comme une infestation par des « douves », parasites du foie. Les Solognots, comme les agronomes du XVIIIe siècle, incriminaient à juste titre l'humidité du sol, sans avoir l'étiologie exacte, mais qu'importe, ils connaissaient les terrains dont il fallait se méfier13 . Dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, différents personnages proposent des solutions pour mettre en valeur la contrée et améliorer le sort des Solognots. Des propriétaires locaux, présentent des mémoires, tels ceux de Gruau de Blangy14 et de Du Buat15 . L'abbé Tessier, médecin et agronome reconnu des milieux scientifiques parisiens, fait deux courts voyages d'étude en 177716 et en 1780 17, qu'il consigne dans plusieurs mémoires. Sans tous les citer, prendront aussi la plume, Autroche18 , Lavoisier19 et Huet de Froberville 20 . Ce dernier fait état « qu'un pareil terrain doit naturellement entretenir les eaux et faire de la Sologne un pays aussi insalubre que stérile » et il met en avant que les moyens d'améliorer l'agriculture de la Sologne passent par une action gouvernementale ce sera réalisé bien plus tard ! et que les propriétaires doivent multiplier les fourrages et les bestiaux pour augmenter les récoltes céréalières. Comme tous les érudits qui se penchent sur la « triste Sologne », il tient comme préalable à son amélioration la résolution de l'écoulement des eaux.
Quelle perception les Solognots ont-ils de l'humidité de leur contrée ?
Les Solognots, quand on leur donne ou qu'ils prennent la parole ce qui est rare sont critiques sur l'humidité de leur région, comme nous pouvons le vérifier dans
Tessier (Abbé), 1782-1783. Questions sur les différentes espèces de bêtes à laine (circa 17851788) ; Heude (Bernard), en 2011 et en 2014. 14 Gruau de Blangy (Jacques), 1768. 15 Du Buat (Comte de), 1769. 16 Tessier (Abbé), 1777. 17 Tessier (Abbé), 1780. 18 Autroche (Comte de Loynes d'), 1786. 19 Lavoisier (Antoine Laurent de), 1787. 20 Huet de Froberville, 1788. Pour quelques développements et références sur ces mémoires, consulter HEUDE, 2012.
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un certain nombre de Cahiers de doléances. Dans celui de Bonneville, il est écrit « que cette paroisse est si aquatique que les hommes n'y sont jamais robustes, ni en bonne santé, sujets à des maladies annuelles et qui souvent deviennent épidémiques 21 ». À Loreux, Mur-de-Sologne, Salbris, Romorantin le constat est le même : « les eaux croupissantes... corrompent la pureté de l'air » ce qui engendre « des maladies épidémiques qui désolent et ravagent [le pays] 22 ». D'autres paroisses mettent aux premiers plans la stérilité du sol 23 et la pression fiscale trop forte, avant l'environnement aqueux, démontrant implicitement que la pauvreté procède de causes multiples. En l'an III, le témoignage de Durand, « agent national près le district de Romorantin », est tout aussi intéressant parce qu'il émane également d'un Solognot du cru. Il écrit que son pays est « placé sous une atmosphère humide, exhalant un air putride procédant des substances végétales et animales qui se décomposent dans les étangs desséchés, les fondrières, les plaines marécageuses dont cette partie de la République est couverte ». Il fait parfaitement la différence entre les « amas » d'eaux stagnantes « que les chaleurs corrompent » et qui sont une des causes des maladies des bestiaux qui s'y abreuvent, et les étangs dont les « eaux sont beaucoup plus propres parce qu'elles se renouvellent au moyen de déchargeoirs 24 ». Ainsi, il est bon de répéter qu'il ne faut pas se tromper de cible. Même si elle peut y participer, l'humidité n'est pas synonyme de misère comme cela traîne sous la plume d'observateurs superficiels, elle n'en est qu'une composante.
Le ressenti des grands propriétaires solognots du début du XIXe siècle
Chez les agromanes du début du XIXe siècle, le constat de l'humidité régnante passe au second plan. Elle n'est plus considérée comme un obstacle insurmontable et sa perception devient moins péjorative qu'à la fin du XVIIIe siècle. Et pourtant, le tableau dressé par Bigot de Morogues sur les champais de Sologne est affligeant. N'oublions pas qu'il a un penchant pour le misérabilisme ! Il constate que les parcours de dépaissance sont sous l'eau pendant 4 ou 5 mois de l'année, faute d'assainissement par des fossés, et qu'en été les bestiaux s'abreuvent « dans des mares fangeuses, d'une eau détestable et stagnante ». Pour rester dans le domaine de l'élevage, l'auteur fait part
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Extrait de la carte de Cassini (circa 1757-1760). Voir les chapelets d'étangs, les grandes étendues de landes et les quelques bois.
Cahiers de doléances, Loir-et-Cher, Tours, Denis Jeanson, 1989, t. 2, p. 438. 22 Cahiers de doléances, Loiret, Tours, Denis Jeanson, 1989, t. 2, Marcilly-en-Villette, p. 224. 23 Notice sur la commune de Pierrefitte, 1824. 24 AN, F/10/505. Observations générales sur les bestiaux en l'an III, par Durand, agent national près le district de Romorantin. Ce document non daté est vraisemblablement du 5 frimaire de l'an III (25 novembre 1794), comme la « statistique des bestiaux » qui l'accompagne.
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des brouillards « dont la pernicieuse humidité cause des maladies qui enlèvent quelquefois des troupeaux entiers 25 ». Ces obstacles n'empêchent pas de grands propriétaires agromanes de s'engager dans la mise en valeur agricole de leur domaine et démontrer que la contrée n'est pas condamnée à rester un pays pauvre. Certes, ces précurseurs de la régénération du pays (qui n'aboutira que bien plus tard), constatent que la contrée est humide, mais qu'elle peut être relevée par un cercle vertueux d'amélioration. Ainsi Lockhart 26 et Mallet de Chilly27 multiplient les cultures fourragères pour accroître la quantité de bétail, et donc la production de fumier, afin d'augmenter les surfaces céréalières et leur rendement sur des terres drainées. Le boisement des plus mauvaises terres est alors entrepris par valoriser les espaces incultivables dans une optique de revenus à long terme 28 . Cependant, les belles cultures novatrices ne seront pas poursuivies. Les partisans d'une agriculture moderne, type anglaise, ont-ils préjugé de leurs théories et de la rentabilité espérée ? Il ne faut pas oublier que l'humidité va de pair avec l'acidité des terres et que les solutions doivent prendre en compte les deux éléments, ce qui ne pouvait se faire qu'en limite de la Sologne, là où des marnières étaient exploitables. De surcroît, outre le drainage, il fallait des engrais, mais on ne le saura, et ils n'arriveront que plus tard. exhalaisons délétères. Suivant cette doctrine, qui va persister jusqu'au milieu du XIXe siècle, les substances ou éléments immatériels qui se dégagent des eaux stagnantes sont à l'origine des fièvres paludéennes. Miasmes et fièvres se déclinent en de multiples variétés, chaque scientifique ou médecin y allant de sa propre palette pour composer un tableau à sa manière. Ainsi, selon Fabre 29 , « partout où l'homme respirera un air chargé d'effluves provenant des lagunes, des étangs, des marais ou d'autres amas d'eau, il sera atteint de la fièvre intermittente... ». Alors que cette dernière serait provoquée par les miasmes dégagés par les substances végétales en putréfaction, les fièvres continues, décrites sous le nom de typhus, seraient dues aux miasmes de nature animale 30 . Une distinction qui est dans la ligne de la compréhension pré-scientifique de l'origine des maladies et qu'il ne faut surtout pas lire à l'aune de nos connaissances actuelles. Trois publications, parmi d'autres, traitent des « fièvres de Sologne ». L'abbé Ménard met en cause la nature du sol qui empêche l'eau de s'infiltrer et qui croupit par la décomposition des herbes, exhalant des miasmes putrides. À cela il rajoute la multitude des étangs, les inondations par les grandes pluies et l'action du soleil qui assèche les étangs en été et empêche les miasmes trop lourds de s'élever : « le soir comme le matin, ils sont aspirés par les habitants du pays. De là les maladies31 ». Monfalcon 32 traite principalement de la Dombes qu'il compare avec la Sologne, ce qui lui vaut un prix par la « Société des Sciences d'Orléans ». En 1858, le docteur Burdel33 , « médecin de l'hospice de
Bigot de Morogues (baron Pierre Marie Sébastien), 1822 (déjà cité), p. 42-43. 26 Lockhart (Charles de), 1811. 27 Mallet de Chilly, 1812. 28 Heude (Bernard), 2010. Sur des novateurs blésois et de la Sologne centrale, voir p. 151-161. 29 Fabre, Docteur, 1841. 30 Idem, édition de 1832, tome 8, p. 132. 31 Menard, Abbé, 1823. 32 Monfalcon (J.-B.), 1826. 33 Burdel (Edouard), 1858. « pour mémoire »
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L'humidité considérée à travers le prisme des multiples facettes des miasmes
Au XVIIIe siècle, la théorie des quatre humeurs se reconstruit en un « néo-hippocratisme » selon lequel un grand nombre de maladies viennent du sol qui communique à l'air ses miasmes et autres
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Vierzon », consacre un ouvrage entier à la région, pour critiquer la genèse couramment admise des miasmes marécageux, et leur attribuer une origine électrique. Son explication savante ne convainc personne, mais ses propositions pour l'assainissement de la Sologne sont d'une assez bonne veine. Jusqu'au milieu du XIXe siècle, la Sologne apparaît comme la région par excellence des miasmes et de la misère. Il faut dire qu'elle est, par sa superficie, la plus importante des régions humides de France et qu'elle focalise toutes les attentions par sa situation proche de la capitale. Pourtant, le niveau de vie progresse. La vision trop exaltée de Félix Pyat 34 , qui déclare que la Sologne est « la Sibérie française... qui produit une population chétive et triste comme sa végétation », ne peut franchement pas être prise en compte. Des témoignages plus posés, tels ceux de Berthereau de la Giraudière en 1826 35 et de Beauvallet en 1844 36 font le constat d'une amélioration. Les Solognots se nourrissent mieux, notamment avec la consommation de pommes de terre. Leurs habitations deviennent plus saines par le remplacement du torchis dégradé par de la brique. Progressivement, on parle moins des miasmes marécageux et d'une population affaiblie par les « fièvres ». L'humidité n'est bientôt plus perçue comme un facteur de maladies, mais comme une entrave économique au développement de la région. Certes, il y aura encore du chemin à parcourir pour que la Sologne, tout en gardant une certaine humidité on ne peut pas régler tous les problèmes imposés par la nature devienne une région économiquement viable. En attendant son amélioration, la communauté scientifique et médicale délaisse progressivement les miasmes pour se tourner vers d'autres horizons.
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Les théories hygiénistes au secours de la Sologne
L'intérêt porté à la lutte contre l'humidité se déplace en fonction des théories médicales et des préoccupations, tant des élites que des médecins. Ainsi passe-t-on de la théorie des miasmes, un concept qui se voulait explicatif de la mauvaise santé des habitants des régions humides, à un courant de pensée politique et moral, hérité du néo-hippocratisme, l'hygiénisme qui a pour but de veiller à la bonne santé des humains. Né au milieu du XIXe siècle, il s'intéresse principalement aux villes avec des préoccupations sanitaires, mais également dans le but de lutter contre l'alcoolisme, la débauche et autres causes de dégradation des citadins. Burdel, cité précédemment, se convertit rapidement à l'hygiénisme, d'autant plus qu'il voit mourir de paludisme les ouvriers chargés de la construction du chemin de fer Orléans-Bourges et qu'il constate la multiplication des débits de boisson dans Vierzon 37. L'hygiénisme s'applique également aux régions rurales, mettant en garde leurs habitants des mirages des villes où règne la misère des ouvriers. Une région pauvre comme la Sologne entre tout à fait dans ce cadre et des ouvrages traitent de la propreté des maisons et de tout ce qui permet à l'homme d'être en bonne santé38 . Ainsi, le drainage des rues de Lamotte-Beuvron (Loiret-Cher) et de La Ferté-Saint-Aubin (Loiret), réalisé avec succès en 1856 par l'ingénieur des Ponts-et Chaussées Delacroix, assure un bon assainissement de ces deux bourgades39 . Un autre objectif de l'hygiénisme dans une région pauvre comme la Sologne est celui de l'amélioration de la boisson des habitants par l'usage du vin. Les Solognots boivent de l'eau puisée le plus souvent dans des puits ou des mares pollués par les fumiers. Pour y remédier la culture de la vigne en Sologne est fortement encouragée, dans les années 1860, pour substituer le vin aux eaux nuisibles à la santé de l'homme40 .
Pyat (Félix), 1841. Berthereau de la Giraudiere, 1826. 36 Beauvallet (Adolphe), 1844. 37 Burdel (Edouard), 1854. 38 Fousset (B. A.), 1880. 39 Delacroix (S. C.), 1859. 40 Poitou (Christian) , 2013.
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Quand l'humidité se fait oublier avec la régénération de la Sologne
Sous le Second Empire, l'action gouvernementale se conjugue aux investissements individuels pour arriver à cette régénération de la Sologne si attendue depuis la fin du XVIIIe siècle, et qui ne pouvait se réaliser faute de capitaux et d'incitations d'envergure à l'échelle de la contrée. Nous pouvons les résumer en quatre points essentiels. Chronologiquement le premier est la création du Comité Central Agricole de la Sologne41 en 1859. Le gouvernement va l'officialiser comme un organe consultatif qui comporte en son sein les présidents et vice-présidents des comices agricoles de toute la contrée, et « tous les savants et agriculteurs distingués que le Ministre de l'Agriculture, du Commerce et des Travaux publics jugera utile d'y appeler ». Deux autres volets de cette action sont le financement par le gouvernement de travaux destinés à favoriser l'écoulement des eaux, notamment par le curage des rivières, et l'attribution de subventions pour le transport de la marne, afin que l'amendement des terres puisse se réaliser sur l'ensemble de la Sologne. À cela s'ajoute un programme de développement d'un réseau de routes agricoles qui sort chaque village de son isolement. Désormais, des « entrepreneurs agricoles » innovants ne considèrent plus les terres humides de Sologne comme un frein au développement d'une agriculture moderne. Il suffit de prendre les mesures nécessaires : curer les rivières, creuser de nouveaux fossés, entretenir ceux qui existent déjà, drainer les meilleures terres, les marner, puis d'y ajouter les engrais, les landes les plus stériles étant boisées. Vu le coût peu élevé des terres, en partie lié à la nécessité de lourds investissements pour les mettre en valeur, les pionniers d'une agriculture nouvelle achètent des domaines de quelques centaines d'hectares42 pour se livrer à des exploitations modernes, tandis que la bourgeoisie industrielle investit le pays, faisant fi de l'humidité, qui a certes diminué, mais reste néanmoins présente.
Paysage de Sologne par Théodore Rousseau (1812-1867, cofondateur de l'Ecole de Barbizon).
Sa perception va se jouer de plus en plus en termes économiques. Finis les miasmes, finies les hypothèses médicales hasardeuses, l'ère médicale scientifique bénéficie des découvertes de Pasteur. Si la santé et l'hygiène des Solognots préoccupent encore les édiles et les politiques, ce sont désormais l'enseignement, la constitution de sociétés de secours mutuel, les assurances contre la grêle, l'épargne qui sont en ligne de mire. Quand une région s'assainit et s'enrichit, les objectifs changent. Désormais, les raisonnements deviennent financiers et les calculs de rentabilité sont monnaie courante dans les publications, prenant le pas sur cette fameuse humidité qui n'est plus considérée comme une opposante majeure au développement économique de la contrée. En revanche, l'humidité
Deux publications font l'apologie de l'action du Comité Central Agricole de la Sologne : Denizet (Henri), 1900 et le bulletin spécial n° 2 de 1959 des Annales du CCAS. 42 Lecouteux (Edouard), 1854 et 1881 ; Goffart (Auguste), 1883. « pour mémoire »
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occupe encore le devant de la scène pour les paysans. Le drainage est loin d'être réalisé sur toutes les terres cultivées de Sologne et les baux de ferme ont une clause qui stipule l'entretien des fossés par le preneur, preuve que les terres restent gorgées d'eau. Quoiqu'en disent certains esprits chagrins 43 , le système agropastoral n'est plus la seule voie de développement de la Sologne. Le boisement, entrepris timidement dans les années 1820, se développe à vive allure à partir des années 1840-1850, la sylviculture devenant plus rentable que l'agriculture. En 1852, Adolphe Brongniart projette le boisement des sols les plus pauvres de la Sologne, soit 300 000 hectares ; 42 000 hectares étant en prés, 100 000 hectares en culture et 8 000 hectares en étangs 44 . Mais c'était compter sans les lentes mutations rurales : en 1889, les terres cultivées couvrent encore 310 400 hectares 45 ! Cependant, par l'entretien des fossés et par les arbres qui puisent de fortes quantités d'eau dans le sol, l'abaissement de la nappe phréatique fait disparaître une bonne partie des marécages et rend le pays beaucoup plus sain. Progressivement, il ne sera plus question de paludisme46 . Il disparaît de la Sologne entre 1870 et 1880 (Basonnière, 1914, Poitou 1978) et la contrée n'est plus du tout perçue comme une région maudite. Seuls les paysans souffrent véritablement de leurs terres mouillées qu'ils tentent de drainer quand ils sont propriétaires. Et quand viennent des années extrêmement pluvieuses, comme celles de 1910 et de 1911 qui déciment les troupeaux de moutons et entraînent la ruine d'un certain nombre de paysans, les aléas climatiques rappellent aux humains qu'ils ne sont pas maîtres du jeu sur leurs pauvres terres agricoles. Rappelons que, dans les années 1920-1930, des fermiers de Chaumont-sur-Tharonne (Loir-et-Cher) drainent leurs cours de ferme et une partie de leurs champs. En creusant des tranchées d'une largeur d'un fer de bêche et en y mettant des fagots recouverts de plaques de mousse, ils espèrent une efficacité d'au moins deux décennies 47. Imaginez ce travail fait à la main et à la sueur de leur front, faute de pouvoir payer des entreprises spécialisées ! Demandez aux paysans de Saint-Viâtre (Loir-et-Cher) ce qu'ils pensaient de l'humidité de leurs terres dans les années 1965-1970. Ils débouchaient à la pelle les « évières » de leurs champs pour faire couler l'eau vers les fossés, évitant aux grains de pourrir en terre dans les hivers et printemps trop pluvieux. Dans ces mêmes années, à Pierrefitte-surSauldre (Loir-et-Cher) et à Brinon-sur-Sauldre (Cher), des communes aux sols pourtant bien plus sains, les paysans drainaient leurs terres, mécaniquement, pour espérer de meilleurs rendements céréaliers.
Le rappel à l'ordre de l'humidité
Sous la Troisième République, l'impulsion donnée sous le Second Empire se poursuit. Le développement économique de la contrée fait oublier en grande partie l'humidité dans les bourgs rénovés. Les vastes territoires de chasse sont en vogue et l'humidité n'est pas un fléau pour les propriétaires de domaines destinés à des invitations de prestige où se nouent et s'affermissent des relations d'affaires. Certes, les couvées de perdrix et de faisans sont détruites quand les pluies s'installent durablement, mais l'enjeu cynégétique ne met pas en danger l'exploitation forestière des domaines.
[Anonyme], « Une excursion en Sologne », 1854. Brongniart (Adolphe), 1852. 45 Accas, 1959, p. 25. 46 Laveran découvre le protozoaire du paludisme en 1880. À noter que le paludisme des régions marécageuses françaises est dû au Plasmodium vivax, beaucoup moins dangereux que le Plasmodium falciparum des régions chaudes. 47 Témoignage oral en juillet 2016 de Jean-Claude Couvret, Chaumont-sur-Tharonne.
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Un étang au printemps et sa bonde, Lamotte-Beuvron © Frédéric Auger
Conclusion
Malgré tout ce que l'on a pu dire et écrire sur l'assainissement de la Sologne, elle est encore considérée par ses habitants comme une zone humide. Les caves sont rares. Dans les années 1975, on s'embourbait en hiver avec sa voiture dans les chemins d'accès non goudronnés des fermes. De nos jours, des engins de terrassement sont encore avalés par des « rézans ». Les fossés sont pleins d'eau en hiver. La forêt domaniale de Lamotte-Beuvron a de bons chemins, mais ceux des bas-fonds sont impraticables aux mauvaises saisons. Cependant la région est agréable. Aujourd'hui, on y vit confortablement dans des habitations saines et on se nourrit comme partout en France. Les routes sont bonnes et les bourgs sont fleuris. L'humidité demeure et les Solognots, qui ne sont plus dans l'agriculture, s'en accommodent. Le gros gibier a envahi les propriétés et les chasseurs sont contents, la mode n'étant plus aux faisans, perdrix ou lapins. Les écologistes n'en sont pas satisfaits, mais globalement la contrée n'est pas en danger. Les touristes qui ne viennent qu'à la belle saison sont charmés par les visions d'étangs dont la bonde est devenue quasiment un emblème de la Sologne.
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Recherches Archéologiques et Historiques de Sologne, publie 4 bulletins par an avec des articles de qualité filtrés par un comité de lecture exigeant. Ils sont une source incontournable de documentation sur la contrée. Voir La Sologne et son passé 8, « L'eau et les étangs », tome 12, n° 3-4, 1990, 59 p.
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Burdel (Edouard), - De l'ivrognerie, de ses effets désastreux sur l'homme, la famille, la société et les moyens d'en modérer les ravages, édit. Vermeil, 1854, 102 p. - Recherches sur les fièvres paludéennes, suivies d'études physiologiques et médicales sur la Sologne, Paris, Masson, 1858, 240 p. Delacroix (S. C.), Faits de drainage. Débit des terres
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géographie, université d'Orléans, EA 1210 CEDETE et Groupe d'Histoire des Zones Humides. Parmi la production de l'auteur seules ont été citées trois références en rapport direct avec la Sologne et le sujet de notre article : - « L'histoire des étangs de Sologne », Recherches Naturalistes en région Centre, Hors série, décembre 2005, p. 12-15. - « La Sologne et la Beauce aux XVIIIe et XIXe siècles. Examen clinique d'un couple sain-malsain », Vincennes, Publications du Groupe d'Histoire des Zones Humides, Collection Journées d'études, p. 24-38. - Sajaloli (Bertrand) et Arnaud (Cécile), « Géohistoire des paysages de 1700 à nos jours en Sologne du Nord.
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Poitou (Christian). Parmi la très importante production de l'auteur consacrée à la Sologne, seules ont été citées quelques références en rapport direct avec le sujet de notre article. Toute la bibliographie de l'auteur est sur son site internet, http://www. christianpoitou.fr.
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- Observations sur plusieurs maladies des bestiaux, telles que la maladie rouge et la maladie du sang, qui attaquent les bêtes à laine, etc., Paris, Veuve Hérissant et Th. Barrois, 1782, 16 + 200 p. - « Mémoire sur les avantages des migrations des troupeaux pour les préserver des maladies », Histoire et Mémoires de la Société Royale de Médecine, années 1782-1783, p. 557-558. - « Mémoire sur les bestiaux de la Sologne », Histoire et mémoires de la Société royale de Médecine, année 1776, Paris, imp. Ph-D. Pierres et chez Didot, 1779, p. 324-339. - « Mémoire sur la Sologne », Histoire et Mémoires de la Société royale de Médecine, année 1776, Paris, imp. de Ph-D. Pierres et chez Didot, 1779, p. 61-72.
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Les services rendus par les zones humides
entre affrontements et « bien public »
Concilier les usages productifs, les usages sociaux et les régulations naturelles
Les zones humides et les conflits dans l'Histoire : L'apport de l'expérience historique des associations syndicales de marais aux enjeux actuels de la gestion des zones humides Le groupe de référents en zones humides
Comment a-t-il développé depuis 25 ans des questionnements multidisciplinaires pour la revue « Zones humides info », éditée par la Société nationale de protection de la nature
Les conflits d'usage dans les zones humides du delta du Rhône (Camargue)
De gauche à droite : Francis Muller, Bernard Picon, Paul Allard, Patrick Fournier, Jean-Marie Gilardeau © comité d'Histoire MTES-MCT
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services rendus
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Introduction et animation
par Paul
ALLARD, Professeur des universités en histoire contemporaine, Université d'Aix-Marseille Méditerranée
En guise de brève introduction je proposerai quelques remarques à propos de la notion de services rendus. Cette notion fut inaugurée par une étude de R. Costanza1 . Elle est employée au niveau international depuis 2001/2005 et le lancement du programme « Évaluation des Écosystèmes pour le Millénaire » (MA) afin de caractériser les interactions entre le fonctionnement des écosystèmes et le bien-être social et économique. On peut définir la notion de services rendus comme « l'ensemble des biens et services fournis aux sociétés humaines par les systèmes écologiques anthropisés ou non ». Les services rendus sont généralement répartis selon la nomenclature suivante : · Les services de support (production primaire, la photosynthèse...). · Les services d'approvisionnement (air, eau, nourriture...). · Les services de régulation des écosystèmes (les inondations, filtrage des eaux...). · Les services culturels et sociaux (esthétiques, récréatifs, symboliques...). L'utilisation de cette notion présente de nombreux avantages pour gérer l'environnement, mais elle doit être complétée par une réflexion critique pour en montrer les limites en termes de gestion et d'éthique. L'approche en termes de services
Les interactions entre écosystèmes, usages socio-économiques et bien-être humain 2 d'après le Millennium Ecosystem Assessment
écosystémiques évite que la science économique externalise ses effets sur la biodiversité et le fonctionnement des systèmes écologiques. En effet, l'externalisation de tout ou d'une partie des effets de l'activité économique sur l'environnement revient à ne pas les intégrer dans les budgétisations en minorant, voire en ignorant, les impacts écologiques d'un investissement et en transférant le coût des impacts environnementaux sur la collectivité.
1
Costanza R. (et al.), « The Value of the Worlds Ecosystem. Services and Natural Capital », Nature, vol. 387, n° 6630, 15 mai 1997, p. 253-260. Elle est répliquée inlassablement depuis : ainsi, É. Laurent, Social-écologie, Paris, Flammarion, p. 72, écrit quau sein de la richesse des nations, le capital naturel représente « 44 trillions de dollars » au titre de « la valeur commerciale des terres cultivées, des forêts, des minéraux et de lénergie du monde » 2 Bruno Maresca, Xavier Mordret, Anne Lise Ughetto et Philippe Blancher, (2011), « Évaluation des services rendus par les écosystèmes en France », Développement durable et territoires [En ligne], Vol. 2, n° 3 | Décembre 2011, mis en ligne le 05 décembre 2011, consulté le 28 octobre 2016. URL : http:// developpementdurable.revues.org/9053 ; DOI : 10.4000/developpementdurable.9053 « pour mémoire »
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Au contraire dans le cadre de la notion de service écosystémique, chaque service est évalué et peut entrer dans une budgétisation. Pour cela il est nécessaire de rechercher des indicateurs pour mesurer les services, et donc de faire appel à la communauté scientifique et à des approches très pluridisciplinaires qui mettent l'accent sur la complexité et les interdépendances ce qui n'est pas sans poser de nombreux problèmes scientifiques étant donné entre autres les incertitudes des mesures et des modèles environnementaux 3 L'enjeu macroéconomique essentiel est l'intégration du « capital naturel » dans la comptabilité nationale, ce que l'on appelle le « PIB vert ». Les Nations Unies cherchent à promouvoir cette approche4 . Les enjeux microéconomiques concernent en particulier les choix publics : Il s'agit d'intégrer le coût des dommages à la biodiversité dans l'évaluation des impacts des aménagements et de calibrer la « compensation » des impacts résiduels. La dimension judiciaire n'est pas absente, en particulier en évaluant les dommages non intentionnels des aménagements à l'environnement, elle permet des recours. En s'appuyant sur l'évaluation des services rendus les politiques publiques peuvent promouvoir des mesures encourageant la préservation, et envisager l'augmentation du capital naturel en introduisant le paiement des services environnementaux (PSE) 5 . Le recours à la notion de services rendus est un enjeu scientifique. Il nécessite de construire des modèles performants,
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d'approfondir la connaissance des systèmes et des interdépendances avec des approches pluridisciplinaires, de maîtriser les incertitudes, il nécessite également une vision prospective et du fait des enjeux planétaires une collaboration internationale est nécessaire. La notion de services rendus au niveau international permet des échanges et des collaborations entre les États et les organismes internationaux. Elle permet de concrétiser et de mesurer, même imparfaitement, l'impact des sociétés humaines sur leur environnement et elle est désormais très fréquemment employée aussi bien par les scientifiques que par les gestionnaires. L'emploi de cette notion soulève toutefois de nombreuses questions que j'évoquerai rapidement en utilisant divers travaux et les réflexions développées dans des séminaires scientifiques 6 . Il est parfois difficile de distinguer les services de support (production primaire, photosynthèse...) et les services de régulation (bénéfices indirects du fonctionnement des écosystèmes, cycle de l'eau...) Les services d'approvisionnement posent la question de la distinction entre les services intangibles produit par les écosystèmes et les biens stockables et renouvelables en particulier issus de la production agricole. D'une manière générale les bénéfices que les êtres humains tirent des écosystèmes entraînent le risque d'une marchandisation de la nature qui réduirait les problèmes environnementaux à leur
simple impact économique négatif sur les activités des sociétés humaines. Les services culturels auxquels la notion de services rendus donne à juste titre une grande place sont perçus différemment d'une société à l'autre. Certaines sociétés intègrent traditionnellement la nature dans leur culture, d'autres, souvent issues de la première révolution industrielle, ont longtemps considéré que la maîtrise de la nature était un des objectifs de la modernité. La prise de conscience des effets de cette politique de modernisation/destruction a entraîné la création d'espaces protégés sous la forme de parcs et d'une législation protectrice. Il faut également faire la part du relativisme : un même écosystème peut apparaître comme une nuisance pour un groupe donné et un bénéfice pour un autre groupe. En Camargue au milieu du XIXe, une partie des propriétaires souhaitaient laisser inonder le delta pour avoir du limon qui fertilisait les sols alors que d'autres propriétaires ainsi que les industriels saliniers souhaitaient
Allard P., Fox D. , Picon B., 2008, Incertitude et environnement. La fin des certitudes scientifiques , Edisud, Aix-en-Provence, 350 pages. 4 Integrated Environmental and Economic Accounting 2003 (SEEA 2003) sur le site des Nations unies 5 Etrillard Claire, (2016), « Paiements pour services environnementaux : nouveaux instruments de politique publique environnementale », Développement durable et territoires , Vol. 7, n° 1 | Avril 2016. 6 Maris Virginie, (2013), Nature à vendre. Les limites des services écosystémiques, Quae, Versailles.
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une protection totale contre le fleuve pour faire de l'agriculture spéculative et développer des activités industrielles7. Une approche diachronique de la notion de services rendus est certainement une piste de recherche intéressante pour les années à venir, notamment dans le domaine des zones humides. Je propose quelques rapides remarques sur les services rendus par les zones humides au fil des siècles. Les services écosystémiques ont été perçus et reçus de manière différente dans le temps selon les sociétés et les usages économiques et culturels. L'action de l'homme a pu s'exercer en fonction de ses intérêts à un moment donné, en détruisant des écosystèmes et en en construisant d'autres. Dans le cas des zones humides par exemple : les destructions massives ont été nombreuses : les Landes par exemple au XIXe siècle sous le second Empire ont été asséchées et transformées en une immense forêt d'un million d'hectares.. Mais il y eut également des créations, comme les Dombes au Moyen Âge ou les aménagements très importants du marais poitevin et de la Camargue qui forment des écosystèmes d'origine anthropiques qui rendent des d'importants services écosystémique. L'état actuel des zones humides a souvent été atteint à partir de conflits d'intérêts entre particuliers et entre les particuliers et l'État, tel est le cas de la Camargue 8 , mais les exemples sont nombreux. Dans les années 1640 Van Ens assèche les marais d'Arles, en 1646, le Seigneur des Baux, Honoré de Grimaldi de Monaco, lui fait détruire son oeuvre pour protéger les gens modestes qui vivaient des marais en exploitant les ressources naturelles produites par cette zone humide. En guise de conclusion, les quatre présentations qui vont suivre mettent en évidence le rôle des conflits d'intérêts dans la constitution des zones humides à diverses époques. Aux conflits d'usage sur les services productifs des zones humides est venu progressivement s'ajouter des conflits nés du désir de préserver la nature, que ce soit des raisons culturelles ou des raisons de conservation des fonctions régulatrices et de la biodiversité. La prise de conscience progressive des services écosystémiques est désormais présente dans tous les projets d'aménagements nouveaux et suscite parfois des mesures pour limiter les conséquences d'aménagements anciens. Cette évolution fait apparaître d'autres problématiques parfois conflictuelles entre des nécessités économiques et de nécessaires mesures de préservation de l'environnement.
Bibliographie
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services rendus
Les zones humides et les conflits dans l'Histoire : entre affrontements et « bien public »
Patrick Fournier, Maître de conférences d'histoire moderne à l'université Blaise Pascal Clermont-Ferrand II, EA 1001 CHEC, président du Réseau universitaire de chercheurs en histoire environnementale de 2011 à 2015
Ma communication s'inscrit dans une perspective historique de longue durée, entre les époques moderne et contemporaine. Elle prend le relais de ce qu'a présenté Raphaël Morera. Je tenterai d'axer la réflexion sur la question des conflits. Si les zones humides se trouvent au coeur des interrogations environnementales, c'est par leur richesse intrinsèque en termes de biodiversité et d'usages multiples, à la rencontre de la terre et de l'eau, mais c'est aussi parce qu'elles interrogent avec une acuité particulière la société humaine sur la gouvernance de l'espace et des ressources. Les différentes lois concernant la protection des littoraux et de l'eau, qui ont été prises à la fin du XXe siècle (loi littoral de 1986, loi sur l'eau de 1992), ainsi que la jurisprudence qui les a suivies ont, par leurs dispositions concernant les zones humides, mis en perspective l'intérêt collectif représenté par ces espaces. Au cours de l'histoire,
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ceux-ci ont fait l'objet de regards multiples, souvent contradictoires. J'insisterai sur le rôle intrusif de l'État dans la gestion des zones humides. Il ne faut pas confondre ce rôle avec les gestions collectives. L'État a joué un rôle de réorientation ou d'aggravation de certains conflits, ce qui a pu avoir des effets complexes dans le temps long. Si les interventions étatiques étaient porteuses de nombreuses ambiguïtés, l'enjeu étant davantage un contrôle du territoire et de ses potentialités qu'une destruction systématique des zones humides comme le prouvent l'aménagement de zones militaires inondables et les constructions de canaux, elles n'en bouleversaient pas moins la façon dont était conçu le rapport entre le « collectif » et le « public ». J'essaierai de montrer comment, à travers le jeu des différents acteurs concernés, des particuliers à l'État, s'est construite la notion de « bien public » à propos des zones humides.
Les usages collectifs des zones humides, anciens et multiformes, ont été largement évoqués ce matin. Je n'y reviendrai donc pas mais je souhaite montrer les enjeux de ces usages. Il faut bien distinguer les marais littoraux et les marais situés à l'intérieur du pays : les formes de gestion peuvent s'avérer très différentes. Les marais littoraux français servaient de protection au royaume en cas de conflits internationaux. De ce point de vue, ils ont intéressé assez précocement l'État monarchique, notamment à travers l'édit de Moulins de février 1566 et la grande ordonnance royale de la marine d'août 1681. Ces textes renforçaient l'emprise du pouvoir étatique sur le domaine maritime, et donc sur les littoraux, de façon à protéger les côtes françaises et à favoriser la constitution de bases portuaires pour la marine. Nous avons vu ce matin l'exemple de Rochefort, importante création du règne de Louis XIV.
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Dans le cas des marais intérieurs, les affrontements sont repérables dès la période médiévale, avec un temps fort bien document allant du milieu du XIIe siècle à la fin du XIIIe siècle. Nous avons vu ce matin l'implication de groupes de personnes extérieures aux sociétés paysannes qui, originellement avaient des droits d'usage sur ces espaces : il s'agit d'entrepreneurs privés, nobles ou bourgeois, qui se lancent dans des opérations de bonification. C'est d'ailleurs souvent l'intrusion extérieure qui provoquait les conflits les plus violents. Il ne faut pas oublier la disparition d'un échelon historiquement important, dont on doit se demander quel rôle il a exercé dans l'aménagement des zones humides sur la longue durée. Jusqu'à la Révolution, le droit seigneurial jouait un rôle majeur dans la gestion des zones humides. Avec l'édit d'Henri IV de 1599 sur le dessèchement des lacs et marais de France, qui fut à l'origine de tout un ensemble d'opérations, l'intervention de l'État s'est accrue, au bénéfice de sociétés particulières : des compagnies de dessèchement aux attributions d'abord très large la première, celle d'Humphrey Bradley (mort en 1639) et de ses associés, a le privilège de l'assèchement des lacs et marais dans toute la France puis circonscrites à des périmètres définis au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. Un autre phénomène a été étudié par l'historien Antoine Follain : la fiscalisation des communaux. En effet, l'État, au XVIIe siècle, a fiscalisé les communaux, ce qui contraignait souvent les communautés à se défaire de leurs communaux ou à changer les modalités de leur gestion. Cette affaire provoqua aussi un certain nombre de conflits entre anciens et nouveaux ayants droit. Aux XVIIIe et XIXe siècles, l'État a encore renforcé son emprise sur les espaces communaux, en lien avec le développement de l'expertise technique, qui s'imposait de plus en plus. Il faisait appel à des groupes d'experts et d'ingénieurs, qui étaient amenés à jouer un rôle décisif dans l'aménagement des zones humides. Ces deux siècles ont constitué un moment important dans la conflictualité concernant ces zones car ils étaient au coeur d'une réflexivité croissante sur l'impact des transformations et des aménagements de ces espaces. L'observation des conséquences de la déforestation sur les phénomènes d'inondation ou sur l'amoindrissement de certaines ressources tirées de territoires drainés, avait parfois émergé dès le XVIIe siècle, mais elle se traduisait alors souvent par des remarques ponctuelles, sans grande portée théorique. Des changements plus déterminants se produisirent à partir du milieu du XVIIIe siècle. Ils nacquirent à la fois d'un renforcement de la pression démographique, économique et politique sur les espaces naturels et de l'apparition d'une expertise fondée sur un savoir technique, attentif à la gestion des ressources et plus seulement à la maîtrise du territoire. À partir du XVIIIe siècle au moins, ce sont les nécessités techniques qui contribuent à l'évolution du droit de l'environnement, notamment dans les zones humides, et génèrent de nouvelles formes de rapports sociaux, entre conflits et régulation. Au contraire, dans les sociétés médiévales et au cours de la première modernité, on peut considérer que le droit primait davantage sur la technique : il avait pu contribuer à la modernisation des techniques, notamment pour mieux maîtriser le droit d'alluvion, hérité du droit romain et théorisé dès le XIVe siècle par le juriste Bartole (illustration page suivante). Le droit d'alluvion donnait lieu à une jurisprudence destinée à régler les conflits pour l'appropriation des berges et des cours d'eau, mais il pouvait également contribuer à créer d'autres formes de conflit. En effet, les aménagements des berges ont pour objectif des modifications empiriques des profils d'alluvionnement. Il s'agit d'une source classique, bien que diffuse, de la conflictualité traditionnelle en zones humides. Les conflits pour les droits d'usage se renforcèrent avec l'impulsion plus forte de l'État, quelle que soit la nature des régimes politiques, en faveur d'une gestion plus rationnelle du territoire. L'objectif était principalement fiscal, car les profits des particuliers et des communautés étaient taxés. L'État avait également tout intérêt à ne pas perturber trop fortement les sociétés locales, susceptibles de créer des désordres, à ne pas épuiser les ressources et à ne pas modifier trop profondément les équilibres environnementaux fragiles.
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nous a laissé furent poursuivis par des ingénieurs militaires ou civils. On peut ainsi penser au théoricien de l'hydraulique Bernard Forest de Bélidor (1697-1761). Ces ingénieurs hydrauliciens perfectionnaient la maîtrise de l'eau et des zones humides, en même temps qu'ils créaient de nouveaux déséquilibres, facteurs de conflits. La rectification du cours des rivières était à l'origine d'engorgements et d'inondations de territoires. On constatait souvent que, même lorsque l'opération était bien pensée, les aménagements nécessitaient un entretien qui n'était pas toujours bien réalisé sur le long terme. L'utopie planificatrice était portée à un degré encore supérieur au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. On peut citer une figure emblématique, celle de Gaspard de Prony (1755-1839), directeur de l'École des Ponts et Chaussées à partir de 1798. Il s'agit d'une figure essentielle. Ses projets d'assainissement et de bonification des marais poitevins puis des marais pontins étaient caractéristiques de la volonté d'appliquer des découvertes scientifiques notoires sur les lois d'écoulement des fluides à des territoires marqués, selon lui et le milieu technique et politique qu'il représentait, par une inertie apparente. Le retard économique et l'insalubrité de ces régions étaient rendus d'autant plus insupportables que débutait l'âge de l'économie politique et de l'hygiénisme. La volonté d'appliquer une ambition scientifique au gouvernement d'espaces jugés archaïques apportait potentiellement des perturbations
Bartolus de Saxoferrato (1314 ? -1357), Tractatus de fluminibus, seu tyberiadis, Lyon, frères Senneton, 1546, fig. XVI et XVII
La prise de conscience progressive de la nécessité d'arbitrer entre ces différentes exigences a constitué une entrée dans la modernité, faite à la fois d'une volonté de contrôle des populations, des territoires, des ressources, et d'une libéralisation par l'encouragement donné aux initiatives individuelles. La notion de « public », incarnée par l'État, ne se confond pas avec celle de « collectif ». Son renforcement s'est nourri d'une mise en relation plus directe de l'État avec les acteurs privés jugés les plus novateurs et les plus utiles à la collectivité. Quelques étapes théoriques et pratiques peuvent baliser ce parcours historique.
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Á la fin du XVIe siècle, Vauban (16331707) récupérait le long héritage des ingénieurs de la Renaissance et de l'âge classique pour opérer une synthèse qui faisait de la maîtrise des techniques hydrauliques un instrument de construction des territoires. Les frontières telles qu'il les concevait et les structurait correspondaient à des zones de défense mais aussi de vie. L'objectif n'était pas le dessèchement mais bien la maîtrise de l'eau et la transformation de l'environnement, pour recréer par l'artifice une nature idéale, adaptée aux besoins politiques et sociaux. La réalité était souvent complexe. Les actions de Vauban et l'héritage qu'il
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Carte du Cours de la Rivière d'Aa depuis St. Omer jusqu'à Gravelines et de celui de la Colme depuis Watte jusqu'à Bergues et du canal de Bergues à Dunkerque (sans date, XVIIIe siècle) © Gallica / Bibliothèque Nationale de France
encore plus puissantes que celles qui avaient précédé le XIXe siècle. Cela se construisait très largement dans l'héritage des propositions de Prony, avec des ingénieurs et des agronomes qui cherchaient à penser les questions hydrauliques dans leur globalité. Cette attitude induisait des interrogations majeures sur les relations entre le drainage et l'irrigation.
Jean-Augustin Barral (1819-1884), directeur du Journal d'agriculture à partir de 1850, et Alfred Durand-Claye (1841-1888), ingénieur des ponts et chaussées et spécialiste des questions d'assainissement et d'hydraulique agricole au début de la IIIème République, menèrent des travaux d'expertise, rédigèrent des synthèses qui se fondaient sur l'expérience accumulée
et tentèrent de conjuguer l'irrigation, le drainage et l'assainissement. L'intérêt de ce type d'approche était de bien mettre en évidence la recherche d'intérêts complémentaires. À travers ces travaux, la bonification restait malgré tout l'affaire de spécialistes. L'objectif des experts était surtout de déplacer et de contrôler les zones humides, en supprimant les excès d'humidité de
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nombreuses nuances à ce schéma, voire des contradictions. Elles montrent le dynamisme de l'économie agricole dans différentes régions de zones humides, de plus en plus spécialisées au cours de l'époque moderne, aptes à utiliser les atouts des marais ou des étangs pour développer différentes activités. Les conflits étaient certes nombreux mais les exemples historiques montrent qu'il ne faut pas nécessairement les considérer comme des entraves au développement. Ils traduisent souvent le renouvellement des préoccupations économiques et sociales des acteurs concernés. Par la négociation qu'ils induisent, ils font l'objet de compromis qui permettent un aménagement des territoires. Un autre exemple montre la façon dont s'articulaient les enjeux des conflits dans le domaine de la santé publique, soit une notion qui devient une composante majeure de la conception du bien public à partir du XVIIIe siècle. Les archives de la Société royale de médecine nous montrent ainsi l'exemple d'une crise épidémique qui a frappé en 1776 le bourg languedocien de Villeneuve-lès-Avignon, en bordure du Rhône, face à la ville pontificale d'Avignon. Cette épidémie survenait au début de la mise en oeuvre de la grande enquête médicale voulue à la fois par le pouvoir politique et par le pouvoir médical de l'époque. L'enquête révèle de quelle manière les enjeux sanitaires, avec une surmortalité relative réelle, étaient instrumentalisés par ceux qui voulaient lutter contre l'aménagement
« Description générale du projet des travaux à exécuter sous Rethy [commune d'Arendonk, Belgique], pour convertir en prairies une surface de 257 hect. 90 ares 80 cent. de bruyère », Joseph Keelhoff, Traité pratique de l'irrigation des prairies, Paris, Librairie agricole de la Maison rustique, 1856, 2 vol., pl. V, fig. 3
certains espaces et en créant ailleurs des zones arrosées, comme par exemple dans les plaines d'irrigation du Comtat (département de Vaucluse) ou, au nord de Paris, dans la plaine de Gennevilliers avec des champs d'épandage destinés à recycler les boues de Paris. La question du partage des communaux et de leur mode de mise en valeur a été souvent l'objet de conflits dans l'histoire. Avec les aménagements évoqués précédemment, elle pose directement la question du bien public. Traditionnellement, l'objet des conflits était moins la propriété des zones
humides, qui est une notion assez confuse sur le long terme, que la qualité d'ayant droit. L'ordonnance des eaux et forêts de 1669 prévoyait par exemple des procédures de triage, c'est-à-dire de partage des communaux entre le seigneur et les habitants de la communauté. Il s'agissait d'une solution qu'elle n'inventait pas mais qu'elle contribuait à encourager et à développer. Certains historiens ont vu dans le manque de clarté lié à la notion de propriété un frein à l'aménagement des zones humides et à leur mise en valeur. Des thèses plus récentes apportent de
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de broutières le long du Rhône, c'est-à-dire d'espaces de pâturage construits progressivement grâce à l'alluvionnement du fleuve, dont le cours changeait. Les modifications résultaient d'ailleurs aussi des interventions humaines, une action complémentaire de plantation de végétation hydrophile permettant d'accélérer le phénomène de colmatage. Cet épisode montre comment se nouait le dialogue entre les acteurs locaux, les acteurs provinciaux, l'État monarchique et ses représentants ainsi que le pouvoir médical. On assistait à des conflits de nature scientifique qui avaient un impact sur la gestion du territoire et montraient la complexité des motivations lorsqu'il s'agissait de faire des choix sur l'utilisation des zone d'alluvionnement. Les calculs économiques sur la rentabilité des drainages et des dessèchements restaient toujours théoriques. L'expérience révolutionnaire, telle qu'elle a été analysée pour la législation de l'an II (la loi du 10 juin 1793 sur le partage des communaux, le décret du 4 décembre 1793 sur l'assèchement des étangs) montre la difficulté à mettre en oeuvre une législation prise dans la précipitation, même si elle correspondait à une réflexion menée depuis plusieurs décennies. La focalisation sur les questions sociales, en l'absence de véritables considérations environnementales, entraînait de nouveaux conflits et des catastrophes environnementales locales par surpâturage, surpêche ou disparition de digues qui assuraient la protection des terres cultivées contre les inondations et qui facilitaient les communications. Le coût économique de ces bouleversements est très difficile à évaluer. Nous pouvons porter un regard similaire sur les lois suivantes : la loi de 1807 sur le dessèchement des marais, les lois de 1854 et de 1856 sur le drainage, la loi de 1860 sur la mise en valeur des marais et des terres incultes appartenant aux communes, qui visent à intensifier la bonification tout en luttant contre les inondations par un meilleur entretien des digues. L'État entend toutefois mieux associer les populations locales à la gestion des zones humides. Je conclurai en disant que l'histoire des conflits pour l'usage et l'appropriation des zones humides constitue un cas particulièrement intéressant pour penser l'évolution de la conception du bon gouvernement et du bien public. Elle permet de comprendre que, si le concept de la tragédie des communs, formulé par Garret Hardin en 1968, est dépassé, le renversement opéré par Elinor Ostrom en 1990 ne résout pas tous les problèmes posés par la mise en oeuvre de solidarités collectives. Les conflits témoignent d'une tension perpétuellement rejouée entre intérêts collectifs et intérêts individuels. Le rôle de l'État a pu être de servir de médiateur et de participer à un rééquilibrage dans les rapports de force, en prenant en compte à la fois les aspirations sociales des ayants droit traditionnels et la nécessaire adaptation aux évolutions économiques, politiques et culturelles. Historiquement, il a consisté également à endiguer la violence qui a caractérisé à de nombreuses reprises la remise en cause de l'appropriation privée de biens collectifs en zones humides, non sans difficultés ni ambiguïtés toutefois. Le conflit exprime souvent un besoin de régulation sociale et de mise en oeuvre d'une économie morale. La nouveauté de notre époque, après les multiples constats de diminution des superficies des zones humides au cours des XVIIIe, XIXe et XXe siècles, soit par action volontaire, soit par négligence, est peut-être de prendre davantage en compte les exigences du respect de la nature dans nos approches culturelles, en considérant que l'environnement ne peut pas faire l'objet d'un forçage technique et scientifique sans que les sociétés humaines finissent par en payer le prix. L'observation fine des conflits en zones humides sur la longue durée montre que les acteurs locaux ont souvent eu une conscience empirique des bonnes pratiques qui permettaient de concilier des usages variés, même si les inégalités sociales ont entraîné des différences dans les profits qui étaient tirés de ces espaces.
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Débat
De la salle
Ma question a trait à l'actualité puisque l'un des grands axes du Commissariat général au développement durable consiste à développer le dialogue environnemental. Elle est également très directement historique. Vous avez parlé du rôle des acteurs provinciaux et régionaux. Aujourd'hui, nous nous interrogeons sur l'amélioration de la gouvernance régionale. Je sais bien que les mots n'ont pas le même sens. Les nouvelles régions pourraient ressembler à certaines provinces. Jusqu'où pouvonsnous faire cette comparaison ? qui étaient les héritiers de l'Ancien Régime. C'est cet affaiblissement qui a entraîné une confrontation directe entre la population et l'État, sans corps intermédiaire. empêchait l'exploitation des marais qui furent asséchés pour alimenter le canal] . Ceci illustre le décalage entre l'État, les communautés rurales et les gestionnaires locaux. Tout à l'heure, j'en parlais avec une personne du parc naturel régional de Scarpe-Escaut, où des projets sont mis en place, sans être nécessairement appropriés ni appliqués au niveau local. Voilà un décalage, que nous retrouvons au niveau historique.
De la salle
Tout à l'heure, vous avez évoqué la question du problème d'entretien des structures de drainage. Mon travail de thèse porte sur la vallée de L'Escaut, qui constitue un des points de conflit ressortant majoritairement. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, un système de drainage avait été mis en place dans la vallée de L'Escaut, entre Valenciennes et Condé. Toutefois, son entretien régulier sur le long terme n'était pas réalisé, ce qui conduisit à un échec presque total de l'assèchement. S'y ajoutait la question des inondations défensives. Comme le système de drainage n'était pas entretenu, d'énormes problèmes d'inondations récurrentes survenaient. De plus, il y avait des pratiques illicites de ruptures de digues ou d'aménagements de petits ponts de manière illégale. L'État était obligé d'intervenir pour arbitrer et imposer de mettre des ouvriers au travail. Il mettait également en place un impôt dédié à l'entretien des structures. La canalisation de L'Escaut, qui avait été construite au XVIIIe siècle, rencontrait de nombreuses oppositions. Les communautés rurales s'opposaient à ce que l'Escaut soit canalisé, au motif que les travaux empêcherait l'exploitation des marais qu'il fallait assécher pour alimenter le canal, ce qui s'est effectivement passé [qui
Patrick Fournier
Ces éléments perdurent en effet tout au long des siècles. En même temps, l'État lui-même, y compris dans l'Ancien Régime, a organisé parfois des travaux que, par la suite, il n'est pas capable d'entretenir.
Patrick Fournier
Il est difficile de faire une comparaison directe entre les instances du passé et les instances présentes. Jusqu'au XVIIIe siècle, un certain nombre de médiations étaient assurées par des états provinciaux, par les communautés villageoises et par les juridictions qui donnaient des capacités aux communautés de résister aux interventions extérieures. Au XIXe siècle, cela avait quelque peu périclité, en raison du triomphe de l'expertise technique. De ce fait, les possibilités intermédiaires étaient moindres. Aujourd'hui, nous assistons à un retour des lieux de dialogue entre les associations et les collectivités publiques pour parler de ces questions.
De la salle
Quel regard portez-vous sur la Révolution ? Dans une vision environnementale, la Révolution est parfois jugée de manière très sévère, pour au moins deux raisons : la libéralisation totale de nombreuses activités et le principe du droit inviolable et sacré d'une propriété très forte. Cela se traduisait par l'abolition de tous les règlements qui, sous l'Ancien Régime, limitaient par exemple la charge du pâturage.
Patrick Fournier
Cette question est assez compliquée. La Révolution avait adopté des législations que, dans l'immédiat, elle n'était peutêtre pas capable de faire respecter. On ne peut affirmer que les règles de l'Ancien Régime aient été oubliées au XIXe siècle. Dans le Midi par exemple,
Paul Allard
Au XIXe siècle, l'État utilisait les experts pour affaiblir les notables locaux,
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il existait dans l'Ancien Régime des associations de gestion des roubines ou de canaux d'irrigation. Ces structures se réorganisèrent et perdurèrent au XIXe siècle sous l'appellation de syndicats. Les traités qui abordaient le droit de l'eau au XIXe siècle faisaient beaucoup référence à la jurisprudence de l'Ancien Régime. De plus, la Révolution avait mis fin au droit seigneurial. Certains historiens y ont vu une façon de libérer l'énergie et l'initiative privées, ce qui a renforcé une forme d'individualisme. Ce changement des rapports sociaux a pu avoir un impact important en termes de gestion. À court terme, les résultats environnementaux de la période révolutionnaire ne paraissent pas très brillants. En même temps, il s'agit quand même de l'héritage de la pensée de la fin de l'Ancien Régime et la Révolution constitue un temps court peu propice à l'évaluation de politiques de longue durée.
Découverte de la nature en milieu scolaire
Paul Allard
Merci Patrick. Nous passons à présent à la communication suivante, de JeanMarie Gilardeau, Président de la Fédération nationale des associations syndicales de marais : « Quel peut être l'apport de l'expérience historique des associations syndicales de marais aux enjeux actuels de la gestion des milieux humides ? ».
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services rendus
L'apport de l'expérience historique des associations syndicales de marais aux enjeux actuels de la gestion des zones humides
Jean-Marie Gilardeau, Président de la Fédération nationale des associations syndicales de marais
Un apport à nul autre pareil
Les associations syndicales de propriétaires sont des vieilles dames ainsi qu'en atteste leur existence, constatée dès le Haut Moyen Âge. La dénomination utilisée est trompeuse dans la mesure où il ne s'agit ni d'associations ni de syndicats au sens habituel de ces termes. En réalité, les associations syndicales sont dotées d'un statut à nul autre pareil. Inutile de chercher les règles par lesquelles elles sont régies au sein de l'un des multiples codes qui peuplent l'univers juridique. Longtemps les associations syndicales ont été gouvernées par une loi du 27 juin 1865. Aujourd'hui, elles sont
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placées sous l'autorité de l'ordonnance n° 2004-632 du 1er juillet 2004 complétée par le décret n° 2006-504 du 3 mai 2006. Selon leurs modalités de création, les associations syndicales sont libres (ASL), autorisées (ASA) ou constituées d'office (ASCO). Toutes réunissent exclusivement les propriétaires des terrains situés dans leur orbite géographique Oublions les premières (ASL) qui sont des structures de droit privé pour nous intéresser aux associations syndicales autorisées (ASA) et aux associations syndicales constituées d'office (ASCO), variétés qui ont pour particularité d'appartenir à la catégorie des établissements publics. Tantôt le Préfet se contente d'agréer l'association
syndicale instituée à l'initiative d'une majorité qualifiée de propriétaires. Tantôt le représentant de l'État dans le département ordonne autoritairement la mise en place d'un groupement du même type. Que l'association syndicale soit autorisée ou constituée d'office, le régime juridique par lequel elle est gouvernée est identique. En raison de leur âge, les associations syndicales sont les gardiennes de la tradition, ce qui ne leur interdit pas de marcher du pas de la modernité. Elles sont l'incarnation du changement dans la continuité.
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La modernité de la tradition
Au regard des principes hérités de la Révolution, les associations syndicales représentent une anomalie. L'article 544 du Code civil enseigne que « la propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue ». Il en résulte que chacun est a priori libre d'user et d'abuser des biens lui appartenant. L'intérêt commun est le parent pauvre d'un tel dispositif ; raison pour laquelle la nécessité a été ressentie d'encourager, voire d'imposer, le recours à des formules associatives. En présence d'enjeux territoriaux qui intéressent de multiples propriétés privées, il est indispensable de pouvoir fédérer les énergies au service d'un projet global. Pour ce faire, la première opération consiste à délimiter le périmètre à l'intérieur duquel, les détenteurs du sol sont contraints d'agir ensemble plutôt qu'isolément. Dès lors qu'une association syndicale est autorisée ou constituée d'office, les propriétaires fonciers n'ont pas d'autre solution que d'être membre du groupement. Autrement dit, la dissidence n'est pas tolérée. De gré ou de force, chacun est astreint au respect de la discipline collective. Plus que les personnes, ce sont les biens qui sont la raison d'être de l'association. Légalement « les droits et obligations qui dérivent de la constitution d'une association syndicale de propriétaires sont attachés aux immeubles compris dans le périmètre de l'association et les suivent quelque main qu'ils passent ». Les associations syndicales de propriétaires ont fleuri là où les ouvrages, aménagements et travaux revêtent nécessairement un caractère commun. Tel est le cas des secteurs de marais où la gestion de l'eau ne saurait dépendre du bon vouloir de chacun. Originellement, les associations syndicales ont eu pour mission de contribuer au « dessèchement des marais et à l'assainissement des terres humides et insalubres ». En cela elles sont filles du naturaliste Buffon qualifiait les territoires où se mêlent terre et eau de lieux « pestilentiels où le crapaud va chercher son venin » et préconisait de les « transformer en magnifiques prairies où les moutons auraient plaisir à gambader ». Il ne faut pas s'y tromper, dans leur quasi totalité, les marais, tels que nous les connaissons aujourd'hui, sont l'oeuvre moins de la nature que des hommes. Citons, à titre d'exemple, le marais de Brouage, résultat de l'envasement progressif du Golfe de Saintonge. À l'exploitation de salines prospères fit suite une période de déclin caractérisée par l'insalubrité, vecteur d'épidémies. La situation était devenue à ce point catastrophique qu'au lendemain de la Révolution, mission fut confiée au souspréfet de Marennes - Charles-Esprit le
Le marais de Brouage © bernezac.com « pour mémoire »
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Terme - de redresser la barre. Le constat était clair : « si la perte des marais salants provient de celle des canaux qui les alimentaient, celle-ci ne résulte-t-elle pas non moins évidemment de la négligence à entretenir et récurer convenablement ces canaux ? de la difficulté d'y faire concourir les nombreux intéressés, difficulté que vous éprouvez pour le moindre travail qui concerne plusieurs propriétaires ». Une fois la remise en état réalisée au prix d'aménagements colossaux - plus de 1 500 kms de canaux et de fossés furent creusés pour assurer l'évacuation de l'eau excédentaire et le réapprovisionnement en période déficitaire - le choix fut fait de combattre « l'égoïsme, l'inertie, la jalousie et les ressources insuffisantes » de chacun et de confier non pas à l'administration mais aux propriétaires, le soin de « gérer en commun leurs affaires ». Ainsi naquirent les associations syndicales toujours en charge aujourd'hui de la gestion hydraulique du marais de Brouage. Dotées de la personnalité morale, les associations syndicales sont propriétaires des installations : réseaux primaire et secondaire ; écluses ; vannes ; prises d'eau ; digues ; levées ; chaussées... à la création desquelles elles sont à l'origine ou dont elles assurent l'entretien. Il s'en déduit une dualité de propriétés sur des éléments physiquement indissociables ; situation d'une « sombre clarté » pour le profane. Ainsi dédiées à la défense de l'intérêt commun, les associations syndicales
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de propriétaires étaient avant-gardistes. Il suffit pour s'en convaincre de consulter l'article L 210-1 du Code de l'environnement : « l'eau fait partie du patrimoine commun de la nation » et l'article L 101-1 du Code de l'urbanisme selon lequel « le territoire français est le patrimoine commun de la nation ». Prisé par le droit romain, le concept de bien commun n'a jamais cessé d'accompagner le parcours des associations syndicales. En cela elles sont au coeur de la modernité. Les associations syndicales auraient été des coquilles vides si elles n'avaient pas été dotées de moyens en adéquation avec les missions qui leur sont assignées. Le fonctionnement des associations syndicales est marqué du sceau de la démocratie. À une assemblée générale composée de tous les propriétaires et contrainte de se réunir au minimum tous les deux ans, il revient de désigner les membres de la commission administrative chargée de définir les actions à conduire. En cela, l'organisation des associations syndicales ne diffère pas de celle d'une personne morale quelconque. De manière tout aussi classique, l'association peut faire appel aux services de salariés. En pratique, il n'est pas rare que la tâche de manoeuvrer les ouvrages soit confiée à un éclusier et que la surveillance du marais, où les activités tant diurnes que nocturnes sont diverses et variées, incombe à un garde.
Parmi les outils dont dispose l'association pour arriver à ses fins et remettre dans le droit chemin les adeptes de l'école buissonnière, figurent les servitudes dont il convient de rappeler qu'elles pèsent non pas sur une personne mais sur un fonds. Pour les besoins de leur cause, les associations syndicales bénéficient de servitudes de passage qui les autorisent à conduire les engins nécessaires à la réalisation de travaux là où le besoin s'en fait sentir ; de dépôt des boues de curage et plus généralement de toutes celles dont mention est faite dans leurs statuts. Le procédé est d'une redoutable efficacité en ce qu'il permet de contraindre tout propriétaire à se plier aux exigences de l'association syndicale. Pour n'être pas nouvelle, la méthode n'en est pas moins toujours d'actualité. Il suffit pour s'en convaincre de consulter les lois récentes. De ce point de vue, la situation des cours d'eau est significative : libre circulation des sédiments et des poissons migrateurs, entretien du lit, implantation d'une bande enherbée sur les berges ; maintien d'un débit minimum... sont autant de devoirs qui revêtent la forme d'une servitude. La loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, n° 20161087 du 8 août 2016 n'est pas en reste en ce qu'il prévoit la création d'une obligation réelle environnementale, cousine des servitudes. Sur ce terrain, les associations syndicales sont en avance. Il suffit de consulter leurs statuts pour s'apercevoir qu'elles n'ont pas attendu l'explosion récente du phénomène pour se doter d'une arme
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apte à leur permettre de tenir en respect leurs éventuels ennemis. Une chose est d'avoir des projets; autre chose est de passer à l'acte. Joindre le geste à la parole suppose des moyens financiers. De ce point de vue, les associations syndicales ne sont pas démunies dans la mesure où faculté leur est offerte d'exiger de leurs membres le versement d'une taxe annuelle. Les redevances sont perçues comme en matière de contributions directes. L'intervention du Trésor Public est gage d'efficacité. D'une part, les débiteurs ont tendance à faire preuve de davantage de diligence lorsque leur interlocuteur est l'administration fiscale ; d'autre part, les procédures contraignantes sont aisément actionnées en cas de défaillance. En outre, les associations syndicales, en leur qualité d'établissement public, ont accès aux aides de l'État et des collectivités territoriales. Concrètement, là où chaque propriétaire privé doit supporter seul le coût des travaux à effectuer, l'association a vocation à se voir allouer des fonds publics. Les modalités de financement des associations sont adaptées à la réalisation d'actions d'intérêt général. Il est symptomatique de constater que la loi n° 2014-58 du 27 janvier 2014, par l'intermédiaire de laquelle la compétence en matière de gestions des milieux aquatiques et de prévention des inondations (GEMAPI) a été transférée aux communes et à leurs groupements, a assorti le dispositif de la perception d'une taxe auprès des habitants du secteur territorialement couvert. A l'évidence la tradition dont les associations syndicales sont les gardiennes n'est pas dépourvue de modernité. Symétriquement, les mêmes associations, contrairement aux idées reçues, ont une tradition de modernité. Le changement de cap est total. Le bien d'hier est devenu le mal d'aujourd'hui et inversement. L'irrigation et le drainage ont cessé d'être à l'ordre du jour. Ils ont été remplacés par la préservation des habitats naturels, des paysages et de la ressource en eau. L'heure n'est plus au labourage, mais au pâturage et au développement du tourisme et des loisirs verts (chasse, pêche, randonnée...). Qu'à cela ne tienne, les associations syndicales ont changé leur fusil d'épaule Il faut se garder de perdre de vue que la richesse du patrimoine commun que constitue le bon état écologique des eaux, la biodiversité et les paysages est étroitement dépendante du comportement des détenteurs du foncier privé qui leur sert de support. L'hostilité et/ou l'indifférence de quelques propriétaires suffisent à ruiner les efforts consentis par les autres. Qui mieux qu'une association syndicale, dotée d'un pouvoir de coercition, est à même de faire régner un ordre environnemental dès lors que celui-ci est inscrit dans ses statuts ? L'autorité de l'association syndicale est d'autant moins contestable, qu'elle constitue un bel exemple de démocratie participative. La collectivité des propriétaires regroupe des personnes privées et publiques en provenance de multiples horizons. Éleveurs, céréaliers ; chasseurs, pêcheurs, ostréiculteurs, associations de protection de la nature, mais aussi communes ; conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres,
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La tradition de la modernité
Lors de leur mise en place, les associations syndicales ont représenté un moyen de lutte contre le classicisme du droit de propriété. Au fil du temps, il leur a fallu évoluer sous peine de devenir obsolètes. Lorsque les marais ont cessé d'être bannis pour devenir bénis, elles ont su accomplir leur mue. Au moment où il était inscrit dans la loi n° 2005-157 du 23 février 2005 que « la préservation et la gestion durables des zones humides sont d'intérêt général », l'objet des associations syndicales a été substantiellement modifié. Depuis l'entrée en vigueur de l'ordonnance n° 2004-632 du 1er juillet 2004, leur mission consiste à « prévenir les risques naturels ou sanitaires, les pollutions et les nuisances; préserver, restaurer ou exploiter des ressources naturelles; aménager et entretenir des cours d'eau, lacs ou plans d'eau, voies et réseaux divers; mettre en valeur des propriétés ».
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conservatoire des espaces naturels et quelques autres s'y côtoient. La composition des associations syndicales ressemble à s'y méprendre à celle des comités de pilotage qui fleurissent chaque fois qu'il s'agit de réfléchir à la définition d'un programme d'intérêt général et à ses modalités de mise en oeuvre. La cohabitation de représentants de catégories sociales et professionnelles variées est garante de l'expression de chaque sensibilité et de la détermination d'un modus vivendi acceptable par tous. L'affirmation est particulièrement vraie dans le domaine de la détermination des niveaux d'eau. Le compromis est permanent entre les partisans d'une évacuation rapide du trop plein et les adeptes d'une humidité maximale. Les associations syndicales présentent en outre l'avantage d'être composées d'acteurs proches du terrain. L'éleveur qui vient régulièrement surveiller son troupeau ; le chasseur à l'affût du gibier d'eau ; l'ornithologue préposé au baguage des oiseaux ont une connaissance fine des lieux qu'ils fréquentent assidûment. Au gré des événements : obstruction d'un canal ou d'un fossé de nature à entraver le cheminement normal de l'eau, effondrement d'un pont, affaissement d'une berge, chute d'un arbre, fissure d'une digue, ils sont aptes à déclencher immédiatement l'alerte. À l'identique, en cas d'urgence, l'éclusier peut être mobilisé à tout moment en vue de manoeuvrer de manière appropriée les ouvrages afin de parer au risque d'inondation ou de submersion marine. Ce qui est vrai pour les biens, l'est
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également pour le comportement des personnes. L'utilisation d'un véhicule sur une chaussée détrempée, un pompage intempestif en période de pénurie, le rejet d'effluents polluants dans un émissaire, l'ouverture malencontreuse d'une barrière, la divagation d'un chien sont autant de dysfonctionnements que les représentants de l'association syndicale qui sillonnent le marais au quotidien aident à juguler. La démocratie préside aussi à la réalisation des travaux. Les entreprises spécialisées sont mises en concurrence par l'intermédiaire d'un appel d'offre. Au vu d'un cahier des charges conforme aux besoins tels que définis par les acteurs de proximité, la mieux disante l'emporte. Ensuite, qu'il s'agisse de l'ouverture du chantier ou de sa surveillance, des visites fréquentes sont organisées ce qui garantit un suivi de qualité. Regroupés au sein des associations syndicales, les propriétaires ont compris depuis longtemps que l'union fait la force. Ils savent qu'à eux seuls ils pèsent d'un poids insuffisant ce qui les conduit à rechercher des alliances, des partenariats. Dans la perspective de conduire des opérations d'envergure, les associations syndicales n'hésitent pas à se regrouper ou à adhérer à des syndicats mixtes dont leur statut d'établissement public les autorise à franchir les portes. La loi n° 2014-58 du 27 janvier 2014, en ce qu'elle a affirmé que « les communes sont compétentes en matière de gestion
des milieux aquatiques et de prévention des inondations » a jeté le trouble. Appliqué à la lettre, le dispositif aurait été annonciateur de la disparition prochaine des associations syndicales. Telle n'est pas la volonté des pouvoirs publics qui ont eu l'occasion de préciser « qu'il n'est en aucune façon question d'ôter des droits et devoirs aux propriétaires ou à leurs associations » dès lors que les intéressés s'acquittent de manière satisfaisante des obligations qui leur incombent; solution récemment confirmée par le ministère de l'écologie et du développement durable dans le cadre d'une « foire aux questions ». L'heure n'est pas à l'affrontement. Au contraire, collectivités territoriales et associations syndicales ont tout intérêt à coopérer en vue de défendre, valoriser et promouvoir ce qui mérite de l'être. Au surplus, à l'égal des autres intervenants, les associations syndicales ont leur place là où se décident de manière directe ou indirecte l'avenir des marais. Qu'il s'agisse des comités de pilotage (COPIL) Natura 2000, des commissions locales de l'eau (CLE) ou des autres instances compétentes dans les zones humides, les associations syndicales doivent pouvoir faire entendre leur voix. Les travaux du groupe national « milieux humides » (GNMH) enseignent que la survie du marais est subordonnée au maintien de l'élevage extensif. L'axiome est à rapprocher des conclusions de la loi d'avenir pour l'agriculture n° 20141170 du 13 octobre 2014 qui prône
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le développement de l'agro-écologie à travers les groupements d'intérêt économique et environnemental (GIEE). Composés majoritairement d'agriculteurs, les GIEE peuvent accueillir toute personne physique ou morale, privée ou publique, les associations syndicales de propriétaires comprises. L'agro-écologie, c'est-à-dire le mariage d'une activité productive et de la préservation des ressources naturelles, paraît particulièrement adaptée aux caractéristiques des milliers humides. Gestion quantitative et qualitative de l'eau, préservation de la biodiversité et maintien de l'élevage extensif y sont étroitement imbriqués. En l'absence d'animaux, les marais sont voués à être labourés, urbanisés ou livrés à la friche ; autant de solutions nuisibles au bon état des eaux et à la diversité biologique. La présence de troupeaux dans les prairies humides requiert la mise à la disposition des éleveurs de surfaces compatibles avec leurs besoins. Par le biais d'associations foncière pastorales (AFP), variété particulière d'associations syndicales, il peut être remédié à l'émiettement de la propriété foncière. Abstraction faite de l'appartenance de chaque parcelle, sont constitués des lots économiquement et géographiquement attractifs. Déchargé du poids de la recherche d'un hypothétique locataire, le propriétaire se contente d'encaisser le fermage perçu en son nom et pour son compte par l'association. Au surplus, les baux conclus par le canal d'une association foncière pastorale peuvent être agrémentés de clauses environnementales garantes de la pérennité du caractère humide des biens loués. L'interdiction de retourner les prairies, la limitation ou l'interdiction des apports en produits fertilisants et phytosanitaires, la prohibition de l'irrigation, du drainage et de toutes formes d'assainissement, le maintien et l'entretien des haies, talus, bosquets, arbres et fossés sont mobilisables pour contraindre le preneur en place à ne pas bouleverser les équilibres préexistants. Parallèlement, les exploitants sont invités à rejoindre un GIEE dont l'un des sièges peut être occupé par les propriétaires réunis en association. Le recours au groupement présente l'avantage de faciliter la mise en place d'équipements collectifs (parcs de contention, ateliers de découpe, magasins de vente...) et la valorisation des produits à travers la création de signes distinctifs de qualité et l'organisation de circuits de distribution appropriés (commerce de proximité ; restauration collective...). Autant de solutions bénéfiques pour la survie de l'élevage et, par ricochet, pour la biodiversité, les paysages et le bon état des eaux. Plutôt que la voie de la constitution d'un groupement, le partenariat peut emprunter celle de la contractualisation. Nul besoin de faire émerger une personne morale pour participer à une action commune. En matière de fourniture réciproque de services, la convention a fait ses preuves. Comme tout un chacun, les associations syndicales de propriétaires sont des contractantes potentielles. Dans le cadre du réseau Natura 2000, l'option a été choisie, à l'échelon national, de privilégier la concertation plutôt que la coercition. La protection des habitats qui abritent des espèces animales et/ ou végétales remarquables a vocation à être assurée par l'intermédiaire de la conclusion de contrats entre l'État et tous titulaires de droits réels ou personnels, au premier rang desquels figurent les propriétaires du sol inclus dans le périmètre à préserver. Concrètement, l'association syndicale, en considération des canaux et fossés soumis à son autorité, peut accepter d'apporter sa pierre à la préservation de la faune et de la flore. En contrepartie de l'adoption de méthodes et de périodes de curage compatibles avec la vie aquatique et rivulaire, l'association perçoit une rémunération. Le procédé est reproductible à l'infini. Une autre illustration en est fournie par les contrats territoriaux de marais. Autour de la table de négociations, sont réunis l'agence de l'eau, le Conseil régional, le Conseil départemental, les établissements publics de coopération intercommunal (EPCI), les communes, les associations syndicales et plus généralement toute personne susceptible de contribuer à la réussite du projet. L'entretien des ouvrages et du réseau hydraulique, la lutte contre la prolifération des espèces invasives, la protection contre les inondations et les submersions marines, la gestion des eaux pluviales, le soutien de l'élevage sont autant d'actions qui peuvent être
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mises au menu. En fonction des besoins et des attentes de chacun ainsi que des contraintes techniques et financières, il est procédé à une répartition des rôles entre les divers protagonistes. Dès l'origine, les signataires de la convention connaissent avec précision leurs droits et leurs obligations. Le principe du contrat est que les parties rédigent ellesmêmes le texte appelé à devenir leur loi. La conséquence en est que seuls sont engagés ceux qui en manifestent la volonté et que chaque clause est adaptable, eu égard aux circonstances de l'espèce. Qui peut le plus peut le moins. La conclusion d'un contrat complexe n'exclut pas celle de conventions à spectre plus réduit. Tel est le cas de l'accord par le biais duquel est organisé entre le comité régional des pêches et une association syndicale le repeuplement des canaux et fossés en anguilles. Le contrat peut également servir de support au développement des activités de tourisme et de loisirs. Les conditions d'utilisation d'un canal syndiqué par une association de pêcheurs ou d'un parcours de découverte de la nature par les promeneurs seront conventionnellement définies ce qui réduira à due concurrence les risques de fréquentation anarchique des lieux et d'exactions subséquentes.
L'espoir fait vivre
Il ne fait pas de doute que les associations syndicales de propriétaires sont à la croisée des chemins. Á l'évidence, les propriétaires ont vocation à occuper les premiers rôles sur la scène des milieux humides. Par essence, ils sont conservateurs, ce qui les prédispose à apporter leur pierre à la sauvegarde des marais auxquels ils sont attachés non seulement patrimonialement mais, plus encore, culturellement. Forts d'un indéniable savoir-faire, les propriétaires ne doivent pas s'endormir sur d'hypothétiques lauriers. Les associations syndicales qui choisiront de camper sur un passé révolu sont condamnées à disparaître, celles qui accepteront de se tourner vers le futur, auront voix au chapitre. Par-delà les associations syndicales c'est l'avenir des milieux humides qui est en jeu. Les schémas, les plans, les zones, les mesurwes incitatives et coercitives se superposent et s'entrecroisent à un rythme effréné sans que soit stoppée l'hémorragie dont sont victimes les marais. Les remèdes sont connus. Le premier a pour nom simplification et harmonisation. Les milieux humides ploient sous
le poids des réglementations : zones humides d'intérêt environnementale particulier (ZHIEP), zones stratégiques pour la gestion de l'eau (ZSGE), zones de protection quantitative et qualitative des aires d'alimentation des captages d'eau potable, zones d'érosion, zones de rétention temporaire des eaux de crue et de ruissellement, zones de mobilité du lit mineur des cours d'eau en amont des zones urbanisées, parcs naturels régionaux, sites classés, réserves naturelles, sites Natura 2000, arrêtés de biotope, trames vertes et bleues se chevauchent au point que les associations syndicales - et pas qu'elles - ne savent plus à quel bureau d'études se vouer lorsque la moindre initiative oblige au respect préalable de procédures longues et coûteuses au titre des incidences hydrauliques (police de l'eau), écologiques (Natura 2000) et paysagères (sites classés). Les éleveurs sont logés à la même enseigne, empêtrés qu'ils sont dans l'imbroglio des mesures agroenvironnementales (MAE), des indemnités compensatrices de handicap naturel (ICHN), des bonnes conditions agronomiques environnementales (BCAE) et des exonérations fiscales. La multiplication tant de comités de pilotage et de suivi pléthoriques que des formalités inhérentes à toute tentative de sortir de l'ornière dans laquelle
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s'enlisent les milieux humides suffit à décourager les plus téméraires. Afin d'éviter la cacophonie, le pouvoir de décision doit être concentré en un lieu unique. Pendant qu'il est encore temps, il importerait de procéder à une purge drastique du dispositif réglementaire disparate auquel obéissent les marais. Tous ceux qui sont farouchement opposés à la disparition des milieux humides formulent le voeu d'une mise en chantier d'une loi en leur faveur. La montagne (L. n° 85-10; 9 janvier 1985), le littoral (L. n° 86-2 ; 3 janvier 1986) et la forêt (L. n° 85-1273, 4 décembre 1985) n'ont dû leur survie qu'à l'adoption de mesures législatives dont ils étaient l'unique cible. Plus de trente ans plus tard, il est « urgentissime » de concevoir un régime spécifique à destination des lieux de rencontre entre terre et eau. À défaut, le constat sera dramatique : les marais se meurent, les marais sont morts.
L'agro-écologie - Élevage dans les Deux-Sèvres
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services rendus
Le groupe de référents en zones humides
Comment a-t-il développé depuis 25 ans des questionnements multidisciplinaires pour la revue « Zones humides info », éditée par la Société nationale de protection de la nature
Francis Muller, Fédération des Conservatoires d'espaces naturels, Président du groupe de réflexion sur les zones humides1
Le titre de mon intervention est effectivement quelque peu tarabiscoté, mais il est difficile d'introduire ce propos, qui aurait pu se placer dans l'une ou l'autre des trois séances. Parallèlement aux recherches du Groupe d'histoire sur les zones humides, le groupe de référents en zones humides que je préside apporte une expertise sur les sujets qui sont en rapport avec les zones humides. En discutant avec des collègues de ce groupe pour cibler ce qui pouvait s'avérer déterminant dans le cas des zones humides, les questions de service rendu et de perception reviennent souvent dans nos approches. Nous pouvons noter qu'une certaine déconnexion s'est produite dans le courant du XXe siècle. Une rupture s'est
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ainsi opérée en bien des endroits, pas pour tout heureusement. De ce fait, nous devons désormais revoir ce qui fonctionne encore, réinventer et mieux appréhender les zones humides. Le groupe « zones humides » a été créé en 1991, il y a donc 25 ans, à la demande du ministère de l'Environnement, avec 16 experts. Il s'agissait d'oeuvrer, au-delà de toute chapelle, à la sauvegarde des zones humides. Depuis lors, la Société nationale de protection de la nature a soutenu dans la durée le secrétariat et les autres fonctions nécessaires à ce groupe, puisant dans ses fonds propres pour compléter les subventions reçues du ministère. Le groupe disait en 2010 dans sa fiche de présentation, que ces écosystèmes « si particuliers et utiles, croisent tant
de politiques publiques, sans être inclus dans aucune. » La situation a peut-être changé. Quelques années plus tard, elles ont fini par avoir une place dans les politiques publiques. Ce groupe était apparu à un moment de creux. Nous voyions déjà poindre la montée d'une prise de conscience des menaces qui pèsent sur la nature. Nous constations que la politique de l'eau privilégiait surtout les usages économiques. Le ministère de l'Environnement s'appuyait alors principalement sur les espaces protégés. Au fil des 25 ans passés, maints sujets ont été abordés. En 1991, le projet de loi sur l'eau était examiné au Parlement.
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Le Groupe « Zones humides », agitateur d'idées depuis 1991 : http://www.snpn.com/IMG/pdf/ 4pages_Groupe_Zones_Humides.pdf
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Assez rapidement, au début des années 1990, notre groupe réfléchissait, avec le ministère de l'Environnement, aux éléments constitutifs du plan d'action gouvernemental en faveur des zones humides, dans le prolongement du plan national de recherche concernant ces milieux, volet recherche qui n'a pas été repris dans les trois plans opérationnels, même si la recherche y est restée sous-jacente. Je souligne les débats et les essais destinés à faire passer une indemnité spéciale liée aux zones humides. Plus récemment, après une participation au Grenelle de l'Environnement, a été mis en oeuvre le travail pour le troisième plan d'action pour les milieux humides, qui est désormais en vigueur. Une difficulté pour la visibilité de notre groupe vient sans doute du fait que le ministère de l'écologie a créé récemment un groupe national « zones humides ». Nous sommes un groupe informel, qui peut s'autosaisir de divers sujets et qui n'est pas en rapport avec un plan d'action en tant que tel. Un des outils principaux de notre groupe est la revue « Zones Humides Infos »2 . Je vous propose de vous y abonner, sous format papier ou bien en ligne, c'est gratuit 3 . Le nombre d'abonnés est assez important, avec 2 769 destinataires. Si notre production est partie d'une petite feuille de chou pour devenir une vraie revue, c'est aussi parce que la matière a toujours été abondante. Notre groupe a toujours été à l'affût des sujets, qu'ils concernent l'actualité du moment ou que nous nous permettions de développer des thèmes indépendamment de cette actualité. « Zones Humides Infos » fonctionne avec une ouverture et une transversalité importantes. La revue permet à tous types d'auteurs de venir croiser leurs regards. Les questions sont fort variées. Elles vont de l'approche des territoires à des prospectives de politique de gestion. La démarche participative est vraiment présente puisque chacun apporte ce qu'il a et ce qu'il est. L'approche est plurielle et opérationnelle puisque nous essayons de chercher des expérimentations stratégiques et locales. L'élément marquant est l'ancrage dans le réel. Ainsi, nous allons voir ce qui se fait dans les territoires, en apportant des faits, des critiques et des informations. La foison des sujets abordés reflète celle du monde des zones humides. Nous avons eu l'idée de disséquer les différentes pratiques en rapport avec les zones humides. Nous avons produit des numéros originaux, par exemple sur les zones humides sacrées ou leur place dans la littérature. Si vous-mêmes êtes intéressés, vous avez la possibilité de nous proposer des sujets et des articles. Deux exemples illustrent la manière dont nous pouvons aborder un sujet, avec, toujours, des regards scientifiques, techniques et juridiques qui sont développés : · Le tout dernier sujet traité est le rapport entre l'épuration et les zones humides 4 , avec une contribution des agences de l'eau à l'éditorial. Ainsi, l'agence de l'eau Artois-Picardie parle des rivières eutrophisées. · L'autre exemple concerne les formes de pâturage où on constate l'importance
La Loire à Orléans - Les zones humides et leur place dans la littérature
Découvrir la revue et télécharger ses dossiers : http://www.snpn.com/spip.php?rubrique23 3 Pour s'abonner : http://www.snpn.com/spip. php?article1616 4 ZHI n°86-87, 2015, Zones humides et épuration. http://www.snpn.com/IMG/pdf/ZHI_86-87_Epuration_et_zones_humides_v1.pdf « pour mémoire »
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de l'utilisation des zones humides. Dans la préface, Jean-Louis Joseph, président en 2012 de la Fédération des parcs naturels régionaux de France, posait la question : « Peut-on vivre de l'élevage en zones humides ? ». Dans notre revue 5 , nous avions recueilli les témoignages de quatre éleveurs et mis en avant la nécessité d'avoir une vision des zones humides en tant que zones utiles, en arrivant si possible à la mise en oeuvre d'une indemnité compensatoire, qui n'a pas encore été obtenue. Qu'est-ce qui peut motiver le public dans ses interfaces avec les zones humides ? La biodiversité est un des sujets que nous avons tendance à mettre en avant, mais il en existe bien d'autres. Au fil des 25 années d'existence du groupe, nous nous sommes rendu compte que des évolutions positives sont apparues. On ne parlait alors guère des zones humides dans la politique de l'eau. Ce n'est plus le cas. Pour terminer, quels sujets pourraient nous occuper pour les prochaines années ? Nous nous sommes déjà interrogés sur les zones humides en ville et sur l'évolution des images des zones humides dans le public. Parvenir à toucher un plus large public sera un des buts que nous allons poursuivre, tout comme le maintien des enjeux agricoles. Le triptyque « éviter, réduire, compenser » nous inquiète : il va nous falloir envisager la manière dont nos zones humides vont passer à travers cela.
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ZHI n°75-76, 2012, L'élevage en zone humide. http://www.snpn.com/IMG/pdf/ZHI_75-76_Elevage_en_zone_humide.pdf
Paturage équin : importance et utilisation des zones humides n° hors série - printemps 2017
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Débat
Paul Allard
Nous avons le temps pour une question. effet dans le cas typique de la mauvaise application de la pensée totalisante que propose aujourd'hui la pensée des services écosystémiques, qui oublie qu'une typologie dépend déjà du type d'usage et services écosystémiques utilisés. Aujourd'hui, il me semble que nous rencontrons de nombreux cas de contradictions des politiques publiques.
Guillaume Werber
La vision de l'approche écosystémique qui nous a été présentée est très positive. Je crains l'approche totalisant: elle laisserait penser que c'est ce qui permet de tout faire, en oubliant qu'en de nombreuses situations, elle peut entrer en contradiction avec d'autres politiques publiques, notamment au titre de la conservation de la biodiversité. Nous n'avons pas encore établi de typologie qui permettrait de déterminer dans quel type de situations ces approches, les services écosystémiques et la conservation de la biodiversité, sont absolument incompatibles ou compatibles. Par exemple, dans une situation où un habitat est extrêmement dégradé du fait de l'agriculture intensive, il n'y a aucune difficulté à mettre en place une approche écosystémique pour servir les approches de conservation de la biodiversité. Il s'agit typiquement de la mise en place du paiement de services environnementaux. Les indemnités spéciales pour les zones humides qui visent à encourager l'élevage extensif dans les marais paraissent légitimes et efficaces. Sur France Ô, un reportage vient de proposer l'épuration secondaire des eaux usées par les mangroves naturelles. Il convient de nous montrer prudents en la matière. Nous nous trouvons en
Francis Muller
Dans les différents usages des zones humides, il y a heureusement des cas où les différents intérêts se recoupent. Je lisais récemment un excellent rapport suisse sur le cas des tourbières, avec des usages possibles permettant à la fois la préservation de la biodiversité, le maintien et l'augmentation du stock de carbone et d»autres services au public. Nous devons nous montrer attentifs, lorsque nous examinons des projets, à mentionner les cas où la compatibilité s'avère impossible.
Paul Allard
Les services écosystémiques ne sont évidemment pas la panacée. Comme le sujet est à la mode, tout le monde en parle. Je vais maintenant passer la parole à Bernard Picon, directeur de recherche émérite au CNRS en sociologie, qui va évoquer les conflits d'usage dans les zones humides dans le delta du Rhône, plus particulièrement en Camargue.
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services rendus
Les conflits d'usage dans les zones humides du delta du Rhône (Camargue)
Bernard Picon, Directeur de recherche émérite CNRS en sociologie, UMR 7300 ESPACE, Arles, université de la méditerranée.
complexité qui en résulte à l'aide une approche interdisciplinaire mêlant les sciences de l'homme et les sciences de la nature. On peut aussi y interpréter la Camargue comme une part symbolique de l'histoire coloniale de la France, la violence en moins. Au XIXe siècle, le géographe Elisée Reclus écrivait dans sa géographie universelle1 : « Si la France a l'ambition d'utiliser les recherches que la terre la plus féconde lui offre spontanément, il faut qu'elle sache assainir et mettre en culture les plaines aujourd'hui redoutées de la Camargue. Depuis des milliers d'années, les Égyptiens savent profiter des trésors du Nil. Il serait convenable que les Français apprissent à se servir aussi des présents du Rhône. Les solitudes de la Camargue, comme celles de la Crau, peuvent être changées en campagnes riches et peuplées. Elles le seront dès que, à la suite de l'assainissement, l'âpre travail du petit cultivateur y sera sollicité par la possession du sol. Actuellement, toutes ces étendues
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Camargue © J-E Roche (PNRC)
Cette intervention sur les conflits d'usage qui ont configuré la Camargue peut, au-delà de son aspect monographique, nourrir une réflexion plus générale sur le devenir des zones humides. Les conflits d'usage y sont indissociables des conflits de représentation qui s'y sont succédé dans le cadre de
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contextes économiques et idéologiques évolutifs et souvent contradictoires: l'économie de l'adaptation, l'économie de la transformation, la préservation de la nature, le développement durable. Aucun des nouveaux usages n'ayant fait disparaître les anciens, il est intéressant d'interpréter toute la
E. Reclus, Géographie universelle, Hachette, Paris, 1877
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se composent de vastes domaines, que nul paysan n'a intérêt à mettre en culture ». Le géographe pensait qu'une réforme agraire résoudrait le problème. L'idéologie de la colonisation apparaît alors à travers de multiples références au delta du Nil et à l'outre-mer. Des propriétés en Camargue se nomment « Louisiane », « Cameroun », « Tonkin » ou « Japon ». De plus comme dans toute conquête coloniale, il est nécessaire, pour justifier l'appropriation du sol, de dévaloriser l'indigène. L'ingénieur des ponts, François Poulle 2 , qui avait été missionné pour mettre ce territoire en valeur, affirmait : « Tel est l'habitant des Saintes, rien n'est ni sain ni sacré pour lui. Comme homme civilisé, il n'a que les vices de l'état social. Comme homme de la nature, toute vertu lui est étrangère. C'est un être essentiellement immoral, qui souffre impatiemment toute domination et dont la liberté farouche ne rêve que de pillages et ne respire que la rapine ». Les rapports des officiers partis à la conquête du Maroc et du Sahara affirmaient exactement la même chose. La très grande propriété a survécu, car elle a pu profiter d'une innovation technologique considérable, la machine à vapeur, qui permettait aux propriétaires d'utiliser des pompes et des canaux pour puiser et répartir l'eau douce du Rhône pour dessaler les sols de Camargue. Contrairement à ce qui se produit pour toutes les zones humides atlantiques, avec le déficit hydrique méditerranéen de 500 mm, ici, c'est l'homme qui met en eau, c'est la nature qui assèche ou qui parfois inonde. Pour maîtriser les inondations du Rhône, on a progressivement établi des digues le long du fleuve, achevées par les grandes digues de 1869 sous le règne de Napoléon III. Mais on s'apercevait que la protection contre les inondations constituait un facteur limitant majeur de la mise en culture. En effet, la région présente un fort déficit hydrique. Les nappes phréatiques sont salées. Le déficit hydrique se traduit par une évaporation de l'eau salée des nappes, qui remonte à la surface du sol et stérilise la Camargue. Au temps où le Rhône inondait naturellement la plaine, l'eau douce permettait les cultures. Puis la construction des digues bloquant les crues, les pompes à vapeur ont permis de compenser artificiellement le mécanisme naturel des crues du Rhône et de créer une inondation artificielle. Actuellement, on introduit dans ce delta jusqu'à environ 400 millions de mètres cubes d'eau douce par an pour les besoins de la riziculture qui s'est développée après la dernière guerre. La conquête agricole, qui coûte très cher quand il faut creuser des canaux d'irrigation et des canaux de drainage, fut d'abord rentabilisée par la viticulture. À l'époque de la crise du phylloxéra, la seule solution pour lutter contre l'insecte consistait à submerger les vignes en hiver. La Camargue se couvrait de vignes, ce qui permit de rentabiliser le système artificiel de mise en eau et de drainage. Cette importante mise en valeur, comme dans les processus coloniaux, générait des formes de résistance des acteurs locaux contre les énormes opérations d'appropriation du territoire par des compagnies privées. Cette résistance prit une forme culturelle. Le Félibrige, en Provence, était un mouvement culturel savant qui visait à maintenir à tout prix la langue et la culture provençales. De ce point de vue, la résistance des marais à la mise en valeur agricole de la Camargue symbolisait pour une part la résistance de la Provence à la France. Le chef des Félibrige, qui mettait en valeur l'idée de résistance de la Camargue, le marquis de Baroncelli3 , écrivait : « En Camargue, il faut bien se le dire, deux ennemis acharnés sont aux prises : d'un côté, ce que l'on veut bien appeler le progrès, avec son cortège de machines et de destructions, ses nivellements, ses défrichements, ses digues, ses soldats ; de l'autre, la nature, la terre vierge, mère des taureaux et des chevaux sauvages, des flamants, des mirages, des légendes, de la poésie, avec ses soldats aussi, moins riches d'argent mais plus riches de coeur et de mémoire, les poètes, les savants, les gardians, les pêcheurs, les gitans ». Cet affrontement entre l'idée productiviste et protectionniste, sans aucune nuance, n'a pas abouti à une situation comportant un vainqueur et un vaincu mais à une complexification du territoire.
M.Poulle, Etude de la Camargue ou Statistique du delta du Rhône, Arles 1837 3 F de Baroncelli-Javon, préface de la Camargue gardiane, de D'Elly, 1938 « pour mémoire »
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Lors de la politique d'aménagement du territoire des années 1960, pour compenser les nuisances générées par les zones industrielles, il fallait offrir aux citoyens des zones naturelles de détente. Ainsi, Olivier Guichard se battit pendant six ans pour obtenir que la Camargue soit classée comme parc naturel régional, en même temps qu'était créée la zone industrialo-portuaire de Fos-sur-Mer. Les propriétaires de Camargue, qui s'étaient lancés dans la riziculture industrielle, s'opposèrent à l'idée de parc. Leur résistance dura six ans. À l'issue de cette période, le parc fut créé, avec le statut très particulier de « fondation privée ». Cette situation a perduré pendant 30 ans. Ce système de gestion a cependant bougé très fortement avec le retour des inondations : les digues de Camargue ont cédé trois fois à la force des eaux en 1993, en 1994 et en 2003. Ces ruptures de digues ont créé des conflits de représentation absolument phénoménaux. Avec le parc était entrée dans les têtes l'idée que la Camargue était un espace naturel. D'espace naturel protégé, la Camargue devenait, notamment dans les représentations faites par les médias, un polder agricole et salinier à risques. En effet, le fleuve, plus haut que la plaine, la remplit quand il déborde. Nous sommes alors entrés dans une toute nouvelle phase de gestion de la Camargue. Jusque-là, les digues de Camargue étaient gérées sous la forme d'associations territoriales, selon un système censitaire hérité du Second Empire, impliquant de posséder plus de 100 hectares de terres pour avoir un droit de regard sur leur gestion des digues. C'était donc les grands propriétaires qui les géraient. Lorsqu'elles cédèrent, les zones les plus inondées furent les lotissements abritant les couches populaires, qui habitaient dans les zones basses. Ces personnes créèrent une association de Camarguais et de sinistrés, qui représentait une rémanence de la lutte des classes. Ils s'apercevaient que les grands propriétaires géraient non seulement les digues du Rhône mais aussi le parc de Camargue. Dès lors, ils revendiquaient l'idée que le parc de Camargue devrait entrer dans le statut normal de tous les parcs. Ils obtinrent la création d'un groupement d'intérêt public mais la décision fut annulée devant les tribunaux saisis par un propriétaire. Au bout de deux à trois ans, on a abouti au statut de syndicat mixte du parc de Camargue. En quelque sorte, les inondations et l'arrivée du risque « ont remis les pendules à l'heure » dans la gestion de la Camargue. Je m'interroge cependant sur un point. Dans les salins du Midi, les agriculteurs
Salins-du-midi © Arnaud Bouissou - Terra n° hors série - printemps 2017
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amènent de l'eau douce pour dessaler les sols. Cette eau est drainée vers l'étang de Vaccarès, qui se trouve au centre de la Camargue. Cet étang et les étangs inférieurs ont été achetés par la compagnie des Salins du Midi, Péchiney à l'époque, pour y faire du sel. Il y avait donc une incompatibilité de gestion de l'eau entre l'industrie salinière au sud, qui amenait de l'eau salée, et les agriculteurs, qui drainaient les eaux douces. Après des conflits et des procès, l'État, avec l'aide de la Société nationale d'acclimatation de France, a eu l'idée de créer une réserve intégrale de la nature dans cette zone conflictuelle. Nous pouvons dire qu'un acteur agricole a conquis le delta, qu'il s'est trouvé en opposition avec un deuxième acteur économique, l'acteur salinier. Le conflit entre ces deux acteurs économiques a donné lieu à la création d'une réserve naturelle. Ceci est très intéressant : nous nous trouvons dans le cadre d' une « production sociale de la nature ». Aujourd'hui, l'industrie salinière vient de vendre 6 000 hectares limitrophes de la réserve nationale au Conservatoire du littoral, et l'on a la sensation que l'on est en train de fabriquer une Camargue à deux vitesses : une Camargue complètement protégée au sud, une Camargue agricole au nord et sur les bourrelets du Rhône. La Camargue agricole est en train de développer des formes très bizarres de maraîchage intensif, avec l'introduction d'intrants, qui finissent par arriver dans le système de Vaccarès. Lorsqu'on nous parle de la nécessité de la gestion intégrée, je me dis que nous faisons machine arrière. En effet, nous sommes une fois de plus en train de laisser une zone agricole assez polluée cohabiter avec une réserve intégrale, ce n'est pas cela le développement durable.
Débat
Raphaël Morera
Pour revenir sur la colonisation, en 1639, Louis XIII avait repris la politique d'assèchement. Il affirmait que, dénuée d'un vaste territoire colonisé dans les Amériques, la France devait assécher les marais. Au niveau de l'implication de l'État et des autorités, pouvons-nous faire un parallèle entre ce qui se passait en Camargue et dans le Languedoc, avec l'aménagement de la Grande-Motte au cours des années 1960 ?
évolutions successives très marquées. Pendant une quarantaine d'années, nous avons vécu un effet d'aubaine, notamment ces dernières années. Les terres de riz conventionnelles, c'était le « jackpot ». Toute autre culture était disqualifiée. Comme la politique agricole commune a changé, les cartes sont désormais revues. Nous comprenons que la culture du riz est amenée à être remplacée par le maraîchage industriel.
Bernard Picon
La mise en parc de la Camargue s'explique à la fois par la création de la zone industrielle de Fos et par le plan Racine de mise en valeur touristique du littoral du Languedoc. Il était hors de question, pour Olivier Guichard, que les zones résidentielles touristiques et balnéaires se mélangent aux zones industrielles. La Camargue avait donc été érigée en coupure verte, entre le littoral languedocien et le secteur de Fos.
De la salle
Vos analyses sont toujours passionnantes et éclairantes. Nous nous trouvons à un moment intéressant. Comme vous l'avez évoqué, la Camargue a connu des
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regards complémentaires
Comment le Conservatoire du littoral a-t-il agi en faveur de la préservation des zones humides des territoires français d'Amérique ?
Alain Pibot, Délégué adjoint Outre-mer, Chargé des rivages français d'Amériques
Zones humides et territoire humide
Lors d'un récent entretien d'embauche pour un poste destiné à la promotion des zones humides en Guyane, alors que nous posions à un candidat la question « Qu'est-ce qu'une zone humide », celui-ci nous regarda interloqué et le plus naturellement du monde nous répondit que la question lui semblait difficile étant donné que toute la Guyane est une zone humide. Réponse tout à fait pertinente.
La notion de zone humide sur ces territoires bénéficiant d'un régime climatique équatorial ou tropical insulaire est en effet complexe et la définition de ces espaces qualifiés d'humides varie selon le point de vue d'où l'on se place. Que l'on considère la définition proposée par la Convention de Ramsar qui projette les zones humides en mer jusqu'à des fonds de 10 m ou les applications phytosociologiques qui définissent des micro-stations hydromorphes de quelques centimètres carrés, le champ d'application des zones humides au sein des rivages français d'Amérique n'exclut finalement que peu d'espaces, les zones de déserts secs comme la
Pripris de Yiyi Commune de Sinnamary Guyane © Alain Pibot - Conservatoire du littoral
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plaine des pétrifications en Martinique, les plages, les zones artificialisées et les quelques forêts sèches devenues rares en versants sous le vent et mornes secs entrecoupées de bas fonds humides. Autant dire que la gestion des zones humides au sein des territoires français d'Amérique relève tout simplement de la gestion globale des territoires. C'est là une notion bien différente de la perception européenne dont la biogéographie permet plus de clivages entre ce qui relève d'une zone humide ou non. Une bonne manière d'évaluer l'importance des zones humides pour les populations gouvernantes est de relever leur représentation et prise en compte dans les principaux textes de planification territoriale que sont les schémas d'aménagement régionaux (SAR) de chacun de ces territoires, ou les plans locaux d'urbanisme pour Saint Martin et Saint Barthélemy. Si l'on prend l'exemple du SAR de Guyane, le terme de « zone humide » y apparaît 81 fois, mangroves est cité à 164 reprises, et marais à 138 reprises, illustrant ainsi le constat d'un profond et omniprésent encrage de ces écosystèmes au sein du territoire. Il est même précisé que 99 % de la frange littoral sont occupés par des zones humides, mangroves et marais (Pripris), y compris en façade des principales zones urbaines que sont Cayenne et Kourou. Mais malgré ce constat, les zones humides disparaissent littéralement de l'identification des enjeux régionaux. Quant aux préconisations, elles portent sur 3 domaines : · la gestion des risques (limitation de l'implantation d'enjeux humains à proximité de zones humides) ; · la gestion de la qualité des masses d'eau (politique de l'eau centrée sur l'approvisionnement des populations humaines en eau potable) ; · la gestion des accès, les cours d'eau représentant en Guyane des infrastructures importantes de communication. Pour ce qui est de la gestion écologique des zones humides, « il est recommandé aux collectivités et aux gestionnaires d'espaces de caractériser leur état de conservation, se fondant sur un système d'évaluation adapté à la Guyane, et par le développement des réseaux de mesure »1 . Il est de plus précisé page 284 que les préconisations du SAR ci-dessus, n'ont pas de portée prescriptive... Ce document, pourtant sans doute le plus avancé en matière de prise en compte des écosystèmes de zones humides, illustre parfaitement le cadre général des zones humides dans les territoires français d'Amérique, omniprésentes, aujourd'hui globalement reconnues pour leur importance structurelle et pour les services qu'elles rendent à nos sociétés (pour les principaux d'entre eux), mais profondément incomprises, méconnues et finalement bien embêtantes. Alors, à défaut de les gérer, on préconise de les étudier un peu plus, et de viser quelques-uns des objectifs cartésiens et bien pratiques imposés par les textes les plus complets que sont la loi et la directive cadre sur l'eau. Quant à l'occupation surfacique, il est généralement rappelé qu'il est interdit de changer la destination d'une zone humide, mais il faut être expert pour en trouver une formulation qui incite les collectivités locales à reprendre cette préconisation comme un pilier inébranlable de la structuration du territoire. Autre indicateur intéressant et permettant d'illustrer la négligence institutionnalisée à l'égard des zones humides sur ces territoires ultramarins, la promotion et la reconnaissance par la labellisation et l'inscription au patrimoine mondial, notamment via l'inscription au registre des zones humides d'importance internationale. Avec plus de 83 000 km², la Guyane compte 3 sites Ramsar, (à titre de comparaison, l'Irlande avec ses 70 000 km² en compte 45), la Guadeloupe 1, la Martinique 1 et Saint Martin 1 (en très mauvais état pour ce qu'il en reste).
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Schéma d'Aménagement Régional de la Guyane - Projet de SAR arrêté le 15 janvier 2014 - p281
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Bref, les zones humides structurent les territoires français tropicaux d'Amérique, mais aucun acteur hors parcs nationaux et régionaux n'est encore prêt à y consacrer les moyens nécessaires à une conservation à la hauteur des enjeux engagés et des services rendus.
Comment dire !
La première loi nationale sur l'eau (Loi 64-1245) est adoptée en France en 1964 suite au constat de dégradation accélérée de la qualité des eaux dans le contexte d'industrialisation d'après guerre. Cette loi propose de découper le territoire en six bassins hydrographiques disposant chacun d'un comité de bassin regroupant tous les acteurs de la gestion des eaux et des milieux aquatiques. Sur chacun de ces six bassins une agence de l'eau est créée pour établir, percevoir et redistribuer la redevance sur la consommation de l'eau. Cette redevance doit servir à financer toutes les opérations de dépollution, en particulier le financement du réseau des stations d'épuration, mais aussi les réseaux de distribution et de collecte. L'outre-mer sera totalement oublié par cette démarche et il faudra attendre 30 ans et la nouvelle loi sur l'eau de 1992 pour que des comités de bassins soient créés en outre-mer, avec le premier en 1996 en Martinique, le dernier en 2005 à Mayotte 2 . Mais sans agence perceptrice de redevance, le comité n'a qu'une fonction consultative, autant dire un souffle d'alizés dans les frondes de palétuviers. Ce n'est qu'en 2000 que la loi d'orientation pour l'Outre-mer prescrit la création, dans chaque département d'outre-mer, d'un office de l'eau et que trois ans plus tard, la loi de programmation pour l'outre-mer autorise les offices de l'eau à percevoir la redevance eau. Mais encore faut-il avoir la volonté et les moyens de le faire (en 2017, une grande partie des consommateurs ne paient pas leur eau, et donc leur redevance dans ces territoires). Afin de mettre en oeuvre l'ensemble de la politique de l'eau, un Office de l'eau et des milieux aquatiques (ONEMA) est créé par la loi sur l'eau de 2006. L'une des missions de ce nouvel établissement devait porter sur l'exercice de la police de l'eau en relation étroite avec
2 Outre-mer : les oubliés des lois sur l'eau. 2011, Gérard Borvon http://seaus.free.fr/spip.php?article11
Quelle gouvernance des zones humides dans ce contexte spécifique ?
Le contexte d'omniprésence des zones humides sur ces territoires français tropicaux d'Amérique a poussé très légitimement peuples et gouvernants à lutter contre leur présence et tenter de les dominer, de les domestiquer et même le plus souvent de les faire disparaître pour imposer des espaces jugés plus favorables aux activités humaines et aux bien être des populations. En ces régions tropicales, les zones humides ont très longtemps, et sont encore souvent synonymes de risques sanitaires liés au paludisme, à la dengue, au chikungunya, à la bilharziose, aux amibiases, autant d'endémies attribuées, à tort ou à raison, aux zones humides et qui ont contribué à l'émergence de nombreux contes et mythes généralement péjoratifs sur les zones humides. Djenn, Soukounian, Volants, Bet a mam ibé, Mamanglo, Krapo Kadnasé, Chouval twa pât, et autres démons sortis des eaux parsèment le chemin des gestionnaires d'espaces naturels de ces régions aux cultures riches et fortes. C'est ainsi que partout où l'homme a pu déraisonnablement combler, drainer, assécher les zones humides, il a engagé des travaux individuels ou collectifs pour domestiquer cette nature « hostile ». Mais cette situation n'est pas exceptionnelle et a été observée à peu près sur tous les continents et sous toutes latitudes tempérées et tropicales. Alors pourquoi les zones humides restent-elles encore à ce jour malmenées dans nos territoires d'outre-mer ?
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les services de l'État et notamment les DREAL, DEAL en outre-mer, jusqu'alors seules à porter cette action. À partir de 2008, deux équivalents temps plein ont été affectés par l'ONEMA dans chaque département d'outre-mer, au sein de services mixtes de la police de l'environnement constitués entre l'ONEMA et l'Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS). On y était presque. Il ne manquait « plus que » la base réglementaire d'application de la police de l'eau, l'arrêté fixant la définition des zones humides en contextes profondément différent du contexte métropolitain, l'adaptation de l'arrêté ministériel du 24 juin 2008 au contexte tropical. Mais là encore, comme le précise le site eaufrance, « dans les territoires d'Outre-mer, il n'existe pas de critère réglementaire complémentaire à la définition de l'article L.211-1 du code de l'environnement »3 . Qu'à cela ne tienne, nous ferons avec la définition nationale, et courage aux deux ETP ONEMA pour faire face à la mission titanesque qu'ils ont devant eux. Avec cette double casquette, le Conservatoire disposait d'atouts considérables pour agir avec beaucoup d'efficacité sur les champs croisés de la maîtrise foncière, de l'aménagement et de la gestion des sites d'une part et sur l'ensemble de la chaîne de réflexion et d'action autour des zones humides d'autre part. Dans le contexte spécifique décrit ci-dessus de carence institutionnelle en matière de protection et de gestion des zones humides en outre-mer, le Conservatoire a développé une stratégie basée assez classiquement et sans originalité sur : · la maîtrise foncière et la défense de son intégrité ; · la connaissance et la compréhension des écosystèmes et des sociosystèmes associés ; · la création ou l'adaptation d'outils et de méthodes spécifiques de gestion et d'évaluation ; · la sensibilisation et la formation des différents acteurs ; · la valorisation par l'aménagement, la promotion, le partage de l'espace .
Que pouvait apporter le Conservatoire du littoral aux zones humides dans ce contexte ?
Le Conservatoire du littoral est un établissement public administratif créé en 1975 et ayant pour principale mission de protéger le littoral par une action de maîtrise foncière. En outre-mer, l'établissement a doublé cette mission par la création et l'animation de l'un des 5 pôles relais zones humides dédiés, au niveau national, à la promotion des zones humides, à la diffusion des connaissances sur ces écosystèmes et à l'animation des gestionnaires de ces espaces.
La maîtrise foncière et la défense de son intégrité
Dans un contexte foncier particulièrement dynamique, notamment aux Antilles, il convenait d'agir rapidement pour soustraire le maximum d'espaces patrimoniaux aux griffes des promoteurs et autres bâtisseurs individuels ou collectifs. À Saint Martin, l'essentiel des zones humides ont été maîtrisées. Malheureusement, le défaut de gestion d'une part, l'extrême concurrence sur le peu de foncier disponible d'autre part, ont engendré une grave atteinte aux zones humides existantes dont on peut dire aujourd'hui que l'essentiel a soit disparu, soit perdu ses fonctions écologiques principales. En Guadeloupe et en Martinique, l'essentiel des zones humides littorales ont été protégées par une maîtrise foncière par le Conservatoire. La carte ci-après montre la couverture réalisée à ce jour en Guadeloupe. 90% des mangroves et forêts marécageuses sont à ce
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http://www.zones-humides.eaufrance.fr/identifier/delimiter-pour-la-reglementation
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constituées des gardes du littoral accompagnés des agents de l'Office national des forêts (ONF), du service mixte de la police de l'environnement (SMPE) ou de la DEAL, traquent les comblements, les remblaiements, voire les constructions et usages non conformes sur ces espaces fragiles. Les démarches sont longues, fastidieuses, politiquement sensibles, mais les résultats permettent d'espérer aujourd'hui une défense efficace de ces trésors naturels et une reconquête progressive de ce qui peut être restauré.
L'acquisition et le partage de connaissance sur les écosystèmes et sociosystèmes associés
Carte de la Guadeloupe avec les zones littorales protégées
jour protégés. Les eaux non marines anciennement classées dans le domaine public lacustre sont en cours d'expertise pour être également protégées. Quant aux zones humides de montagne, elles sont pour l'essentiel protégées par le Parc national de Guadeloupe. Reste les zones humides qui sont ni en montagne, ni sur le littoral, tels que les Grands fonds et les mares temporaires éparses de Grande Terre qui pâtissent encore à ce jour d'un manque de protection et subissent d'important dommages quotidiens. Une intervention urgente est nécessaire sur ces espaces. Une fois acquis, ces espaces naturels restent à défendre et le Conservatoire engage depuis plusieurs années une politique de défense et de reconquête des espaces, en Guyane, en Martinique et surtout en Guadeloupe où l'histoire a généré une forte atteinte aux zones humides, à l'exemple des mangroves et forêts marécageuses de Jarry qui accueille aujourd'hui, après comblement des zones humides, 60 % de l'activité économique du département. On pourrait également citer les villes de Pointe à Pitre et Fort de France entièrement bâties sur des marais de fonds de baies. Sur l'ensemble des sites qui ont été confiés au Conservatoire du littoral, les équipes techniques
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On peut aisément considérer que face à un tel niveau de pression exercé sur les zones humides, l'urgence est à l'action plus qu'à la compréhension. Le Conservatoire et le Pôle tente ainsi en permanence de rechercher le meilleur équilibre entre la nécessaire connaissance pour agir avec pertinence et la pragmatique nécessité d'agir pour protéger ce qui reste d'un patrimoine déjà lourdement endommagé. Lorsque le Conservatoire et le pôle identifie une lacune de connaissance qui entrave l'action efficace, ils tentent alors : · d'aller rechercher l'information là où elle peut se trouver ; · de provoquer des rencontres d'experts pour plancher sur la question et capitaliser de la connaissance ; · si besoin de produire de la connaissance brute soit en régie soit en externalisation. C'est ainsi que plusieurs travaux ont été réalisés avec en général une contribution importante du Pôle et du Conservatoire : · La production d'une typologie harmonisée des mangroves à destination de la cartographie de ces habitats par télédétection. Ce travail, conduit en étroite
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Construction non autorisée sur zone humide : Ilet La Biche Guadeloupe © Alain Pibot - Conservatoire du littoral
Dépôts et remblais sur l'étang de l'aéroport Saint Martin © Alain Pibot - Conservatoire du littoral « pour mémoire »
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collaboration entre l'Université de Nantes et le pôle relais zones humides a conduit à un travail complet et précis de cartographie de ces écosystèmes. Le Réseau d'observation des mangroves (initié avec le soutien de l'Ifrecor - Initiative Française pour les Récifs Coralliens, de l'Université de Nantes et de la fondation Procter et Gamble pour le littoral), s'appuie dès à présent sur ce premier chantier pour conduire un travail de recherche sur l'application de la télédétection à la connaissance des mangroves (critères quantitatifs et qualitatifs). Ce travail permet de suivre l'évolution surfacique des mangroves et ainsi détecter les anomalies structurelles (sorte de radio des mangroves pour détecter certaines maladies) · MANG : gros projet méthodologique labellisé BEST et financé par l'Agence française de développement (AFD) et l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) dont l'objectif a été entre 2014 et 1016 d'étudier 8 zones humides représentatives sur 8 territoires différents (Réunion, Mayotte, Guadeloupe, Martinique, Guyane, Saint Martin, Saint Barthélemy et Saint Pierre et Miquelon), puis d'en conclure des principes méthodologiques, des standards d'analyse, de suivi et de gestion. · E-Mang est quant à lui un programme développé dans le cadre du programme de connaissance piloté par l'Office de l'eau de Martinique, la DEAL, l'Agence française de la biodiversité (AFB) et la Collectivité via son parc naturel régional. Ce programme est constitué » de 4 volets : - une étude sur la sociologie des populations martiniquaise à l'égard des mangroves ; - une étude sur l'évaluation économique des services rendus par les mangroves ; - un travail d'élaboration d'indicateurs d'état de santé des mangroves et de production d'un atlas des mangroves de Martinique ; - un chantier de production d'outils de communication et de valorisation de ces travaux à destination de divers publics.
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L'ensemble des connaissances produites que ce soit par le Conservatoire et le Pôle ou par tout autre contributeur, sont bancarisées et les mises à disposition des acteurs. Le recueil se fait par prospection auprès des différents publics producteurs de connaissance sur les zones humides, gestionnaires, techniciens, scientifiques, mais aussi en parcourant l'information web sur les différents canaux et réseaux spécialisés. La bancarisation est organisée sur une base de donnée dédiée et standardisée au format de l'Office International de l'Eau afin d'être requêtable et utilisable par le plus grand nombre pour une plus grande efficacité de la gestion et de la protection des zones humides. Un portail unique permet d'accéder soit à la base de données documentaire, soit à l'information générale sur les sites, les programmes et actualités. L'information générale est délivrée en français, anglais et espagnol. Le site internet du Pôle relais zones humides Tropicales a été ouvert par le Conservatoire fin décembre 2014. Il est depuis animé, enrichi, traduit et régulièrement actualisé. http://www.pole-zh-outremer.org/. Fin 2016, la base de données documentaire du pôle compte plus de 1700 documents référencés.
Informer, sensibiliser et animer les acteurs concernés par la gestion des zones humides
L'expérience du Pôle montre que l'information et la sensibilisation des acteurs reste en enjeu crucial de l'action à conduire en matière de protection des milieux humides. La plupart des acteurs socio-économiques qui utilisent ou exploitent ces milieux n'en connaissent pas la richesse, la fragilité, les fonctions. Les décideurs (élus, responsables administratifs) ainsi que leurs services techniques, pourtant amenés à prendre des décisions clés en matière de conservation et de valorisation de ces espaces naturels sont globalement peu informés. Enfin, nombre de gestionnaires pâtissent
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d'un manque de connaissances fondamentales sur le fonctionnement des zones humides et le mode de gestion à adopter. Le Pôle et le Conservatoire ont donc mis une énergie toute particulière à poursuivre et amplifier l'effort de sensibilisation et de formation des acteurs cibles à l'importance de la conservation des zones humides. Ce volet a poussé le Pôle à développer son niveau d'expertise et son propre jeu d'outils de communication afin de pouvoir répondre parfaitement aux enjeux ultramarins. Ce travail a également nécessité de structurer un réseau opérationnel d'acteurs en fonction du message et du niveau de communication souhaité. Basé sur ce réseau d'acteur, le Pôle a mis en place une stratégie visant à être là où il faut pour entendre, comprendre, savoir, puis digérer la connaissance, compléter ou faire compléter autant que nécessaire et être à nouveau là où il faut pour partager, livrer, diffuser, sensibiliser. Le pôle est aujourd'hui présent dans la plupart des groupes de travail spécialisés, bien sûr au sein du groupe national zones humides et sa déclinaison ultramarine, mais aussi dans le Groupe UICN au sein duquel de nombreux échanges ont lieu, au Comité national Ifrecor qui est un des pivots de l'action du pôle, au groupe de travail pour la directive cadre sur
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l'eau (GT DCE « mangrove ») qui réunit les principaux spécialistes de ces habitats. L'objectif est à ce niveau d'être à l'écoute des informations, des nouveautés, des progrès techniques et scientifiques. Coeur de métier du pôle, le travail de partage de la connaissance et de l'expertise s'est structuré autour des principales cibles homogènes de communication : · les décideurs : nous avons clairement noté un impact très significatif du manque de sensibilité des élus et autres décideurs à l'égard des zones humides. Le manque de connaissance sur les fonctions remplies et services rendus par ces écosystèmes a été identifié comme source de ce manque de considération. Plusieurs outils ont donc été développés et mis en oeuvre parmi lesquels on peut citer en particulier : - Le séminaire zones humides Antilles Guyane organisé en Martinique en mai 2016 ; - Le séminaire national mangrove à destination des élus en juin 2016 à Paris dans le cadre du congrès national des maires ; - La production d'une pochette de fiches spécialisées sur les mangroves dédiée aux élus et services techniques ;
Digérer l'information pour mieux la partager
L'information captée au sein des différentes instances, des groupes de travail, des sorties terrain, des formations doivent être synthétisées, validées, souvent vulgarisées et adaptées aux différents publics cibles. Ce travail a été réalisé à diverses occasions ; c'est ainsi que des documents et outils de communication ont été produits. On citera par exemple le livret de fiches sur les mangroves à destination des élus et décideurs ou encore le guide de valorisation du programme MANG très attendu et d'une exceptionnelle richesse.
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· le jeune public : fondé sur la logique d'un investissement d'avenir, l'action du pôle sur ce jeune public s'oriente vers des manifestations autour d'événements comme la journée internationale des zones humides, la semaine de l'environnement. Différents outils ont été réalisés (jeux, puzzles, posters, animations et visites) pour sensibiliser les enfants à la fragilité de ces milieux et l'intérêt de les préserver ; · les gestionnaires et techniciens : ce public cible a été principalement concerné par les formations organisées dans le cadre du programme MANG. Il reste beaucoup à faire sur ce public qui reste peu formé et qui manque d'animation en réseau. Ce sera l'une des priorités des années à venir ; · enfin le grand public, bien que cette cible ait été jugée à ce stade moins prioritaire. Ce n'est en effet pas directement ce public qui peut agir sur la conservation des zones humides, même si une grande partie des dégradations viennent de ce public. Les décisions portant sur ces pratiques inciviques doivent émerger des décideurs pour une application collective et équitable. Le Conservatoire du littoral complété par le pôle relais zones humides a ainsi oeuvré depuis plusieurs années pour la protection des zones humides du littoral des territoires français d'Amérique. Ces protections font l'objet d'un important chantier de surveillance, et lorsque c'est nécessaire, de police administrative pour défendre au mieux ces espaces fragiles, patrimoniaux mais très convoités.
Polder rizicole de Mana Savanes Sarcelles Guyane © Frédéric Larrey - Conservatoire du littoral « pour mémoire »
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Les zones humides, les milieux humides : quels héritages pour demain ?
Animée par Thierry Lavoux, Membre permanent du Conseil général de l'environnement et du développement durable honoraire avec
Jean Jalbert, Directeur général de la Tour du Valat, centre de recherche pour la préservation des zones humides méditerranéennes Odile Gauthier, Directrice du Conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres Jérôme Bignon, Sénateur de la Somme, Président de l'Association Ramsar France Geneviève Gaillard, députée, vice-présidente de l'Association Ramsar France, Présidente du Comité national trame verte et bleue Paul Allard, Professeur des universités en histoire contemporaine, Université d'AixMarseille Méditerranée
De gauche à droite : Jean Jalbert, Jérôme Bignon, Geneviève Gaillard, Thierry Lavoux, Odile Gauthier, Paul Allard © comité d'Histoire MTES-MCT
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table ronde
Thierry Lavoux
Nous allons poursuivre ce colloque par une table ronde finale, consacrée à la fois à la mise en perspective historique passionnante de ce matin et à l'inscription de l'enjeu des milieux humides dans l'avenir. Deux parlementaires participent à cette table ronde, une députée et un sénateur, qui ont la caractéristique d'être rapporteurs du projet de loi relatif à la biodiversité en cours de discussion au Parlement. Ils aborderont évidemment des points de politique publique et leur manière, en tant qu'élus, d'envisager l'avenir des zones humides. Après avoir entendu ce qui a été dit jusqu'à tout à l'heure, j'ai envie de dire que les zones humides reviennent de loin. Si elles ont été longtemps martyrisées, elles se trouvent cependant sur la voie de l'amélioration et de la libération. On a dit que les politiques publiques étaient additionnées, formatées, adaptées, tronçonnées, avec les risques naturels, la gestion de l'eau, la biodiversité. Tous les zonages spécifiques forment un mille-feuille, dont on se demande s'il est véritablement efficace. Quelqu'un a même suggéré tout à l'heure que l'on édicte une loi dédiée aux milieux humides, comme on a fait des lois sur le littoral et la montagne. Nous avons même un plan national de protection des zones humides. J'ai eu l'honneur de faire partie de la mission du Conseil général de l'environnement et du développement durable qui a procédé à l'évaluation de ce plan national. Je vous rassure tout de suite : nos propositions, qui étaient excellentes, n'ont quasiment pas été retenues. Nous en avons l'habitude. Les zones humides sont partout. Elles ont des tailles extrêmement variées. Elles se trouvent en milieu urbain, en milieu rural. Elles se croisent, subissent des pressions. En même temps, elles offrent des opportunités, à la fois pour les gestionnaires de l'urbanisme (nous avons vu que les zones humides ne sont pas des territoires nauséabonds pestilentiels et dangereux, mais aussi des opportunités pour les aménageurs) et pour l'agriculture, qui est une source de pression importante. Nous venons de le voir à l'instant avec la Camargue. Elles participent également à la valorisation de l'image du tourisme autour de l'élevage, du pâturage et de l'utilisation de l'herbe. Á chaque fois, nous avons des visions contrastées quand nous parlons des zones humides. Nous voyons de bonnes choses et de moins bonnes. Cette dialectique entre les pressions et les avantages donne du grain à moudre aux gestionnaires. Je vais passer la parole à Madame la députée Geneviève Gaillard, qui est rapporteur du projet de loi sur la biodiversité à l'Assemblée Nationale, et qui a beaucoup à nous dire sur les questions que je me suis permis d'introduire.
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Geneviève Gaillard
Le projet de loi sur la biodiversité dont je suis rapporteur reviendra à l'Assemblée Nationale le 15 mars. Nous sommes en train d'étudier les bonnes et les mauvaises choses que le Sénat, de notre point de vue, a incluses dans ce texte. Pour mener des combats identiques ensemble, Jérôme Bignon et moi, nous sommes très attachés à la problématique des zones humides. Avant d'aborder en détail certains points, je souhaite revenir sur ce que j'ai entendu tout à l'heure concernant une loi qui traiterait spécifiquement des « zones humides ». Nous avons pensé à sa création à un moment donné. Toutefois, vous avez bien compris que la pression des élus n'est pas la même que celle exercée par les élus de la montagne, par exemple, ni même celle des littoraux. Nous voyons bien au Parlement que les parlementaires intéressés et concernés par les zones humides sont beaucoup moins nombreux. Les zones humides sont de taille variable, avec des enjeux différents. En revanche, en ce qui me concerne, elles restent une préoccupation chaque fois que nous étudions les textes, qu'il s'agisse de la loi agricole, de la loi biodiversité ou d'autres lois par le passé. Quelqu'un a cité une loi de 2005 dont un amendement dont j'étais à l'origine permettait de souligner que les zones humides devaient être préservées en matière d'agriculture. J'ai également entendu un autre propos : Qu'est-ce qui retient le public ? Avec mon expérience
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Cette question suscite le débat. Je parlais l'autre jour avec un collègue du sud de la France qui me demandait de me rendre sur son territoire, où lequel un noeud ferroviaire est en projet, dans une zone en grande partie humide et pour laquelle de grandes dépenses ont été faites en vue de sa conservation, depuis une vingtaine d'années. Ce type de situations m'agace. Probablement aurions-nous pu placer ce noeud un peu plus loin. Cela pose des questions importantes sur les études d'impact, la genèse du projet, le dialogue environnemental, qui ne trouveront pas de solution demain, mais qui vont progresser, je l'espère. Il en va de même pour la réduction. Jusqu'à quel degré de réduction sommes-nous obligés de compenser ? Les sénateurs, comme nous, ont réfléchi à ce sujet . Nous pouvons certainement avancer encore. Enfin, M. Gilardeau a parlé de contrat. Je crois, moi aussi, à une société de contrats, à condition que ces contrats soient respectés, bien évidemment. En 1998, avec Philippe Duron, j'avais produit un rapport intitulé « Du zonage au contrat »1 . Nous parlions évidemment des zones humides. Je n'ai jamais changé d'avis. Au niveau de la dotation globale de fonctionnement, nous devons en effet examiner de près comment se passent les choses. Dans certaines communes rurales, qui ont une politique en faveur des zones humides et qui ne peuvent pas faire grand-chose en termes d'urbanisme en raison du caractère protégé de leur
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Marais poitevin : le paysage enjeu des zones humides
du marais poitevin (je pense que ce doit être la même chose dans le marais de Brouage), je dirais que ce sont aussi les paysage, et ce que nous y voyons. Les paysages sont extraordinaires. Certes, on ne les retrouve pas partout, quelle que soit la dimension de la zone humide. J'ai également noté que quelqu'un a dit : « Nous allons voir ce que donne la compensation pour les zones humides ». Sachez une chose : nous sommes en train de travailler sur le triptyque « éviter, réduire, compenser » A l'heure actuelle, 50 % des infrastructures nationales recouvrent tout ou partie des zones humides. Il est donc nécessaire de pouvoir intervenir. À la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire, nous avons mené une table ronde sur ce sujet.
La compensation est une question difficile. Je souhaite que le texte de loi conforte l'évitement et la réduction. Il est toutefois compliqué de savoir comment s'y prendre. Je souhaite également que la compensation ouvre l'accès à tous les outils possibles, ce qui est très controversé par les uns et par les autres. D'une part, nous ne souhaitons pas introduire un droit à détruire la nature, d'autre part, nous ne voulons pas financiariser cette dernière. Vous voyez donc que l'équilibre est très compliqué. Je serais assez partante pour que celles et ceux qui ont des idées sur le sujet m'envoient par courriel des formes de solution. Par exemple, faut-il inscrire dans la loi qu'aucune infrastructure ne doit traverser une zone humide ? Peutêtre vais-je un peu loin.
Du zonage au contrat une stratégie pour l'avenir, Geneviève Perrin-Gaillard, Philippe Duron, la Documentation française, 2002. « pour mémoire »
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zone, l'État doit pouvoir compenser d'une façon ou d'une autre. Cela fait 20 ans que nous en parlons. Je pense que nous allons ajouter quelque chose sur le sujet dans la loi sur la biodiversité. Nous nous sommes déjà battus avec les ministres du budget pour maintenir l'exonération de taxe sur le foncier non bâti dans les zones Natura 2000 et dans les zones humides. Beaucoup de questions interrogent la biodiversité mais aussi l'urbanisme et l'agriculture. Des politiques publiques extrêmement transversales concernent les zones humides. Nous devons les inclure dans des textes nombreux et variés, où cette dimension est parfois oubliée. C'est un travail assez considérable. Je demande à ceux qui ont des éléments à ajouter de me contacter. C'est encore le moment dans cette loi. Nous pouvons parfaitement avancer sur le sujet. Merci de m'avoir fait parler en premier. Je dois vous quitter à 17 heures précises, vous pouvez d'ores et déjà me poser des questions. renvoie aussi aux cas des communes du littoral, qui font l'effort de ne pas construire et de ne pas urbaniser, versus d'autres, très proches, qui ont fait un autre choix. Comment rééquilibrer les efforts écologiques des collectivités territoriales, à travers la dotation ? Je me permets, en tant que président de séance, d'affirmer que j'ai été très intéressé par cette suggestion. de ce que vous nous transmettrez pour l'inscrire dans la loi, pourquoi pas? Nous devons en discuter entre nous et avec le gouvernement. Nous ne savons pas encore qui sera le prochain ministre de l'Environnement. S'il s'agit de Ségolène Royal, elle est sensible aux zones humides. Elle est issue du même département que moi, dans lequel se trouve une zone humide pour laquelle elle s'est battue. Elle en connaît les faiblesses mais aussi les forces. Nous avons donc cette chance. Si nous en changeons dans peu de temps, nous n'aurons peut-être pas la même écoute.
Geneviève Gaillard
C'est sûrement compliqué, mais je pense que ce n'est pas infaisable. Cela peut concerner certaines communes du littoral, mais pas toutes. Il existe des communes vraiment rurales, sans un littoral. Il y a là des choses à faire, qui pourraient s'inscrire dans un contrat de plan. Il faut voir l'état de ces communes aujourd'hui. Comment voulez-vous que les maires, pleins de bonne volonté, tiennent le coup, s'ils n'ont plus rien ? Il faut trouver le moyen de les encourager et souligner qu'ils se trouvent dans la bonne voie. Ce sont des politiques publiques d'intérêt général. Il est d'intérêt général de maintenir sur le territoire national des zones humides, eu égard aux services qu'elles rendent.
Thierry Lavoux
Très bien. Y a-t-il des questions dans la salle ?
Jean-Marie Gilardeau
Je saisis la balle au bond. L'idée de flécher la dotation globale de fonctionnement me paraît très séduisante. Encore faut-il être sûr qu'elle ne finisse pas dans les frais globaux de la commune. Je suggère donc la création d'un fonds commun spécial, qui permettrait de dédier ces deniers à des actions positives pour les zones humides.
Thierry Lavoux
Merci infiniment, madame Gaillard. Vous êtes présente pour encore 25 minutes, ce qui nous laisse le temps de dialoguer. Peut-être qu'autour de la table, quelqu'un souhaite réagir, avant de passer la parole à la salle. J'ai été très intéressé par ce que vous venez de dire sur le rééquilibrage de la dotation globale de fonctionnement pour des communes qui présentent des « handicaps ». Cette question
Thierry Lavoux
Vous nous dites que les questions peuvent parvenir dans les semaines à venir.
Thierry Lavoux
Prenons une autre question, puis je vous laisserai répondre.
Geneviève Gaillard
Oui, ce peut être aussi des réflexions, des suggestions. Loin de moi l'idée de vous dire qu'elles seront systématiquement incluses dans la loi. Toutefois, si nous pouvons nous nourrir
De la salle
Comment la compensation sera-telle appliquée ? Nous avons eu un exemple tout à l'heure, présenté par le représentant de l'agence de l'eau Artois-Picardie, qui disait que le choix d'une compensation de 150 % donnait
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lieu à un débat. Lorsque j'entends cela, je pense déjà que l'application est hautement critiquable, car elle pose comme base que tout est équivalent à 150 %. On considère ainsi que la destruction d'une zone humide d'une grande valeur écologique ou d'une zone hautement dégradée est équivalente, étant décompensée à 150 %. J'ai été très surpris que les cadres soient aussi normatifs. Je m'étonne donc de cet exemple, dans le cadre d'un schéma d'aménagement des eaux. décembre, pour Natura 2000, 25 % de remboursements sont accordés aux communes. Si nous n'y prêtons pas gare, lorsque l'exonération sera réintroduite pour les zones humides, nous ne sommes pas à l'abri du fait que le coefficient de minoration soit inclus dans la loi de finances, avec un renforcement de 25 %. Par conséquent, les communes sont directement impactées, alors qu'elles ont sur leur territoire des zones humides et des sites Natura 2000, et donc un patrimoine naturel à préserver. de compensation, la loi ne dit rien. Ce point relève d'un travail à faire avec le ministère au sujet de la réglementation (décrets, accords travaillés en amont, etc.).
De la salle
Je suis étudiant et je rédige un mémoire sur le tourisme fluvial. J'ai lu des choses sur la loi de gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations (GEMAPI). Il me semble qu'elle permette la contribution des communes sur des questions environnementales dans les zones humides.
Thierry Lavoux
Nous allons prendre une troisième question.
Geneviève Gaillard
Nous sommes conscients de tout cela. Nous devons approfondir cette réflexion. Comment faire pour aboutir à une situation qui permette à la fois de maintenir des zones humides sans taxer certains propriétaires plus qu'ils ne l'étaient, tout en préservant la capacité des communes à avoir des recettes ? Nous devons travailler sur le préjudice écologique, un sujet compliqué dont je ne parlerai pas aujourd'hui. Nous souhaiterions mettre en place un fonds affecté pour réparer les préjudices créés mais ce n'est pas facile. S'agissant de la compensation, je répondrais que la loi n'entre pas dans ce type de détail. La loi fixe des grandes directions concernant les opérateurs de compensation, qui peuvent être des structures privées, publiques, des personnes privées, des maîtres d'ouvrage eux-mêmes ou un autre type de structure avec des actifs de compensation. Ce n'est donc pas restrictif. Toutefois, s'agissant du degré
Geneviève Gaillard
La loi GEMAPI donne la possibilité aux collectivités et aux intercommunalités de gérer des zones humides, mais ce n'est pas une obligation. Par ailleurs, les obligations réelles environnementales dont vous avez parlé ne constituent pas non plus une obligation, mais une possibilité que la loi offre pour avancer sur les zones humides. Il en est de même pour les espaces de continuité écologique. Les pressions sur ces sujets sont très fortes.
Thierry Mougey
Merci pour le travail accompli au niveau de l'Assemblée Nationale et pour votre implication sur le sujet. Vous parliez de la dotation globale de fonctionnement. Je souhaite vous alerter sur un point. À priori, l'exonération de la taxe sur le foncier non bâti devrait être restaurée dans le projet de loi sur les zones humides. Par ailleurs, l'exonération concernant les zones humides qui avait été supprimée en 2014 sera réintroduite. Ceci concerne directement la dotation globale de fonctionnement car, comme vous le savez, il existe aujourd'hui une sorte de « peine » pour les communes qui ont des zones humides ou qui sont classées Natura 2000. Il y a en effet une exonération de la taxe foncière et les communes ne sont remboursées que partiellement par l'État. Avec le coefficient de minoration instauré par la loi de finances en
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Thierry Lavoux
Merci pour toutes ces réponses. Je vais passer la parole à monsieur le sénateur Jérôme Bignon, qui est impliqué très étroitement en tant que rapporteur au Sénat sur le projet de loi relatif à la biodiversité. Pouvez-vous nous donner votre sentiment d'élu proche du terrain, sur la protection des zones humides et sur l'efficacité des politiques publiques ?
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dernières n'avaient pas grande valeur. Aujourd'hui, l'histoire fonctionne bien, car les femmes se sont retrouvées avec des zones qui valent beaucoup d'argent à cause de l'héliotropisme et les hommes avec des zones de montagne, qu'ils ont du mal à valoriser. J'ignore si ces affirmations sont vraies mais elles prouvent la réalité de la dépréciation. Par ailleurs, comme ces zones humides n'ont pas, symboliquement une valeur formidable car elles ne sont ni agricoles ni aquatiques, elles sont une proie facile pour ceux qui veulent aménager. Dès lors, on remblaie, on comble. Je me souviens avoir eu une réunion très tendue avec les directeurs des grands ports, qui considéraient que le Conservatoire du littoral était un empêcheur de tourner en rond, puisqu'il empêchait les ports de s'étendre par le remblai ou la construction de routes ou de voies ferrées voire de traverser les zones acquises par le Conservatoire. Ils pensaient notamment qu'il allait être possible de s'arranger, oubliant le fait que, lorsqu'un territoire est acquis par le Conservatoire, il devient inaliénable. De hauts représentants de l'État s'étaient eux-mêmes déplacés pour tenter d'influencer nos positions. Les visions des enjeux des zones humides peuvent donc parfois être violentes pour elles. J'ai présidé il y a peu de temps un schéma d'aménagement et de gestion des eaux (SAGE) dans la vallée de la Bresle. J'animais la rédaction de ce schéma, s'appuyant sur l'établissement public territorial de bassin (EPTB) Bresle, concernant ce petit fleuve côtier entre la
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Baie de Somme, zone humide protégée par la Convention de Ramsar
Jérôme Bignon
Par définition, nous essayons de rendre efficaces les politiques publiques. Comme Geneviève Gaillard, j'ai un engagement assez important concernant les zones humides. Cela tient au fait que la Somme, dont je suis un élu, est un département qui comprend de nombreuses zones humides, notamment dans le lit majeur du fleuve et le bassin hydraulique qui l'entoure. La Somme constitue la plus grande vallée tourbeuse du nord de l'Europe. La faune et la flore très particulières liées à cette tourbe vont d'ailleurs très probablement être reconnues au titre de la convention de Ramsar. C'est déjà le cas pour la baie de Somme. J'espère que ce sera le cas pour la moyenne vallée dans le courant de l'année 2016.
Les zones humides m'intéressent depuis un moment. Les enjeux sont fantastiques. Historiquement, les zones humides ont toujours été dépréciées. Ce n'était pas des zones de rendement formidable pour les agriculteurs. Elles ont été impaludées très longtemps et le sont encore dans certains secteurs. Une des raisons du manque d'intérêt pour les littoraux en France était liée au fait que ces zones n'étaient pas considérées comme saines. Il a fallu des travaux d'irrigation et de drainage, opérés au Moyen-Age par les moines et leurs aides. En Corse, on disait souvent que les hommes héritaient des terres de montagne, où l'on trouvait de la châtaigne et des cochons, et que les femmes se voyaient attribuer les zones humides du littoral, au motif que ces
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Somme et la Seine-Maritime. Un jour, on m'a demandé de réunir la commission permanente du SAGE pour rendre un avis sur un projet de construction d'une station d'épuration. La station d'épuration était construite le long du lit mineur de la rivière. J'ai demandé naïvement quelles étaient les solutions qui avaient été imaginées pour l'éviter ou la réduire. On m'a alors regardé comme si j'étais un martien. On n'avait pas imaginé autre chose, que de construire la station d'épuration et que, dès lors l'éviter n'avait pas de sens ! Lorsque l'on voit le niveau de préoccupation sur ces sujets, on peut penser qu'il existe un grand danger pour les zones humides. Vous connaissez les enjeux fantastiques qu'elles représentent pour les écosystèmes qu'elles constituent, que ce soit pour le climat, la faune, la flore, etc. Ce sont des endroits magnifiques, ce qui justifie que nous nous soyons engagés. La convention de Ramsar ne concerne pas toutes les zones humides. Mais, si nous n'avons pas de leader dans une politique publique, c'est très compliqué. En effet, les zones humides sont tellement anonymes que l'on a du mal à les identifier. En regroupant les zones humides que nous avons définies comme celles qui avaient été désignées au titre de la convention de Ramsar, nous avons fédéré les gestionnaires de sites et nous nous sommes positionnés en tant que partenaires et interlocuteurs de l'État. Le fait d'avoir des zones humides ne constitue pas nécessairement un inconvénient. Il peut exister des perspectives utiles pour les villes.
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J'ai participé aux ateliers sur l'urbanisme et les zones humides. En complément de la désignation de la vallée de la Somme au titre de la convention de Ramsar, la ville d'Amiens, qui présente une activité de maraîchage bien connue, les hortillonnages, s'est positionnée pour devenir une « ville humide », désignable, le cas échéant, au titre de la convention de Ramsar. La ville de Niort a également indiqué qu'elle serait intéressée. Il existe donc une prise de conscience qu'en termes de qualité de vie et de richesse de biodiversité, les zones humides sont essentielles. Pour autant, les politiques publiques qui sont menées sont-elles satisfaisantes ou suffisantes ? Je viens de vivre une semaine particulière au Parlement, entre ceux qui sont poussés par les lobbys, ceux qui se prononcent en faveur de l'huile de palme ou la cosmétologie, et mettent en jeu l'emploi en regard de l'avenir des océans. Face à eux, d'autres adoptent des positions contraires de manière véhémente. Il se pose là des problèmes d'équilibre très compliqués, y compris pour la ministre. On peut tout imposer lorsque l'on a une majorité en démocratie. En même temps, les tensions qui existent dans les grandes démocraties aujourd'hui obligent les gouvernants, quelle que soit leur position politique, à trouver des modes d'acceptation par la société des politiques qu'ils mènent. Je vais prendre pour exemple un problème très concret. Au Sénat, des collègues étaient venus me voir en s'excusant de voter contre la loi de reconquête de la biodiversité. Je leur
répondais qu'en démocratie, chacun fait ce qu'il veut, et heureusement. C'est une des richesses de cette vie de liberté. Préservons-la le plus possible. L'obligation réelle environnementale était comprise par certains d'entre eux comme étant une catastrophe : être « obligé » est insupportable. Les collègues n'avaient pas compris que le mot « obligation » désignait un contrat et que, pour qu'une obligation soit valable, il fallait qu'elle ait une durée maximum de 99 ans, faute de quoi le défaut de limite lui faisait perdre toute validité. Un autre collègue était venu me voir en me disant qu'il aurait bien voté la loi. Toutefois, le fait que les agences de l'eau soient fusionnées dans la future Agence française pour la biodiversité lui posait problème. Il a été compliqué d'expliquer aimablement que les agences de l'eau ne faisaient pas l'objet de la fusion malgré tout ce qu'on lui avait apporté. Sur ces sujets, des tensions se créent. Il faut tenter d'être pédagogue, mais sans être méprisant. Les zones humides intéressent franchement. Toutefois, une partie de l'opinion publique ignore ce dont il s'agit, une autre s'en fiche complètement, une troisième a plutôt intérêt à leur destruction. Nous pouvons probablement progresser par petites touches. Le retour à l'exonération de la taxe foncière constitue plutôt un signal favorable. Le recours à la dotation globale de fonctionnement est une bonne idée. Cependant, celle-ci me paraît curieuse
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aujourd'hui, alors que nous mettons en place l'intercommunalité pour la gestion de l'eau et des inondations. La GEMAPI donne en effet aux communes la compétence sur la gestion de l'eau et des inondations, mais elles ne les obligent pas à la transférer à une intercommunalité. des politiques environnementales de l'eau et de la biodiversité, on s'intéressait aux zones humides pour des questions environnementales et d'équilibre écologique. Finalement, la zone humide, parfois en déshérence agricole, devenait une friche ou bien elle était « cabanisée », avec de petits habitats de loisirs. La friche ou la cabanisation sont souvent des étapes qui sont le prélude à la transformation d'espaces agricoles. Les zones humides sont souvent moins valorisées en termes agricoles sur le littoral. D'ailleurs, les espaces agricoles diminuent plus que les espaces naturels sur le littoral. Finalement, nous constatons aujourd'hui qu'environ 30 % des 160 000 hectares protégés sont des zones humides, ce qui en fait une part significative. Nous tentons encore d'accélérer le mouvement, car les espaces naturels et agricoles sont beaucoup plus convoités sur le littoral que dans les espaces ruraux non littoraux dont parlait Madame Gaillard. Nous assistons à une forme de bipolarisation de l'espace littoral. Nous avons d'un côté la ville et la périurbanisation, de l'autre l'espace naturel ou agricole, mais de moins en moins d'activité primaire au sens large. Dans le cadre de la stratégie du Conservatoire à l'horizon 2050, nous avons réalisé un travail important sur la détermination de zones humides d'intérêt prioritaire, notamment avec les agences de l'eau, dans l'objectif de répondre aux objectifs communs aux schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) et à la politique foncière du Conservatoire. Evidemment, il ne s'agit pas d'acheter partout, notamment sur le territoire des grands marais de l'ouest de la France, dont nous parlions tout à l'heure. Ce sont des surfaces très importantes. On est obligé de sélectionner les interventions. Vous pouvez me demander pourquoi nous continuons à acheter. Je vous répondrai que c'est peut-être parce que les autres outils ne sont pas encore toujours efficaces. Au Conservatoire, nous tentons toujours de mener des projets avec les collectivités, dans l'idée de valoriser les espaces naturels. Depuis une dizaine d'années, nous nous apercevons que nous arrivons mieux, sur l'espace du littoral, à faire comprendre qu'avec une zone humide, nous pouvons procéder à une valorisation globale du territoire, que ce soit par le maintien de l'agriculture ou la réinstallation d'agriculteurs, l'accueil du public, des espaces de ressourcement pour les habitants locaux, la valorisation touristique, etc. Cette valorisation, spécifique au littoral, ne peut peut-être pas se reproduire partout. Il y a là, en tout cas, une possibilité d'accélérer, pendant les dix années à venir, la sauvegarde d'une grande partie des zones humides du littoral, à des coûts qui ne sont pas nécessairement prohibitifs pour la collectivité. Je m'explique en quelques mots. Avec les questions comme le changement climatique, la submersion marine ou les zones d'expansion des crues, nous
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Thierry Lavoux
Le temps nous presse malheureusement. Je vais laisser la parole à Odile Gauthier, directrice du Conservatoire de l'espace littoral.
Odile Gauthier
Merci. Je souhaite rebondir sur une partie du titre de la journée : « d'hier à aujourd'hui » Le Conservatoire du littoral est surtout un acteur de terrain. Avec les parlementaires, nous nous attachons à tenter de faire avancer la cause dans les territoires. Á sa création en 1975, le Conservatoire avait d'abord pour mission principale de lutter contre l'urbanisation et d'ouvrir les espaces littoraux au public. Il ne s'intéressait guère aux zones humides. Il s'agissait d'abord d'agir pour empêcher de gros projets d'aménagement préjudiciables aux espaces littoraux tels que de grands paysages rocheux ou des dunes mais pas nécessairement de grands marais. Pendant une vingtaine d'années, le Conservatoire fut, à mon sens, assez peu actif pour l'acquisition de zones humides. Ce n'était pas sa priorité d'action. Par la suite, avec l'émergence plus forte, pendant les années 1990 notamment,
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avons une acquisition foncière qui n'est pas si coûteuse que cela collectivement par rapport à une destruction définitive des espaces les plus vulnérables. Cette destruction ferait qu'ils ne pourraient plus rendre les fameux services écosystémiques dont nous parlions, sans bien sûr pour autant parler de valorisation financière de ces services. En tout cas, l'analyse coûtsbénéfices montre une action qui reste avec des coûts d'acquisition entre 30 centimes et 1 euro le mètre carré, à un coût économique très mesuré par rapport aux bénéfices rendus. Cette remarque ne s'applique pas nécessairement à tout l'espace de métropole, ni d'outre-mer, où la perception des zones humides et l'intérêt de leur protection restent globalement plus complexes qu'en métropole.
Les mangroves : zones humides à reconquérir et préserver
Thierry Lavoux
Merci beaucoup, Odile. À ce stade, je me tourne vers la salle. C'est à vous de poser des questions, si vous en avez.
De la salle
Pourriez-vous nous apporter des précisions sur la stratégie que vous avez développée pour les zones humides dans les territoires d'outre-mer ?
forte fréquentation du littoral. Pour les espaces arrières littoraux humides, cette pression induit la nécessité de gérer en pratique l'impact de cette sur-fréquentation. Objectivement, la politique générale n'a rien de spécifique en tant que telle, chaque territoitre est particulier bien sûr.
De la salle
J'imagine que vous ciblez votre action sur les mangroves.
Odile Gauthier
Celle-ci n'est pas spécifique. Notre stratégie vise à fixer, à l'horizon 2050, des zones dans lesquelles nous voulons intervenir. Nous nous intéresserons surtout aux zones humides à reconquérir. Outre-mer, se pose une difficulté particulière, liée à la très
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Odile Gauthier
Evidemment. Les mangroves relèvent du domaine public. Elles ne représentent donc pas une acquisition foncière ; mais nous poursuivons également un objectif de préservation à long terme
des mangroves. Il s'agit notamment de protéger un tiers des mangroves françaises d'ici à l'année prochaine. Toutes les mangroves en bon état et non urbanisées seront protégées, en Martinique et en Guadeloupe. Nous avons encore un travail en cours à Mayotte. En Guyane, il ne s'agit pas nécessairement de zones très menacées à court terme. Qui plus est, ces zones sont très soumises aux aléas d'érosion et d'agression. Certes, les mangroves sont très convoitées, mais nous allons y arriver. Tout à l'heure, il a été dit que l'épuration des eaux par la mangrove n'était pas souhaitable. Certes, mais à choisir entre cela et le remblaiement, je préfère encore l'épuration des eaux.
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Jean-Marie Gilardeau
J'ai une remarque à faire sur la législation relative à la gestion des milieux aquatiques et à la prévention des inondations (GEMAPI), en tant qu'élu communautaire de la communauté d'agglomération de Rochefort. La protection contre les inondations ne pose pas de difficulté : tout le monde s'en est saisi. Quant aux milieux aquatiques, nous n'avons pas imaginé ce que cela pouvait être. Il me semble très important, pour que les zones humides ne soient pas le parent pauvre quand les collectivités territoriales s'impliquent dans la GEMAPI, que les intercommunalités soient sensibilisées à ces questions. Je m'adresse aussi au sénateur Bignon. Je me suis rendu compte que cette question était complètement ignorée des maires des communes dont une grande partie du territoire se trouve en zone de marais. maire seul ne peut tout faire ni tout savoir. Petit à petit, les élus s'emparent de ces sujets. Je pense que nous pouvons élever le niveau. Il s'agit d'un des défis principaux à relever. précaire assez admirable... et puis tout s'est emballé au cours du XXe siècle. Aujourd'hui, nous nous trouvons dans une situation compliquée, dont nous ne voyons pas l'issue, avec une progression très forte de la pression sur les ressources en eau et avec une démographie qui continue à croître. Pendant les années 1990, nous avons assisté à une structuration de la gouvernance des institutions environnementales qui a été assez encourageante. Mais en 2008-2011, avec la crise économique et les conséquences du printemps arabe, tout ceci a été mis à mal. À l'heure actuelle, l'agenda environnemental est passé dans les tréfonds des politiques publiques, avec toutefois un bénéfice collatéral. Ainsi, le printemps arabe a vu naître l'émergence d'une société civile plus structurée. C'est aujourd'hui un acteur plein et entier, sur lequel nous pouvons compter. Si nous ne pouvons plus beaucoup compter sur les pouvoirs publics, nous avons là un acteur alternatif qui a une vraie envie et qui peut faire beaucoup de choses. La situation en Méditerranée est compliquée. Nous sommes incapables d'alimenter des politiques publiques par des connaissances suffisamment établies et synthétiques. Nous avons de nombreuses connaissances mais peu d'informations utiles, notamment si nous voulons alimenter et comparer des éléments au niveau international. Depuis plusieurs années, nous mobilisons ces connaissances pour les rendre utiles
« pour mémoire »
Thierry Lavoux
Merci beaucoup. Nous allons maintenant laisser la parole à Jean Jalbert, qui est directeur général de la Tour du Valat, le centre de recherche pour la préservation des zones humides méditerranéennes. Retournons en Camargue. Il serait intéressant de vous entendre sur les recherches qui sont menées à la Tour du Valat. Savons-nous tout sur les zones humides ?
Jean Jalbert
Heureusement non. Je pense que plusieurs générations de personnes pourront encore oeuvrer utilement pour connaître un peu mieux les zones humides. Mais plutôt que de parler de la Camargue, je souhaite prendre un peu de recul pour mieux me projeter vers le futur. Pour nous, les zones humides méditerranéennes concernent bien l'ensemble du bassin. Nous rencontrons le même antagonisme sur les trois rives de la Méditerranée, entre une grande convoitise des zones humides, mais également une grande relégation. Le bassin méditerranéen est le lieu où l'agriculture a émergé il y a plusieurs millénaires et où les civilisations hydrauliques, notamment dans le bassin du Nil, se sont développées. Pendant tous ces millénaires, ces zones humides étaient gérées selon un équilibre
Odile Gauthier
Je pense qu'il s'agit effectivement d'une vraie difficulté. Le report de la date de mise en oeuvre de la compétence GEMAPI doit permettre de continuer à porter ce message. Les intercommunalités peuvent confier cette gestion aux associations syndicales de marais. La compétence se trouve aujourd'hui chez vous. Mais elle est complexe, que ce soit en termes techniques, écologiques ou politiques.
Jérôme Bignon
L'intercommunalité oblige au recrutement de personnels compétents. Un
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à la gestion et alimenter utilement des politiques publiques. De ce point de vue, la France se trouve dans une bonne configuration. Le plan d'action national pour les milieux humides est porté par le ministère. Il est co-animé avec de nombreux acteurs impliqués dans les zones humides. Certes, je déplore un manque de portage politique sur ce plan. Néanmoins, il a le mérite d'exister. Nous avons également vu tout à l'heure que le groupe Zones humides Infos, agitateur d'idées depuis 1991, jouait bien son rôle. L'association Ramsar France, en partenariat avec le ministère, anime par ailleurs le réseau. Le dispositif des pôles relais, dont la mise en place a été compliquée, fonctionne bien désormais. Il joue son rôle d'interface entre gestionnaires, scientifiques et décideurs, entre niveau local et niveau national. Nous disposons donc d'une structuration très originale, qui semble efficace et efficiente. Au-delà de cette situation, nous nous trouvons aujourd'hui dans une posture meilleure qu'il y a quelques années, même s'il manque encore un portage politique. Parmi les enjeux, il nous manque l'expression du thème des « zones humides » en termes de communication. Il nous faut une dénomination qui parle au gens, une appropriation sociale. Le terme « terre d'eau » est certainement beaucoup plus porteur. Peut-il être accepté internationalement, sachant que le terme « zone humide » est sacralisé par la convention de Ramsar ? Il existe
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un réel enjeu en termes de lisibilité et de communication. Pour susciter et alimenter la demande sociale, le travail sur les services rendus représente un vecteur important. Je reste cependant très prudent quant à l'approche des services écosystémiques, qui ne considère que la partie de la biodiversité utile à l'homme, laissant dans l'ombre l'essentiel de ce qui fait ce tissu vivant de la planète. Enfin, les effets du changement climatique nous rendent, hélas, un fier service. En effet, si les zones humides, comme les autres milieux, en pâtissent, dans le même temps, l'écoulement de l'eau représente un problème. Or la gestion durable des zones humides, de la tête de bassin jusqu'aux zones côtières, représente une vraie solution peu chère et efficace. L'érosion côtière devient également prégnante dans l'esprit de tous. Les fonctions jouées par les zones humides sont utiles à la collectivité, pour un coût nul. Voilà une occasion à ne pas manquer pour plaider la cause de ces milieux aussi importants pour la biodiversité qu'utiles à l'homme !
de la place de l'histoire. Comme il n'était pas prévu que j'intervienne, je proposerai simplement quelques idées Il est ressorti des communications que nous évoluons dans une nature façonnée, construite. Les historiens essaient de clarifier la manière dont ces zones ont été construites, non seulement autour des paysages mais aussi par rapport à l'évolution de la pêche et aux types de poissons. Avec des naturalistes, nous menons des enquêtes assez complexes. Nous étudions également l'histoire des techniques. Nos connaissances nous permettent de mieux nous situer dans ces zones humides construites et de comprendre les mécanismes actuels. Je mettrai également l'accent sur l'idée d'adaptation, qui est très importante. En effet, une des grandes caractéristiques de l'humanité, des animaux, de la vie en général, est de s'adapter. Effectivement, les zones humides montrent à quel point l'adaptation des sociétés s'est avérée cruciale. Dans les marais de Lavau, nous avons été frappés de constater que l'agriculture avait au départ utilisé des zones de marais qui n'étaient pas en eau. Lorsque l'eau est arrivée, on a construit des digues pour conserver l'état originel. On a donc parfois agi à rebours de ce que l'on pouvait imaginer. Par ailleurs, nous retrouvons l'idée de l'importance des conflits. Quoi qu'il arrive, nous nous trouvons toujours dans des situations conflictuelles. Il ne faut pas toujours imaginer le conflit comme étant une dispute très violente, encore que les intérêts défendus le
Thierry Lavoux
Merci, Jean Jalbert. Pour résumer, les zones humides ne coûtent pas cher et rapportent gros. Pour terminer, je vais laisser la parole, non à Madame Anne Rivière-Honegger, qui est hélas souffrante, mais à Monsieur Paul Allard, que nous allons réentendre avec plaisir, sur la question des paysages.
Paul Allard
Je vais parler des paysages, mais aussi
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soient parfois de manière ardente. La conflictualité consiste aussi à faire émerger des différences de point de vue et d'intérêt, qui passent souvent par des différences sociales importantes au travers de l'histoire. Souvent, notre héritage est le fruit de conflits, de questions qui n'avaient pas de réponse a priori, de rapports de force construits de manière aléatoire. Maintenant, nous en héritons. Nous essayons parfois de conserver le produit de choses qui se sont faites. Ceci me fait penser à la Déclaration des droits de l'homme de 1789, dont certains articles avaient été décidés à la dernière minute et que l'on ne touche pas 200 ans plus tard. Tout s'est parfois passé de manière un peu rapide et aléatoire. Or c'est un élément important pour notre époque. Nous trouvons une réserve d'exemples dans l'histoire, notamment en termes d'impact des politiques. J'ai fait de la loi de 1807 mon cheval de bataille car elle a diminué la capacité des propriétaires à aménager leurs propres terres humides. Il suffisait que des personnes extérieures souhaitent faire des travaux, notamment pour des raisons sanitaires. Si l'État donnait son accord, le propriétaire ne pouvait rien dire. Une partie de l'histoire de la Camargue au XIXe siècle s'est construite par la menace permanente que la loi de 1807 soit appliquée. Parfois, les locaux tentaient de s'en protéger. L'autre aspect important est la production de culture des historiens. On parle beaucoup de tourisme. Les musées, très intelligemment conçus et très fréquentés, mettent en valeur ce qui se faisait autrefois, sous l'éclairage très argumenté d'historiens. Cette patrimonialisation est à mettre à l'actif des travaux d'histoire. La compréhension de tous les mécanismes qui ont produit la situation actuelle nous indique que cette situation peut être tout à fait transitoire. Elle nous ouvre des perspectives d'avenir. Faire de l'histoire, ce n'est pas s'enfermer dans le passé. En revanche, cela nous aide à comprendre les mécanismes actuels et nous donne quelques idées pour les aménagements à venir. Nous participons pleinement à la prise de décision et à l'image que nous souhaitons donner.
Odile Gauthier
Nous avons des étangs piscicoles sur le site du Conservatoire, avec une pisciculture adaptée.
De la salle
J'ai une remarque et une question. Ma remarque porte sur le concept d'adaptation. Il faut faire attention au scientisme et ne pas appuyer la notion de changement climatique sur les problématiques d'adaptation car on ne s'adapte pas. En effet, les espèces se sont adaptées ou bien elles sont mortes. Ma question est la suivante. Au Conservatoire du littoral, compte tenu du changement climatique, le littoral sera amené à se déplacer. Comment la perspective de l'adaptation d'achat est-elle gérée ? Achetez-vous déjà des espaces en arrière du littoral actuel ?
Thierry Lavoux
Merci beaucoup, monsieur Allard. Avezvous des questions dans la salle pour les derniers intervenants ?
Odile Gauthier
Un mètre ou deux mètres d'élévation de la mer sont à peu près équivalents en termes d'impact. Sur 100 ans, cela correspondrait à la submersion régulière de l'ensemble du marais poitevin. Comme il s'agit potentiellement de surfaces énormes, nous ne pouvons pas systématiquement intervenir. Nous essayons de réfléchir mais le concept n'est pas complètement abouti pour passer de la bande des 100 mètres à la bande des 100 ans. Nous avons encore tendance, même avec les outils de la prévention des risques, à trouver de l'urbanisation à proximité du rivage. Nous restons dans l'idée qu'il faut conserver des zones naturelles « tam« pour mémoire »
De la salle
Vous avez parlé d'histoire. Nous pouvons également y ajouter l'archéologie. Il suffit de lire la presse en GrandeBretagne, où il a été question de Pompéi pour les zones humides. En France, nous pouvons citer le musée archéologique du lac de Paladru à Charavines. Là aussi, il y a du tourisme, des musées et des rentrées d'argent. Ma deuxième remarque concerne un sujet dont nous avons très peu parlé au cours de la journée. Pourquoi ne pas remanger du poisson d'eau douce, à la table, tous les jours, et relancer cette production ?
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pon » entre les enjeux économiques et la mer, afin de limiter les risques et donc de permettre de s'adapter et de mener une politique à moindres coûts. La bande des 100 ans reste une réflexion compliquée, qui s'étend sur de nombreux hectares. Je crois que la priorité reste d'acheter là où l'on souhaite empêcher les gens de s'installer dans les 10 à 20 ans, afin d'éviter des désastres humains et économiques ultérieurs. Dans ce cas, l'écologie peut venir au service direct de l'humain. Par exemple, en cas de brèche de digue, la sédimentologie permet à l'espace de ne pas partir à la mer. Tout ceci relève de l'expérimentation de terrain.
Thierry Lavoux
Je pense que nous sommes tous d'accord. Cependant, lorsque vous jouez aux échecs, vous jouez au même jeu et vous utilisez les mêmes pièces que vos adversaires. Sur le fond, nous sommes totalement d'accord. Jean Jalbert, nous n'avons pas évoqué les questions de santé.
Jean Jalbert
La relation entre la santé humaine et les zones humides est effectivement un enjeu émergent que nous n'avons pas véritablement évoqué aujourd'hui. Par le passé, les zones humides ont toujours été perçues comme porteuses de miasmes, de maladies. Or, dans un contexte où les changements climatiques et les échanges commerciaux et humains amèneront à un nouveau brassage des agents pathogènes et des vecteurs de ces agents, les zones humides risquent de redevenir des boucs émissaires et des victimes expiatoires privilégiées. Nous l'avons constaté dans le cas de la crise de la grippe aviaire il y a quelques années, qui émerge à nouveau aujourd'hui. Alors que tout ce qui relevait de la santé humaine et vétérinaire était bien maîtrisé, tout le monde disait que le problème venait de la nature. Or, le problème provient, non de la nature mais bel et bien des actions humaines. Dans le cas de la grippe aviaire, c'était le commerce, en grande partie illégal, de la volaille, qui était à l'origine de tous ces problèmes.
Bernard Picon
Je reviens sur les propos de Jean Jalbert, qui souhaite lui-même revenir sur le terme de « zones humides ». En ce qui me concerne, deux autres termes me déplaisent, à commencer par les « services rendus ». Je pense que cette expression suppose une sorte d'extériorité de la nature par rapport à nous-mêmes. Un autre terme que je n'aime pas beaucoup est celui des « coûts-avantages ». Je reprendrai le même argumentaire. Lorsque mon coeur est malade, dois-je me poser la question d'une opération en termes de coûts-avantages ? Voilà des raisonnements qui nous viennent de segmentations héritées de théories de la modernité et qu'il nous faudrait revoir.
Si nous ne nous préparons pas et que nous ne comprenons pas le rôle de la nature dans la circulation des agents pathogènes, nous allons au-devant de grandes déconvenues. Nous aurons du mal à empêcher une destruction qui constituera une solution simple et radicale. Il a été démontré récemment que des zones humides fonctionnelles constituent de bons remparts. Plus un écosystème est dégradé, plus ses vecteurs et ses pathogènes se répandent vite. Anticipons, développons de la connaissance et de l'argumentaire pour démontrer que des écosystèmes fonctionnels et des zones humides fonctionnelles ne sont, non des zones de miasmes et une menace pour l'humanité, mais au contraire un rempart contre l'expansion de ces pathogènes.
Thierry Lavoux
Merci beaucoup. Je trouve que c'est une très bonne conclusion scientifique, originale et utile pour cette table ronde. Je vais à présent donner la parole à François Mitteault pour la conclusion finale de notre journée. Je remercie les participants de cette table de ronde.
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Aménagement urbain et préservation de la zone humide
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Allocution de clôture
François Mitteault, directeur de l'eau et de la biodiversité à la DGALN
Je voudrais d'abord remercier les organisateurs de cette journée d'étude sur les zones humides, le Comité d'histoire du ministère et ses partenaires de la recherche. Nous vivons en ce moment une séquence très intéressante par rapport à la biodiversité en général, qui a commencé avec les négociations climatiques. Les zones humides sont des réservoirs majeurs de biodiversité pour notre pays. Tous les sujets liés à l'eau, aux milieux marins et à la biodiversité ont accompagné les conférences annuelles des parties sur le réchauffement climatique, qui ont abouti à cet accord historique obtenu le mois dernier. Dans notre pays, ceci arrive après le passage du projet de loi sur la biodiversité au Sénat la semaine dernière1 , qui nous place dans une forte dynamique autour de la biodiversité.
Je ne reviendrai pas sur les différents articles de la loi qui touchent directement les zones humides, Jérôme Bignon en a déjà parlé. S'agissant des outils, vous avez cité les ORE (obligations réelles environnementales). Nous pourrions également parler des réserves d'actifs, dont on n'a sans doute pas encore exploré toutes les capacités. L'ancienne directrice de la nature à la Commission européenne considère que la France est en train de se doter d'un corpus législatif parmi les plus avancés d'Europe en ce qui concerne la protection de la biodiversité. Au coeur du sujet, se trouve l'Agence française de la biodiversité. De mon point de vue, de nombreux aspects vont se jouer au niveau territorial, notamment au niveau régional. L'enjeu est majeur. En effet, la
biodiversité pourrait initier une nouvelle forme de politique publique, en créant un partenariat intelligent entre l'État et les régions qui, progressivement, deviennent de très importants donneurs d'ordre (parcs naturels régionaux, réserves naturelles régionales, transfert de la gestion des fonds européens, etc.). Une différenciation stratégique est donc en train de se jouer au niveau des régions. Avec l'Agence française de la biodiversité, nous allons tenter de créer, au niveau régional, une plate-forme partenariale avec les régions et d'autres partenaires, pour proposer une offre très ouverte. Il n'existe aucun exercice imposé en termes de contenu de mission. Nous voyons bien que sur l'ensemble des sujets concernant la biodiversité
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(zones humides, Natura 2000, trame verte et bleue, etc.), nous avons un enchevêtrement de compétences et de sources de financement. Il faut être de plus en plus initié pour y voir clair. En mettant en place un partenariat région par région sur ces questions, nous pouvons clarifier les différentes attributions vis-à-vis des maîtres d'ouvrage et de l'ensemble des acteurs. Nous pouvons également mettre en place des protocoles de gestion sur tous ces sujets, pour vérifier qu'il n'existe ni superposition ni concurrence mais bien complémentarité. Tout est en train de bien s'organiser. Les préfets, les DREAL et les services de l'État sont bien engagés dans la dynamique. Les régions, par le biais de l'Association des régions de France, commencent à comprendre
les enjeux. Cette évolution sera un des éléments essentiels de ce que nous qualifions de transition écologique, qui s'appuie sur les mêmes moteurs que la transition énergétique. Les leviers sont souvent les mêmes. Pour réussir la transition énergétique, nous nous appuyons sur l'initiative des territoires, des PME, des collectivités, etc. Nous avons complètement changé de paradigme par rapport à la gestion de la politique énergétique de notre pays, avec le concept de territoire à énergie positive et de croissance verte. Nous injectons du développement local dans la politique énergétique. Avec la transition énergétique, l'idée est d'associer la société civile à l'accompagnement de la résilience liée au monde du vivant.
Les changements qui sont en train de se mettre en place sont très intéressants. Pour les acteurs des zones humides, il faudra être attentif aux scénarios qui se dessinent, région par région. Avec la biodiversité, nous sommes en train d'initier une autre pratique de politique publique, où l'État tente de trouver un partenariat avec les régions. Aujourd'hui, je pense que c'est une voie indispensable pour réussir la mise en oeuvre de nos politiques publiques.
1
La loi n° 2016-1087 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, a été promulguée le 8 août 2016 et publiée au Journal officiel du 9 août.
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Créé en 1995, le comité d'Histoire ministériel développe des activités dans les domaines du développement durable, de l'environnement, de la transition énergétique, du climat, de la prévention des risques, des transports et de la mer mais aussi dans ceux de l'urbanisme, du logement et de l'aménagement du territoire. Afin de valoriser le patrimoine historique du ministère et de contribuer au sentiment d'appartenance à ce ministère de chacun de ses agents, quelle que soit son origine, le comité d'Histoire s'appuie sur un Conseil scientifique, composé de chercheurs et de spécialistes reconnus, pour définir ses priorités d'intervention en matière d'histoire et de mémoire des administrations, des politiques publiques menées ainsi que des techniques, des métiers et des pratiques professionnelles qui ont été développés. Il cherche également à répondre aux attentes exprimées par les services, les opérateurs et les partenaires du ministère. Un programme prévisionnel de thèmes prioritaires (risques et catastrophes, innovations, territoires et milieux, mobilités et modes de vie) et de journées d'études a été arrêté pour les années 2012 à 2017. Le comité soutient et accompagne scientifiquement et financièrement des études et des recherches historiques. Il publie la revue semestrielle « Pour mémoire » (3 000 exemplaires). Il organise des séminaires et des journées d'études dont il peut diffuser les actes dans des numéros spéciaux de la revue. Il peut favoriser la publication d'ouvrages de référence. Pour les besoins de la recherche, il constitue un fonds d'archives orales d'acteurs des politiques ministérielles. Il gère un centre documentaire ouvert au public doté de plus de 4 000 ouvrages. Il diffuse sur internet et sur intranet un guide des sources accessibles, la revue et les actes de journées d'études et de séminaires. Il peut participer à des manifestations avec des partenaires publics ou privés.
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Le comité d'Histoire du ministère
L' ORGANISATION DU SECRÉTARIAT DU COMITÉ D'HISTOIRE
Secrétaire Philippe CARON secrétaire général du Conseil général de l'Environnement et du Développement durable Tél. : 01 40 81 68 23 Fax : 01 40 81 23 24 emmanuel.rebeille-borgella @developpement-durable.gouv.fr Secrétaire-délégué Patrick FÉVRIER administrateur général Tél. : 01 40 81 21 73 patrick.fevrier @developpement-durable.gouv.fr Adjointe au secrétaire délégué recueil de témoignages oraux Christiane CHANLIAU chargée de mission Tél. :01 40 81 82 05 christiane.chanliau @developpement-durable.gouv.fr Événementiel, édition Lorette PEUVOT chargée de mission Tél. : 01 40 81 15 38 lorette.peuvot @developpement-durable.gouv.fr Études-recherches Samuel RIPOLL chargé de mission Tél. : 01 40 81 26 63 samuel.ripoll @developpement-durable.gouv.fr Documentation communication électronique Nicole BOUDARD-DI-FIORE documentaliste Tél. : 01 40 81 36 83 nicole.boudard-di-fiore @developpement-durable.gouv.fr Assistance à la coordination et à la publication N.... secrétaire de rédaction Tél. : 01 40 81 .. ..
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LE CONSEIL SCIENTIFIQUE
Dominique BARJOT Professeur d'histoire contemporaine à l'Université Paris IV Bernard BARRAQUÉ Directeur de recherche émérite, au CNRS, CIRED-AgroParisTech Alain BELTRAN Directeur de recherches CNRS, Université Paris 1, laboratoire IRICE Alain BILLON Ancien secrétaire délégué du Comité d'histoire Florian CHARVOLIN Chargé de recherche au CNRS, Centre Max Weber Université Jean Monnet de Saint-Étienne Kostas CHATZIS Chercheur à l'École nationale des Ponts et Chaussées (LATTS) Florence CONTENAY Inspectrice générale de l'Équipement honoraire Andrée CORVOL DESSERT Présidente d'honneur du Groupe d'Histoire des Forêts Françaises Directeur de recherche honoraire CNRS Membre de l'Academie d'Agriculture de France Gabriel DUPUY Professeur émérite à l'Université de Paris I Jean-Michel FOURNIAU Directeur de recherches à l'IFSTTAR Stéphane FRIOUX Maître de conférences en histoire contemporaine à l'Université Lumière de Lyon 2 Philippe GENESTIER Professeur à l'ENTPE, chercheur au laboratoire RIVES-CNRS Vincent GUIGUENO Conservateur en chef du patrimoine, musée de la Marine Anne-Marie GRANET-ABISSET Professeur d'histoire contemporaine, Université Pierre Mendès-France Grenoble André GUILLERME Professeur émérite d'histoire des techniques au CNAM Bertrand LEMOINE Directeur de recherche au CNRS Alain MONFERRAND Ancien secrétaire-délégué du Comité d'histoire
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Arnaud PASSALACQUA Maîtres de conférences en histoire contemporaine à l'université Paris-Diderot Antoine PICON enseignant-chercheur à l'École des Ponts ParisTech, LATTS, Professeur à l'Université de Harvard Anne QUERRIEN Ancienne directrice de la rédaction de la revue « Les Annales de la Recherche urbaine » Thibault TELLIER Professeur d'histoire contemporaine à l'Institut d'études politiques de Rennes Hélène VACHER Professeur à l'ENSA de Nancy Loïc VADELORGE Professeur d'histoire contemporaine à l'Université de Paris-Est, Marne-laVallée, directeur du Laboratoire ACP
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Activités du Comité d'histoire
Depuis 2006, 18 numéros de la revue semestrielle Pour mémoire ont déjà présenté un panorama diversifié d'articles sur l'histoire de l'administration et des cultures professionnelles. Pour 2016-2017, les thématiques principales concernent les fonds photographiques, l'impact des transformations numériques sur les politiques ministérielles, le tricentenaire du corps des Ponts et Chaussées et les enjeux transfontaliers. www.ecologique-solidaire.gouv.fr/Pour mémoire-la-revue-de-Comite-d/html Depuis 1995, le Comité d'histoire a organisé ou co-organisé des journées d'études et des colloques, le plus souvent en partenariat avec des chercheurs, des acteurs et des experts. Les événements programmés en 20162017 portent sur les zones humides, les rapports entre aménageurs et les populations, les conférences de l'ONU sur l'habitat, les nuisibles et le cinquantenaire de la loi d'orientation foncière. www.ecologique-solidaire.gouv.fr/ Prochaines-manifestations-du.html Les actes des journées d'études organisées par le Comité d'histoire sont publiées dans des numéros spéciaux de la revue. D'autres types de journées d'études sont publiées sur internet, dans la revue, ou dans des livres. www.ecologique-solidaire.gouv.fr/ Prochaines-manifestations-du.html Le comité peut apporter son soutien à l'édition d'ouvrages issus de thèses dont les sujets ont un rapport avec les politiques ministérielles. www.ecologique-solidaire.gouv.fr/Despublications-en-partenariat.html Depuis sa création, le comité a recueilli près de 300 témoignages oraux destinés à préserver la mémoire de personnalités de ces ministères. Il s'est intéressé à l'évolution des métiers, des cultures professionnelles, et des bouleversements qui ont touché l'administration. www.archives-orales.developpementdurable.gouv.fr
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Vous souhaitez consulter les ressources du secrétariat du comité d'Histoire... Vous pensez que votre témoignage peut éclairer l'histoire du ministère de la Transition écologique et solidaire et des administrations dont il est l'héritier... Vous avez connaissance d'archives, de documents divers, d'objets intéressant l'histoire de ces administrations, alors...
N'HÉSITEZPASÀNOUSCONTACTER OU NOUS RETROUVER ?
Secrétariat du comité d'Histoire Conseil général de l'Environnement et du Développement durable Tour Séquoia - 92055 La Défense cedex tél : 33 (0) 01 40 81 21 73 Internet : http://www.ecologiquesolidaire.gouv.fr/memoire-du-ministere http://www.archives-orales. developpement-durable.gouv.fr/index. html Intranet : http://intra.comite-histoire. cgedd.i2/
courriel : comite.histoire@developpement-durable. gouv.fr
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la revue du comité d'Histoire
rédaction Tour Séquoia - bureau 30.05
92 055 La Défense cedex téléphone : 01 40 81 15 38 comite.histoire@developpement-durable.gouv.fr Pierre Chantereau et Alain Billon
fondateurs de la publication
directeur de la publication
Philippe Caron
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Patrick Février Chrstiane Chanliau société Amarante Design graphique,
suivi de fabrication
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ISSN
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ISSN ressource en ligne
2266-5196
imprimé sur du papier certifié écolabel européen
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COMITÉ D'HISTOIRE Tour Séquoia 92055 L a DéfenSe ceDex
www.ecologique-solidaire.gouv.fr / www.cohesion-territoires.gouv.fr
(ATTENTION: OPTION w.zones-humides. eaufrance.fr/). Depuis 1999 des Prix Ramsar pour la conservation des zones humides sont régulièrement attribués à des personnalités méritantes ou des associations particulièrement inventives lors des réunions de la Conférence des Parties. En 1996, la résolution sur « les zones humides et l'eau » adoptée par la COP6 établissait non seulement que la Convention comprenait bien l'importance de l'eau pour les écosystèmes des zones humides, mais aussi que ces dernières jouent un rôle de premier plan face à la crise de l'eau douce qui se profile dans bien des régions du monde. En parallèle la collaboration entre Ramsar et la Convention sur la
Bassin du Drugeon Site Ramsar dans le Haut-Doubs (25) © Ramsar n° hors série - printemps 2017
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diversité biologique (CDB) est devenue un modèle pour les relations de ce type entre presque tous les accords multilatéraux sur l'environnement (AME). En 1999 la reconnaissance officielle des « Organisations internationales partenaires » scellait une collaboration avec des organisations non-gouvernementales restée unique parmi les AME. Ces organisations partenaires sont aujourd'hui l'UICN, WWF International, BirdLife International, Wetlands International, Wetlands and Waterfowl Trust et l'International Water Management Institute, qui contribuent activement aux travaux de la Convention aux niveaux global, national et local. Au tournant du millénaire, la Convention de Ramsar était fermement sur la voie de l'adhésion universelle (comptant 169 Parties au début 2017). En 2005, les Parties ont reconnu l'importance des résultats de l'évaluation des écosystèmes en début de millénaire du point de vue des liens étroits unissant les écosystèmes, les services qu'ils fournissent et le bien-être humain. Et le dernier plan stratégique Ramsar 2016-2024 s'aligne directement aux objectifs du développement durable et l'Agenda 2030 des Nations Unies.
La Convention en action
Depuis son entrée en vigueur en 1975, la Convention a fait beaucoup de chemin, non seulement dans son évolution philosophique et politique, mais aussi dans sa reconnaissance et sa diffusion dans le monde entier. La Conférence des Parties a adopté un épais recueil d'orientations scientifiques, techniques et politiques préparées par le GEST et portant sur les thèmes les plus variés. Elles fournissent un double objectif : fournir
Le marais de Sacy (51) : un site Ramsar potentiel © Ramsar « pour mémoire »
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des avis techniques en aidant aussi bien les décideurs que les administrateurs des sites selon les besoins, et établir une norme commune pour ce que l'on attend des Parties à la Convention. Concernant le pilier « utilisation rationnelle », la gamme des orientations aborde des questions de planification fondamentales telles que l'élaboration de politiques nationales pour les zones humides et l'étude des lois et institutions nationales en vue d'intégrer les principes d'utilisation rationnelle des zones humides ; des avis pratiques sur l'inventaire et le suivi des zones humides et des normes pour l'évaluation des impacts ; des avis sur la communication des valeurs des zones humides au public et la promotion de la participation des acteurs à leur gestion. Mais surtout, on y trouve une quantité d'orientations relatives à l'eau, à l'attribution et à la gestion de l'eau pour maintenir les fonctions écologiques des zones humides, à la gestion des bassins hydrographiques et à la gestion des zones côtières et des ressources d'eau souterraines. Ces orientations sont publiées sur le site web dans les Manuels Ramsar pour l'utilisation rationnelle des zones humides avec des études de cas qui illustrent le propos et apportent une aide pratique. La Convention voue une attention spéciale à la gestion et conservation des sites Ramsar dont les caractéristiques écologiques sont menacées. Ceci s'inscrit fréquemment dans une mission consultative Ramsar, mécanisme officiel d'assistance technique aux Parties créé dans les années 1990. Une telle mission prend la forme d'une visite par une équipe d'experts qui publie un rapport contenant ses conclusions et recommandations. Ce rapport, après avoir été revu par les autorités, devient un document public pouvant servir de base pour des mesures de conservation dans le site et de référence pour d'autres et pouvant aider à attirer un financement Ramsar ou un financement externe pour l'application des recommandations. Les missions font souvent appel à des équipes pluridisciplinaires, fréquemment en collaboration avec
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des organisations comme la Convention du patrimoine mondial de l'Unesco, l'UICN, la Convention du PNUE sur les espèces migratrices et ses accords et le Programme pour l'homme et la biosphère de l'Unesco. Les années passant, Ramsar a noué des relations étroites et mutuellement bénéfiques, par le biais d'accord officiels et parfois de programmes de travail communs avec des organismes intergouvernementaux mondiaux ainsi qu'avec des conventions et programmes régionaux (Caraïbes, Méditerranée, Carpates, Pacifique du Sud) et commissions de bassin (lac Tchad, Niger, Congo) et des institutions internationaux tels que la Banque mondiale, l'Organisation mondiale du tourisme, l'Agence spatiale européenne et l'Organisation des États américains. La Convention a toujours accueilli favorablement les possibilités d'élargir sa base de ressources et ses activités en établissant des relations mutuellement bénéfiques avec le secteur privé. Parmi ces relations se distingue l'appui financier généreux fourni par le Groupe Danone aux efforts de sensibilisation déployés par la Convention pour faire reconnaître l'importance des ressources en eau aux décideurs et au public depuis 1998. Les groupes de Parties ayant un contexte géographique en commun peuvent demander l'approbation d'une initiative régionale fonctionnant dans le cadre de la Convention pour appuyer et augmenter sa mise en oeuvre dans la région concernée. Ces initiatives sont aujourd'hui au nombre de 19 et incluent quatre centres régionaux Ramsar pour la formation et la recherche à Panama, en Ouganda, République de Corée et Iran.
La mesure du succès
Des études montrent que, dans les pays qui se sont dotés d'une politique nationale pour les zones humides, ainsi que d'un Comité national plurisectoriel actif, et qui ont entrepris d'autres activités recommandées,
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Le cadre juridique de la Convention permet aussi aux pays de sauvegarder des sites Ramsar dans le contexte des procédures juridiques nationales. Si les sites Ramsar dans un pays membre de l'Union européenne figurent également dans la liste « Natura 2000 » des sites déclarés selon les directives Oiseaux (2009/147/CE) et Habitats (92/43/CEE), ces instruments réglementaires européens leur prodiguent une protection juridique efficace assurée par la Cour européenne de justice, que tout citoyen peut contacter à cette fin.
L'avenir et ses enjeux
Pour la conservation des zones humides, la France a fait des pas supplémentaires en établissant des plans d'actions nationaux pluriannuels, qui se suivent depuis 1995.Le 3ème plan national 2014-2018 est centré sur la dimension fonctionnelle des milieux humides. Ce nouveau terme fut choisi pour faire la distinction avec l'ancienne définition légale des zones humides plus restreinte, qui avait été inscrit dans la loi sur l'eau et les milieux aquatiques, dont la dernière version date de 2006. On montre ainsi clairement la volonté de poursuivre une approche écosystémique par gestion intégrée des bassins versants et des zones côtières, tout en suivant également les prescriptions des instruments réglementaires de l'Union européenne. Le Comité considère donc tout l'éventail d'écosystèmes aquatiques qui est couvert par la Convention de Ramsar et défini dans son premier article où font partie des zones humides au sens de la convention : fleuves et rivières, étangs et lacs, lagunes et zones marines côtières, tout comme les zones humides créées par l'homme, telles retenues d'eau, rizières et salines. C'est cette inclusion qui fait la force de la convention et la place au centre des défis actuels pour un développement durable.
Poster français 2009
les retombées pour l'état des zones humides sont positives. Selon des études récentes menées par des experts juridiques indépendants du domaine de l'environnement, les administrateurs de sites Ramsar estiment que l'inscription sur la liste de Ramsar a permis de maintenir l'état de conservation des zones humides. Ils sont généralement d'avis qu'elle offre des avantages tangibles comme une meilleure sensibilisation du public, une participation accrue des acteurs locaux, un appui renforcé à la protection du site, un accès accru au financement pour la conservation, ou des possibilités améliorées de recherche et d'écotourisme.
Les zones humides à la source du développement durable
Les zones humides sont notre infrastructure naturelle fondamentale pour la fourniture durable d'eau et
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Graphique Wet index L'indice d'étendue des zones humides montre leur régression continue malgré l'entrée en fonction de la Convention de Ramsar.
d'autres services écosystémiques dont dépendent, en fin de compte, les moyens d'existence de chacun d'entre nous. Nous devons mieux comprendre les valeurs des services fournis par les zones humides lorsque nous sommes confrontés à de difficiles compromis entre leur maintien et des changements d'utilisation des sols et de l'eau. Ne pas agir de manière décisive pour maintenir les zones humides et leurs services écosystémiques comporte des risques, et ignorer ces risques a un coût économique et social. Nous risquons de perdre leurs fonctions et services tels la rétention de l'eau en périodes d'étiage et de crues, la stabilisation des zones littorales, la purification de l'eau par élimination de produits fertilisants et toxiques, la ressource en eau pour la production agricole et l'élevage ou l'humidification du climat dans les zones touchées par la sécheresse. Nous devons nous attaquer aux moteurs directs de la disparition des zones humides, qui continue toujours à un rythme effrayant : depuis 1975 encore 40% des zones humides restantes furent
perdues depuis l'entrée en force de la Convention de Ramsar.
Un nouvel outil : l'association Ramsar France
Face à ces défis, la création en 2011 de la nouvelle association Ramsar France fut un réel pas en avant. L'association est née des réflexions et conclusions de séminaires organisés annuellement depuis 2009, qui regroupent les différents acteurs des sites Ramsar en France afin de créer un lien entre les sites Ramsar français, le ministère de l'Écologie et les acteurs issus de différents secteurs publics et privés, et pour jouer la complémentarité et la solidarité entre les zones humides françaises. L'association fait ainsi connaître le label « Ramsar » en France, oeuvre à l'amélioration, la clarification et l'uniformisation de la gestion des sites Ramsar inscrits et encourage la désignation de nouveaux sites. Elle facilite le contact direct entre la
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société civile, les techniciens, les administrations territoriales et les instances du gouvernement et du parlement au niveau national. L'association fait comprendre que la désignation d'un site Ramsar est un label de reconnaissance de l'importance mondiale de son écosystème et ses services, qui récompense et valorise les actions de gestion durable et encourage ceux qui les mettent en oeuvre à les poursuivre. Ces efforts s'avèrent importants et fructueux tout en apportant une valeur additionnelle et complémentaire aux actions des autres instances existantes, tel le comité national ou le ministère. Pour formellement encadrer cette approche, une Charte pour la gestion des sites inscrits sur la liste Ramsar entre l'État, l'association Ramsar France et le secrétariat de la Convention fut signée en 2011. Depuis et au fur et à mesure, l'association prépare et signe des chartes individuelles avec le gestionnaire coordonnateur de chaque Site Ramsar pour identifier un cadre uniformisé de gestion. Ce processus en cours montre que les actions de l'association facilitent la reconnaissance politique des requêtes formulées par la convention et aident aux niveaux national et local à avancer avec leur mise en oeuvre. Un programme prometteur pour le futur.
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regards complémentaires
La requalification urbaine des milieux humides ligériens, un projet patrimonial exposé aux composantes naturelles et culturelles des paysages fluviaux
Sylvain Dournel, Ingénieur de recherche en géographie, EA 1210 CEDETE, Université d'Orléans Sylvie Servain, Maître de conférences en géographie, UMR 7324 CITERES, INSA Centre Val de Loire
Le présent article interroge le processus de requalification urbaine des milieux humides, en vigueur en France depuis trois décennies, et se focalise plus spécifiquement sur ses composantes patrimoniales, naturelles et culturelles, à partir des villes d'Orléans et de Tours, en Loire moyenne. Les milieux humides représentent des espaces attractifs pour des sociétés en quête de qualités environnementale et paysagère. Non seulement ces entités acquièrent une importante valeur écologique au regard des écosystèmes qui y sont recensés mais forment aussi un cadre d'épanouissement privilégié pour les sports et les loisirs de plein air. La marche, la course à pied, le cyclisme, la randonnée équestre sont autant d'usages ludiques et contemplatifs ainsi que de formes de revendication de cette nature convoitée et admirée. En parallèle, plusieurs textes et outils juridiques reconnaissent le patrimoine écologique des milieux humides. C'est un véritable dispositif réglementaire, structuré autour des arrêtés préfectoraux de protection de biotope, des réserves
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naturelles régionale et nationale, des sites Natura 2000 et des récents schémas régionaux de cohérence écologique, qui permet de protéger, de restaurer et de mettre en scène le « capital nature » de ces espaces dans le cadre de plans de gestion et de valorisation. Conjointement, de nombreux projets urbains s'attachent au traitement esthétique et fonctionnel de zones humides (Dournel, 2010). Cette démarche, amorcée dans les années 1990, concerne des villes de taille et de situation variées (Amiens, Bordeaux, Châteauroux, Lyon, Strasbourg, etc.) et porte sur des corridors fluviaux et humides hétérogènes (Somme, Garonne, Indre, Rhône-Saône, Ill-Rhin, etc.). Les élus et les professionnels de l'urbanisme font le constat de milieux exclus des dynamiques urbaines et tentent de remédier à de fréquentes situations d'abandon et de déclassement : décharges sauvages, friches, surfaces remblayées, voies sur berges, zones d'entrepôt sans rapport avec la proximité de l'eau... Les acteurs locaux orientent leurs projets vers les principes clés du développement urbain durable (Emelianoff, 1999 ; Speirs, 2003), dont la nature en ville, la qualité de
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Le val de Loire - conception et réalisation © Sylvain Dournel
vie, le renouvellement urbain, la cohérence territoriale, l'identité locale et la cohésion sociale (Servain et al., 2016). Leur démarche se traduit par la création de parcs urbains et le déploiement de chemins publics afin d'ouvrir les milieux humides nouvellement restaurés au plus grand nombre (Allaman, 2003 ; Berthier, 2003 ; DGUHC, 2006). D'emblée, cette dynamique sociale, juridique et urbaine, à l'origine du triptyque protectionrestauration-ouverture des zones humides, est dans les faits louables mais pose des questions en termes de gestion, de représentation et d'appropriation. Jusqu'où aller dans l'accessibilité des milieux d'eau face aux pressions humaines qui peuvent y être exercées ? Les zones humides ont-elles vocation à devenir un vaste espace public quand on considère la diversité de leurs fonctions et de leurs usages ? Comment les politiques
de conservation et de protection composent-elles avec les caractères productifs, instables et temporaires de ces entités ? Autant de questionnements qui soulignent la complexité de la situation actuelle. En outre, certains types de loisirs, popularisés dès la Belle Époque, à l'instar des bains, du canotage, de la chasse au gibier d'eau, du jardinage et de la pêche, présentent d'autres formes de valorisation et d'appropriation des milieux d'eau et révèlent leur importante valeur historique et culturelle. À cet égard, l'ouvrage d'A. Guillerme (1990), Les temps de l'eau, insiste sur le rôle capital des fleuves, des rivières et de leurs annexes humides dans le développement urbain, jusqu'au début du XIXe siècle. D'emblée, l'homme tire parti de leurs potentiels en matière d'agriculture, de défense et de transport. Ensuite, l'économie des eaux courantes, liée à la généralisation du moulin à aubes entre le IXe et le XIVe siècle, à laquelle s'ajoute l'économie des eaux
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stagnantes sous l'Ancien Régime (travail du papier, du salpêtre, du cuir et des toiles), placent les milieux fluviaux et humides au coeur de la vie des cités. De multiples héritages, perceptibles dans les paysages actuels, témoignent de ce riche passé : douves, ports, marais cultivés, moulins, réseau de canaux, etc. (Dournel et Sajaloli, 2012). Entre-temps, les innovations mécaniques et chimiques de la Révolution industrielle ont mis à mal le système socio-économique pluriséculaire des milieux d'eau. L'hygiénisme, dénonçant le méphitisme qui en émanerait, gagne les édiles entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle (Quesne, 1994 ; Barles, 1999 ; Fournier, 2010). L'urbanisme, émergeant au début du XXe siècle, cherche à supprimer les zones humides de la ville moderne (Dournel, 2013). Les deux derniers siècles voient aussi la construction d'importants ouvrages de franchissement et de canalisation de cours d'eau ainsi que l'aménagement de parcs urbains et de bases de loisirs en zone humide. Toutefois, la conjoncture d'abandon domine l'ensemble. La diminution de l'emprise de l'homme sur ces espaces se traduit par un regain de naturalité. De fait, ce recours à l'histoire révèle les valeurs à la fois naturelles et culturelles des zones humides urbaines. Il en ressort une multitude d'héritages qu'il s'agit d'intégrer afin de promouvoir une politique patrimoniale à la mesure de ces espaces complexes. La notion de requalification urbaine a été développée en ce sens, pour recadrer conjoncturellement et conceptuellement l'attrait des élus pour les milieux d'eau (Dournel, 2010). La démarche, réactive à toute forme d'abandon et de déclassement, est par essence pluridisciplinaire vu les acteurs qui la portent, la naturalité des entités investies et la mobilisation de la notion de paysage pour sa mise en oeuvre. Son ancrage est temporel et sa portée qualitative : partant des enjeux actuels, le recours au passé est gage d'enseignements et de retours d'expérience utiles aux projets de traitement esthétique et fonctionnel des zones humides. L'approche est nécessairement transversale,
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différenciée et intégrée en réponse à la singularité de tout milieu. Enfin, la dynamique enclenchée doit être collective, souple et partagée afin de fédérer le plus grand nombre, de tirer parti des savoir-faire locaux et de se réajuster en permanence aux enjeux socioéconomiques et environnementaux du moment. Parmi ces principes généraux, arrêtons-nous sur la notion de paysage et sur son rôle déterminant dans la démarche de requalification. Selon la définition de la Convention européenne du paysage du Conseil de l'Europe (adoptée à Florence le 20 octobre 2000, entrée en vigueur le 1er mars 2004), « le paysage désigne une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l'action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations » (article 1a). L'entrée par le paysage permet de cerner l'état de l'environnement et de prendre en compte les représentations individuelles et collectives qui, en évolution constante, influent sur les projets appliqués aux milieux humides. En outre, cette notion parle aux acteurs urbains en raison de son approche globale, guidant la réflexion des décideurs, et de sa capacité à fédérer le plus grand nombre par la mobilisation d'images qui donnent corps à leurs intentions. Considéré comme un objet opérationnel, le paysage nous aide à appréhender les enjeux de la requalification urbaine des milieux humides, ce que nous allons démontrer à travers l'étude de deux terrains porteurs en Loire moyenne : les agglomérations d'Orléans et de Tours.
Préciser la reconnaissance patrimoniale des zones humides ligériennes
Les zones humides ligériennes, à l'instar de nombreux espaces analogues, bénéficient d'une reconnaissance patrimoniale largement centrée sur leur valeur écologique. Cette partie vise à cerner et à reconsidérer ce processus au regard des caractéristiques territoriales de ces entités, à partir des exemples d'Orléans et de Tours.
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Figure 1 : les zones humides ligériennes dans l'agglomération orléanaise © Sylvain Dournel « pour mémoire »
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Figure 2 : les zones humides ligériennes dans l'agglomération tourangelle © Sylvain Dournel n° hors série - printemps 2017
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Caractéristiques paysagères des zones humides ligériennes à Orléans et à Tours
Les zones humides recensées dans les agglomérations orléanaise et tourangelle renvoient essentiellement aux annexes hydrauliques de la Loire et de certains de ses affluents (figures 1 - p.51 - et 2 - p.52). Développées dans le lit majeur du fleuve, ces entités sont aussi très largement contenues dans un lit endigué plus resserré, dominé par des ouvrages de défense contre les crues, les levées, qui servaient aussi à fixer le lit du fleuve pour des besoins de navigation aujourd'hui révolus. Les milieux humides ligériens se présentent ainsi de manière longiligne, prenant appui sur les cours d'eau et leurs zones de confluence. Dans le détail, ces espaces présentent des dynamiques et des formes variées. La Loire est parsemée de bancs de sable et d'îlots (grèves) en constante évolution, couverts de strates herbacées voire arborées (figures 1 et 2). Certains îlots, situés en retrait d'anciens ouvrages submersibles de semi-canalisation pour la navigation (duits à Orléans), sont néanmoins assez fixes. Les îles, moins sujettes aux fluctuations saisonnières, abritent aussi ripisylves et boisements humides. Ces deux dernières formations sont également recensées sur les rives du fleuve, au-delà des quelques étendues sableuses, roselières, prairies humides et boires que l'on y relève. De grandes pièces d'eau aux contours rectilignes, issues de l'extraction de sables et de graviers, jouxtent de manière intermittente les bords de Loire. Au-delà du lit endigué, les zones humides, bien plus rares, alternent fossés, marais et petits étangs dans les quelques dépressions du lit majeur. Le reste de la plaine alluviale, à Orléans comme à Tours, est soit urbanisé, soit exploité par les pépinières ou les grandes cultures ; les milieux humides y sont à l'état de relique. Il en est de même pour les affluents de la Loire qui, dans certaines sections, présentent un lit encaissé, configuré en trapèze, sectionné d'ouvrages de régulation hydraulique (Bergeresse, Cher, Dhuy : figures 1 et 2). Dans d'autres sections, les rives mêlent roselières et marais, prairies, boisements humides et peupleraies. Cas spécifique enfin, le Loiret présente une succession d'anciens bassins de valorisation énergétique, délimités par des digues (chaussées) avec un ou plusieurs moulins à aubes à leur extrémité. Les rives sont totalement boisées. Les zones humides ligériennes à Orléans et à Tours abritent ainsi une grande diversité d'écosystèmes et forment des paysages très variés, ouverts ou fermés, façonnés dans le temps par l'homme pour divers besoins : navigation, lutte contre les inondations, optimisation des terres agricoles, sylviculture, valorisation énergétique... Ces deux territoires, caractéristiques de l'ensemble du Val de Loire, sont donc riches de leurs composantes culturelles et naturelles.
La reconnaissance et la valorisation du patrimoine naturel ligérien à Orléans et à Tours
Depuis le 30 novembre 2000, le Val de Loire est inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO, au titre des paysages culturels vivants et évolutifs. Le périmètre du site, d'une superficie de 850 km², couvre l'intégralité du lit majeur de Loire moyenne et décrit plusieurs excroissances, notamment au droit des confluences de rive gauche, regroupant ainsi les éléments patrimoniaux notables agglomérés autour de l'axe ligérien : abbayes, châteaux, fronts bâtis, ouvrages d'art... Si la proposition d'inscription se focalisait initialement sur le patrimoine culturel, depuis les années 2000 les acteurs publics exploitent largement le potentiel naturel ligérien s'appuyant sur l'image de « dernier fleuve sauvage d'Europe » qui y est associée. La mise en oeuvre du réseau Natura 2000, orchestrée par l'État, couvre l'ensemble du lit mineur et coordonne les actions écologiques disséminées le long du corridor fluvial (espaces naturels sensibles - ENS, arrêtés préfectoraux de protection de biotope - APPB, réserves naturelles nationales - RNN, etc.). Conjointement, les conseils régionaux du Centre-Val de Loire et des Pays
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de la Loire développent avec leurs partenaires (conseils départementaux, communautés d'agglomération et communautés urbaines) le projet « Loire à vélo », offrant au visiteur une continuité cyclable balisée sur 800 km, du Nivernais à l'estuaire, axé sur les éléments patrimoniaux, historiques et naturels. Sous un angle exclusivement écologique, les deux régions s'engagent depuis 15 ans dans la promotion du tourisme de nature, valorisant notamment le capital « biodiversité » du Val de Loire autour de modes de déplacements doux (marche à pied, vélo, cheval). Adopté en janvier 2015, le schéma régional de cohérence écologique de la région Centre, fruit du Grenelle de l'Environnement, confirme la reconnaissance et la valorisation du patrimoine naturel ligérien, accordant une place importante aux continuités écologiques des cours d'eau et des zones humides dans l'édification de la trame verte et bleue régionale. À l'échelle des agglomérations orléanaise et tourangelle, on retrouve le même intérêt porté au capital nature du corridor fluvial, aussi bien au niveau des outils juridiques que des aménagements urbains. D'emblée, la Loire, les affluents et leurs annexes hydrauliques rivulaires sont intégralement classés en zone N dans les différents plans locaux d'urbanisme (PLU) communaux. Surtout, ces espaces bénéficient à Orléans comme à Tours d'outils (APPB, ENS, sites classés, sites inscrits, RNN, zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager - ZPPAUP) dédiés à la protection de leurs attributs écologiques et paysagers (tableau 1). Il s'agit, le plus souvent dans le cadre de plans de gestion, d'entretenir et de restaurer certains écosystèmes caractéristiques du Val de Loire (boires, grèves, ripisylves, roselières, etc.), au profit d'espèces faunistiques et floristiques d'intérêt national voire européen. L'ensemble est mis en valeur par le biais de sentiers de découverte et d'animations pédagogiques. Les politiques communales et intercommunales déployées sur les milieux humides ligériens confortent cette dynamique. Dans la communauté urbaine « Orléans Métropole », les actions publiques,
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coordonnées depuis 2002 autour du projet « Loire trame verte » (Dournel, 2010), s'attachent à restaurer et à faire découvrir les écosystèmes humides aux orléanais et aux touristes (pâtures de Chécy, sentier des Azins à Bou), à rendre les espaces rivulaires accessibles au plus grand nombre (Loire à vélo, promenades du Loiret, parc de Loire à Saint-Jean-de-la-Ruelle) et à restaurer les marqueurs de l'identité ligérienne (quais de Loire, canal latéral, fronts bâtis anciens). La constitution de corridors écologiques et de trames vertes et bleues, annoncée dans l'agenda 21 d'Orléans Métropole (2011), met en réseau ces actions patrimoniales développées sur les milieux humides de l'agglomération et en accentue leur portée naturelle. Dans la communauté urbaine « Tour(s) Plus », l'investissement des cours d'eau et des zones humides remonte aussi au début des années 2000 (Verdelli et al., 2006). Le traitement des promenades rivulaires (Loire, Cher, Petit Cher) et des espaces publics insulaires (île Simon, île Blazac) traduit la volonté des élus d'ouvrir les milieux ligériens aux citadins et aux touristes. Les actions conduites sur l'île de la Métairie et la plaine de la Gloriette (tableau 1) participent de ce processus mais insistent plus sur la découverte de la biodiversité et des paysages. La mise en oeuvre de la Loire à vélo permet alors de fédérer et de coordonner l'ensemble de ces actions (Agence d'urbanisme de l'agglomération de Tours, 2003) aux accents esthétique, écologique et ludique. Les acteurs urbains confortent cette triple dimension à l'égard des milieux fluviaux et humides au sein de la trame verte et bleue, présentée dans le projet d'aménagement et de développement durable (PADD) de Tour(s) Plus (2013).
La naturalité des zones humides, un héritage récent dans l'histoire ligérienne
À Orléans comme à Tours, nombreux sont les discours à destination des habitants et des visiteurs qui mettent en avant la naturalité des zones humides ligériennes. Ainsi peut-on lire dans la rubrique tourisme/patrimoine du site internet de la commune de Saint-Denis-enVal que « la Loire est restée sauvage : elle serpente
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Tableau 1 : outils juridiques employés à la protection écologique des milieux humides à Orléans et à Tours. Outils recensés dans l'agglomération orléanaise (hors outils propres au réseau Natura 2000) Type d'outil APPB APPB RNN Site classé Site classé ZPPAUP Nom Les Sternes d'Europe Pointe de Courpain Saint-Mesmin Île des Béchets Combleux Loiret Bou, Mareau-aux-Prés Saint-Pryvé-Saint-Mesmin La-Chapelle-Saint-Mesmin, Mareau-aux-Prés, Saint-HilaireSaint-Mesmin, Saint-Pryvé-Saint-Mesmin Olivet Combleux, Chécy, Saint-Jean-de-Braye, Saint-Jean-le-Blanc, Orléans, Saint-Denis-en-Val Olivet, Orléans, Mareau-aux-Prés, St-Cyr-en-Val, Saint-HilaireSaint-Mesmin, Saint-Pryvé-Saint-Mesmin Commune(s) Taille (ha) 98 13 263 5 285 Milieu(x) humide(s) protégé(s) Grèves Ripisylve Grèves, ripisylves, roselières, surfaces herbacées Surfaces herbacées, ripisylves Grèves, ripisylves, roselières
Bassins, boires, îles, ripisylves, 1 180 roselières Taille (ha) 154 39 30
Outils recensés dans l'agglomération tourangelle (hors outils propres au réseau Natura 2000) Type d'outil APPB ENS ENS ENS ENS Site inscrit Site inscrit Site classé Nom Île aux Moutons Commune(s) Montlouis-sur-Loire, Vernou-sur-Brenne, Vouvray Milieu(x) humide(s) protégé(s) Boisements humides, grèves, îles, prairies, surfaces herbacées Prairies, surfaces herbacées
Bocages de la Gloriette Joué-les-Tours Boire du bois de Plante Saint-Pierre-des-Corps Île de la Métairie Val de Choisille Îles de la Loire Vallée de la Bresme Rives gauches de la Loire
Boisements humides, boire, prairies Boisements humides, grèves, îles, La-Ville-aux-Dames, Montlouis-sur-Loire, Saint-Pierre-des-Corps 72 surfaces herbacées Prairies, surfaces herbacées, Fondettes, La-Membrolle-sur-Choisille, Saint-Cyr-sur-Loire 150 ripisyve Grèves, îles, ripisylves, surfaces La-Ville-aux-Dames, Montlouis-sur-Loire, Rochecorbon 117 herbacées Grèves, peupleraies, prairies, Luynes, Saint-Étienne-de-Chigny 1 996 ripisylves, surfaces herbacées 66 Îles, ripisylves, surfaces herbacées
Tours, La Riche
paresseusement parmi les îlots et les bancs de sable l'été, et redevient un fleuve bouillonnant l'hiver. Le promeneur pourra y découvrir une faune et une flore variées. Pêcheurs, sportifs et rêveurs y trouveront de quoi alimenter toutes leurs passions ». Plus encore, la reconnaissance du patrimoine naturel des milieux d'eau urbains apparaît comme un projet de territoire, à l'instar de l'agenda 21 de Joué-les-Tours (2015 : p. 72) : « les zones humides, les eaux stagnantes, les cours d'eau et leurs ripisylves, sont autant de réservoirs [...] et corridors écologiques [...] pour la faune aquatique, semi-aquatique et terrestre. Ce réseau est nommé Trame Bleue ». Pour autant, la naturalité des zones humides ligériennes où l'homme apparaît surtout en spectateur est à nuancer
compte tenu de leur façonnement pluriséculaire par les sociétés. Les nombreux héritages qui en émanent, perceptibles dans les paysages, octroient aussi des valeurs historique et culturelle aux milieux d'eau, ce qu'attestent certaines protections juridiques et politiques urbaines recensées en Loire moyenne. Dans l'agglomération orléanaise, la première action phare du projet « Loire trame verte » consistait à restaurer les quais rive droite, le front bâti et le débouché en Loire du canal latéral (prolongeant sur 5, 5 km le canal d'Orléans qui relie la Loire à la Seine) dans le but de renouer avec le passé navigable du fleuve (Dournel, 2013). Les animations estivales autour de la batellerie traditionnelle et le « Festival de Loire », qui a lieu tous les deux ans fin septembre, tentent de redonner vie au port d'Orléans (Comby et al., 2014). En outre, ces biens
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culturels font l'objet de protections spécifiques : le site classé de Combleux, adopté en 1988, porte sur le canal latéral et le lit de la Loire, en amont du centre urbain, tandis que la ZPPAUP d'Orléans, adoptée en 2008, s'attache notamment aux quais rive droite. Sur un autre plan, la mise en patrimoine des bassins du Loiret porte sur la valorisation des moulins, de la villégiature de prestige et de la qualité paysagère des zones humides par le biais de promenades de découverte et d'outils de protection (trois sites classés, une ZPPAUP). Dans l'agglomération tourangelle, la politique patrimoniale effective à Rochecorbon attache de l'importance aux valeurs historique et culturelle des milieux d'eau. En plus de la Loire à vélo et d'un parcours en bateau, un circuit pédestre met à l'honneur le vieux centre urbain, le vignoble de Vouvray, le port et la navigation, les écosystèmes humides, les corniches en tuffeau, l'habitat troglodytique, les maisons de maître et leurs parcs. Tous ces éléments, liés à la Loire, font l'objet d'une ZPPAUP fixée par arrêté municipal en janvier 2008. Notons que la valorisation du passé navigable est également de mise à Tours avec l'organisation en été de promenades thématiques à bord de bateaux traditionnels. Plus globalement enfin, le potentiel culturel des zones humides figure dans le plan de gestion du Val de Loire inscrit à l'UNESCO et la prise en compte de la valeur universelle exceptionnelle dans les documents et les projets d'urbanisme. Ce plan de gestion, adopté par arrêté préfectoral en novembre 2012, compte comme orientations principales la préservation et la réhabilitation du patrimoine bâti ligérien ainsi que la restauration et l'entretien des anciens ouvrages de navigation. Ainsi, la patrimonialisation des zones humides ligériennes ne peut se limiter à leur seule valeur écologique. Nombreux sont les héritages qui attestent l'importante emprise de l'homme sur ces espaces et, ce, jusqu'à des temps récents. Maintes photographies du début du XXe siècle reflètent le caractère aménagé du corridor fluvial et révèlent, de manière concomitante, la naturalisation des milieux
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d'eau qui s'est opérée depuis. De fait, les politiques patrimoniales font ressortir une étrange cohabitation entre les composantes naturelles et culturelles des zones humides ligériennes. La coordination de ces éléments est pourtant incontournable pour asseoir une politique de requalification en phase avec ces composantes. Face à de tels enjeux, le recours à l'approche paysagère, accordant une place importante au temps long, fait solution.
Révéler les systèmes de représentation et l'histoire des zones humides ligériennes pour guider les politiques patrimoniales à Orléans et à Tours
L'étude des zones humides ligériennes, sous les angles paysager et historique, a pour objet de reconsidérer et de guider les politiques patrimoniales attachées aux valeurs naturelles ou culturelles de ces espaces. La démarche scientifique adoptée vise non seulement à faire la lumière sur les systèmes de représentation et l'histoire de ces entités mais encore à étudier les héritages paysagers attachés à leur façonnement pluriséculaire par les sociétés. Il s'agit de cerner les spécificités territoriales des zones humides orléanaise et tourangelle.
Les systèmes de représentation rapportés à l'histoire des zones humides ligériennes
L'étude des systèmes de représentation, qui se réfère aux travaux de G. Bertrand (2001), a pour objet d'appréhender les différentes formes d'appropriations, d'usages et de fonctions des milieux d'eau. Ces systèmes, rapportés à l'histoire des zones humides ligériennes, sont gages d'enseignements utiles pour toute démarche de requalification urbaine. À Orléans comme à Tours, la navigation ligérienne domine dans les systèmes de représentation, comme l'atteste la nette majorité des politiques culturelles actuelles s'y référant. La Loire, sous l'Ancien Régime,
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Figure 3 : la Loire, axe majeur de transport fluvial en France entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle.
était l'un des principaux axes de communication du Royaume de France. Cet usage ne trouvait pas raison dans les conditions hydrauliques du fleuve, réputées difficiles (fortes fluctuations saisonnières, instabilité du lit d'écoulement), mais dans le dessin privilégié de
son tracé (Dournel, 2010). Sa source, proche du couloir rhodanien, sa section médiane, passant aux portes sud de Paris, et son embouchure, communiquant avec l'océan Atlantique et les Antilles, connectaient plusieurs régions commerçantes (figure 3). D'ailleurs,
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Figure 4 : le rôle de la viticulture, de l'économie meunière, de la lutte contre les inondations et des loisirs nautiques dans l'histoire des zones humides ligériennes orléanaises.
le débit permettait la descente du fleuve tandis que l'orientation des vents dominants en assurait la remontée jusqu'à Orléans, expliquant l'importance de la culture de la voile dans la batellerie ligérienne. Le fleuve fut exploité et façonné à des fins navigables entre le XIVe et le milieu du XIXe siècle (Chevalier, 1986 ; Pin et al., 2013). Cette période voit la consolidation des principaux ports ligériens (aménagement de vastes quais maçonnés) ainsi que l'érection de levées (digues rivulaires fixant le chenal d'écoulement dans un lit resserré) et, plus ponctuellement, le développement de digues submersibles (duits à Orléans) pour optimiser les conditions de navigation (Person, 2006). L'activité en Loire moyenne périclita au cours du XIXe siècle, conséquence de l'amélioration du transport routier et de la concurrence du chemin de fer, malgré quelques soubresauts liés à des innovations techniques (navigation à vapeur : figure 3) et des aménagements locaux (épis en Anjou, canal latéral à Orléans). Il ressort
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de cette activité de nombreux héritages perceptibles dans les paysages autour desquels gravitent aujourd'hui les zones humides alluviales. De façon moins marquée, la gestion du risque d'inondation tient une place non-négligeable au sein des systèmes de représentation des zones humides. Ces entités, situées en zones d'aléas élevés, sont souvent préservées de l'urbanisation dans les documents d'urbanisme des agglomérations orléanaise et tourangelle (Dournel et Servain-Courant, 2014). Plus encore, la gestion du risque d'inondation renvoie à d'importants rapports historiques à l'eau qui ont profondément atteint les annexes hydrauliques. Les levées, édifiées en Loire moyenne entre le XIIIe et la fin du XIXe siècle (figure 4), servirent à la fois à fixer le lit mineur et à lutter contre les crues (Dion, 1961). Ces longs cordons de digues, dépassant de 7 m le niveau de l'étiage, eurent pour effet de cloisonner les vals, plaines
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inondables du fleuve. Préalablement à l'édification des levées, dans les vals, les hommes résidaient sur les terres les plus souvent émergées et protégeaient bâtis et cultures par la construction de petites digues, appelées turcies (Castanet, 2008). Le cloisonnement des vals par les levées donna à l'homme le sentiment illusoire de vivre à l'écart du danger. L'assèchement des zones humides qui s'ensuivit se fit au profit de l'expansion des surfaces cultivées (viticulture, pépinières, céréaliculture) puis de l'urbanisation (à partir du XIXe siècle) (Sajaloli et Dournel, 2008). Cette conception défensive dans la gestion des inondations domina malgré la récurrence des ruptures de levées recensées lors des crues majeures des XVIIIe et XIXe siècles. Aujourd'hui, bien qu'à l'état de reliques dans les vals ou contenus dans le lit endigué de la Loire, les milieux humides renvoient dans une certaine mesure au risque d'inondation, au même titre que les levées. Sur un autre plan, les loisirs balnéaires et nautiques sont peu associés aux actuels systèmes de représentation des zones humides. Si les politiques patrimoniales valorisent leurs composantes naturelles et culturelles à travers les circuits de découverte et la batellerie traditionnelle, celles-ci remobilisent peu les premières formes de loisirs qui sont apparues dans les années 1850 et qui ont pourtant généré des héritages singuliers. Les bains en Loire, développés depuis les rives et les grèves, ainsi que le nautisme, pratiqué sur les bassins du Loiret, introduisirent des rapports à l'eau inédits. Les bains, recensés dans l'Orléanais et en Touraine, se structuraient à partir de plages. Ces équipements, animés par des cours de natation, étaient non seulement fréquentés par une clientèle locale mais aussi par des touristes (région parisienne), conséquence de la généralisation du transport ferroviaire puis des premiers congés payés. Des écoles de natation marquaient aussi les quais de Loire à Orléans. Le nautisme sur le Loiret est une autre manifestation de l'économie ludique en pleine effervescence. La construction de grandes propriétés sur les rives du cours d'eau entre la fin du XVIe et la fin du XVIIIe siècle manifestait déjà un attrait pour le cadre de vie de qualité que génère la proximité de l'eau. L'essor du canotage a ensuite converti les anciens bassins de valorisation énergétique en bassins nautiques comme l'attestait le fleurissement de gares à bateaux, de guinguettes et de restaurants tournés sur l'eau (figure 4). Le Loiret fut d'ailleurs un important lieu d'introduction du canotage en France. Si les bains en Loire disparurent dans les années 1960 du fait du manque de sécurité des installations, de la pollution de l'eau, de la concurrence des piscines et des vacances en bord de mer, le nautisme perdura. Pour autant, aucun de ces éléments n'est aujourd'hui associé à la patrimonialisation des zones humides ligériennes (Comby et al., 2014). Seul le principe des promenades plantées, aménagées sur les quais de Loire à Orléans et à Tours aux XVIIIe et XIXe siècles, est aujourd'hui remobilisé par les acteurs locaux dans leurs projets urbains. Enfin, à l'échelle locale, certaines fonctions historiques attribuées aux milieux d'eau pèsent ponctuellement sur les systèmes de représentation. C'est notamment le cas de l'économie meunière sur le Loiret (figure 4), active du Haut Moyen Âge au début du XXe siècle (Illiers, 1952). Les bassins de valorisation énergétique et la dizaine de moulins qui émanent de cette activité dominent aujourd'hui les paysages loirétains et bénéficient de politiques de protection et de valorisation paysagères, vues en première partie. D'autres fonctions, au contraire, sont exclues des actions patrimoniales. À cet égard, l'extraction industrielle de granulats, opérée dans le lit endigué à l'après-guerre, est aujourd'hui responsable de multiples plans d'eau. Ces derniers sont au centre de politiques de valorisation écologique qui font abstraction de leur origine et des raisons économiques de leur formation. Rapporter les systèmes de représentation à l'histoire des zones humides ligériennes met donc en lumière de nombreux héritages et enseignements utiles pour toute démarche
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de requalification urbaine qu'il s'agit à présent de faire valoir.
Le double recours à l'histoire et à l'étude des paysages pour guider les politiques de patrimonialisation des zones humides ligériennes
Le double recours à l'histoire et à l'étude des paysages fait parfois apparaître de profonds décalages entre les systèmes de représentation des zones humides ligériennes et l'importance de certaines de leurs fonctions et de leurs héritages inscrits dans le temps et dans l'espace. Quelles peuvent être les causes de tels décalages ? Les politiques publiques, axées sur la valorisation et la patrimonialisation de ces entités, sont exposées à des enjeux complexes, plus ou moins conciliables, répertoriés autour de six entrées en matière : · l'écologie : restaurer et conserver les écosystèmes, développer les règlements et les outils de gestion, limiter et baliser les accès ; · le risque : protéger les populations et les biens des inondations, réglementer l'occupation des sols, sauvegarder les annexes hydrauliques et les zones d'expansion ; · le cadre de vie : faciliter les accès et mettre en scène les zones humides, développer les espaces publics et les équipements récréatifs, soigner l'esthétique des milieux ; · le culturel : restaurer et préserver les biens historiques, respecter les unités architecturales et esthétiques, soutenir les manifestations traditionnelles et artistiques ; · le tourisme : communiquer sur le territoire, créer des circuits de découverte, valoriser les biens naturels et culturels et les savoir-faire, développer des marques et des labels ; · la ressource : gérer la ressource en eau et les apports environnementaux, promouvoir les filières agricoles, cynégétiques, piscicoles et sylvicoles.
L'intégration de ces différents éléments au sein des projets de territoire est délicate mais déterminante. Autrement se juxtaposerait une multitude d'actions sectorielles, dépourvues de liens entre elles, allant à l'encontre des interdépendances fonctionnelles, des continuités paysagères et des solidarités spatiales propres aux zones humides. Se généraliseraient aussi des schémas d'aménagement univoques, appliqués par mimétisme d'un lieu à l'autre, allant à l'encontre des singularités culturelles, écologiques, hydrauliques et territoriales de chaque zone humide (Dournel, 2010). Face à de tels enjeux, le double recours à l'histoire et à l'étude des paysages permet de dresser un diagnostic transversal, ancré dans les réalités territoriales des milieux d'eau. À cet égard, la reconstitution de trajectoires paysagères est une piste opportune pour guider les politiques de patrimonialisation des zones humides ligériennes (Davodeau, 2012). Cette démarche, interrogeant à parts égales le temps et l'espace, repère à partir d'un même site des phases de permanence et de changement. Les rapports qui prévalaient entre les sociétés et les milieux d'eau ne sont pas linéaires ; l'alternance de périodes de façonnement, d'entretien et d'abandon s'avère riche en héritages et en évolutions paysagères. Dans le cas des bassins du Loiret (figure 1), cette démarche spatio-temporelle permet de dégager quatre rapports dominants à l'eau et autant de paysages caractéristiques : · l'économie meunière, du Haut Moyen Âge au début du XXe siècle, à l'origine des bassins de valorisation énergétique successifs, avec un ou plusieurs moulins à leur extrémité ; · l'attrait pour le cadre de vie, traduit par le développement de châteaux et de maisons de maître, entourés de jardins soignés, entre la fin du XVIe et la fin du XVIIIe siècle ; · le développement du nautisme et du canotage, du milieu du XIXe au milieu du XXe siècle, marqué par le fleurissement de gares à bateau, de guinguettes et de restaurants ;
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· la protection naturelle et paysagère, amorcée dès les années 1930, structurée autour d'outils juridiques protégeant les écosystèmes et certaines unités architecturales (châteaux, gares à bateau, moulins) face aux pressions urbaines. Cette typologie fait ressortir des rapports dominants à l'eau qui se chevauchent. De même, certains d'entre eux assurent la transmission de caractéristiques morphologiques dans le temps. C'est le cas du nautisme qui trouve dans les bassins de valorisation énergétique un cadre privilégié pour son plein épanouissement (Dournel, 2013). À travers cette étude de cas, la reconstitution des trajectoires paysagères permet de reconsidérer et de guider les politiques patrimoniales appliquées aux zones humides ligériennes. Le double recours à l'histoire et à l'étude des paysages fait la lumière sur les spécificités territoriales et les évolutions des milieux, donne le moyen de comprendre et d'apprécier l'importance des héritages en place et resitue les systèmes de représentation dans le temps et dans l'espace. Il est à noter que cet article, qui se focalise sur les zones humides des agglomérations d'Orléans et de Tours, émane du croisement de deux travaux. D'un côté, la thèse de S. Dournel (2010), dirigée par B. Sajaloli et G. Giroir à l'université d'Orléans, étudiait les enjeux de la requalification urbaine des milieux fluviaux et humides à partir des principales villes du Bassin parisien. De l'autre, le programme de recherche coordonné par H. Davodeau (2012), réunissant (dont les deux auteurs) des chercheurs des universités de Tours, d'Orléans, du Mans et de Saint-Étienne ainsi que de l'Agrocampus Ouest Angers, analysait les patrimoines et les trajectoires paysagères des vallées ligériennes. Ce double contexte a permis d'appliquer la démarche ici présentée à d'autres villes de Loire et d'autres bassins versants.
Conclusion
La requalification urbaine, c'est-à-dire l'ambition de redonner qualité aux milieux d'eau en ville, est donc un projet patrimonial complexe qui doit nécessairement transgresser les systèmes de représentation en place, les mesures sectorielles et tout mimétisme dans les schémas d'aménagement au risque de passer à côté de la conciliation des composantes naturelles et culturelles ainsi que du fonctionnement complexe de ces entités. Dans cette perspective, le double recours à l'histoire et à l'étude des paysages apparaît comme un préalable à toute démarche attachée au traitement esthétique et fonctionnel des milieux d'eau. La reconstitution des trajectoires paysagères dresse d'ailleurs un précieux diagnostic territorial de la situation en place, faisant notamment ressurgir le caractère singulier et le potentiel patrimonial de chaque zone humide.
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Les zones humides : espaces vécus, espaces perçus, espaces imaginés
L'évolution de la représentation de la perception des zones humides dans l'opinion publique L'image des zones humides dans la littérature contemporaine Pourquoi et comment les agences de l'eau se sont progressi vement investies pour préserver, restaurer et entretenir les zones humides en France et à l'international
Valoriser l'image des zones humides auprès des décideurs,
De gauche à droite : Bertrand Sajaloli, Yves-François Le Lay, Magalie Franchomme, Vincent Valin, Jean Untermaier © comité d'Histoire MTES-MCT
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espaces vécus, perçus, imaginés
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Introduction et animation
par Magalie
Franchomme, Maître de conférences en géographie
Les sujets abordés dans cette session sont très variés. ils seront, j'en suis sûre, très enrichissants. Je suis certaine de pouvoir compter sur mes collègues pour respecter le temps prévu et souhaite remercier l'ensemble des intervenants de nous présenter leurs travaux et leur démarche. Cette session s'intitule « Les zones humides, espaces vécus, espaces perçus, espaces imaginés ». On y a à coeur de se pencher sur les questions posées autour des représentations et des perceptions des zones humides. Ces dernières doivent être replacées au coeur des stratégies d'action car leur analyse a joué un rôle déterminant dans la compréhension et la gestion de ces milieux singuliers, à toutes les époques historiques.
J'ai l'honneur, pour cette session, d'être très bien accompagnée par quatre messieurs : · Yves-François Le Lay, maître de conférences en géogra-phie, à l'Ecole normale supérieure de Lyon, · Bertrand Sajaloli, maître de conférences en géographie à l'université d'Orléans, · Vincent Valin, directeur des interventions à l'Agence de l'eau Artois-Picardie, · Jean Untermaier, président de la Société nationale de protection de la nature, professeur émérite de droit public à l'université Jean-Moulin Lyon 3. Je laisse la parole à Yves-François Le Lay, qui va nous présenter l'évolution de la représentation et de la perception des zones humides dans l'opinion publique.
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espaces vécus, perçus, imaginés
L'évolution de la représentation de la perception des zones humides dans l'opinion publique
Yves-François Le Lay, Maître de conférences en géographie, UMR 5600 EVS, Ecole normale supérieure de Lyon
La notion de perception relève plutôt des objets qui sont présents devant nous immédiatement, ceux que l'on peut voir, sentir, toucher ou goûter. En revanche, la représentation concerne des objets qui se trouvent plutôt à distance, que l'on se représente : ils sont remémorés, imaginés et anticipés. Pour évoquer la perception, je vais tenter de montrer dans quelle mesure les zones humides peuvent être considérées comme un « anti-monde », c'est-à-dire un monde à côté du monde, où tout est possible, y compris le pire, l'illicite ou l'illégal. Voici les résultats d'une enquête concernant les zones humides du corridor rhodanien. 24 clichés ont été soumis à la vue de quelques groupes de répondants : des écoliers, des associatifs et des élus locaux. 12 photographies représentaient le paysage d'une eau courante (le Rhône), 12 autres une zone stagnante (des bras morts) [figure 1].
Figure 1 : L'évaluation des paysages du corridor fluvial : le Rhône et ses bras morts
Voyons ensemble les résultats. En noir sont représentés les bras morts, c'est-à-dire les zones humides ; en gris, le Rhône, le chenal vif et les eaux courantes. Les résultats paraissent inquiétants, dans le sens où les zones humides sont reconnues comme étant moins esthétiques, mais aussi moins typiques, moins représentatives du paysage de la vallée. Ces zones humides suscitent davantage un sentiment de danger. Enfin, on a sensiblement moins envie de s'y promener.
Comment expliquer la valorisation négative des zones humides par les répondants ?
Evoquons tout d'abord, à la suite de Gaston Bachelard, le complexe dit d'Ophélie : au sujet des zones humides, on pense assez vite à l'angoisse et à la mort. Dans L'Eau et les rêves, Gaston
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Bachelard rappelle qu'Ophélie est un personnage secondaire de la pièce Hamlet, de Shakespeare. À la fin de la pièce, ce personnage décède. Nous ne savons pas très bien s'il s'agit d'un accident ou d'un suicide. Quoi qu'il en soit, elle meurt dans l'eau. Elle y meurt même deux fois : non seulement elle y perd la vie mais elle s'y dissout également. Dès lors, Ophélie est devenue une figure littéraire et poétique. On la retrouve dans la peinture romantique au XIXe siècle, avec Millet. On la retrouve encore aujourd'hui, cette image étant cesse réactualisée, par exemple sur cette photographie de Delphine Ballet. Le deuxième regard que je souhaite développer est « biologisant ». En effet, les cours d'eau sont souvent perçus comme des éléments vivants, qui « courent ». Voici une citation de Jean-Marie Heurtault de Lammerville, agronome, homme politique de la fin du XVIIIe siècle : « Si vous arrêtez les fluides, vous détruisez dans l'homme le principe de la vie, et sur la terre, vous causez des engorgements. Vous faites
Figure 2 : Evaluation des paysages fluviaux avant et après des travaux de restauration
extravaser les eaux et vous créez des marais pestilentiels ». Tel est le leitmotiv : l'eau doit absolument couler, ce qui entraîne un certain nombre de projets de restauration. Comment sont-ils évalués ? Voici la même enquête, avec 12 photographies prises avant les travaux de restauration et 12 photographies prises après. Ces travaux consistent en un débroussaillage, un élagage et un curage du bras mort, pour faire couler l'eau. Ces travaux de restauration sont plutôt bien perçus. Ils proposent des paysages reconnus comme étant plus esthétiques et plus
représentatifs du paysage de la vallée. Ils suscitent un moindre sentiment de danger. Enfin, on a davantage envie de s'y promener. [figure 2] Je souhaite revenir à des propos tenus tout à l'heure, relatifs à l'aspect ambigu de l'eau : l'eau de vie, mais aussi l'eau de mort. L'eau courante penche plutôt du côté de l'eau de vie alors que l'eau stagnante penche plutôt du côté de l'eau de mort. On peut toucher du doigt l'eau de vie en pensant au sanctuaire localisé aux sources de la Seine, où l'on a retrouvé de nombreux ex-voto en bois, des bras, des jambes et des têtes qui sont désormais conservés au Musée archéologique de Dijon. L'eau, dans ce cas, est plutôt pure et donc régénérante. Elle redonne la vie. En revanche, l'eau stagnante a un lien avec la mort. Cette eau génère les possibles les plus inquiétants, notamment des créatures féminines, telles que les demoiselles de l'eau ou les lavandières de nuit. Ces dernières
Ophélie, huile sur toile de John Evett Millais (1851), Tate Britain, Londres
Photographie de Delphine Ballet
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ont toujours été liées à la mort. Ainsi, elles annoncent un moment funeste, un décès dans l'entourage de celui qui les observe, ou bien elles doivent purger un péché, par exemple un infanticide. Je prends à présent un peu de recul pour passer de la perception aux représentations que nous en faisons. Les zones humides ont en effet plusieurs types de valeurs. J'insisterai sur les usages locaux, qui ont été collectés à partir de la moitié du XIXe siècle. Il est encore possible de les consulter aujourd'hui dans les chambres d'agriculture, dans les préfectures et, pour les anciennes éditions, aux archives départementales. Les usages locaux sont constants ; ils ont une durabilité d'une trentaine d'années. Ils sont collectifs, dans la mesure où ils concernent une communauté. Ils sont enfin spatialisés, liés à une commune, un canton ou le plus souvent à un département. Des usages locaux concernent par exemple les étangs de la Dombes au nord de Lyon. Ces étangs procèdent de ces usages, qui sont recueillis dans le recueil d'André Truchelut (1892). Dans la Dombes, les usages produisent des paysages culturels : ils doivent autant à l'environnement qu'aux sociétés humaines. Le thou est un dispositif technique qui permet de retenir l'eau ou de l'évacuer. Au pied du thou se trouve la pêcherie, où les poissons sont pêchés au terme de la vidange de l'étang. En amont, le bief principal permet l'évacuation de l'eau. Enfin, tout autour de l'étang, des rives végétalisées sont propices aux activités récréatives et cynégétiques. Ce paysage fait l'objet d'un assolement pendant trois ans. L'étang, en tant que paysage culturel, fait l'objet de plusieurs types de valeurs : une valeur d'existence, une valeur d'héritage (du fait de ses usages, l'étang est hérité des générations précédentes) et une valeur patrimoniale. Actuellement, la patrimonialité des étangs de la Dombes connaît un changement de régime : une valeur transactionnelle s'ajoutent aux valeurs précédentes. Les zones humides et les productions qui les accompagnent deviennent des emblèmes territoriaux, ce qui permet de basculer de la protection de l'environnement au développement local de ces territoires. Par exemple, l'association de promotion du poisson des étangs de la Dombes s'est entendue sur une marque, « Poissons de Dombes », qui se retrouve déjà sur les meilleures tables de la région. Cette pratique n'est pas spécifique aux étangs de la Dombes. Il s'agit de profiter d'un objet environnemental pour promouvoir des politiques portées par des collectivités au nom des territoires. Pour finir, je vais tenter de questionner la diffusion du discours lié à la multifonctionnalité des zones humides dans l'opinion publique, en m'appuyant sur la presse. La presse a certes « mauvaise presse ». Mais, malgré tous ses défauts, elle rend compte, d'une certaine façon, des représentations liées aux zones humides, tout en les faisant évoluer. J'ai collecté 150 articles publiés récemment dans la presse quotidienne régionale et nationale. En utilisant un logiciel d'analyse textométrique, j'ai essayé de repérer les principales représentations qui concernent les zones humides. J'ai relevé six grands mondes lexicaux (par ordre décroissant) :
Un étang de la Dombes en période d'assechement, avec son thou et sa pêcherie (au premier plan) ainsi que son bief principal (en arrière-plan), avril 2011 © S. de Carrara n° hors série - printemps 2017
· Enormément d'articles concernent l'inventaire des zones humides. Ils signalent le début de l'enquête, sa fin, les incertitudes autour de la définition de la
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pluralité des zones humides ou encore les tensions liées à la reconnaissance des zones humides. Certains groupes professionnels se mobilisent lors de l'enquête, tels que les agriculteurs dans l'Ouest. · De nombreux articles concernent la commémoration de la Journée mondiale des zones humides. Une série d'articles est publiée chaque année le 2 février. · Le troisième monde lexical procède des discours tenus sur la valeur patrimoniale des zones humides. · La valeur écologique des marais et des prairies inondables prend d'autant plus d'importance que l'on a bien conscience que les zones humides ont fait l'objet de drainages et qu'elles sont victimes de l'urbanisation. · Beaucoup d'articles signalent également l'intérêt des dispositifs de gestion, en particulier les schémas d'aménagement et de gestion des eaux (SAGE), qui s'exercent désormais à l'échelle des bassins versants. · Pour finir, la presse rend également bien compte des services écosystémiques qui sont assurés par les zones humides : elles jouent un rôle reconnu pour la société. En 2014, le Télégramme a ainsi avancé « six bonnes raisons » de s'intéresser aux zones humides. L'article rappelle qu'elles servent de tampon pour les inondations, qu'elles permettent de réduire le pic de crue mais aussi qu'elles contribuent à l'amélioration de la qualité des eaux, en participant à leur épuration. Il souligne dans quelle mesure les zones humides contribuent à l'agriculture, en donnant des eaux pendant la période estivale, au moment où les plantes en ont le plus besoin. Il évoque également le rôle du stockage du carbone et les activités récréatives. Il rappelle enfin la valeur éducative et scientifique des marais et des zones humides. Ce discours lié à la multifonctionnalité des zones humides et aux services écosystémiques assurés par les zones humides se diffuse au sein de l'opinion publique. Cela rappelle les trois « pro » promus par Paul Arnould. Nous avons bien conscience qu'il faut protéger les zones humides, produire (des productions sont liées à ces milieux) et se promener dans les zones humides, qui ont une valeur récréative. Pour conclure, cette pluralité de valeurs débouche sur des projets de restauration, que je souhaite questionner. On peut se demander s'il n'existe pas un risque de traditionalisme, voire la tentation de figer l'existant. Je vais donner un exemple caricatural. Au sud de Lyon, la lône de Ciselande avait été restaurée par la Compagnie nationale du Rhône (CNR) pendant l'été 1999. Un bulldozer était passé pour reconnecter le bras mort (à l'amont et à l'aval) au chenal principal. La photographie prise 10 ans plus tard montre qu'il ne reste plus qu'un maigre filet d'eau. Une autre, prise 15 ans après les travaux, souligne qu'il n'y a plus d'eau du tout sur la plus grande partie de la lône. On tend plus ici parfois davantage vers le jardinage que vers la restauration. Il ne suffit pas de restaurer des formes
L'évolution de la lône de Ciselande (à l'aval de Lyon, sur le Rhône) en 2011 et après sa restauration en 2015 © Y.-F. Le Lay « pour mémoire »
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pour pérenniser des zones humides. Si l'on se contente de fixer l'existant ou de restaurer un bras mort avec un bulldozer, on oublie que cette forme a été générée par des processus qui ont permis de l'entretenir. Il importe de réfléchir à la durabilité de ces travaux. Merci beaucoup. commun ». Jung parlait d'« archétype ». Nous restons soumis à des relations profondes avec notre environnement. Force est de constater que cette relation profonde avec les zones humides reste inquiétante. Cela vaut pour les zones humides mais également pour d'autres objets. J'ai longtemps travaillé sur le bois mort, qui contribue au bon fonctionnement des écosystèmes aquatiques. Certains gestionnaires et certains grands scientifiques ont bien conscience de la valeur de cet objet, ce qui ne les empêche pas, lorsqu'ils ont un arbre mort dans leur jardin, de le couper. biens privés sont accessibles et certains biens publics peuvent rester fermés) et la réglementation des espaces.
De la salle
Votre dernière diapositive m'amène à vous poser la question suivante. Actuellement, un courant s'affirme en faveur de la wilderness à la française. Certains parlent du retour du « sauvage ». Ces thèses dénoncent le jardinage ou du moins une trop forte gestion de la nature, en particulier des aires protégées. Avez-vous commencé à percevoir ce courant, s'agissant des zones humides ?
Débat
Magalie Franchomme
Merci Yves-François. J'ai beaucoup apprécié votre présentation, qui a dressé un tableau très varié, mais, je pense, très représentatif de la situation. Je laisse la parole au public.
De la salle
Je souhaite poser une question à l'ensemble des intervenants. À chaque fois que l'on parle des zones humides, on retrouve la question des biens communs. Au regard de ce qui est diffusé dans la presse, les gens ontils une compréhension profonde ou seulement superficielle des implications des biens communs et de la gestion en bien commun ? Les gens restent coincés dans un imaginaire du territoire, où seuls existent la propriété privée et l'État.
Yves-François Le Lay
Les zones humides que j'ai présentées ici sont des annexes fluviales. Si nous n'agissons pas, elles disparaissent. Le fleuve dont nous parlons, le Rhône, est l'un des plus nucléarisés au monde. J'ai évoqué la Compagnie nationale du Rhône (CNR) mais Electricité de France (EDF) est également présente sur les rives. Un cours d'eau, ce n'est pas simplement de l'eau ; c'est aussi un débit solide. Or, des barrages et des ouvrages transversaux, qui sont peut-être transparents à l'eau (car il s'agit surtout de barrages au fil de l'eau), ne sont pas transparents à l'égard du transport solide. Ici, les alluvions ne sont donc plus aussi mobiles qu'autrefois, ce qui provoque une incision du plancher alluvial. Le plafond des nappes phréatiques s'enfonce lui aussi, si bien que les annexes fluviales, les zones humides et les bras morts s'assèchent. Si nous n'agissons pas, nous les perdons.
De la salle
Vous avez opposé la perception et la représentation, ce qui est intéressant. Malgré l'éducation et les représentations qui évoluent, les perceptions négatives que vous avez présentées au début sontelles toujours prégnantes ?
Yves-François Le Lay
J'ai opposé un peu frontalement la perception et la représentation. Mais la réalité est plus complexe. La perception s'accompagne de valeurs : on est en contact avec l'objet considéré. Ces valeurs sont nécessairement représentées. Lorsqu'on perçoit quelque chose, c'est avec le contexte socio-culturel environnant et donc, notamment, avec les représentations. Qui plus est, je crains que, même pourvus d'un important savoir, nous restions sujets à un imaginaire collectif, à un « pot
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Yves-François Le Lay
Je souhaite glisser de la notion de bien commun à celle d'espace public, qui est peut-être documentée depuis plus longtemps par le champ des sciences sociales. Cette question est assez complexe. On ne peut simplement opposer l'espace public et l'espace privé. Lorsque l'on parle d'espace public, il convient de prendre en compte au moins trois aspects : l'aspect juridique, l'accessibilité à l'espace (certains
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Récemment la CNR a accepté de relever le débit dans certaines zones : il y a donc désormais un peu plus d'eau mais pas davantage de galets. C'est aussi ce facteur qui remet en cause les projets de restauration.
Yves-François Le Lay
Á titre personnel, je n'ai pas eu l'occasion de réaliser d'enquête pour évaluer la représentation plus ou moins positive ou négative attachée à différents types de zones humides (littorales, fluviales, etc.). Je peux simplement affirmer que des travaux de psychologues de l'environnement et de géographes ont concerné plusieurs types de paysages de l'eau. L'eau est très positivement valorisée de manière générale. En revanche, l'eau dynamique, celle qui coule, est plus facilement valorisée que l'eau stagnante, qui est plus mélancolisante. Cela est vrai en milieu
Thierry Mougey
Vous avez parlé des zones humides dans leur globalité. En fonction de celles-ci, avez-vous constaté des perceptions différentes ? Entre une mare et de grandes zones humides telles que la Camargue, une question d'échelle intervient dans la perception, qui semble importante. Analysez-vous cette échelle dans une perspective sociologique ?
rural, mais également en milieu urbain. Ainsi, un plan d'eau stagnante sera beaucoup moins apprécié que des jets d'eau. Certainement, un marais maritime sera perçu très différemment d'une zone à l'autre. N'ayant pas confirmé cette vision au cours d'une enquête, je ne peux toutefois pas me prononcer.
Magalie Franchomme
J'invite à présent Bertrand Sajaloli à rejoindre le pupitre. Maître de conférences en géographie à l'université d'Orléans, il va nous présenter l'image des zones humides dans la littérature contemporaine.
Quelle perception avons-nous des zones humides ? © Thierry Degen - Terra
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espaces vécus, perçus, imaginés
L'image des zones humides dans la littérature contemporaine
Bertrand Sajaloli, Maître de conférence en géographie, EA 1210 CEDETE, Université d'Orléans
Je remercie Yves-François Le Lay d'avoir si bien posé quelques jalons. Sur le plan de la recherche, ce que je vais vous présenter s'inscrit dans la géographie culturelle, qui essaie de voir en quoi la culture et la littérature peuvent être à même de créer des types de paysages. Nous avons un glorieux prédécesseur, André Ferré, qui dès 1946, tenait de chercher en quoi, en France, il existait des paysages littéraires : ces paysages pouvaient être marqués par la littérature, en raison de la présence d'une maison d'écrivain, d'une stèle, etc., ou parce que la description des paysages était tellement importante qu'elle était devenue une sorte d'archétype paysager, qui s'est ensuite maintenu. Ainsi, des décisions de nature, et donc des organisations paysagères, échappent à cela ; c'est justement ce que nous sommes en train de traquer. Dans les marais de l'Aisne, et notamment le marais de la Souche, dans lequel j'ai travaillé, il s'y trouve des paysages de la « peur de mourir ». En effet, lorsque des paysans souhaitent transmettre leurs biens, c'est souvent à destination de leurs petits-enfants. Or ils ne souhaitent pas leur transmettre de l'« air », et y plantent des arbres, ce qui constitue une totale aberration écologique. De même, avec le centre régional de la propriété forestière (CRPF), lorsque je cherchais à classer la Sologne en « Natura 2000 », nous nous étions aperçus, avec Xavier Pesme, aujourd'hui responsable du CRPF, qu'il existait des paysages protestants et des paysages catholiques. Nous arrivons parfois à le repérer, alors même que le propriétaire n'en a pas nécessairement conscience. Les zones humides sont particulièrement propices à une projection de l'imaginaire, car elles se trouvent dans l'entre-deux et que ce sont des milieux chargés de vie et de mort. De plus, moins que des terres cultivées ou que la forêt, elles font l'objet de politiques publiques et économiques, ou de grands types de valorisation, qui s'inscriraient dans des courants d'échanges mondiaux. Dès lors, se pose une série de questions que vous voyez ici, telles que la littérature est-elle un moteur géographique qui permet de comprendre les types de paysages, et donc les types d'écosystèmes ? Je vais à présent faire un point méthodologique. Je travaille selon l'approche sémiotique, c'est-à-dire que j'étudie le sens des mots et la manière dont la littérature utilise les zones humides pour dégager des sentiments. Il s'agit également de voir de quelle manière les zones humides sont représentées par la littérature. J'ai toujours été un grand lecteur. J'ai donc repris mes lectures personnelles, puis j'ai tenté de constituer un corpus,
Introduction
La géographie est une science qui permet de disposer d'éléments factuels ; elle s'interroge sur les conditions du milieu, sur l'organisation des sociétés, sur le droit, etc. Une fois que nous avons passé la nature dans ce tamis, il reste encore beaucoup d'éléments inexplicables.
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qui comprend pour le moment 230 romans, tous datant d'après 1945. Aujourd'hui, je fais attention à retenir, pas nécessairement des romans que je lirais personnellement, mais de grands succès de librairie, pour être certain de bien traquer une vision partagée. Évidemment, ma base est l'extraordinaire ouvrage de Gaston Bachelard, qui définit un certain nombre d'archétypes. Je cherche à déterminer si on les retrouve, et si de nouveaux archétypes apparaissent. Je vais vous livrer quelques éléments à partir de ces lectures.
Eaux dormantes, eaux signifiantes
Parcourir les zones humides, c'est d'abord entrer dans un monde de désirs, de plaisirs et de dérèglements. Sur les deux couvertures successives de La Vouivre de Marcel Aymé, vous remarquez combien la moralité dans laquelle nous vivons a progressé. Dans un grand nombre de livres, surtout près des étangs, les couples se retrouvent. Le plaisir et le désir sont présents chez ce formidable écrivain finlandais, Arto Paasilinna. Il se promène, et tout d'un coup, la femme du proviseur se trouve
à proximité. On retrouve l'obsession du plaisir, à travers cet ouvrage, qui ne relève pas de la grande littérature. J'aime beaucoup la cinéaste féministe du début des années 1970, Nelly Kaplan ; je vous rappelle qu'on lui doit La fiancée du pirate. Dans ce roman assez amusant, elle regarde les ébats amoureux et les conflits des gens dans un village. Ce plaisir et ce désir peuvent même se dérégler. On le voit dans le livre de Garcia Marques, L'amour au temps du choléra, et surtout dans Le Plan B, de Chester Himes. On assiste à des dérèglements sexuels et moraux, toujours à proximité, et comme encouragés par les zones humides. C'est ce que l'on retrouve
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également dans ce beau roman policier américain, Les marécages, de Lansdale. La deuxième figure est celle de l'harmonie avec la nature. En lisant des histoires à ma fille, j'ai été frappé par la vision harmonique et édénique liée aux zones humides et aux mares. On la retrouve beaucoup dans la littérature, qu'elle soit policière ou classique, par exemple dans un ouvrage d'Henning Mankell sur la lionne blanche, où ressort une image d'harmonie. On retrouve également l'eau des origines chez Guy de Maupassant. Le thème des origines représente une figure fréquente, en particulier dans le dernier ouvrage de Montalban, qui effectue une synthèse de toute sa production littéraire, à la fois policière et classique. On retrouve également souvent une note thématique de l'eau lustrale, l'eau des souillures. Au début du roman Vendredi ou les limbes du Pacifique, de Michel Tournier, Robinson se trouve dans la boue, couvert d'excréments. Il perd toute dignité humaine et tout d'un coup, au fin fond de la souille, il retrouve l'image de son père, puis revient. Telle une figure initiatique, la zone humide permet à l'homme de renaître. Enfin on assiste à l'apparition d'un véritable genre policier, le roman écologique. Dans les polars écologiques, il s'agit très souvent de défendre et de protéger la nature. La troisième figure est celle des ruptures et des secrets. En remuant une eau stagnante, on fait réapparaître des secrets enfouis. C'est très souvent la base de narrations, policières ou non,
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La cinquième figure est le surnaturel, le lieu de communication avec les dieux, très fréquent dans les tourbières, et beaucoup utilisé dans la littérature fantastique. Enfin, la dernière image est celle de la mort : on meurt beaucoup près des zones humides, soit volontairement, par suicide, soit au bout d'âpres combats. On retrouve les images dont YvesFrançois parlait tout à l'heure. Elles renvoient à la topographie des enfers de L'Enéide de Virgile.
chez Alain Dulot, Henri Jaouel, etc. Il va en ressortir des collaborateurs pendant la seconde guerre mondiale, un meurtre non résolu, etc. La quatrième figure relève de la laideur, de la peur et de la bassesse, surtout dans les mondes de tourbières, où l'organique est extrêmement présent. Par définition, c'est le lieu où les gens perdent leur morale et leur dignité, où les meurtres les plus affreux se passent. De même, un trouble et une perte de contrôle de soi apparaissent, notamment chez Irène Némirovski, et chez Madame de la Fayette. Lorsque cette dernière traverse les marais Pontins en Italie, qui ne sont pas asséchés, elle perd le contrôle d'ellemême. Ce n'est que lorsqu'elle regagne la plaine du Pô asséchée qu'elle reprend tout d'un coup de la moralité. Cette figure revient souvent, et est souvent liée à des postures de mensonges et de trahisons. Elle renvoie à une figure plus ancienne de L'Enfer de Dante.
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Relier images et types de zones humides
Nous nous apercevons que certains types de zones humides reviennent, que nous pouvons associer relativement facilement à des types de représentations et à des archétypes de perception littéraire, par exemple en reprenant la typologie de Geneviève Barnaud. Dès Flaubert, la tourbière, est plutôt mal considérée. On retrouve un regard ambivalent, notamment dans le formidable roman La saga de Youza, qui est probablement le plus beau livre que j'aie jamais lu sur les tourbières. Mon idée, pour terminer, est que l'on peut associer tourbières, diable et peur ; étang, sexe et harmonie ; narcissisme et réminiscence ; cadeau, suicide et noyade ; lac et élévation. On peut associer une typologie hydrologique ou géographique à des archétypes. la réserve biologique dirigée de la forêt de Rambouillet, alors que les techniciens de l'ONF étaient en train de reconstruire des tourbières ex nihilo. Ils ont bâti de grands ovales très allongés, avec un petit bourrelet de sol et une gangue forestière juste à côté, ce qui donnait des sexes béants de femmes. François Terrasson, dans un congrès de Rambouillet, avait remarqué ces images, ce qui avait outré les responsables de l'ONF. Je vous remercie.
Débat
Magalie Franchomme
Un grand merci, Bertrand, pour ce travail très dense. Nous avons juste le temps pour deux questions rapides.
De la salle
Ce matin a été évoquée la question des terminologies. Que vaut-il mieux utiliser, entre zone humide, milieu humide, terre d'eau, etc. ? Dans les différentes visions des zones humides que nous avons, existe-t-il une influence des terminologies utilisées ? Si nous utilisons le terme de « marécage » auprès du public, cela ne va-t-il pas avoir une connotation négative ? Quels sont les termes qui peuvent apparaître dans la littérature du XIXe et du XXe siècle, mis à part marais et marécages, et en quoi ont-ils une influence sur les discours ?
Conclusion
En guise de conclusion, j'ai le sentiment, depuis 25 ans que je travaille sur les zones humides, que le gestionnaire a un imaginaire. Il agit avec des lois et des objectifs financiers, mais en ressentant des peurs et des doutes liés à une culture. J'ai de plus en plus l'impression que cette culture véhiculée par la littérature se traduit en création de paysages et en choix d'aménagements. Nous pouvons distinguer trois éléments : des paysages figés, des paysages défigurés par le poids négatif de la zone humide et des paysages composés. Voici
Bertrand Sajaloli
Le verbe fait l'eau. Au XIXe siècle, dans l'ouvrage sur l'histoire de l'assèchement des zones humides françaises du
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comte de Dienne, il est question de miasmes, d'odeurs délétères et d'eau corrompue ; le décor est planté. Le fait d'utiliser les termes marécage ou lieu d'eau présente nécessairement une connotation plus ou moins négative. Il faudrait peut-être repérer s'il n'y a pas un glissement dans les mots que nous utilisons, et traquer ainsi l'évolution des perceptions que les gens peuvent en avoir.
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Pourquoi et comment les agences de l'eau se sont progressivement investies pour préserver, restaurer et entretenir les zones humides
Vincent Valin, Agence de l'eau d'Artois-Picardie
Olivier Thibault, mon directeur général, a eu un empêchement de dernière minute. Mon exposé sera peut-être en rupture avec les propos qui ont été tenus précédemment. Je souligne la dernière intervention. Pour moi qui ai une fibre technique, j'ai vraiment apprécié la vision littéraire de ces aspects techniques. Je vais vous expliquer pourquoi et comment les agences de l'eau se sont intéressées progressivement aux zones humides. Lorsque vous regardez cette photo, voyez-vous un avantage, une contrainte, un intérêt pour un territoire ou une difficulté ? Vous verrez qu'il s'agit tantôt d'un avantage, tantôt d'un inconvénient. Nous rencontrons des conflits d'usages sur ces zones humides, des objectifs différents qui se développent en fonction de la perception des publics, que ce soit le grand public, les urbanistes ou les agriculteurs, etc. Au niveau des agences, nous sommes amenés à gérer ces paramètres.
Avantage ou inconvénient des zones humides ? © Agence de l'eau d'Artois-Picardie « pour mémoire »
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Pourquoi les agences de l'eau se sont progressivement investies en faveur des zones humides ?
On a coutume de dire que les agences de l'eau sont le « parlement de l'eau ». Au sein des agences de l'eau, l'ensemble des entités concernées (les agriculteurs, les environnementalistes, les industriels, les élus...) sont représentées. Nous tentons de faire en sorte que les acteurs travaillent ensemble pour faire évoluer les sujets et les enjeux sur le thème de l'eau. Nous nous trouvons dans les locaux du ministère de l'écologie. La double tutelle, environnement et budget, a son sens. Le principe est relativement simple : c'est celui du « pollueur payeur ». Celui qui pollue et prélève de l'eau acquitte une redevance, ce qui permet de financer des actions menées contre la pollution, pour la préservation des milieux aquatiques, pour la sécurisation de l'eau potable, l'assainissement... Aujourd'hui, les recettes de l'agence sont liées aux prélèvements et à la pollution. Il n'existe pas de redevance assise sur l'existence des zones humides, et donc pas de financement a priori destiné aux zones humides, tout comme il n'existe pas de redevance sur la pluie. Ceci explique que l'action des agences de l'eau envers les zones humides n'ait pas été innée. Nous travaillons avec les services de l'État, tels que l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques (ONEMA), les directions départementales des territoires, et de la mer (DDT-M), les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL). Historiquement, depuis leur création en 1964, les agences de l'eau ont géré d'abord les problèmes liés à l'eau potable et à l'assainissement, pour des motifs de salubrité. Chronologiquement, la part du milieu aquatique dans nos programmes d'intervention a pris de plus en plus de place. Progressivement, on est passé du petit cycle de l'eau au grand cycle de l'eau. En 2006, les questions liées au milieu naturel aquatique ont été intégrées dans les missions des agences. Á quoi sert une zone humide ? Nous l'avons déjà dit. Si vous canalisez un cours d'eau ou que vous supprimez une zone humide, vous obtiendrez à l'aval des inondations. Dans nos bassins, on trouve encore des secteurs urbains inondés, qui résultent d'une suppression des zones humides. Nous constatons que les zones humides jouent un rôle dans les inondations, dans le soutien d'étiage et dans la recharge de la nappe. Certains secteurs comportaient depuis une longue période des zones humides, ce qui permettait de recharger les ressources en eau. Ces zones humides ont été soit canalisées soit urbanisées ce qui nécessite aujourd'hui de tirer des kilomètres de canalisations d'eau potable pour amener l'eau aux populations. Les zones humides, nous ne l'avons pas encore dit, jouent un rôle épuratoire. Voici une photo d'unité d'épuration, qui présente le principe d'une zone
La lagune de Quevauvillers joue un rôle épuratoire © Agence de l'eau d'Artois-Picardie
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d'expansion, où l'eau stagne. À certains moments, l'ammoniaque se transforme en nitrates, à d'autres périodes, les nitrates se transforment en azote gazeux. Les zones humides peuvent également être une source de production. L'agriculture joue aussi un rôle d'activité économique par rapport aux zones humides. Nous sommes en train de travailler sur le sujet. Nous finançons concrètement des travaux de restauration des zones humides. Différentes photographies en attestent, montrant des travaux de renaturation de zones humides, etc. Nous développons un effort visant à l'appropriation de leurs enjeux par les populations locales. Nous finançons également les collectivités en vue de réaliser des acquisitions de zones humides, ce qui permet de maintenir ces caractéristiques. Nous avons en propriété des terrains, une de ces propriétés a été aménagée et transformée par l'agence. L'année dernière, nous avons vu arriver le râle des genêts, oiseau emblématique de la biodiversité.
Les enjeux futurs
Depuis la loi du 27 janvier 2014, il existe un enjeu lié à la gestion des milieux aquatiques et prévention des risques d'inondation (GEMAPI). Cet enjeu est aussi évoqué dans le projet de loin sur la biodiversité. Nous travaillons sur la manière d'évaluer les zones humides et sur le suivi des travaux de renaturation et de maintien réalisés sur les zones humides. J'insisterai sur deux points qui nous préoccupent. Comment concilier les usages des zones humides ? S'agissant de l'usage agricole,
Comment préserver, restaurer et entretenir les zones humides ?
Comment les agences de l'eau se mettent-elles en ordre de bataille pour préserver les zones humides ? Le premier Schéma Directeur d'Aménagement et de Gestion des Eaux (SDAGE) demande aux schémas d'aménagement et de gestion des eaux (SAGE) de caractériser les zones humides selon différentes catégories : les zones humides remarquables, agricoles, historiques. Nous menons des études préalables et nous élaborons des plans de gestion, afin de lister les enjeux et les intérêts des zones humides. Sur les territoires, des collectivités ont ou non une compétence concernant l'inondation, la biodiversité et l'aménagement. Nous pouvons assister à des conflits d'usage entre acteurs du territoire, l'un souhaitant drainer la zone humide, l'autre voulant la maintenir.
Le Râle des genêts, oiseau emblématique de la biodiversité © L.M. Préau, LPO
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nous faisons le pari que, pour maintenir les zones humides, il faut les concilier avec les activités agricoles. Pour éviter que la zone humide ne soit drainée et qu'elle ne devienne un champ de maïs, il faut aider la population agricole. Nous développons un programme « zones humides » de 2 millions d'euros sur 5-6 ans, qui permet de travailler sur le taux de charge des animaux, traite des questions de maladies liées aux animaux, d'adaptation des mesures agroenvironnementales, d'adaptation des pratiques de l'élevage aux zones humides. L'urbanisme constitue pour nous un enjeu important. Aujourd'hui, nous avons l'impression que pour un urbaniste, un élu ou un architecte, les zones humides représentent une « galère ». Ils n'ont pas encore compris que le fait de se trouver dans une zone humide pouvait représenter un atout pour amener la nature dans la future ville. Il est question aujourd'hui de renaturation et de verdissement de la ville.
Vincent Valin
Evidemment, le pourcentage de compensation a posé problème. J'ai entendu parler de 1 à 3 tout à l'heure. Pour notre part, nous nous sommes arrêtés à 150 %. Vous jugerez si cela est ambitieux ou non. Par ailleurs, une nouvelle notion a été introduite pour désigner ce qui se trouve à l'intérieur d'un même SAGE. Surtout, plutôt que de compenser à 150 % au milieu de la « pampa », il a été décidé de renaturer les zones humides historiques, qui sont aujourd'hui dégradées. L'ensemble des comités de bassin et les défenseurs de l'environnement ont compris que, pour éviter la dépréciation des zones humides, il fallait permettre aux acteurs locaux, en l'occurrence aux agriculteurs, de conserver une activité compatible avec les zones humides. La partie est loin d'être gagnée. Je discutais il y a quelques jours avec le Président de la Chambre d'Agriculture de la Somme, qui était déçu que les bouchers et les consommateurs attendent des moutons de pré-salé qui ne sont pas produits. Les outils de transformation sont construits, mais ils sont sous-exploités en raison d'une trop faible production. Pourtant, les marais de pré-salé existent : on en compte une centaine d'hectares. Passé ce constat, nous devons parvenir, collectivement, à faire fonctionner la chaîne.
d'une évaluation purement économique et monétarisée. Vous êtes partis des services écosystémiques mais en relevant surtout la valeur patrimoniale ainsi que le fait qu'une zone humide peut se situer à proximité d'une ville ou dans une ville, même si la biodiversité y est moins forte.
Débat
Magalie Franchomme
Merci Vincent. questions ? Avez-vous des
De la salle
Vous avez dit que la disposition éviter, réduire et compenser les impacts sur les milieux naturels avait été très débattue. Quel était le point de conflit ?
Magalie Franchomme
J'ai suivi les travaux de l'agence de l'eau Artois-Picardie, notamment une évaluation économique des zones humides. L'agence a eu à coeur de sortir
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La biodiversité des zones humides : les oiseaux
Nettes rousses
Gribes huppés
Spatule blanche
Bécasseau variable
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espaces vécus, perçus, imaginés
Valoriser l'image des zones humides auprès des décideurs, en France et à l'international
Le rôle des organisations non gouvernementales depuis les années 1960
Jean Untermaier, Président de la Société nationale de protection de la nature, professeur émérite de droit public, Université Jean-Moulin Lyon 3, ancien président de France-Nature-Environnement
Je souhaite vous faire part de mon embarras face à cette communication, pour deux séries de raisons. La première tient au fait qu'il m'est demandé d'intervenir en tant qu'acteur. Je suis président de la Société nationale de protection de la nature (SNPN), après avoir été président de FranceNature-Environnement et militant de base du Comité départemental de protection de la nature de Saône-etLoire. J'avais également fait partie du Centre ornithologique Rhône-Alpes, à une époque où un ornithologue ou un naturaliste de terrain étaient aussi des
protecteurs de la nature. Cela se passait avant 1971 et la création d'associations spécialement vouées à la protection de la nature. Il s'agit de témoigner et de raconter. Or, il me semble que cet exercice se fait très mal de l'intérieur. Pour parler correctement d'un rôle, il faut ne pas faire partie de l'institution en question. Cette analyse relève de la science politique, de la sociologie des organisations, et donc d'un champ de compétences très important, qui excède de beaucoup celui qui m'est propre.
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Une autre raison est qu'il m'est difficile d'établir la distinction entre l'action pour les zones humides et ce qui relève de la valorisation de l'image. Je me suis demandé s'il s'agissait de la représentation visuelle ou de la conception mentale. L'idée générale est que les associations de protection, dans leur ensemble, se sont peu préoccupées de l'image des zones humides, mais la situation est en train d'évoluer. Pour développer ce propos, je vais d'abord présenter la situation de manière générale. Puis vous me permettrez, dans un deuxième temps, de faire un zoom sur la Société nationale de protection de la nature. soldé par une victoire. En effet, les associations ont réussi à faire échec au projet de liaison Rhin-Rhône ainsi qu'à la construction d'une centrale nucléaire qui devait se trouver entre Mâcon et Chalon-sur-Saône. De ces exemples, je retiens que les associations ont livré un combat classique, mettant en avant des arguments écologiques et économiques : c'est très net dans le cas de la liaison Rhin-Rhône. Mais ce n'était certainement pas fondé sur l'image des zones humides. Il y a cependant quelques nuances à apporter. Je pense que l'on a pu utiliser comme argument, lors de diverses actions, l'image que représentaient les zones humides dans des cas comme la Dombes ou dans des ouvrages dédiés à la nature tels que ceux de Charles Vaucher, liés aux oiseaux. Ces cas constituent, me semble-t-il, des exceptions par rapport à la démarche globale. Au plan national, c'est un peu la même chose. J'ai peu parlé de la Société française pour le droit de l'environnement, une société savante et une association militante, qui s'est donné pour mission de perfectionner le droit de l'environnement, dans un but de protection. Assez tôt, elle s'est occupée des zones humides, en particulier dans le cadre d'un colloque sur le littoral en 1977. J'ai relu les propos qui avaient été tenus ce jour-là en matière de zones humides. Leur image n'y apparaît pas ou très peu. Les zones humides y étaient présentées selon leurs diverses fonctions, puis on passe aux discussions juridiques. Le livre Avant que la nature meure (1965) est significatif de ce qu'était l'action des associations en matière de protection de la nature. Il a été réédité il y a quelques années. Jean Dorst y consacre quelques pages au milieu aquatique : « Dans la plupart des cas, les raisons esthétiques et morales suffiraient à justifier la préservation dans leur état naturel de certains biotopes aquatiques. La plupart d'entre eux sont très pittoresques ». Viennent ensuite trois pages de considérations économiques et écologiques. Je crois que cela est très représentatif de la faible part que tenait l'image des zones humides dans l'action pour les zones humides.
Le point de vue général
Je crois que nous pouvons résumer la situation en disant que les associations ont livré des batailles pour la nature et pour les zones humides mais pas pour l'image de la nature et des zones humides. Je crois que cela tient au fait que, pendant des décennies, l'action associative a été une action de défense. Il s'agissait en effet de faire face à un projet qui menaçait des espaces. Cela se vérifie aussi bien au plan local qu'au plan national. Au plan local, quelques exemples me viennent à l'esprit. Ainsi, dans la Dombes, le marais des Echets a représenté, pour le Centre ornithologique de RhôneAlpes, un combat perdu. La protection du Val de Saône constitue un autre exemple, qui s'est, en revanche,
Participants Parc Courneuve - Stains. © Elodie Seguin/SNPN « pour mémoire »
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La Société nationale de protection de la nature (SNPN)
La SNPN est la plus ancienne société de protection de la nature en France et, je pense, dans le monde, puisqu'elle a été créée en 1854. Le mode d'action de la SNPN en matière de zones humides a été tout à fait important. Nous avons créé et nous gérons deux réserves relevant de la convention de Ramsar : la Camargue (1926), le lac de Grand-Lieu (1985). Quand Luc Hoffman dirigeait le centre de recherche de La Tour du Valat, créé en 1954 pour s'occuper des oiseaux d'eau et des zones humides, la SNPN fut, avec lui, à l'origine directe de la conférence des Saintes-Maries-de-la-Mer qui traçait les principes de préservation des zones humides. Cette conférence préfigurait la convention internationale de Ramsar sur les zones humides, signée en 1971. Nous avons aussi beaucoup oeuvré à la coordination du programme européen de préservation des zones humides, avec l'animation du groupe d'experts des zones humides. Nous menons également toute une série d'actions en faveur des zones humides de l'Île-de-France. C'est un vaste programme, dont plusieurs acteurs sont présents aujourd'hui. Nous avons travaillé à la constitution d'un réseau « zones humides » et avons réalisé l'inventaire des mares. Nous nous préoccupons maintenant de la reconquête. Nous faisons partie de l'association Ramsar-France. Et l'image, dans tout cela, me direzvous ? Elle n'est pas totalement absente. Créée pour faire connaître l'image de la nature, la SNPN se présente comme le « grenier de la nature ». Elle agit pour vulgariser certaines connaissances « écologiques ». Elle vise aussi à faire connaître l'image de la nature et des zones humides. J'ai ici un numéro spécial « Zones humides », qui date d'il y a quelques années. Nous évoluerons aussi, dans la mesure où nous consacrons beaucoup plus de temps que jadis à l'information, à la sensibilisation et à l'éducation. Autrement dit, les associations de protection de la nature s'occupent peu d'image mais « elles se soignent ». En ce qui nous concerne, nous avons en tout cas sérieusement évolué en ce sens.
Conclusion
Ma conclusion pourrait être un essai d'explication du peu d'importance accordée à l'image ou, en tout cas, à la reconnaissance tardive de l'image. Les associations, comme les autres acteurs, ont finalement suivi l'ambiance générale et la manière habituelle de traiter les problèmes de nature et d'environnement. Nous avions l'impression que ces problèmes étaient d'abord d'ordre écologique, puis économique. Peut-être
Muséum national d'histoire naturelle - Fête de la nature © Lorraine Bourget/SNPN n° hors série - printemps 2017
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existait-il aussi, dans nos associations, un hiatus entre nature et culture. Les associations de protection de la nature, en tout cas à l'origine, et avec de belles exceptions, n'étaient que peu préoccupées des questions liées au patrimoine en tant que patrimoine culturel. Je crois que c'est une explication qui a son importance. Un fossé a pu séparer les naturalistes et ceux qui sont plus attachés au patrimoine naturel dans son acception traditionnelle. Les choses changent, dieu merci. que des campagnes ont été portées par de nombreuses associations ; outre la SNPN, les parcs naturels régionaux, les réserves naturelles, les conservatoires d'espaces naturels... On peut citer les campagnes Fréquence grenouilles, qui ont pris comme prétexte la grenouille pour parler de la zone humide. Plutôt que d'affirmer que peu de chose se faisait, peut-être devrions-nous dire que nous n'étions pas assez explicites dans le fait que l'on mettait en avant les éléments de la zone humide.
Jean Untermaier
La pédagogie des zones humides mériterait d'être regardée de plus près, notamment l'action des Centres permanents d'initiation pour l'environnement, créés à partir des années 1972-1973, et d'autres d'organismes comparables. Je ne serais pas étonné de constater que la pédagogie a été très largement fondée sur des considérations économiques et écologiques générales, assez peu sur l'image. Je reconnais que je n'ai pas d'éléments concrets pour le prouver. Il ne s'agit que d'une hypothèse.
Jean Untermaier
Je pense que vous avez raison. Pour aller un peu vite, j'ai omis quelques considérations générales préliminaires. Je n'ai évoqué que ce que je connaissais, pas les actions menées par la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) ou par le World Wildlife Fund (WWF).
Débat
De la salle
Le constat que vous faites sur l'image des zones humides que se sont faites les organisations non gouvernementales me paraît quelque peu caricatural. Il me semble, même si je n'ai pas votre ancienneté, que, si certains courants associatifs ne sont allés dans le sens de prendre en compte l'image donnée par ces milieux, d'autres s'y sont attelés très tôt. Il est néanmoins évident que la question de l'image avait moins de force dans l'action associative il y a 50 ans. Je pense à la Hulotte des Ardennes : dès le début, elle s'était lancée dans des campagnes en faveur des mares. Les associations ornithologiques amenaient déjà beaucoup de monde dans la défense des zones humides. Peut-être la mise en avant de la zone humide était-elle parfois implicite, mais elle était déjà présente. Par la suite, comme vous l'avez dit, « nous nous sommes soignés ». On voit
Thierry Mougey
En préliminaire global, les associations de protection de la nature effectuent un travail important pour développer la pédagogie de l'environnement. L'aspect de sensibilisation et d'image passe aussi par toutes les personnes qui font des animations autour de la nature. L'intitulé de votre intervention portait sur la valorisation de l'image des zones humides auprès des décideurs, et non auprès de tous les publics. D'après ce que j'ai entendu, les associations suivent davantage une logique d'« affrontement » ou de « combat ». Par conséquent, existe-t-il de bons exemples de valorisation auprès des décideurs qui soit positive et liée aux zones humides ?
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Regards complémentaires
La recherche au service d'une réhabilitation des zones humides L'eau et les zones humides ou le jaillissement universel du sacré Les réflexions sur l'évolution de la perception d'une zone humide L'exemple de la Sologne (XVIIe - XIXe siècles)
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regards complémentaires
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La recherche au service d'une réhabilitation des zones humides
Jean-Claude Lefeuvre, Professeur émérite au Muséum National d'Histoire Naturelle
L'appellation « zone humide » peut désigner tout élément du continuum reliant l'environnement aquatique continental ou marin à l'environnement terrestre (Turner, 1992). Quelle que soit leur localisation, les zones humides n'ont jamais laissé les hommes indifférents.
Zones humides : les débuts d'une longue histoire
Vénérées le long du Tigre et de l'Euphrate, elles l'ont été également dans l'Egypte ancienne qui bénéficiait des services apportés par le Nil, considéré comme un élément clé de la réussite de cette nation estimée par beaucoup comme « la seule parfaitement cohérente de l'Antiquité ». L'Egypte a longtemps magnifié les zones humides et les plantes liées à l'eau. Caractérisée par une vallée qui représente la superficie de la Belgique, étirée sur deux fois la longueur de la France, elle présentait au début de son histoire une flore et une faune qui s'épanouissaient avec exubérance dans les marais du Nil (Yoyotte, 1988). C'était notamment le cas de certaines plantes comme le papyrus formant d'épais fourrés, en particulier dans les vastes zones marécageuses du delta. Couvrant largement la vallée au temps où la terre d'Egypte émergeait, le papyrus était l'image vigoureuse du monde en gestation. « Verdoyant et vivace, signe de
Chasse aux oiseaux dans les marais dominés par les papyrus. Le chasseur, accompagné de sa famille, est debout sur une barque de papyrus. Tombe de Nakht le chasseur (milieu XVIIIe dynastie). © Dictionnaire de la civilisation égyptienne. Georges Posener, 1988, Hazan, Paris
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joie et de jeunesse, il est aussi le sceptre magique des déesses. Sans le papyrus et l'ingéniosité des Egyptiens, la transmission des traditions classiques aurait été bien moins facile » (Yoyotte). Le lotus occupait une place primordiale : pour les Egyptiens, « un grand lotus sorti des eaux primordiales » est considéré comme le berceau du soleil au premier matin, selon une des nombreuses traditions relatives à la création de l'univers par l'astre initial. Que ce soit dans les grands marécages du royaume ou du delta, en tous lieux où l'élément liquide reposait au temps du chaos, les lotus prenaient racine dans les fonds limoneux. Ainsi concrétisaient-ils la naissance du monde à partir de l'humide. Si l'Egypte, don du Nil, développait dans la vallée des « limons noirs » une agriculture dépendant des crues et des décrues du fleuve, durant toute l'Antiquité, elle savait néanmoins préserver judicieusement de larges zones marécageuses dont certaines parties étaient dévolues à l'élevage, à la cueillette, à la chasse... Par la suite, l'homme pharaonique a accéléré et développé de plus en plus le remblaiement de la vallée tout en maitrisant la crue. Les bassins d'irrigation ont proliféré au détriment des zones humides. En Europe, le passage de la vie de chasseurs nomades à une existence de paysans a constitué l'une des grandes révolutions de l'histoire humaine. La néolithisation de l'Europe entre 7000 et 5000 ans avant notre ère s'est effectuée à la suite d'un processus lent et progressif venu du Moyen-Orient (Mazurié de Kerloualin, 2003). Peu à peu, la révolution néolithique s'est caractérisée par un processus d'expansion démographique et de colonisation de territoires par des groupes d'agriculteurs. Une partie d'entre eux, dits les Danubiens, a pénétré en Europe, d'est en ouest, en empruntant les principaux cours d'eau, et notamment le Danube et ses affluents. Ils ont d'abord colonisé les rives des fleuves avant
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de gagner les plaines et les plateaux. On pourrait les accuser, en raison de la conquête de terres agricoles en bordure des cours d'eau, d'être responsables de la régression des zones humides. C'est sûrement vrai, en partie. Mais, par la suite, les zones humides vont disparaître aussi pour une autre cause que le drainage : leur réputation a été durablement ternie par l'Empire romain, où on les accusait de « porter le mal » (mala aria, mauvais air en italien).
Destruction des marais : les arguments se multiplient
L'argument de salubrité publique a donc pesé lourd dans la destruction des marais. Mais des arguments d'ordre agro-économique ont également été avancés pour éliminer ces terres humides considérées comme « improductives ». Parmi ceux-ci, on a évoqué le plus souvent leur fréquente inaccessibilité, les contraintes d'utilisation induites par une submersion pouvant durer les trois quarts de l'année ou le peu d'appétence de certaines plantes (carex, roseaux, joncs...) (Lefeuvre, 1994). L'édit royal d'Henri IV, du 8 avril 1599, résume bien l'idée que l'on s'est faite de ces zones humides en Europe depuis le Moyen Âge : « il y a de grandes quantités de palus et marais inondés et entrepris d'eau, et presque inutiles, et de peu de profit, qui tiennent beaucoup de pays comme déserts et inhabités, et incommodent les habitants voisins, tant à cause de leurs mauvaises vapeurs et exhalations, que de ce qu'ils rendent les passages fort difficiles et dangereux ; lesquels palus et marais étant desséchés, serviront en partie au labour et partie en prairies et pâturages » (Donadieu, 1996). Ce texte explique pourquoi, en France, il n'existe plus de vastes zones humides ayant un caractère totalement naturel. Dans leur état actuel, la plupart ont été aménagées par l'homme, ou créées artificiellement. Ces idées destructrices ont prévalu pendant des
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siècles, avec une recrudescence dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, une époque où les physiocrates encourageaient une politique de « mise en valeur » de ces zones : le contrôleur Bertin faisait ainsi édicter des exonérations fiscales pour les endiguements. Cela s'est traduit notamment par des gains de terres agricoles sur pratiquement toutes les vasières et marais salés du littoral Atlantique-Manche. En 1787, Grette de Paluel, membre de la Société royale d'agriculture, obtint un prix de la société d'agriculture de Laon pour un mémoire sur le dessèchement des marais, décrits comme « inaccessibles aux hommes et aux bestiaux, ne produisant que des joncs et des roseaux, et de surcroît, fangeux, malsains, où des eaux perpétuellement croupissantes répandent un air pestilentiel. » Certes, quelques voix se sont élevées pour les défendre. En 1811, les maires du département du MontBlanc insistaient sur l'utilité des marais en tant que producteurs de « blache » provenant de la fauche des plantes de marais, capable de fournir un excellent engrais vert ou une litière pour les animaux avant de devenir un fumier renommé. Ils signalaient que ces marais servaient aussi de pâturages collectifs (la vaine pâture) et qu'ils jouaient un rôle dans la production de poissons. Mais ces arguments pesaient peu par rapport à ceux qui permettaient d'agrandir les surfaces agricoles en procédant à l'assainissement et au drainage des zones humides. On a utilisé le terme « dessécher les terres » (Olivier de Serres, 1605) jusqu'au début du XIXé siècle où on a vu apparaître le terme d'« assainissement » pour désigner une opération par laquelle on donne un écoulement aux eaux omniprésentes, avec un double objectif : la santé des hommes et la récupération de terres agricoles. L'usage du terme de drainage est plus récent. Selon leurs objectifs et les moyens techniques disponibles, les sociétés ont imaginé des systèmes parfois très sophistiqués pour transformer les
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zones humides et, plus généralement, maîtriser les niveaux d'eau à leur convenance (Barnaud, 1998). Les Hollandais en ont été les orfèvres ; ils ont su exporter leur savoir-faire dans de nombreux pays souhaitant conquérir des terres arables sur le domaine maritime. Les fleuves et les rivières ont vu leurs cours canalisés, dérivés, équipés de barrages, au détriment des zones humides riveraines, pénalisées aussi par les extractions de granulats. Les marais littoraux ont souffert de l'urbanisation et du développement des équipements portuaires et aquacoles. Les mangroves ont été la cible d'une surexploitation du bois. Les milieux tourbeux, lents à se reconstituer, ont été soumis à l'exploitation de la tourbe en tant que combustible puis support horticole, etc. Les initiatives de mise en valeur par assèchement vont perdurer jusqu'à une date récente en France. La loi d'orientation agricole du 4 juillet 1980 précisait encore que « la maîtrise de l'eau est le facteur essentiel de la production agricole », ce qui permettait de développer le drainage sur la base de plus de 100 000 ha par an à partir de 1980, avant le coup d'arrêt de 1992 (11240 ha). Ainsi, dans le marais poitevin, caractérisé par la présence de zones humides remarquables, grâce à l'aide publique, le drainage a concerné 2000 à 4000 hectares par an entre 1980 et 1992. Un chantier pouvait faire disparaître un ha par heure. Bien qu'elle ait été largement entamée dès le XIe siècle, la régression des zones humides n'a jamais été aussi intense en Europe que depuis la Seconde guerre mondiale. L'Espagne, qui en comptait encore un million d'hectares avant 1940, en a perdu près de 50% entre 1950 et 1970. La France a vu disparaître plus de 50 % de la surface de ses tourbières, de ses marais continentaux et littoraux au cours de la seconde moitié du XXe siècle.
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La génèse d'une politique publique des zones humides
L'ampleur des suppressions de ces milieux était telle qu'elle a conduit à mener une évaluation des politiques publiques en matière de zones humides, décidée en 1991 par le Comité interministériel de l'évaluation (CIME) présidé par le Premier Ministre. La loi sur l'eau du 9 janvier 1992 prévoit, dans son article 2, une gestion équilibrée de la ressource en eau visant à assurer « la préservation des écosystèmes aquatiques, des sites et des zones humides. » Cette loi était suivie, au cours de la même année, par la directive 92/43/CEE concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et la flore sauvages. Ses mesures d'application ont visé à assurer le maintien ou le rétablissement dans un état de conservation favorable des habitats naturels ...notamment côtiers, d'eau douce, des tourbières, des prairies humides... En France, cette loi a été suivie d'effets : le drainage a été réduit en dessous du niveau de 1500 ha/an. Il est vrai que des représentants de l'État n'hésitaient pas à exprimer des avis. Ainsi, dans l'avant-propos du rapport d'évaluation sur les zones humides (1994), confié à un groupe piloté par le préfet Paul Bernard, JeanBaptiste de Foucault soulignait que « la conservation et le devenir de ces espaces constituent un enjeu majeur et désormais reconnu et l'absence de politique spécifique les concernant est aujourd'hui sensible et préjudiciable. » Dans le marais poitevin par exemple, les résultats ont été immédiats : si entre 1992 et 1995, le drainage faisait encore disparaître 800 ha chaque année, entre 1995 et 2002, la superficie disparaissant annuellement est passée à 200-300 hectares. Ceci étant, comme le marais poitevin a été classé zone de protection spéciale, la France a toujours été considérée comme ayant manqué à ses obligations, en vertu de l'article 4 de la directive 79/409/CEE concernant la conservation
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Les marais littoraux jouent un rôle central pour l'hivernage et la nidification de plusieurs espèces de limicoles dont l'avocette élégante © N. Hermann/SMBS-GLP
des oiseaux sauvages qui, pour la plupart d'entre eux, sont liés aux zones humides. Pour ce motif, la France a été condamnée par la Cour de justice de l'Union européenne en novembre 1999 (arrêt1 de la Cour dans l'affaire 96/98) Faisant le point de la situation à l'échelle nationale en 1993, Geneviève Barnaud indiquait que « les deux tiers des zones humides ont disparu en France en un siècle environ ». Elle précisait : « c'est au cours des dernières décennies que la régression a été la plus spectaculaire. » En fait, malgré la création de quelques associations de protection de la nature dans la première moitié du XXe siècle et la naissance de réserves naturelles, il a fallu attendre la fin de la Seconde guerre mondiale pour que les choses changent dans le domaine de la protection de la nature. À l'échelle internationale, l'Union internationale de la protection de la nature (UIPN) a vu le jour en 1942. En France, la création du Conseil national de la protection de la nature (CNPN)
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Selon la Cour, le marais poitevin constitue une zone naturelle de très haute valeur ornithologique. Pour n'avoir pas classé dans les délais prescrits (le 28 janvier 1996) en zone de protection spéciale (ZPS) une superficie suffisante du marais poitevin, et n'avoir pas pris les mesures appropriées pour compléter le régime de protection des ZPS classées, la Cour de justice condamne la France pour manquement.
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date de 1946. La Fédération française des sociétés de protection de la nature a été créée en 1969 et rebaptisée France Nature Environnement (FNE) en 1990. sur les oiseaux d'eau et les zones humides et CIPO conseil international pour la préservation des oiseaux). C'est le 2 février 1971 que la convention fut adoptée à Ramsar en Iran. Entrée en vigueur en 1975, elle n'a été ratifiée par la France qu'en 1986, après moult difficultés auxquelles la loi d'orientation agricole de 1980 n'était pas étrangère. Malgré tout, c'est en partie grâce à cette convention, désormais connue sous le nom de convention de Ramsar, que les zones humides ont changé de statut dans notre société moderne. Les États signataires sont enfin convaincus de la valeur économique, culturelle et scientifique incontestable des écosystèmes représentés par les zones humides. La mobilisation de la communauté scientifique au sein du processus de la convention de Ramsar ne paraît pas étrangère au fait que, un an avant l'adoption de cette convention, l'UNESCO avait lancé le projet MAB (L'homme et la biosphère). Le but de ce projet était de fournir « des bases scientifiques permettant d'améliorer la relation entre l'homme et son environnement, en traitant les problèmes concernant l'utilisation rationnelle des ressources naturelles, leur conservation et la gestion écologique des territoires. » Il s'agissait d'un beau programme pour une convention naissante. La mobilisation des scientifiques s'exprimait d'autant plus que d'autres initiatives internationales voyaient le jour. Ainsi, INTECOL (International association of ecology) créait un groupe chargé tous les quatre ans d'organiser, à partir de 1980, un colloque international sur les zones humides. On me demanda de faire partie de ce groupe et d'organiser le troisième symposium à Rennes en 1988. On aurait pu penser que la signature d'une convention internationale et le développement de programmes de recherche renverseraient les tendances héritées d'un long passé, condamnant les zones humides à
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La mobilisation des scientifiques et des associations internationales
C'est pendant toute cette période que des scientifiques ont commencé réellement à intégrer les recherches sur les zones humides dans leurs programmes. On peut dire que les premiers défenseurs des zones humides à s'être préoccupés de leur régression sont des hommes passionnés d'ornithologie, comme Luc Hoffmann 2 , créateur de la station biologique de la Tour-du-Valat en Camargue. L'opiniâtreté de ces précurseurs a abouti à la création d'un véritable consortium de défenseurs des zones humides. Leur premier objectif, dès les années 1960, a été d'évaluer à l'échelle mondiale l'état des zones humides de la planète, grâce au programme MAR (comme MARais, MARshes, MARismas). Ils eurent l'idée de concevoir une convention internationale lors d'une réunion organisée aux Saintes-Maries-de-laMer, coordonnée par l'UIPN, regroupant également Wetlands et Birdlife International (qui s'appelaient à l'époque BIROE bureau international de recherche
Luc Hoffmann nous a quittés cette année (1923-2016). Petit fils de Fritz Hoffmann-La Roche, le fondateur de l'entreprise pharmaceutique Hoffmann-La Roche (aujourd'hui Roche), l'une des plus grandes au monde, il aurait pu avoir une vie toute tracée en devenant un grand capitaine d'industrie. Passionné très tôt par la nature, notamment les oiseaux, il sera le premier, avec un ami, à découvrir la nidification des fous de Bassan aux Sept-Iles. Il découvre la Camargue où il achète le domaine de la Tour du Valat en 1948. Il y crée une station biologique après avoir passé sa thèse en ornithologie. La station sera inaugurée en 1954. Il comprendra très vite que l'étude des oiseaux nécessite d'entreprendre des recherches sur leurs habitats, en l'occurrence pour la Camargue, sur les zones humides. La station de la Tour du Valat a fêté ses 60 ans en 2014. Elle est devenue l'institut de recherche pour la conservation des zones humides méditerranéennes et jouit d'une réputation internationale.
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régresser au point d'être devenues les écosystèmes les plus menacés au monde avec les forêts tropicales humides. Il n'en était rien. Les marais de l'Ouest en sont un bel exemple : pour cause de réduction des surfaces de prairies humides passées de 75% à moins de 40% entre 1973 et 1990, le marais poitevin s'est vu retirer le label de parc naturel régional. Même si c'est difficile à admettre, en fait, il a fallu s'habituer à ce que le temps de latence demeure insupportable entre la prise de conscience internationale sur la valeur des zones humides, étayée par les résultats des recherches, souvent de qualité, contredisant l'image négative héritée de croyances moyenâgeuses, et la mise en place de mesures conservatoires destinées à préserver ce qu'il reste de ces écosystèmes considérés comme les plus productifs. La recherche sur les zones humides, et notamment sur les marais salés, a commencé à se développer très tôt aux États-Unis ainsi que le montrent quelques publications parues dans le « Journal of Ecology » à partir des années 1930. Ces parutions étaient consacrées à la description des marais salés et traitaient également de la distribution des plantes et des animaux inféodés à ces milieux. Bien sûr, on doit considérer que ces descriptions étaient nécessaires au développement de l'écologie. On peut en effet admettre, avec B. Hubert (2004) que cette science « s'est développée à partir des savoirs naturalistes jusque-là orientés vers la classification des espèces afin d'organiser la connaissance du monde vivant ». Pour que l'écologie puisse montrer sa différence par rapport aux disciplines classiques comme la botanique, la zoologie, et devienne à tout le moins « l'étude des interactions entre les organismes vivants et le milieu où ils vivent, et des organismes vivants entre eux, dans des conditions naturelles ou modifiées par l'homme » (Frontier al., 2008), il lui a fallu du temps. La montée en puissance des recherches écologiques consacrées aux zones humides en a pris beaucoup car la nécessité de comprendre que ce sont
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des zones d'interface et qu'elles doivent être étudiées comme tel, n'a pas été perçue tout de suite. Par ailleurs, comme je l'ai laissé entendre, dès 1964 (à la station de Paimpont), l'écologie se devait, si elle souhaitait être entendue, de contribuer à l'émergence d'une politique de gestion plus globale qui, en s'accordant avec de multiples disciplines, y compris celles de l'homme et de la société, conduirait à une véritable interdisciplinarité. Avec du recul, on peut considérer que le temps qui s'est écoulé depuis la dernière guerre, époque à laquelle les premières recherches tenant compte de la particularité des zones humides ont commencé à être publiées, n'a pas été perdu. Il s'est même, de mon point de vue, révélé « payant » en termes de conséquences pour la collectivité, même s'il reste beaucoup à faire pour que les résultats obtenus soient réellement pris en compte, à la fois par les politiques publiques et par les citoyens.
L'apport des chercheurs americains
Sans refaire un historique détaillé portant sur le développement des recherches concernant ces milieux d'interface, il faut néanmoins signaler quelques étapes majeures permettant de suivre l'évolution des idées. La première étape porte sur la mise en évidence des interactions entre milieux aquatiques et milieux terrestres. En 1962, Teal démontrait que les marais salés américains sont des lieux où la transformation microbienne de l'énergie et des nutriments est quantitativement dominante, ce qui donne une clé pour comprendre non seulement comment fonctionne le réseau alimentaire à terre, mais également sous quelle forme principale circule cette matière organique reprise par les marées. Fait important, il démontre également que 45 % de la matière organique produite par les marais salés étudiés sont exportés vers les eaux marines côtières. Ce résultat fournissait à l'époque
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des arguments importants à ceux qui s'inquiétaient des opérations de poldérisation et d'assèchement des marais salés de la côte Est des États-Unis et qui voulaient s'y opposer. En 1980, E.P. Odum, l'un des grands noms de l'écologie, dont les premiers travaux sur l'évaluation de la productivité des eaux côtières datent de 1968, confirmait les recherches de Teal. En s'appuyant sur le constat d'une régression rapide des ressources marines des eaux côtières (l'effondrement de la pêche à la crevette, aux coquilles Saint-Jacques, etc) dans les zones soumises à la poldérisation des marais salés, il émet l'hypothèse « outwelling » qui considère que le fonctionnement de certaines zones côtières dépend effectivement des apports des marais salés. On peut ainsi affirmer, en se basant sur des données scientifiques solides, que la transformation des marais littoraux a des répercussions importantes sur la pêche côtière et les activités aquacoles. Par la suite, l'étude des zones humides continentales a montré la généralité de ce phénomène : par exemple, les ripisylves produisent la matière organique essentielle au fonctionnement des fleuves et des rivières. La seconde idée force a émergé à partir d'une étude comparée des écosystèmes du globe réalisée par Wittaker en 1974 montrant que les zones humides sont parmi les milieux les plus productifs. Ce scientifique indique par exemple qu'aucune terre cultivée n'est capable de produire autant de matière organique à l'hectare que les marais littoraux : certaines prairies à spartines des marais côtiers de l'est des USA peuvent produire jusqu'à 40 tonnes de matière sèche par hectare et par an. Pendant cette période, des scientifiques ont développé des recherches « à terre ». Ainsi, par exemple, Mitsch a démontré en 1979 que, comme pour les zones littorales, il existe des interactions entre les marais riverains des rivières et les rivières elles-mêmes. « L'ignorance ayant un coût », de nombreux programmes de recherches se sont développés à partir des années 1980, mettant en avant les notions de fonctions écologiques et de valeurs des zones humides. Ces termes recouvrent différentes propriétés de ces écosystèmes et découlent de la connaissance de leur fonctionnement, de leur structure mais aussi de leurs usages. Ce sont ces recherches qui ont conduit à une troisième étape et non des moindres, puisque les travaux qu'elle a générés, en mettant l'accent sur les conséquences de la destruction des zones humides, en particulier celles qui sont rivulaires des grands fleuves, ont permis de révéler leur rôle multifonctionnel. Parmi ces services rendus figurent l'écrêtage des crues, le stockage de l'eau, la régulation du débit des cours d'eau, la protection des rivages, le contrôle des transferts de nutriments (dont les nitrates) et de nombreuses substances toxiques, le rôle dans la reproduction des poissons, etc. L'attention portée aux zones humides a fait aussi qu'à un moment où l'interdisciplinarité commençait à faire des adeptes, des chercheurs dépendant de disciplines classifiées sciences de l'homme se sont intéressés aux travaux effectués par leurs collègues des sciences de la nature et notamment des écologues. Ainsi, l'économiste Costanza, accompagné par douze collègues d'autres disciplines, proposait en 1997 une estimation minimum de la valeur des services rendus par les écosystèmes formant la biosphère. Cette tentative a donné lieu à des controverses mais nul ne sera étonné d'un résultat venant conforter l'obligation de protéger les zones humides. En effet, « bien que les champs cultivés représentent une surface 5 fois supérieure à celle des zones humides, ces dernières rapportent 40 fois plus à l'humanité en fonction de la multitude des services qu'elles rendent. » Les nombreuses publications dans les revues, mais aussi des ouvrages comme « Wetlands » publiés par
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Mitsch et Gosselink pour la première fois en 1986 (ce livre en est à sa cinquième édition) ont fait que les politiques publiques ne pouvaient plus ignorer l'intérêt pour les États-Unis (ainsi que le montre le tableau de synthèse paru dans Zones Humides Infos n°15, 1997) de mettre fin à une éradication de leurs zones humides, se traduisant par une perte de plus de 54% de leur surface depuis l'arrivée des premiers colons jusque dans les années 1990. Ce nouveau regard sur les marais se traduisait au plus haut niveau de l'État par le slogan du président Bush en 1988 : « No net overall loss, net gain » (Ce « plus de perte nette » a été repris par la suite par les défenseurs de la biodiversité). Cette déclaration a permis au génie écologique de se développer aux États-Unis et d'envisager une politique de restauration des zones humides dont Mitsch et Jorgensen ont fait le point dans « Ecological engineering and ecosystem restoration » (2004). gestion de l'eau, basée sur deux postulats : la dimension géographique des grands bassins hydrographiques (actuellement les agences de l'eau et les comités de bassin) et le principe pollueur-payeur. Grâce à cette proposition qui mettait en avant le principe nouveau d'interrelation entre les bassins versants et leurs cours d'eau, la France s'est bâti une réputation internationale. Dans le même temps, la Délégation générale à la recherche scientifique et technique (DGRST) innovait en matière de recherche en incitant les chercheurs à travailler à l'échelle des paysages et les disciplines à joindre leurs efforts pour que ces recherches se traduisent par une nouvelle vision conjointe de l'homme et de son environnement. De nombreux chercheurs, confrontés à l'évolution du territoire français, étaient prêts à s'investir pour mettre leur compétence au service de ces nouvelles propositions de recherche, conduisant à des résultats plus directement opérationnels « avec et pour les hommes. » Dès 1970, grâce à la DGRST, des recherches effectuées pendant l'une des toutes premières actions concertées, consacrée au rôle des bocages, démontraient que la structure des bassins versants constituait un élément clé pour comprendre l'importance des variations du niveau d'eau dans une rivière au cours de l'année. Parallèlement, Hénin, un grand nom de l'Institut national de la recherche agronomique (INRA), a eu le courage, dès 1981, de confirmer l'ampleur de la pollution diffuse liée à l'évolution des pratiques agricoles, tant dans les espaces cultivés que dans les élevages intensifs des animaux. Il a tenté de faire admettre que la dégradation des ressources en eau n'était pas seulement due aux rejets des eaux usées domestiques et des polluants produits par l'industrie mais qu'elle pouvait être aussi d'origine agricole. De nombreuses universités se sont intéressées à cette problématique. De mon côté, j'insistai auprès du ministère pour rappeler que le fonctionnement des écosystèmes aquatiques dépend étroitement de celui des écosystèmes terrestres qui forment les bassins versants (Lefeuvre, 1986).
Une recherche française en progression constante
On peut considérer que dans le domaine d'une recherche de qualité consacrée aux zones humides, la France n'a rien à envier aux USA. Si nous avons mis plus de temps à consacrer des recherches sur les marais salés, nos premières publications sur les zones humides continentales ont précédé celles de nos collègues américains. De mon point de vue, deux faits importants, parmi d'autres, peuvent expliquer ce décalage. Le premier résulte de ce que Michel Rocard avait qualifié « d'un coup de génie administratif », dû à Ivan Chéret lors de la création des agences financières de bassin en 1964, qui disait au gouvernement « qu'il faut arrêter de considérer nos fleuves et nos rivières comme le toutà-l'égout de l'ensemble de l'économie. » Il faisait alors accepter à l'État une politique très novatrice relative à la
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C'est surtout à partir des années 1990 que se sont développées des initiatives souvent conjointes avec les ministères successifs. Elles portaient sur la dégradation de la qualité des eaux due à l'évolution de l'agriculture : au ministère de l'environnement, le comité azote avait été créé par le Service de la recherche, des études et du traitement de l'information sur l'environnement (le SRETIE) en 1981. Par la suite, l'opération « nitrates dans les vallées alluviales » a été lancée à un moment où le avec le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) créait le Programme interdisciplinaire de recherche sur l'environnement (PIREN). Le groupe de recherche le plus remarquable qui a vu le jour pendant cette période existe toujours. Il s'agit du programme PIREN Seine regroupant plus de 140 scientifiques de toutes disciplines, prenant en charge le fleuve et ses affluents, les zones humides et les bassins versants. Il était impossible de développer toutes ces recherches sur les conséquences des changements dans les bassins versants et leurs impacts sur la qualité des eaux sans mettre en avant le rôle des zones humides. Ainsi, un groupe de travail constitué en 1991 au sein du programme « vallées alluviales » du PIREN, analysant la présence des nitrates dans différentes vallées, constatait que dans certains bassins versants la teneur en nitrates avait tendance à progresser, parfois fortement au fur et à mesure que l'on descendait vers l'aval. Mais, dans tous les systèmes considérés, un abaissement des teneurs en nitrates a été observé dans les eaux souterraines de « certains secteurs des zones riveraines », en l'occurrence celles des milieux humides. « Dans ces milieux, les eaux souterraines se caractérisent toujours par de très faibles teneurs, voire une absence quasi-totale de nitrates, résultant d'une dénitrification intense. » La végétation naturelle, lorsqu'elle a été maintenue, accroît les capacités d'épuration de ces milieux vis-à-vis des nitrates. Il a résulté de ces travaux un engouement certain qui s'est traduit par l'expression « les zones humides agissent comme des pièges », favorisant la sédimentation des matières en suspension et des polluants qui leur sont associés. Elles peuvent réduire de manière très significative les transferts de flux polluants sous forme particulaire ou dissoute.
Rôle de la recherche française sur la plaine alluviale © S. Desanlis/SMBS-GLP « pour mémoire »
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La découverte de ce type de services rendus a été obtenue sur la base d'une analyse globale du fonctionnement d'une zone humide. Les résultats de cette recherche ont beaucoup fait pour donner une autre image des zones humides. Ils ont été captés rapidement, notamment par ceux qui avaient en charge le maintien de la qualité de l'eau potable. Ils ont incité le ministère de l'Environnement à agir. Pendant le même temps, d'autres chercheurs ont apporté leur pierre à l'édifice, en s'intéressant aux organismes composant ces écosystèmes, et notamment aux végétaux et aux animaux. Ils sont partis du principe que, si la production primaire constitue l'une des clés permettant de comprendre le fonctionnement des zones humides, chaque composant peut constituer également une source de ressources pour l'homme. Le roseau occupe ainsi une place particulière due aux multiples utilisations qu'il autorise : couverture de huttes (très tôt dans la préhistoire) et de maisons, brise-vent, nasse à poissons. Des paillassons en roseau étaient fabriqués à Babylone il y a 5000 ans. Depuis des millénaires, les hommes naviguent sur les lacs andins avec des bateaux en roseaux, etc. Dès 1976, De Jong a montré qu'il était capable d'une importante fixation de l'azote et du phosphore. Ce pouvoir épurateur a très vite été utilisé dans la conception des stations d'épuration (exemple avec la commune de Saint-Jean-de-Daye dans les marais de Carentan). La station d'Arlon, dépendant de la Fondation universitaire luxembourgeoise, travaille depuis les années 1980 sur l'épuration des eaux par voie naturelle. Après le roseau, elle a testé de nombreuses espèces végétales des zones humides pour éliminer les éléments organiques ou minéraux provenant notamment des rejets urbains. Les résultats l'ont conduit à créer des systèmes de lagunages caractérisés par des assemblages de végétaux au pouvoir épurateur complémentaire. Ce procédé est dit MHEA (mosaïque hiérarchisée d'écosystèmes artificiels). Devant le foisonnement de résultats obtenus par les chercheurs à différents niveaux, dans les années
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1980-1995, le ministère de l'Environnement a décidé en 1991 de soutenir la création du groupe « zones humides » chargé de proposer, au moyen de sa publication « Zones humides infos », des mises au point sur l'intérêt de ces milieux et leur protection. En 1995, sur proposition de Michel Barnier, ministre de l'environnement, a été mis en oeuvre un plan d'action en faveur des zones humides comprenant des inventaires, le renforcement des outils de suivi et d'évaluation avec en ligne de mire la nécessité d'assurer la cohérence des politiques publiques, d'engager leur reconquête et de lancer un programme d'information et de sensibilisation. Malgré toute cette prise de conscience, il a fallu du temps pour entreprendre des programmes de recherche spécifiques sur la reconstruction des zones humides bien que, dès 1987, des chercheurs de Lyon, comme Claude Amoros, se soient intéressé à la restauration des zones alluviales. Il est vrai que le génie écologique peine depuis plus de 30 ans à être reconnu en France. L'une des tentatives effectuée par Robert Barbault au CNRS n'a pas connu le succès attendu. Ce n'est que tout récemment, en 2015, qu'est née la plateforme intitulée « centre de ressources sur le génie écologique ». Entre temps, la dégradation des eaux douces a été marquée par l'arrivée des « éléments trace potentiellement toxiques » (ETPT) en provenance des bassins versants mais si les pesticides proviennent des activités agricoles, d'autres produits toxiques sont dus aux rejets des villes et de certaines usines. Ainsi, la présence de polychlorobiphényles (PCB) avait été révélée dans le Rhône, avec l'identification de la zone de rejet due à une usine. À partir de ce constat, une opération « PCB » a permis de détecter ce polluant dans de nombreux cours d'eau. Ce micropolluant a pu également être suivi jusqu'en milieu marin, avec pour conséquence l'interdiction de la consommation des crabes tourteaux de l'estuaire de la Seine en raison de leur teneur en PCB véhiculés par la Seine.
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L'exemple des marais salés de la baie du Mont-Saint-Michel
En milieu terrestre, on a beaucoup insisté sur la liaison bassin versant-zones humides en considérant que la relation avec la rivière pouvait se faire par des transferts d'eau propre et en oubliant qu'en période de hautes eaux, cette liaison pouvait se traduire par des apports de micropolluants indésirables compromettant l'avenir même des zones humides. C'est d'autant plus dommageable que l'on avait déjà admis, parmi les services rendus, qu'en période de crue, les zones humides sont susceptibles de stocker une partie des eaux, provoquant une atténuation et un retard des pics de crue. En fait, nous avons commis la même erreur en zone littorale, en considérant uniquement, dans un premier temps, à la suite des Américains, la liaison entre les marais salés et le milieu marin. À partir des années 1980, j'ai créé le groupe chargé d'étudier le fonctionnement des marais salés de la baie du Mont-Saint-Michel. Ce
Suivi de l'invasion des marais salés de part et d'autre du Mont-SaintMichel par le chiendent maritime de 1984 à 2013 © Loïc Valéry, université Rennes 1
Le chiendent maritime à l'assaut de l'obione © J.C. Lefeuvre
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groupe s'est agrandi en s'associant avec des collègues du Portugal, du Royaume-Uni et des Pays-Bas ; il est devenu in fine EUROSSAM (European salt marsh modelling), soutenu par la direction générale de la recherche à la Commission européenne. Nous étions partis avec l'idée de vérifier si « les marais salés sont la richesse de la mer » selon la célèbre phrase de l'écologue américain Odum. Il existe des différences flagrantes entre les marais salés de part et d'autre de l'Atlantique : les marais américains sont inondés deux fois par jour par la mer, contrairement aux marais européens qui ne sont submergés totalement que pendant les plus grandes marées donc rarement au cours d'une année. La végétation de ces derniers est plus complexe, sous l'influence de la fréquence des submersions marines. Malgré ces différences, nous avons pu conforter l'hypothèse d'Odum en démontrant qu'une partie importante de la matière organique trouvée dans les sédiments de la baie provenait des marais salés. Si une part minime de cette matière pouvait être utilisée directement par les organismes marins, l'essentiel l'était après transformation par les bactéries. Ceci expliquait notamment l'abondance des diatomées, formant ce que nous avons baptisé « des prairies invisibles », consommées par de nombreuses espèces animales, dont les crustacés, les mollusques (les moules d'élevage en particulier). Par ailleurs, il a été montré, lors des quelques marées où les juvéniles de bars pouvaient atteindre les marais salés pour s'y nourrir de petits crustacés du genre Orchestia, que
L'invasion de l'ensemble du marais par le chiendent maritime à proximité du Mont-Saint-Michel.
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cette consommation pendant des durées très réduite pouvait expliquer jusqu'à 90 % de leur croissance annuelle. Ces quelques exemples donnent raison à Odum, mais ils confortent également l'idée que de tels espaces, capables de dépasser une production de 30 tonnes de matière organique sèche par hectare et par an, sans labour, sans engrais, sans pesticide, méritent bien qu'ils soient protégés. Las, c'était sans envisager que la diversité de la végétation puisse disparaître sous l'effet de l'envahissement de la presque totalité des marais salés par une espèce autochtone caractéristique la partie haute de ces marais, et encore relativement peu représentée dans cette zone dans les années 1980. L'invasion rapide par le chiendent maritime, avec des pointes à 100 ha par an pour certaines périodes récentes, est sans doute la conséquence, d'après des travaux réalisés en laboratoire, de l'augmentation des teneurs en nitrates des rivières qui se jettent dans la baie. En quelques années seulement, cette invasion a remis en cause, notamment, le rôle extrêmement important joué par la zone dominée par l'obione. Il faut considérer les marais salés comme des interfaces qui peuvent subir des transferts d'éléments indésirables aussi bien du côté terrestre que du côté marin. C'est pourquoi j'insiste sur le fait que des opérations multidisciplinaires de recherche doivent se développer sur le long terme, en prenant en compte le cheminement des polluants de toute nature et qui « abreuvent » largement nos cours d'eau et le milieu marin. Cette recommandation s'appuie sur les travaux d'une équipe de chercheurs européens, dont Alain Menesguen de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER). Ils ont montré que l'on peut identifier les rejets d'un grand fleuve et en suivre le cheminement en mer. C'est ainsi que l'on peut suivre la trace des eaux chargées de la Loire vers la mer de la Manche, tout autour de la Bretagne et jusqu'en baie du Mont-Saint-Michel.
Conclusion
Les zones humides sont des milieux extraordinaires qui rendent beaucoup plus de services que ceux que la recherche a identifiés à ce jour. Encore faut-il que nous soyons conscients qu'il existe des limites aux services rendus. Pendant les trente dernières années, on peut dire que la communauté scientifique a fourni suffisamment d'informations de qualité sur les zones humides, que ce soit aux responsables politiques comme aux protecteurs de la nature. Ces informations ont été parfaitement valorisées et diffusées par des publications comme Zones humides infos, et reprises par différents ministères pour faire comprendre que nous devons non seulement nous préoccuper de leur avenir mais investir pour leur redonner vie dans certains secteurs clé d'où elles n'auraient jamais dû disparaître. Cela implique la poursuite des recherches interdisciplinaires intégrant des scientifiques compétents en génie écologique. Car l'heure doit être à la reconquête des zones humides.
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regards complémentaires
L'eau et les zones humides ou le jaillissement universel du sacré
Etienne Grésillon, Maître de conférences en géographie, université de Paris Diderot, Ladyss (UMR 7533 Bertrand Sajaloli, Maître de conférences en géographie, université d'Orléans, Cedete (EA 1210 Centre d'Études
sur les Territoires et l'Environnement) Laboratoire dynamiques sociales et recomposition des espaces) Dans la Genèse, dieu intervient fortement dans les paysages de l'eau, qui de facto signent sa puissance créatrice. Le premier récit biblique de la création commence par cette évocation : « La terre était vague et vide, les ténèbres couvraient l'abîme, l'esprit de dieu planait sur les eaux » (Gn 1, 2). Dans ce chaos des origines, qui s'apparente à un immense paysage humide, à un marécage planétaire, dieu met de l'ordre en focalisant son attention sur les masses d'eau. Il s'emploie, le deuxième jour, à séparer les eaux d'en haut des eaux sous le firmament. Il scinde ensuite, le troisième jour, les continents et les mers. De ces masses inertes, il fait, le cinquième jour, des eaux qui grouillent d'un pullulement d'êtres vivants (Gn 1, 20). C'est également avec l'eau que se referme l'Apocalypse avec son fleuve irrigant la Jérusalem céleste1 : elle est donc omniprésente dans la symbolique chrétienne. Ainsi, de l'espace primitif boueux des origines, le dieu chrétien crée un monde où terre et eau sont séparées. L'humide connaît son ambivalence fondamentale : il est tout à la fois force de vie et chaos inachevé. Aussi étonnant que cela puisse paraître, cette ambivalence sacrale se retrouve non seulement
1
dans les autres religions du Livre (islam, judaïsme) mais encore dans les grandes religions de la planète. L'eau y revêt partout des fonctions spirituelles essentielles : des rites de naissance à ceux du trépas, elle est associée quotidiennement à toutes les pratiques cultuelles. Par extension, les territoires de l'eau, les zones humides, constituent également des paysages sacrés dont les pouvoirs d'intercession auprès du divin épousent étroitement leurs formes terrestres. Marais, mers, lacs, fleuves, sources dessinent ainsi autant de voies particulières, autant de chemins spirituels pour rapprocher les hommes des dieux.
L'eau, ou le jaillissement universel du sacré
L'eau stagnante ou courante, boueuse ou claire, douce ou saumâtre et les milieux qu'elle engendre lacs, mares, étangs, fleuves, rivières ou torrents, tourbières, marais et lagunes sont davantage que la forêt et la montagne, intimement liés au sacré (Gritti, 2010). L'eau l'incarne même tant elle rythme la vie du fidèle, qu'il soit chrétien et reçoive à la fois l'eau du baptême et celle de l'extrême onction, musulman avec les ablutions
« Il me montra un fleuve d'eau de la vie, limpide comme du cristal, sortant du trône de dieu et de l'Agneau » (Apo, 23, 1).
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quotidiennes liées à la prière, juif avec les rites de purification consignés dans le Lévitique, bouddhiste avec les pèlerinages vers les lacs sacrés du Tibet, hindouiste avec ceux vers le Gange et les villes saintes, animiste enfin comme l'adepte de la cosmogonie dogon qui craint et adule les Nommo, génies de l'eau (Griaule, 1996 ; Sajaloli, 2006). Deux raisons déterminent ce jaillissement aquatique du sacré. D'une part, l'eau est le seul des quatre éléments à revêtir à l'état naturel trois états, solide, liquide et gazeux, le seul à unir le ciel et la terre par la pluie qui ruisselle, s'infiltre et s'écoule, mais aussi par les sources qui proviennent du sol et en garde les vertus que valorisent ensuite les eaux minérales et les thermes. D'autre part, intimement liée à la vie, c'est l'élément primordial mais aussi, mais surtout même, celui de tous les passages, de toutes les transformations. Dès lors, sa symbolique, qui se nourrit de la somme complexe de tous ces passages, est bien plus riche que celle de l'arbre ou du sommet : selon Mircea Éliade (1963), c'est en analysant les valeurs religieuses des eaux que l'on saisit la structure et la fonction du symbole, c'est la sacralité des eaux qui forge le seul système capable d'articuler toutes les révélations particulières des innombrables hiérophanies. Parmi elles, une des images exemplaires de la création est l'île, manifestation formelle de la vie au milieu des flots, une autre est l'immersion qui symbolise la régression dans le pré-formel, la réintégration dans le monde indifférencié de la préexistence. Mais cette immersion dans l'indistinct n'est que passagère, elle précède une nouvelle création, une nouvelle vie, voire l'apparition d'un « homme nouveau ». Ainsi, le symbolisme des eaux évoque donc aussi bien la vie, la mort que la renaissance ; au contact du liquide survient toujours la régénération. À cette aune, toujours selon Éliade, le déluge est structurellement comparable au baptême, la libation funéraire à la lustration des nouveaux nés et aux bains rituels. Avec autant d'attributs, la sacralité de l'eau devient universelle : elle est associée à tous les rites de purification, à tous les exercices spirituels, à toute effusion du divin. C'est elle qui crée le lien le plus fort entre toutes les religions du monde, quelles soient disparues ou vivantes, animistes, polythéistes ou liées à la cosmogonie des trois monothéismes ; elle enfin qui constitue « la seule négation de la différenciation spatiale qui ne soit pas désespérante pour le géographe » (Pitte, 2003). Les fonctions de l'eau, tant matérielles que symboliques, relèvent également de trois ordres : combinée à la terre ou à une farine, l'eau féconde, nourrit, façonne et abrite. Pure, sacralisée, elle lave, purifie et conduit vers le divin. Sombre enfin, elle guide vers l'ultime passage de la mort. La fonction fécondante se lit bien dans le texte d'Isaïe qui associe magnifiquement l'eau au sacré et à la géographie :
« La pluie et la neige qui descendent des cieux n'y retournent pas sans avoir abreuvé la terre, sans l'avoir fait germer, pour donner la semence au semeur et le pain à celui qui mange ; ainsi ma parole, qui sort de ma bouche, ne me reviendra pas sans résultat, sans avoir fait ce que je veux, sans avoir accompli sa mission » (Is 55, 10-11).
Toutefois, l'eau n'est rien sans la terre, c'est un principe premier, primordial mais qui ne donne la vie que combinée à la terre et à l'air (Béthemont, 2003) :
« Au jour où le Seigneur dieu fit la terre et le ciel, il n'y avait encore aucun arbuste de la campagne sur la terre et aucune herbe de la campagne ne poussait encore ; car le Seigneur dieu n'avait pas fait pleuvoir sur la terre et il n'y avait pas d'homme pour la cultiver. Mais un flot montait de la terre et en arrosait toute la surface. Le Seigneur façonna l'homme de la poussière de la terre ; il insuffla dans ses narines un souffle de vie et l'homme devint un être vivant » (Gn 2, 4-8).
Fécondante, l'eau est aussi vitale et structure le quotidien en l'arrimant au sacré : sources, puits, fontaines deviennent ainsi tout à la fois des lieux indispensables aux fonctions biologiques de l'homme mais aussi des lieux de culte et de dévotion. La fonction sacralisante, universelle, érige l'eau en symbole quasi-exclusif de pureté. Bachelard (1942),
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dans L'eau et les rêves, affirme que
« l'on ne peut pas déposer l'idéal de pureté n'importe où, dans n'importe quelle matière. Si puissants que soient les rites de purification, il est normal qu'ils s'adressent à une matière qui puisse les symboliser. L'eau claire est une tentation constante pour le symbolisme facile de la pureté. Chaque homme trouve sans guide, sans convention sociale cette image naturelle ». tout acte est subordonnée à l'excellence de l'intention qu'on y met ».
Pourtant, deux principes différents distinguent eau lustrale et eau baptismale. L'eau lustrale métamorphose l'être ordinaire, vil et trivial, en être purifié et apte à la transcendance. Musulman, on ne peut prier qu'après les ablutions rituelles : « vous qui croyez, si vous vous mettez en devoir de prier, alors rincez-vous le visage et les mains, jusqu'aux coudes, passez-vous la main sur la tête et sur les pieds jusqu'aux chevilles. Si vous êtes en état d'impureté, alors purifiez-vous »2 . Cette grande attention portée aux ablutions répond aux préceptes du Prophète. Al-Qayrâwânî3 écrit dans sa célèbre Risâla « Le Prophète a dit (hâdith) :
Quiconque fait ses ablutions et les fait bien, puis lève les yeux vers le Ciel et dit la profession de foi musulmane, celui-là voit s'ouvrir pour lui les huit portes du Paradis et il entrera par celle qui lui plaira » et plus loin : « celui qui prie confie les secrets de son coeur à son Seigneur. Il doit donc se préparer à cet acte par l'ablution ou la purification par lavage... L'ablution doit être faite uniquement en vue d'Allah Très Haut et pour obéir à Ses prescriptions, dans l'espoir d'obtenir Son agrément et Sa récompense et d'être, par cette pratique, purifié des fautes commises. Le fidèle devra se persuader que c'est là une préparation et un acte de propreté destiné à lui permettre de s'entretenir avec son Seigneur et de se présenter devant lui pour accomplir Ses prescriptions et s'humilier devant Lui par l'inclinaison et la prosternation. Il devra donc faire cet acte en étant bien persuadé de tout cela et en apportant le plus grand soin [à l'exécuter scrupuleusement], car la perfection de
Juif, on ne peut se purifier qu'en présence de l'eau. Les rites de purification consignés dans le Lévitique décrivent soigneusement le lavage des mains avant et après la lecture des textes religieux, avant la prière du matin et la bénédiction de chaque repas, et ce de façon à bien dissocier vie spirituelle et vie matérielle. De même l'immersion des femmes la veille de leur mariage, venant d'accoucher ou désirant marquer la fin de leurs périodes mensuelles, renvoie à un désir de purification ; le bain rituel concerne d'ailleurs toute la communauté juive y compris les hommes qui se rassemblent et se recueillent dans le Mikveh, en particulier la veille de Yom Kippour et avant le Shabbat. Catholique, on plonge ses doigts dans l'eau bénite avant de se signer et d'avancer vers l'autel, purifié et apte à côtoyer le mystère de l'eucharistie. Bouddhisme et hindouisme associent également étroitement eau et sacralité. À la fin de la révélation, Bouddha rentre dans la pureté et la perfection en se recueillant sous un arbre, près d'une fontaine. Dans l'hindouisme, l'eau est en elle-même un être sacré, vénéré, à l'origine de grands pèlerinages vers les rives des sept rivières sacrées, dont le Gange. Ainsi, lorsque les Hindous font la cérémonie journalière appelée Sandhya (prière védique), ils adressent à l'eau les invocations suivantes :
« Eau de la mer, des fleuves, des étangs, des puits, et enfin de tout autre endroit quelconque, soyez favorable à mes prières et à mes voeux ! Ainsi qu'un voyageur fatigué par la chaleur trouve du soulagement à l'ombre d'un arbre, ainsi puissé-je trouver en vous du soulagement à mes maux, et le pardon de mes péchés » (Sandhya, section 5, 352).
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Le Coran, sourate La Table Servie, v. 6. Ibn Abî Zayd al-Qayrâwânî, « La Risala ou Epître sur les éléments du dogme et de la loi de l'Islam selon le rite malékite », texte en langue arabe suivi de la traduction de Léon Bercher, Bibliothèque arabe-française, Alger, 1951.
2 3
De son côté, l'eau baptismale des chrétiens n'est pas seulement purifiante car avec le baptême, marqué par une immersion totale ou partielle du corps, se joue une véritable renaissance explicitée par Éliade (1963). Le passage d'un état impur à un état régénéré, qui entérine l'entrée dans la communauté chrétienne, s'effectue par un stade immergé assimilé à une mort symbolique, au coeur même de la pensée de la résurrection. Ces franchissements multiples entre vie et mort se
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retrouvent également dans l'utilisation de l'eau dans la messe catholique (Jaskulké, 2002) : l'eau mélangée au vin lors de l'eucharistie représente l'humanité qui se mêle au sang du Christ ; de même, après l'offertoire où s'effectue la transfiguration du pain et du vin et où l'assemblée communie, le prêtre se lave les mains au son du Psaume 26 : lavabo (je laverai). Que dire enfin de cette eau mystérieuse qui s'écoule des flancs du Christ sur la croix après que la lance du centurion y ait ouvert une large plaie ? On voit ici que le principe de l'eau dépasse largement les rites de purification pour accompagner pleinement les mystères de la foi ; chez les baptistes, chez les orthodoxes les rites d'aspersion, d'ablution, d'immersion sont d'ailleurs d'une grande diversité. La fonction de passage est avant tout celle du temps. Inexorablement, sans jamais aborder deux fois les rives d'une même berge, l'eau s'écoule et symbolise le cours de la vie, et ce tant à l'échelle humaine qu'à celle de l'Évolution tout entière comme l'atteste l'ouvrage de Dawkins (1997) dans lequel la vie est assimilée à une rivière de gènes coulant au travers des temps géologiques. On retrouve là l'image, chère à Jacques Béthemont (2003), de l'Achille d'Héraclite qui ne se baignera jamais dans le même fleuve. Mais au bout de ce fleuve, souvent émaillé d'embûches rapides, cascades et d'enlisement deltas intérieurs, estuaires , et qui touche directement au sacré, se trouve l'ultime traversée. L'autre rive donc, celle vivifiante qui sépare deux mondes culturels (rives chrétiennes et musulmanes à Mostar) et qui, une fois l'eau franchie, peut être signe de solidarité et d'enrichissement ; celle funèbre aussi du Styx, celle des morts de la Vallée des Rois. Avec l'Ulysse d'Homère, qui se rend au point de jonction avec la zone humide constituée par le séjour fangeux d'Hadès, on touche les conceptions du monde de l'au-delà, la rivière entre les vivants et les morts, le Styx, que le nocher Caron fait franchir de sa barque tandis que hurle le chien Cerbère. Mieux encore, en échenillant la tradition grecque et latine (Hésiode, Platon, Virgile), se dessine une véritable topographie et hydrographie des Enfers (N'Diaye, 2013). Apparaît ainsi la tradition poétique qui confère à chaque lieu d'eau une fonction particulière : l'Eridan, fleuve de vie, qui arrose les prairies élyséennes, le Léthé, eau lustrale et purifiante qui lave les âmes par l'oubli de leurs maux, les terribles Cocyte, Achéron et Styx qui gardent le monde infernal et ses mystères et dont on ne revient pas, sauf, bien sûr, le héros Enée. Dante, en réintroduisant Enfer, Purgatoire et Paradis dans les fleuves et marais de l'eschatologie antique, annonce alors toutes les figures à venir du monde judéochrétien. Avec la barque funéraire de la Vallée des Rois qui transporte, de l'Ouest vers l'Est, de l'ombre à la lumière, le défunt vers la vie éternelle, on touche le mythe le plus ancien et sans doute le plus partagé, celui de l'Éternel Retour. Et si l'eau sombre est celle de la mort, la barque redevient berceau. Avec de pareilles fonctions, avec de tels principes, l'eau se situe donc au coeur de toutes les croyances et religions du monde. Si l'on adopte une lecture mécanique du sacré, on pourrait même classer les religions selon l'usage qu'elles font de l'eau, distinguer les ablutions musulmanes des bains rituels juifs, le baptême chrétien de la plongée dans le Gange, dresser une typologie des rites aquatiques selon les parts respectives de l'ablution, de l'aspersion et de l'immersion. Nous n'en ferons bien sûr rien ! Mais nous insistons sur l'ambivalence de l'eau. Vie et mort, eau claire de la pureté et eau noire du mensonge ou du trépas, eau vive de la purification et eau stagnante du péché ou de l'avilissement : la force sacrée de l'eau et de ses espaces apparaît donc singulièrement changeante. Nous la suivons plus précisément dans les textes bibliques et dans la tradition chrétienne où l'eau a des valeurs différentes selon sa turbidité, sa vitesse de déplacement, son étendue.
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Le partage biblique des eaux repéré par une analyse lexicale de la Bible.
La Bible4 évoque l'eau environ 672 fois 5 selon deux grandes figures principales : l'une négative et l'autre positive (Sajaloli et Grésillon, 2013). Dans la première, les eaux troubles sont amères, stagnantes ou agitées. Elles apportent la mort et la stérilité. À l'opposé les eaux pures sont douces, claires, et courantes. Elles génèrent la vie et la fécondité. de « nettoyer ses vêtements, laver son corps à l'eau courante » (Lv 15, 13). À l'opposé les eaux turpides sont impures, il faut éviter de se nettoyer avec de l'eau stagnante, elle représente un danger pour l'homme. Ces rites reprennent la symbolique des eaux boueuses du début de la Genèse. Dans Les Nombres, pour enquêter sur le possible adultère d'une femme, un prêtre compose une boisson constituée d'un mélange de terre et d'eau. Il fait « boire ces eaux à la femme. Et (...) s'il est vrai qu'elle s'est rendue, impure en trompant son mari, alors les eaux de malédiction pénétrant en elle, lui seront amères : son ventre enflera, son sexe flétrira, et pour son peuple elle servira d'exemple pour les malédictions » (Nb 5, 25-27). Pour la personne coupable, la boue se révèle être un poison qui empêche la fécondité et donc la vie. À cette eau mélangée à la terre perçue négativement s'adjoignent les masses d'eau qui peuvent être dangereuses pour les personnes coupables. Ici, l'histoire de Jonas se révèle instructive : pour fuir dieu, Jonas prend un bateau pour aller Tarsis ; son embarcation est prise dans une tempête. Les membres de l'équipage constatant que c'est à cause de Jonas que le vaisseau menace de briser le jettent à l'eau, et « la mer apaisa sa fureur » (Jn 1, 15). Dans cet épisode, la mer est une personnalisation divine, Jonas implore dieu, en disant « Toutes tes vagues, et tes lames ont passé sur moi » (Jn 2, 4). Tous les mouvements de l'eau sont autant de signes adressés aux hommes, il s'agit pour le personnage biblique de savoir lire les mouvements de l'eau. L'eau se révèle également très dangereuse à ceux qui ne respectent pas les prescriptions divines. Dans le Déluge, une fois que Yahvé constate l'inconséquence de l'homme, il déclare la sentence suivante : « Pour moi, je vais amener le déluge, les eaux sur la terre, pour exterminer le dessous le ciel toute chair ayant souffle de vie : tout ce qui est sur la terre doit périr » (Gn 6, 17). Pour échapper à cette inondation, il faut faire partie des élus, eux seront sauvés par Noé. La masse des eaux diluvienne qui s'abat sur le monde symbolise le châtiment de dieu. Le déluge annonce une nouvelle
Les eaux troubles et agitées
Dans la Genèse, d'un monde indifférencié boueux, dieu engendre un univers, dans lequel l'eau et la terre sont distinguées. Dans le deuxième récit de la Genèse, c'est à partir de la boue qu'Adam est fabriqué (Gn 2, 8). La terre mélangée à l'eau constitue une matrice à partir de laquelle dieu engendre le monde et la vie. La boue prend ainsi une double image l'une préfigure un monde en voie d'achèvement et l'autre renvoie à un monde archaïque. Cette symbolique bivalente est entretenue dans la légende de la guérison de l'aveugle de naissance. Jésus mélange de la terre avec sa salive et applique cette potion sur les yeux d'un aveugle. Pour que le miracle se fasse, il faut cependant nettoyer la boue avec de l'eau pure (Jn 9, 6-7). Cet acte s'apparente à un exercice d'ablution purificateur que l'on retrouve dans des religions orientales. À plusieurs reprises la Bible évoque la fonction purificatrice des eaux claires. Dans le Lévitique, dieu recommande à un homme impur
Cet article repose sur l'analyse lexicale et textométrique du corpus intégral de la Bible de Jérusalem. 5 D'après le logiciel Lexico, « eau » apparaît 405 fois et « eaux » 267 fois. Il faut ensuite ajouter tous les milieux ou aménagements associés à l'eau, la/les mer(s) (429 fois), le(s) fleuve(s) (109 fois), le(s) torrent(s) (103 fois), le(s) puits (100 fois), la/les source(s) (92 fois), les ruisseaux (10 fois), la/les rivière(s) (10 fois), le(s) marais et marécage (9 fois), lac (6 fois)
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création où la vie va réapparaître suite aux retraits des eaux. Cet épisode réinvestit l'image du dieu génésiaque qui du chaos boueux construit un nouveau monde nettoyé du péché. Comme la mer agitée, les torrents et les ruisseaux sont perçus comme les éléments visibles de la colère divine. « Le revenu de sa maison s'écoule, comme des torrents, au jour de la colère. Tel est le sort que dieu réserve au méchant, l'héritage qu'il assigne au maudit » (Jb 20, 28-29). Le passage « par les eaux » ou « entre les eaux », exprime une situation de danger pour les hommes surtout lorsqu'ils sont en situation de péché. Ainsi dieu dégage la mer pour le passage des hébreux et fait refluer les eaux de la mer Rouge sur les chars et sur les cavaliers égyptiens (Ex 13, 29). La mer se révèle à la fois l'espace qui sauve le peuple élu et l'élément qui châtie les coupables. Les eaux agitées expriment également la méchanceté des hommes. Dans Isaïe, les méchants sont comme « la mer agitée qui ne peut se calmer, dont les eaux soulèvent la boue et la fange » (Is 57, 20). Cette symbolique réutilise la symbolique de la boue génésiaque. La méchanceté est une régression qui fait revenir l'humanité au chaos des origines. Le monde avant la résurrection prend la figure des abîmes. L'eau profonde exprime le monde insondable de l'au-delà. Pour exprimer la mort du roi de Babylone, la Bible évoque les abîmes, dans lequel l'âme doit ressortir pour retrouver la félicité divine (Is 14, 15). Les eaux profondes symbolisent les passages de la vie à la mort ou de la mort à la vie. Les eaux troubles et agitées ont ainsi un fort pouvoir évocateur, elles expriment l'état de relation entre les hommes et le divin. Un lecteur avisé des mouvements et de la turbidité de l'eau peut y décrypter l'humeur divine. et descendre la pluie (Ps 104, 13). Il symbolise la puissance de dieu et de Jésus sur le monde. Les apôtres s'étonnent du pouvoir de Jésus en ces mots : « Quel est donc celui-ci, pour que même les vents et la mer lui obéissent ? » (Mt 8, 27). Les cours d'eau, les sources d'eau, la mer sont des créations divines qui reflètent la volonté créatrice de dieu. L'eau qui coule donne vie au jardin d'Éden et au peuple hébraïque. Elle apporte la prospérité, et répand la joie au coeur de l'homme (Ps 104, 11-18). Cette symbolique se construit autour de l'évocation « eau vive » qui incarne la force bienveillante de dieu. Elle rejaillit sur les prophètes qui deviennent des sources d'eau vive. L'action de l'eau vive a des effets bénéfiques sur les élus, en particulier aux moments difficiles. L'eau vive dirige les hommes vers le paradis. Dans l'Ecclésiastique, ceux qui cherchent la sagesse, sont guidés par l'eau vive : « Je suis comme un canal issu d'un fleuve / Comme un cours d'eau conduisant au paradis. / J'ai dit : « Je vais arroser mon jardin, je vais irriguer mes parterres / Je répandrai l'instruction comme une prophétie / et je la transmettrai aux générations futures » (Si 24, 30-34). L'image reprend la symbolique des quatre fleuves du paradis, en donnant à ces fleuves une force spirituelle, ils sont censés guider le peuple hébreu vers la sagesse divine. La symbolique du cloître réutilise cette image de l'eau. Dans le monastère, le cloître représente le paradis terrestre. L'eau des quatre fleuves est matérialisée par le puits situé en son centre. Les fleuves, émanation de la création divine, participent de la purification de la terre. Cette eau est la source vivifiante des plantes et des religieux, son utilisation de l'eau est intégrée dans une démarche spirituelle. L'eau vive apporte le bonheur pour les hommes bons. dieu dirige les élus vers les plantureux pâturages et « les conduira aux sources des eaux de la vie. Et dieu essuiera toute larme de leurs yeux » (Ap 7, 17). Cette image positive de l'eau est liée à sa rareté dans les territoires bibliques. L'eau est source de vie dans le désert et les contrées arides, signe d'une bonne récolte pour l'agriculture soumise aux sécheresses estivales.
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Les eaux pures
Les Psaumes présentent un dieu agissant sur le déplacement des eaux. Il règle le débit des cours d'eau (Ps 104, 7), il fait jaillir les sources (Ps 104, 10),
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Dans le Nouveau Testament, cette eau est incarnée par Jésus. Saint Paul écrit à ce sujet : « Nos pères ont tous bu le même breuvage spirituel, ils buvaient en effet à un rocher spirituel qui les suivait ce rocher était le christ » (1 Co 10, 3-4). Les paroles de Jésus sont comme une source d'eau vive. Cette eau, à l'image de la régénération entreprise par Jésus sur le discours biblique, préfigure le baptême. L'eau baptismale lave du péché originel et permet de retrouver le paradis perdu. De là, une véritable pédagogie de l'eau se met en place, c'est grâce à l'eau que dieu et Jésus purifient l'humanité et accordent le salut à un peuple, à un individu. L'eau claire a une valeur purifiante. Le pèlerinage à la Vierge et les pratiques de purification qui s'y déroulent chaque année réinvestissent l'image de l'eau vive en lui adjoignant la figure de Marie. Le culte marial célèbre la mère de celui d'où « coulent les fleuves de vie ». La chasteté de la Vierge s'associe à la pureté de l'eau, son culte à une source comme à Lourdes ou à la Salette. Pour accéder à la vie céleste, il faut pratiquer une démarche de foi. Lorsque Jésus demande à la Samaritaine de l'eau pour boire (Jn 4, 10-14), celle-ci symbolise la doctrine qui mène vers le monde céleste. Jésus dit à la Samaritaine : « quiconque boit de cette eau (du puits) aura soif à nouveau ; mais qui boira de l'eau que je lui donnerai, n'aura plus jamais soif. L'eau que je lui donnerai deviendra en lui source d'eau jaillissant en vie éternelle » (Jn 4, 13-14). Dans cette image, l'eau vive relie à dieu, la boire, c'est accéder à la transcendance. La construction symbolique de l'eau dans la Bible génère donc des significations opposées et ambivalentes (figure 1). L'arbre des similitudes 6 issu de l'analyse textuelle de la Bible oppose en effet les eaux génésiaques crée par Yahvé (en haut sur la figure) aux eaux continentales marquées par l'ambivalence purimpur. Les eaux turpides représentent un monde dans lequel dieu n'agit pas en faveur du vivant, alors que les eaux transparentes remuantes invoquent un dieu acteur pour une félicité spirituelle et terrestre. De même, l'analyse factorielle des correspondances (figure 2) 7
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opérée d'après toutes les mentions de l'eau et de ses milieux dans la Bible, distingue deux axes (du sacré au profane et des eaux marines aux eaux continentales) et associe à chaque type de zone humide un champ lexical et spirituel. La mer, fortement marquée par l'exode vers l'Égypte et l'épisode de Jonas, renvoie à la force divine. Le lac signe la prodigalité de dieu, le fleuve et la rivière sont intimement liés à l'homme, à son usage et à son contact avec le sacré par le baptême tandis que les marais et marécages, déserts humides, sont soit des lieux de châtiment, soit des lieux de manifestation de la bonté divine 8 . Il est frappant de voir avec quelle intensité cette vision duale des eaux a marqué les perceptions et représentations de la nature, et plus particulièrement des zones humides, dans les religions du Livre (christianisme, judaïsme, islam).
L'analyse a porté sur un corpus biblique réduit, constitué à partir du logiciel Lexico, rassemblant les 200 caractères (espaces compris) avant et après les mots suivants : eau(x), mer(s), fleuve(s), source(s), puits, rivières, marais, marécage, lac, ruisseaux. Avec logiciel Iramuteq, nous avons ensuite effectué un arbre de similitude calculé avec le logarithme fruchterman reingold sur les termes qui apparaissant plus de 50 fois dans le corpus. 7 Avec le même corpus et le même logiciel (Iramuteq) que pour l'analyse de la figure 1, nous avons réalisé une analyse factorielle des correspondances (AFC) en choisissant comme variable les parties de textes traitant des territoires de l'eau (mer, fleuve, lac, rivière, ruisseaux, marécage) et en insistant sur les corrélations entre chacun des territoires et des champs lexicaux. Ainsi sur le facteur 1 (abscisse) qui offre 26, 25 % de la variance, la figure présente l'opposition sacré/ profane. Sur l'axe des ordonnées, où 23, 5 % de la variance est représentée, apparaît une opposition entre l'eau marine et l'eau continentale. 8 Ainsi la Bible fait du marais un bain de sang par punition divine contre les Égyptiens qui ne veulent pas laisser partir les hébreux (Ex 8, 1). Mais également un lieu de récompense, pour ceux qui suivront les enseignements divins : « La terre brûlée deviendra un marécage, et le pays de la soif, des eaux jaillissantes ; dans les repaires où gîtaient les chacals on verra des enclos de roseaux et de papyrus » (Is 35, 8).
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Figure 1 : Le partage des eaux bibliques - Bible de Jérusalem, Arbre des similitudes après traitement Iramuteq © Grésillon E., Sajaloli B., 2016
Figure 2 : Les zones humides dans la Bible, des fonctions sacrales différenciées - Bible de Jérusalem, Analyse factorielle des Correspondances après traitement Iramuteq © Grésillon E., Sajaloli B., 2016 « pour mémoire »
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Conclusion
Sacralisée dans toutes les religions et croyances (Gritti, 2010 ; Hidiroglou, 1994), l'eau transmet universellement ses pouvoirs divins aux espaces qu'elle détermine : sources, marais, fleuves, mers et lacs acquièrent ainsi des fonctions religieuses et suscitent cultes, sacrifices et processions. YvesFrançois Le Lay (2016), évoquant Élisée Reclus, affirme que « valorisée dans toutes les cultures, l'eau structure et fédère l'espace réel et imaginé ». Elle distingue également d'après Durand (1992) le pur de l'impur, assure la continuité entre tous les moments de la vie terrestre, les relie à des lieux et à des symboles. Mi-terre mi-eau, mi-dieux mi-hommes, entre la vie qui naît de l'élément liquide et la mort qui, organique, compose les écosystèmes humides , les lieux d'eau sont, en raison même de leur indécision ontologique, les objets naturels privilégiés pour le contact entre ici-bas et l'au-delà (Sajaloli, 2006) 9 . Pourtant, l'onde sacrale semble très influencée par la matrice terrestre qu'elle irrigue, comme si la géographie était en quelque sorte susceptible de segmenter l'action divine en des fonctions spécifiques et dûment localisées. La typologie écologique, voire fonctionnelle, des lieux d'eau (Barnaud, 1998 ; Fustec et Lefeuvre, 2002) renvoie ainsi à une gamme particulière de manifestations surnaturelles qu'il s'agit de cerner, tout en affichant bien sûr une grande prudence tant la multiplicité et la complexité des situations géo-historiques et spirituelles rendent complexe toute tentative de systématisation. Les contrastes entre eaux stagnantes et courantes, entre marais et rivières, illustrent sommairement cette géographie spirituelle des zones humides. Les marais et marécages, longtemps en marges de l'oekumène, jouent un rôle frontière entre les communautés humaines, mais aussi entre les vivants et les morts (Bata et al., 2002 ; Donadieu, 1996). Ils assurent une fonction de passage, tant pour marquer symboliquement la traversée de vie à trépas c'est la fameuse barque du nocher Caron que l'on retrouve dans beaucoup de religions , que pour fixer les récits mythiques où les vivants visitent les royaumes des morts (Héraclès pour en faire sortir le poète Eschyle relaté par Homère), voire les morts celui des vivants comme dans les marais d'Athènes lors de la fête des Anthesteria où l'on croyait que les morts sortaient de l'au-delà pour revenir sur la terre par le seul temple resté ouvert de Dyonisos dans les marécages. Insalubres, malsains, impurs, assimilés à la décomposition et aux excréments, les marécages sont également les antres de la relégation et du châtiment pour ceux qui n'ont pas respecté les normes sociales, symboliques et spirituelles. Ils matérialisent l'enfer, donnent une vision terrestre du « séjour fangeux d'Hadès », vaste marais des morts à la confluence des terribles Styx, Cocyte, Achéron et Phlégéthon, décrit dans le chant 11 de l'Odyssée d'Homère (Mugler, 1991) mais aussi par Hésiode, Platon, Virgile et bien sûr Dante dans la Divine comédie qui préfigure la perspective chrétienne de l'Enfer (N'Diaye, 2013). Parmi ces marécages déjà disgraciés, les tourbières sont les plus abominables : non contentes d'engloutir hommes et bêtes qui s'y aventurent, parcourues de feux follets et de miasmes transmettant les fièvres, elles hébergent des êtres surnaturels et maléfiques,
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Monté par B. Sajaloli en 2006, le numéro 54 de la revue Zones Humides Infos édité par la Société nationale de protection de la nature (SNPN), intitulé « sacrées zones humides », rassemble une quinzaine de contributions montrant les liens privilégiés entre lieux d'eau et religions : www.snpn.com/IMG/pdf/ZHI_54.pdf.
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venus des temps anciens, qui terrorisent les hommes et dont Lovecraft (1926) donne des récits hallucinés. Les mares et les régions d'étangs ne sont guère mieux loties (Sajaloli, 2006), sorciers, loup garou, lavandières infanticides y guettant le promeneur égaré. À l'inverse, la matière même du marais, la boue, la fange, joue un rôle important dans les rites d'initiation car, enduits puis lavés, les initiés atteignent la pureté. Les fleuves et les rivières marquent un passage aussi, mais plus progressif, celui du temps qui s'écoule, celui aussi, plus indécis, du jardin céleste aux tourments terrestres : ce sont des chemins de vie. En Iakoutie sibérienne (Maj et Leberre-Semenov, 2010), la rivière est avant tout un axe de transport entre le monde des morts et celui des vivants, l'amont est un lieu réservé aux esprits, le centre appartient au monde des vivants et l'aval, l'Océan glacial arctique, à celui des morts 10 . Selon Reclus, Christophe Colomb voyait le paradis terrestre dans les sources de l'Orénoque tandis que Hermando de Soto découvrit le Mississippi à la faveur d'une quête de l'immortalité (Le Lay, 2016) : ces explorateurs rejoignent ainsi la Genèse qui évoque la source donnant naissance au jardin d'Éden et d'où sort un fleuve se divisant en quatre bras (Gn, 6, 8-11). Très souvent divinisé comme le Gange (Guisan, 1990), le Strymon (Hubert, 2016) ou le Nil (Chadefaud, 2016), le fleuve guide les jeunes vers la pleine appartenance à la communauté comme le montre Nadine Deshours (2016) en étudiant comment la présence des dieux dans la nature influence la manière dont les Grecs aménagent leur milieu du Ve siècle av JC au I siècle après JC. Le fleuve enfin signe, avec le baptême, l'entrée dans la communauté des croyants. L'eau et les zones humides qu'elle détermine, en offrant la possibilité d'influer sur le Bien et le Mal, suscitent en retour une gestion profane influencée par le sacré, et ce souvent même à l'insu des gestionnaires (Grésillon et Sajaloli, 2016). De même, la force spirituelle de la nature est telle que l'Église catholique y trouve aujourd'hui une nouvelle jouvence (Grésillon et Sajaloli, 2015).
Fleuves et marécages marquent une frontière entre les vivants et les morts - Charon et Psyche par John Roddam Spencer Stanhope
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Les tombes sont d'ailleurs toujours orientées SE-NW chez les Iakoutes. « pour mémoire »
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Bibliographie
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frissonnant » d'Homère à Dante : topographie, nature, valeur et fonction, p. 53-62 dans Sajaloli B. et ServainCourant S., Zones humides et littérature, Actes de la 8e Journée d'études du Groupe d'Histoire des Zones Humides, Paris, GHZH, 2013.
Pitte J.-R., Une géographie sacrée de l'eau, dans
Actes du Festival International de Géographie, L'eau, source de vie, source de conflits, trait d'union entre les hommes 2002, http : //archives-fig-st-die.cndp.fr/ actes/actes_2003/pitte/article.htm, 2003.
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regards complémentaires
Les réflexions sur l'évolution de la perception d'une zone humide
L'exemple de la Sologne (XVIIe - XIXe siècles)
Bernard HEUDE, Docteur vétérinaire, docteur en histoire, Membre fondateur et actuel président du Groupe de
Recherches Archéologiques et Historiques de Sologne (GRAHS)1
D'une superficie d'environ 500 000 hectares, la Sologne est une vaste cuvette d'argile et de sables disposés en couches irrégulières et mélangées, aux nombreux étangs et aux rivières au cours paresseux qui, les années pluvieuses, ont bien des difficultés à drainer le pays. Elle est située entre la Loire au nord et la rivière du Cher au sud. À l'est, elle est bordée par le Pays Fort, tandis qu'à l'ouest elle rejoint la Touraine. Pays aux sols acides et humides, la Sologne est entourée de régions nettement plus riches où le calcaire permet des cultures nobles. Avec sa longue réputation de contrée miséreuse, la Sologne serait-elle alors un « milieu extrême, une marge inhospitalière 2 »? L'humidité de la Sologne est dans tous les écrits et un choix de sources significatives a été effectué pour cerner, autant que possible, l'évolution de la perception de l'humidité de cette contrée au cours des siècles, c'est-à-dire, le ressenti des observateurs étrangers à la contrée et des autochtones. Un rappel historique réduit permettra aux lecteurs peu habitués à la Sologne d'avoir des éléments de comparaison avec d'autres zones humides. Cet article a pour but de proposer des pistes de réflexions et des jalons sur un sujet qui mérite de bien plus longs développements, qui n'auraient pas trouvé place dans ce numéro spécial de Pour mémoire.
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Quels observateurs pour la Sologne ?
Il est inutile de se poser la question de la valeur des constats des observateurs étrangers au pays. Leur perception est soumise à de multiples facteurs, dont le milieu social, les penchants philosophiques, les représentations de l'époque, les acquis intellectuels. Ainsi, deux scientifiques de la fin du XVIIIe siècle, l'abbé Tessier et Lavoisier, considèrent la misère la Sologne avec des regards différents. Ni l'un, ni l'autre n'habitaient la région. L'abbé Tessier est considéré par les historiens comme le grand spécialiste de la contrée, alors que les analyses de Lavoisier plus générales et moins critiques sont oubliées. Que penser également du témoignage d'Arthur Young, ce célèbre agronome anglais, qui traverse la Sologne au printemps 1787 ? Imprégné de la révolution agricole de son pays, il ne peut pas comprendre l'élevage ovin extensif solognot 3 . Par ailleurs, les géographes parisiens de salon n'hésitent pas à se recopier les uns les autres jusqu'au milieu du XIXe siècle. Quant aux grands propriétaires
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Site internet : www.grahs.1901.org Angevin ( Raphaël) et Schemmama (Valérie), 2015 Young (Arthur), 1790
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fonciers philanthropes de la fin du XVIIIe siècle, leurs témoignages devraient pouvoir être pris à la lettre. Or, même un scientifique et agronome, comme Bigot de Morogues 4 , se laisse aller à un misérabilisme excessif. Et que dire de Félix Pyat ? Journaliste aux idées très avancées qui participe à toutes les révolutions (1830, 1848, 1870), il est de Vierzon, en limite sud de la région, et l'on pourrait penser que du fait de sa proximité son avis soit qualifié. Or il est dans l'excès. Les grands oubliés sont les métayers et les locaturiers. Leurs témoignages sont exceptionnels. Et quand leurs opinions sont transcrites, il faut également les analyser à l'aune de leurs destinataires et de ce qu'ils pensaient en obtenir. Il en est ainsi des Cahiers de doléances où les plaintes envers l'humidité de la région ont pour but de payer moins d'impôts, d'avoir des chemins et des ponts entretenus pour se rendre aux greniers à sel les plus proches. Alors, fort de ces mises en garde, il ne reste plus qu'à analyser et croiser les sources pour essayer de démêler, d'un côté ce qui relève de l'humidité, notamment des maladies qu'elle induit chez les Solognots et leurs bestiaux, et, sur un autre versant ce qui est en relation avec le régime foncier, le bâti, les régimes alimentaires insuffisants, les problèmes démographiques et l'absence d'infrastructures jusqu'au milieu du XIXe siècle. La tâche est ardue car tous les facteurs qui conduisent à la misère s'imbriquent les uns dans les autres. Ne serions-nous pas alors face à un malentendu, dans une confusion, un raccourci du type humidité = misère ?
Un pays qui bascule dans les eaux pesantes au XVIIe
Comme on pourrait le penser de prime abord, habiter un pays humide n'est pas forcément une malédiction, à condition cependant de pouvoir le valoriser, ne serait-ce qu'avec une démographie suffisante. Au XVIe siècle, il est admis par les historiens que la Sologne a pu connaître un âge d'or, relatif étant donné la nature acide des sols, leur faible fertilité et leur humidité. La région semble alors bien cultivée avec une population nombreuse en majorité propriétaire de ses propres terres, les fossés d'écoulement des eaux étant entretenus. Dès la fin de la guerre de Cent Ans et au cours du XVIe siècle, de nombreux étangs en chapelet sont créés sur les petites rivières, et dans les bas-fonds transformant alors les marécages en étendues d'eau régulées et productives. Notons qu'en Sologne, les étangs font partie de la réserve seigneuriale et que le produit de la vente du poisson, qui assure de confortables revenus, n'est pas partagé avec la population. Cependant, les paysans tiennent à ces étangs sur lesquels ils ont des droits
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Bigot de Morogues (baron Pierre Marie Sébastien), 1822. Annuaire du département de Loir-et-Cher pour l'an 1806, Blois, imp. Verdier. Voir la description de la Sologne, p. 10.
Extrait de la carte de l'Annuaire du département de Loir-et-Cher pour l'an 18065 . Cette partie de la Sologne, à l'est de Contres, est la plus riche en étangs, souvent en chapelets. « pour mémoire »
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d'abreuvement, de pacage des bestiaux dans les prairies toujours vertes des abords et de coupe de végétaux pour la litière 6 . Or, au début du XVIIe siècle, les petits propriétaires surchargés de dettes foncières vendent leurs terres à des bourgeois, qui les cèdent ensuite à la noblesse. Elle se constitue de grands domaines aux vastes métairies peu productives. La démographie s'écroule, les terres et les fossés ne sont plus entretenus et le pays devient une lande marécageuse 7. Seul l'élevage extensif du mouton permet d'en tirer parti et de procurer aux métayers les rentrées pécuniaires pour payer le bail à moitié fruit avec le propriétaire, la taille et autres impôts, ainsi que les artisans dont ils ne peuvent se passer, charron et maréchal-ferrant notamment. Au XVIIe siècle apparaissent des descriptions peu idylliques, telle celle de Pierre d'Avity, un géographe de salon, qui a cependant puisé ses sources chez de bons observateurs : « Les boeufs, vaches et chevaux y sont foibles et petits. Ils ne labourent qu'avec des boeufs, et péniblement, parce qu'ils vont fort autant dans la terre, et la haussent de peur des eaux... L'air n'y est pas bon, non plus que les eaux qui sont pesantes, d'où peut procéder que les habitans ont la face plombée ou safranée, y sont ventrus et forts petits... 8 » Á juste titre, l'auteur fait la relation entre la mauvaise qualité de l'air associée aux « eaux pesantes » et à la constitution maladive des bestiaux et des habitants « avec leur face plombée ou safranée » (des signes du paludisme, sait-on aujourd'hui). Á la jonction avec le XVIIIe siècle, la description de la Sologne par le prieur de Sennely est tout aussi collée au terrain, d'autant plus que son origine picarde, lui permet de comparer des terres bien différentes : « Le terroir en est maigre et infertile, ne rapporte que du seigle, du bled noir et du millet, et quelque peu d'avoine... Chaque pièce de terre est entourée de fossés pour égoutter les eaux ; car, comme le fond
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du terroir est de la glaise et qu'il n'y a au plus qu'un demi pied de bonne terre au-dessus, l'eau se conserve comme dans des pots, ce qui oblige à relever les terres en billons et à les entourer de fossés pour les tenir plus sèches, ce qui n'empêche pas qu'elles ne soient toujours humides...9 » Cependant, l'infertilité et l'humidité de la région ne rebutent pas les seigneurs et les gentilshommes « charmés de l'agréable variété de la Sologne, qui forme le plus délicieux paysage du monde en été », d'y bâtir de très belles maisons, qu'ils aiment « à cause de la chasse qu'ils disent être des plus belles du royaume10 ». Leur perception de la région est en complète opposition avec celle de la population qui subit cet environnement aqueux aux pires saisons. Ce n'est pas nouveau et cela restera une constante. Cependant, la proximité de l'eau, même dans un pays trop humide, est nécessaire pour la vie courante. Les habitants recherchent des endroits bas pour y installer les fermes, avec une source proche des bâtiments pour les besoins courants en eau et la possibilité de creuser une mare pour abreuver les bestiaux11 . N'oublions pas non plus l'influence des facteurs climatiques liés au petit âge glaciaire dont les hivers rigoureux et les étés pluvieux provoquent des disettes frumentaires récurrentes. Dans ce pays, devenu peu cultivé, si la misère s'abreuve aux eaux stagnantes, elle se nourrit aussi de bien d'autres éléments. Et le XVIIIe siècle sera encore pire.
Ce sera une constante. Après la Révolution, les étangs font encore partie de la réserve du propriétaire qui les exploite lui-même ou les afferme, octroyant toujours les mêmes droits pour le bétail des métayers. 7 Poitou (Christian ), 1969. 8 Avity (Pierre d'), 1652. 9 Sauvageon (Christophe), circa 1700. 10 Idem, p. VI-VII. 11 Témoignages oraux d'anciens Solognots. Voir aussi Edeine(Bernard) , 1974, tome 1, p. 258-260.
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Des observateurs sous la coupe de théories médicales antiques
Á l'époque des Lumières les régions humides sont encore perçues comme particulièrement néfastes, autant pour les humains que pour les animaux et la végétation. Il est à noter que les observateurs et les scientifiques, sont imprégnés de théories antiques sur la constitution de l'univers et de tout ce qui vit sur terre. Ces constructions intellectuelles, venues vraisemblablement d'Orient et reprises par Hippocrate et Galien, nourrissent la pensée médicale occidentale jusqu'au milieu du XIXe siècle. L'idée principale est cette notion de quatre éléments à l'origine de l'univers : l'eau, le feu, la terre et l'air. Chaque entité a sa correspondance chez l'homme et les animaux sous la dénomination d'« humeurs », dotées chacune de deux qualités. Ainsi, l'eau, humide et froide, correspond au phlegme ; l'air, chaud et humide, est porté par le sang, etc. À ces causes constitutionnelles s'ajoutent d'autres facteurs particulièrement importants dans la perturbation de l'état de santé : l'air ambiant, la nourriture et la boisson. Cet ensemble, même s'il n'est pas nommément mentionné, est sous-jacent dans les exposés sur les régions humides. Deux exemples suffisent à illustrer ces théories. Ils se rapportent aux moutons, principale spéculation en Sologne : leur « constitution molle les prédispose aux hydropisies, parce qu'ils transpirent peu et se nourrissent d'herbes aqueuses12 ». Dans la « cachexie aqueuse », maladie ovine la plus fréquente et la plus mortelle dans la contrée, les spécialistes de l'époque expliquent que le sang se transforme en eau. On est bien dans la vision du déséquilibre des 4 éléments et des 4 humeurs. Cette affection sera expliquée plus tard comme une infestation par des « douves », parasites du foie. Les Solognots, comme les agronomes du XVIIIe siècle, incriminaient à juste titre l'humidité du sol, sans avoir l'étiologie exacte, mais qu'importe, ils connaissaient les terrains dont il fallait se méfier13 . Dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, différents personnages proposent des solutions pour mettre en valeur la contrée et améliorer le sort des Solognots. Des propriétaires locaux, présentent des mémoires, tels ceux de Gruau de Blangy14 et de Du Buat15 . L'abbé Tessier, médecin et agronome reconnu des milieux scientifiques parisiens, fait deux courts voyages d'étude en 177716 et en 1780 17, qu'il consigne dans plusieurs mémoires. Sans tous les citer, prendront aussi la plume, Autroche18 , Lavoisier19 et Huet de Froberville 20 . Ce dernier fait état « qu'un pareil terrain doit naturellement entretenir les eaux et faire de la Sologne un pays aussi insalubre que stérile » et il met en avant que les moyens d'améliorer l'agriculture de la Sologne passent par une action gouvernementale ce sera réalisé bien plus tard ! et que les propriétaires doivent multiplier les fourrages et les bestiaux pour augmenter les récoltes céréalières. Comme tous les érudits qui se penchent sur la « triste Sologne », il tient comme préalable à son amélioration la résolution de l'écoulement des eaux.
Quelle perception les Solognots ont-ils de l'humidité de leur contrée ?
Les Solognots, quand on leur donne ou qu'ils prennent la parole ce qui est rare sont critiques sur l'humidité de leur région, comme nous pouvons le vérifier dans
Tessier (Abbé), 1782-1783. Questions sur les différentes espèces de bêtes à laine (circa 17851788) ; Heude (Bernard), en 2011 et en 2014. 14 Gruau de Blangy (Jacques), 1768. 15 Du Buat (Comte de), 1769. 16 Tessier (Abbé), 1777. 17 Tessier (Abbé), 1780. 18 Autroche (Comte de Loynes d'), 1786. 19 Lavoisier (Antoine Laurent de), 1787. 20 Huet de Froberville, 1788. Pour quelques développements et références sur ces mémoires, consulter HEUDE, 2012.
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un certain nombre de Cahiers de doléances. Dans celui de Bonneville, il est écrit « que cette paroisse est si aquatique que les hommes n'y sont jamais robustes, ni en bonne santé, sujets à des maladies annuelles et qui souvent deviennent épidémiques 21 ». À Loreux, Mur-de-Sologne, Salbris, Romorantin le constat est le même : « les eaux croupissantes... corrompent la pureté de l'air » ce qui engendre « des maladies épidémiques qui désolent et ravagent [le pays] 22 ». D'autres paroisses mettent aux premiers plans la stérilité du sol 23 et la pression fiscale trop forte, avant l'environnement aqueux, démontrant implicitement que la pauvreté procède de causes multiples. En l'an III, le témoignage de Durand, « agent national près le district de Romorantin », est tout aussi intéressant parce qu'il émane également d'un Solognot du cru. Il écrit que son pays est « placé sous une atmosphère humide, exhalant un air putride procédant des substances végétales et animales qui se décomposent dans les étangs desséchés, les fondrières, les plaines marécageuses dont cette partie de la République est couverte ». Il fait parfaitement la différence entre les « amas » d'eaux stagnantes « que les chaleurs corrompent » et qui sont une des causes des maladies des bestiaux qui s'y abreuvent, et les étangs dont les « eaux sont beaucoup plus propres parce qu'elles se renouvellent au moyen de déchargeoirs 24 ». Ainsi, il est bon de répéter qu'il ne faut pas se tromper de cible. Même si elle peut y participer, l'humidité n'est pas synonyme de misère comme cela traîne sous la plume d'observateurs superficiels, elle n'en est qu'une composante.
Le ressenti des grands propriétaires solognots du début du XIXe siècle
Chez les agromanes du début du XIXe siècle, le constat de l'humidité régnante passe au second plan. Elle n'est plus considérée comme un obstacle insurmontable et sa perception devient moins péjorative qu'à la fin du XVIIIe siècle. Et pourtant, le tableau dressé par Bigot de Morogues sur les champais de Sologne est affligeant. N'oublions pas qu'il a un penchant pour le misérabilisme ! Il constate que les parcours de dépaissance sont sous l'eau pendant 4 ou 5 mois de l'année, faute d'assainissement par des fossés, et qu'en été les bestiaux s'abreuvent « dans des mares fangeuses, d'une eau détestable et stagnante ». Pour rester dans le domaine de l'élevage, l'auteur fait part
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Extrait de la carte de Cassini (circa 1757-1760). Voir les chapelets d'étangs, les grandes étendues de landes et les quelques bois.
Cahiers de doléances, Loir-et-Cher, Tours, Denis Jeanson, 1989, t. 2, p. 438. 22 Cahiers de doléances, Loiret, Tours, Denis Jeanson, 1989, t. 2, Marcilly-en-Villette, p. 224. 23 Notice sur la commune de Pierrefitte, 1824. 24 AN, F/10/505. Observations générales sur les bestiaux en l'an III, par Durand, agent national près le district de Romorantin. Ce document non daté est vraisemblablement du 5 frimaire de l'an III (25 novembre 1794), comme la « statistique des bestiaux » qui l'accompagne.
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des brouillards « dont la pernicieuse humidité cause des maladies qui enlèvent quelquefois des troupeaux entiers 25 ». Ces obstacles n'empêchent pas de grands propriétaires agromanes de s'engager dans la mise en valeur agricole de leur domaine et démontrer que la contrée n'est pas condamnée à rester un pays pauvre. Certes, ces précurseurs de la régénération du pays (qui n'aboutira que bien plus tard), constatent que la contrée est humide, mais qu'elle peut être relevée par un cercle vertueux d'amélioration. Ainsi Lockhart 26 et Mallet de Chilly27 multiplient les cultures fourragères pour accroître la quantité de bétail, et donc la production de fumier, afin d'augmenter les surfaces céréalières et leur rendement sur des terres drainées. Le boisement des plus mauvaises terres est alors entrepris par valoriser les espaces incultivables dans une optique de revenus à long terme 28 . Cependant, les belles cultures novatrices ne seront pas poursuivies. Les partisans d'une agriculture moderne, type anglaise, ont-ils préjugé de leurs théories et de la rentabilité espérée ? Il ne faut pas oublier que l'humidité va de pair avec l'acidité des terres et que les solutions doivent prendre en compte les deux éléments, ce qui ne pouvait se faire qu'en limite de la Sologne, là où des marnières étaient exploitables. De surcroît, outre le drainage, il fallait des engrais, mais on ne le saura, et ils n'arriveront que plus tard. exhalaisons délétères. Suivant cette doctrine, qui va persister jusqu'au milieu du XIXe siècle, les substances ou éléments immatériels qui se dégagent des eaux stagnantes sont à l'origine des fièvres paludéennes. Miasmes et fièvres se déclinent en de multiples variétés, chaque scientifique ou médecin y allant de sa propre palette pour composer un tableau à sa manière. Ainsi, selon Fabre 29 , « partout où l'homme respirera un air chargé d'effluves provenant des lagunes, des étangs, des marais ou d'autres amas d'eau, il sera atteint de la fièvre intermittente... ». Alors que cette dernière serait provoquée par les miasmes dégagés par les substances végétales en putréfaction, les fièvres continues, décrites sous le nom de typhus, seraient dues aux miasmes de nature animale 30 . Une distinction qui est dans la ligne de la compréhension pré-scientifique de l'origine des maladies et qu'il ne faut surtout pas lire à l'aune de nos connaissances actuelles. Trois publications, parmi d'autres, traitent des « fièvres de Sologne ». L'abbé Ménard met en cause la nature du sol qui empêche l'eau de s'infiltrer et qui croupit par la décomposition des herbes, exhalant des miasmes putrides. À cela il rajoute la multitude des étangs, les inondations par les grandes pluies et l'action du soleil qui assèche les étangs en été et empêche les miasmes trop lourds de s'élever : « le soir comme le matin, ils sont aspirés par les habitants du pays. De là les maladies31 ». Monfalcon 32 traite principalement de la Dombes qu'il compare avec la Sologne, ce qui lui vaut un prix par la « Société des Sciences d'Orléans ». En 1858, le docteur Burdel33 , « médecin de l'hospice de
Bigot de Morogues (baron Pierre Marie Sébastien), 1822 (déjà cité), p. 42-43. 26 Lockhart (Charles de), 1811. 27 Mallet de Chilly, 1812. 28 Heude (Bernard), 2010. Sur des novateurs blésois et de la Sologne centrale, voir p. 151-161. 29 Fabre, Docteur, 1841. 30 Idem, édition de 1832, tome 8, p. 132. 31 Menard, Abbé, 1823. 32 Monfalcon (J.-B.), 1826. 33 Burdel (Edouard), 1858. « pour mémoire »
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L'humidité considérée à travers le prisme des multiples facettes des miasmes
Au XVIIIe siècle, la théorie des quatre humeurs se reconstruit en un « néo-hippocratisme » selon lequel un grand nombre de maladies viennent du sol qui communique à l'air ses miasmes et autres
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Vierzon », consacre un ouvrage entier à la région, pour critiquer la genèse couramment admise des miasmes marécageux, et leur attribuer une origine électrique. Son explication savante ne convainc personne, mais ses propositions pour l'assainissement de la Sologne sont d'une assez bonne veine. Jusqu'au milieu du XIXe siècle, la Sologne apparaît comme la région par excellence des miasmes et de la misère. Il faut dire qu'elle est, par sa superficie, la plus importante des régions humides de France et qu'elle focalise toutes les attentions par sa situation proche de la capitale. Pourtant, le niveau de vie progresse. La vision trop exaltée de Félix Pyat 34 , qui déclare que la Sologne est « la Sibérie française... qui produit une population chétive et triste comme sa végétation », ne peut franchement pas être prise en compte. Des témoignages plus posés, tels ceux de Berthereau de la Giraudière en 1826 35 et de Beauvallet en 1844 36 font le constat d'une amélioration. Les Solognots se nourrissent mieux, notamment avec la consommation de pommes de terre. Leurs habitations deviennent plus saines par le remplacement du torchis dégradé par de la brique. Progressivement, on parle moins des miasmes marécageux et d'une population affaiblie par les « fièvres ». L'humidité n'est bientôt plus perçue comme un facteur de maladies, mais comme une entrave économique au développement de la région. Certes, il y aura encore du chemin à parcourir pour que la Sologne, tout en gardant une certaine humidité on ne peut pas régler tous les problèmes imposés par la nature devienne une région économiquement viable. En attendant son amélioration, la communauté scientifique et médicale délaisse progressivement les miasmes pour se tourner vers d'autres horizons.
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Les théories hygiénistes au secours de la Sologne
L'intérêt porté à la lutte contre l'humidité se déplace en fonction des théories médicales et des préoccupations, tant des élites que des médecins. Ainsi passe-t-on de la théorie des miasmes, un concept qui se voulait explicatif de la mauvaise santé des habitants des régions humides, à un courant de pensée politique et moral, hérité du néo-hippocratisme, l'hygiénisme qui a pour but de veiller à la bonne santé des humains. Né au milieu du XIXe siècle, il s'intéresse principalement aux villes avec des préoccupations sanitaires, mais également dans le but de lutter contre l'alcoolisme, la débauche et autres causes de dégradation des citadins. Burdel, cité précédemment, se convertit rapidement à l'hygiénisme, d'autant plus qu'il voit mourir de paludisme les ouvriers chargés de la construction du chemin de fer Orléans-Bourges et qu'il constate la multiplication des débits de boisson dans Vierzon 37. L'hygiénisme s'applique également aux régions rurales, mettant en garde leurs habitants des mirages des villes où règne la misère des ouvriers. Une région pauvre comme la Sologne entre tout à fait dans ce cadre et des ouvrages traitent de la propreté des maisons et de tout ce qui permet à l'homme d'être en bonne santé38 . Ainsi, le drainage des rues de Lamotte-Beuvron (Loiret-Cher) et de La Ferté-Saint-Aubin (Loiret), réalisé avec succès en 1856 par l'ingénieur des Ponts-et Chaussées Delacroix, assure un bon assainissement de ces deux bourgades39 . Un autre objectif de l'hygiénisme dans une région pauvre comme la Sologne est celui de l'amélioration de la boisson des habitants par l'usage du vin. Les Solognots boivent de l'eau puisée le plus souvent dans des puits ou des mares pollués par les fumiers. Pour y remédier la culture de la vigne en Sologne est fortement encouragée, dans les années 1860, pour substituer le vin aux eaux nuisibles à la santé de l'homme40 .
Pyat (Félix), 1841. Berthereau de la Giraudiere, 1826. 36 Beauvallet (Adolphe), 1844. 37 Burdel (Edouard), 1854. 38 Fousset (B. A.), 1880. 39 Delacroix (S. C.), 1859. 40 Poitou (Christian) , 2013.
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Quand l'humidité se fait oublier avec la régénération de la Sologne
Sous le Second Empire, l'action gouvernementale se conjugue aux investissements individuels pour arriver à cette régénération de la Sologne si attendue depuis la fin du XVIIIe siècle, et qui ne pouvait se réaliser faute de capitaux et d'incitations d'envergure à l'échelle de la contrée. Nous pouvons les résumer en quatre points essentiels. Chronologiquement le premier est la création du Comité Central Agricole de la Sologne41 en 1859. Le gouvernement va l'officialiser comme un organe consultatif qui comporte en son sein les présidents et vice-présidents des comices agricoles de toute la contrée, et « tous les savants et agriculteurs distingués que le Ministre de l'Agriculture, du Commerce et des Travaux publics jugera utile d'y appeler ». Deux autres volets de cette action sont le financement par le gouvernement de travaux destinés à favoriser l'écoulement des eaux, notamment par le curage des rivières, et l'attribution de subventions pour le transport de la marne, afin que l'amendement des terres puisse se réaliser sur l'ensemble de la Sologne. À cela s'ajoute un programme de développement d'un réseau de routes agricoles qui sort chaque village de son isolement. Désormais, des « entrepreneurs agricoles » innovants ne considèrent plus les terres humides de Sologne comme un frein au développement d'une agriculture moderne. Il suffit de prendre les mesures nécessaires : curer les rivières, creuser de nouveaux fossés, entretenir ceux qui existent déjà, drainer les meilleures terres, les marner, puis d'y ajouter les engrais, les landes les plus stériles étant boisées. Vu le coût peu élevé des terres, en partie lié à la nécessité de lourds investissements pour les mettre en valeur, les pionniers d'une agriculture nouvelle achètent des domaines de quelques centaines d'hectares42 pour se livrer à des exploitations modernes, tandis que la bourgeoisie industrielle investit le pays, faisant fi de l'humidité, qui a certes diminué, mais reste néanmoins présente.
Paysage de Sologne par Théodore Rousseau (1812-1867, cofondateur de l'Ecole de Barbizon).
Sa perception va se jouer de plus en plus en termes économiques. Finis les miasmes, finies les hypothèses médicales hasardeuses, l'ère médicale scientifique bénéficie des découvertes de Pasteur. Si la santé et l'hygiène des Solognots préoccupent encore les édiles et les politiques, ce sont désormais l'enseignement, la constitution de sociétés de secours mutuel, les assurances contre la grêle, l'épargne qui sont en ligne de mire. Quand une région s'assainit et s'enrichit, les objectifs changent. Désormais, les raisonnements deviennent financiers et les calculs de rentabilité sont monnaie courante dans les publications, prenant le pas sur cette fameuse humidité qui n'est plus considérée comme une opposante majeure au développement économique de la contrée. En revanche, l'humidité
Deux publications font l'apologie de l'action du Comité Central Agricole de la Sologne : Denizet (Henri), 1900 et le bulletin spécial n° 2 de 1959 des Annales du CCAS. 42 Lecouteux (Edouard), 1854 et 1881 ; Goffart (Auguste), 1883. « pour mémoire »
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occupe encore le devant de la scène pour les paysans. Le drainage est loin d'être réalisé sur toutes les terres cultivées de Sologne et les baux de ferme ont une clause qui stipule l'entretien des fossés par le preneur, preuve que les terres restent gorgées d'eau. Quoiqu'en disent certains esprits chagrins 43 , le système agropastoral n'est plus la seule voie de développement de la Sologne. Le boisement, entrepris timidement dans les années 1820, se développe à vive allure à partir des années 1840-1850, la sylviculture devenant plus rentable que l'agriculture. En 1852, Adolphe Brongniart projette le boisement des sols les plus pauvres de la Sologne, soit 300 000 hectares ; 42 000 hectares étant en prés, 100 000 hectares en culture et 8 000 hectares en étangs 44 . Mais c'était compter sans les lentes mutations rurales : en 1889, les terres cultivées couvrent encore 310 400 hectares 45 ! Cependant, par l'entretien des fossés et par les arbres qui puisent de fortes quantités d'eau dans le sol, l'abaissement de la nappe phréatique fait disparaître une bonne partie des marécages et rend le pays beaucoup plus sain. Progressivement, il ne sera plus question de paludisme46 . Il disparaît de la Sologne entre 1870 et 1880 (Basonnière, 1914, Poitou 1978) et la contrée n'est plus du tout perçue comme une région maudite. Seuls les paysans souffrent véritablement de leurs terres mouillées qu'ils tentent de drainer quand ils sont propriétaires. Et quand viennent des années extrêmement pluvieuses, comme celles de 1910 et de 1911 qui déciment les troupeaux de moutons et entraînent la ruine d'un certain nombre de paysans, les aléas climatiques rappellent aux humains qu'ils ne sont pas maîtres du jeu sur leurs pauvres terres agricoles. Rappelons que, dans les années 1920-1930, des fermiers de Chaumont-sur-Tharonne (Loir-et-Cher) drainent leurs cours de ferme et une partie de leurs champs. En creusant des tranchées d'une largeur d'un fer de bêche et en y mettant des fagots recouverts de plaques de mousse, ils espèrent une efficacité d'au moins deux décennies 47. Imaginez ce travail fait à la main et à la sueur de leur front, faute de pouvoir payer des entreprises spécialisées ! Demandez aux paysans de Saint-Viâtre (Loir-et-Cher) ce qu'ils pensaient de l'humidité de leurs terres dans les années 1965-1970. Ils débouchaient à la pelle les « évières » de leurs champs pour faire couler l'eau vers les fossés, évitant aux grains de pourrir en terre dans les hivers et printemps trop pluvieux. Dans ces mêmes années, à Pierrefitte-surSauldre (Loir-et-Cher) et à Brinon-sur-Sauldre (Cher), des communes aux sols pourtant bien plus sains, les paysans drainaient leurs terres, mécaniquement, pour espérer de meilleurs rendements céréaliers.
Le rappel à l'ordre de l'humidité
Sous la Troisième République, l'impulsion donnée sous le Second Empire se poursuit. Le développement économique de la contrée fait oublier en grande partie l'humidité dans les bourgs rénovés. Les vastes territoires de chasse sont en vogue et l'humidité n'est pas un fléau pour les propriétaires de domaines destinés à des invitations de prestige où se nouent et s'affermissent des relations d'affaires. Certes, les couvées de perdrix et de faisans sont détruites quand les pluies s'installent durablement, mais l'enjeu cynégétique ne met pas en danger l'exploitation forestière des domaines.
[Anonyme], « Une excursion en Sologne », 1854. Brongniart (Adolphe), 1852. 45 Accas, 1959, p. 25. 46 Laveran découvre le protozoaire du paludisme en 1880. À noter que le paludisme des régions marécageuses françaises est dû au Plasmodium vivax, beaucoup moins dangereux que le Plasmodium falciparum des régions chaudes. 47 Témoignage oral en juillet 2016 de Jean-Claude Couvret, Chaumont-sur-Tharonne.
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Un étang au printemps et sa bonde, Lamotte-Beuvron © Frédéric Auger
Conclusion
Malgré tout ce que l'on a pu dire et écrire sur l'assainissement de la Sologne, elle est encore considérée par ses habitants comme une zone humide. Les caves sont rares. Dans les années 1975, on s'embourbait en hiver avec sa voiture dans les chemins d'accès non goudronnés des fermes. De nos jours, des engins de terrassement sont encore avalés par des « rézans ». Les fossés sont pleins d'eau en hiver. La forêt domaniale de Lamotte-Beuvron a de bons chemins, mais ceux des bas-fonds sont impraticables aux mauvaises saisons. Cependant la région est agréable. Aujourd'hui, on y vit confortablement dans des habitations saines et on se nourrit comme partout en France. Les routes sont bonnes et les bourgs sont fleuris. L'humidité demeure et les Solognots, qui ne sont plus dans l'agriculture, s'en accommodent. Le gros gibier a envahi les propriétés et les chasseurs sont contents, la mode n'étant plus aux faisans, perdrix ou lapins. Les écologistes n'en sont pas satisfaits, mais globalement la contrée n'est pas en danger. Les touristes qui ne viennent qu'à la belle saison sont charmés par les visions d'étangs dont la bonde est devenue quasiment un emblème de la Sologne.
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Recherches Archéologiques et Historiques de Sologne, publie 4 bulletins par an avec des articles de qualité filtrés par un comité de lecture exigeant. Ils sont une source incontournable de documentation sur la contrée. Voir La Sologne et son passé 8, « L'eau et les étangs », tome 12, n° 3-4, 1990, 59 p.
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Burdel (Edouard), - De l'ivrognerie, de ses effets désastreux sur l'homme, la famille, la société et les moyens d'en modérer les ravages, édit. Vermeil, 1854, 102 p. - Recherches sur les fièvres paludéennes, suivies d'études physiologiques et médicales sur la Sologne, Paris, Masson, 1858, 240 p. Delacroix (S. C.), Faits de drainage. Débit des terres
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géographie, université d'Orléans, EA 1210 CEDETE et Groupe d'Histoire des Zones Humides. Parmi la production de l'auteur seules ont été citées trois références en rapport direct avec la Sologne et le sujet de notre article : - « L'histoire des étangs de Sologne », Recherches Naturalistes en région Centre, Hors série, décembre 2005, p. 12-15. - « La Sologne et la Beauce aux XVIIIe et XIXe siècles. Examen clinique d'un couple sain-malsain », Vincennes, Publications du Groupe d'Histoire des Zones Humides, Collection Journées d'études, p. 24-38. - Sajaloli (Bertrand) et Arnaud (Cécile), « Géohistoire des paysages de 1700 à nos jours en Sologne du Nord.
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Poitou (Christian). Parmi la très importante production de l'auteur consacrée à la Sologne, seules ont été citées quelques références en rapport direct avec le sujet de notre article. Toute la bibliographie de l'auteur est sur son site internet, http://www. christianpoitou.fr.
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- Observations sur plusieurs maladies des bestiaux, telles que la maladie rouge et la maladie du sang, qui attaquent les bêtes à laine, etc., Paris, Veuve Hérissant et Th. Barrois, 1782, 16 + 200 p. - « Mémoire sur les avantages des migrations des troupeaux pour les préserver des maladies », Histoire et Mémoires de la Société Royale de Médecine, années 1782-1783, p. 557-558. - « Mémoire sur les bestiaux de la Sologne », Histoire et mémoires de la Société royale de Médecine, année 1776, Paris, imp. Ph-D. Pierres et chez Didot, 1779, p. 324-339. - « Mémoire sur la Sologne », Histoire et Mémoires de la Société royale de Médecine, année 1776, Paris, imp. de Ph-D. Pierres et chez Didot, 1779, p. 61-72.
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Les services rendus par les zones humides
entre affrontements et « bien public »
Concilier les usages productifs, les usages sociaux et les régulations naturelles
Les zones humides et les conflits dans l'Histoire : L'apport de l'expérience historique des associations syndicales de marais aux enjeux actuels de la gestion des zones humides Le groupe de référents en zones humides
Comment a-t-il développé depuis 25 ans des questionnements multidisciplinaires pour la revue « Zones humides info », éditée par la Société nationale de protection de la nature
Les conflits d'usage dans les zones humides du delta du Rhône (Camargue)
De gauche à droite : Francis Muller, Bernard Picon, Paul Allard, Patrick Fournier, Jean-Marie Gilardeau © comité d'Histoire MTES-MCT
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services rendus
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Introduction et animation
par Paul
ALLARD, Professeur des universités en histoire contemporaine, Université d'Aix-Marseille Méditerranée
En guise de brève introduction je proposerai quelques remarques à propos de la notion de services rendus. Cette notion fut inaugurée par une étude de R. Costanza1 . Elle est employée au niveau international depuis 2001/2005 et le lancement du programme « Évaluation des Écosystèmes pour le Millénaire » (MA) afin de caractériser les interactions entre le fonctionnement des écosystèmes et le bien-être social et économique. On peut définir la notion de services rendus comme « l'ensemble des biens et services fournis aux sociétés humaines par les systèmes écologiques anthropisés ou non ». Les services rendus sont généralement répartis selon la nomenclature suivante : · Les services de support (production primaire, la photosynthèse...). · Les services d'approvisionnement (air, eau, nourriture...). · Les services de régulation des écosystèmes (les inondations, filtrage des eaux...). · Les services culturels et sociaux (esthétiques, récréatifs, symboliques...). L'utilisation de cette notion présente de nombreux avantages pour gérer l'environnement, mais elle doit être complétée par une réflexion critique pour en montrer les limites en termes de gestion et d'éthique. L'approche en termes de services
Les interactions entre écosystèmes, usages socio-économiques et bien-être humain 2 d'après le Millennium Ecosystem Assessment
écosystémiques évite que la science économique externalise ses effets sur la biodiversité et le fonctionnement des systèmes écologiques. En effet, l'externalisation de tout ou d'une partie des effets de l'activité économique sur l'environnement revient à ne pas les intégrer dans les budgétisations en minorant, voire en ignorant, les impacts écologiques d'un investissement et en transférant le coût des impacts environnementaux sur la collectivité.
1
Costanza R. (et al.), « The Value of the Worlds Ecosystem. Services and Natural Capital », Nature, vol. 387, n° 6630, 15 mai 1997, p. 253-260. Elle est répliquée inlassablement depuis : ainsi, É. Laurent, Social-écologie, Paris, Flammarion, p. 72, écrit quau sein de la richesse des nations, le capital naturel représente « 44 trillions de dollars » au titre de « la valeur commerciale des terres cultivées, des forêts, des minéraux et de lénergie du monde » 2 Bruno Maresca, Xavier Mordret, Anne Lise Ughetto et Philippe Blancher, (2011), « Évaluation des services rendus par les écosystèmes en France », Développement durable et territoires [En ligne], Vol. 2, n° 3 | Décembre 2011, mis en ligne le 05 décembre 2011, consulté le 28 octobre 2016. URL : http:// developpementdurable.revues.org/9053 ; DOI : 10.4000/developpementdurable.9053 « pour mémoire »
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Au contraire dans le cadre de la notion de service écosystémique, chaque service est évalué et peut entrer dans une budgétisation. Pour cela il est nécessaire de rechercher des indicateurs pour mesurer les services, et donc de faire appel à la communauté scientifique et à des approches très pluridisciplinaires qui mettent l'accent sur la complexité et les interdépendances ce qui n'est pas sans poser de nombreux problèmes scientifiques étant donné entre autres les incertitudes des mesures et des modèles environnementaux 3 L'enjeu macroéconomique essentiel est l'intégration du « capital naturel » dans la comptabilité nationale, ce que l'on appelle le « PIB vert ». Les Nations Unies cherchent à promouvoir cette approche4 . Les enjeux microéconomiques concernent en particulier les choix publics : Il s'agit d'intégrer le coût des dommages à la biodiversité dans l'évaluation des impacts des aménagements et de calibrer la « compensation » des impacts résiduels. La dimension judiciaire n'est pas absente, en particulier en évaluant les dommages non intentionnels des aménagements à l'environnement, elle permet des recours. En s'appuyant sur l'évaluation des services rendus les politiques publiques peuvent promouvoir des mesures encourageant la préservation, et envisager l'augmentation du capital naturel en introduisant le paiement des services environnementaux (PSE) 5 . Le recours à la notion de services rendus est un enjeu scientifique. Il nécessite de construire des modèles performants,
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d'approfondir la connaissance des systèmes et des interdépendances avec des approches pluridisciplinaires, de maîtriser les incertitudes, il nécessite également une vision prospective et du fait des enjeux planétaires une collaboration internationale est nécessaire. La notion de services rendus au niveau international permet des échanges et des collaborations entre les États et les organismes internationaux. Elle permet de concrétiser et de mesurer, même imparfaitement, l'impact des sociétés humaines sur leur environnement et elle est désormais très fréquemment employée aussi bien par les scientifiques que par les gestionnaires. L'emploi de cette notion soulève toutefois de nombreuses questions que j'évoquerai rapidement en utilisant divers travaux et les réflexions développées dans des séminaires scientifiques 6 . Il est parfois difficile de distinguer les services de support (production primaire, photosynthèse...) et les services de régulation (bénéfices indirects du fonctionnement des écosystèmes, cycle de l'eau...) Les services d'approvisionnement posent la question de la distinction entre les services intangibles produit par les écosystèmes et les biens stockables et renouvelables en particulier issus de la production agricole. D'une manière générale les bénéfices que les êtres humains tirent des écosystèmes entraînent le risque d'une marchandisation de la nature qui réduirait les problèmes environnementaux à leur
simple impact économique négatif sur les activités des sociétés humaines. Les services culturels auxquels la notion de services rendus donne à juste titre une grande place sont perçus différemment d'une société à l'autre. Certaines sociétés intègrent traditionnellement la nature dans leur culture, d'autres, souvent issues de la première révolution industrielle, ont longtemps considéré que la maîtrise de la nature était un des objectifs de la modernité. La prise de conscience des effets de cette politique de modernisation/destruction a entraîné la création d'espaces protégés sous la forme de parcs et d'une législation protectrice. Il faut également faire la part du relativisme : un même écosystème peut apparaître comme une nuisance pour un groupe donné et un bénéfice pour un autre groupe. En Camargue au milieu du XIXe, une partie des propriétaires souhaitaient laisser inonder le delta pour avoir du limon qui fertilisait les sols alors que d'autres propriétaires ainsi que les industriels saliniers souhaitaient
Allard P., Fox D. , Picon B., 2008, Incertitude et environnement. La fin des certitudes scientifiques , Edisud, Aix-en-Provence, 350 pages. 4 Integrated Environmental and Economic Accounting 2003 (SEEA 2003) sur le site des Nations unies 5 Etrillard Claire, (2016), « Paiements pour services environnementaux : nouveaux instruments de politique publique environnementale », Développement durable et territoires , Vol. 7, n° 1 | Avril 2016. 6 Maris Virginie, (2013), Nature à vendre. Les limites des services écosystémiques, Quae, Versailles.
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une protection totale contre le fleuve pour faire de l'agriculture spéculative et développer des activités industrielles7. Une approche diachronique de la notion de services rendus est certainement une piste de recherche intéressante pour les années à venir, notamment dans le domaine des zones humides. Je propose quelques rapides remarques sur les services rendus par les zones humides au fil des siècles. Les services écosystémiques ont été perçus et reçus de manière différente dans le temps selon les sociétés et les usages économiques et culturels. L'action de l'homme a pu s'exercer en fonction de ses intérêts à un moment donné, en détruisant des écosystèmes et en en construisant d'autres. Dans le cas des zones humides par exemple : les destructions massives ont été nombreuses : les Landes par exemple au XIXe siècle sous le second Empire ont été asséchées et transformées en une immense forêt d'un million d'hectares.. Mais il y eut également des créations, comme les Dombes au Moyen Âge ou les aménagements très importants du marais poitevin et de la Camargue qui forment des écosystèmes d'origine anthropiques qui rendent des d'importants services écosystémique. L'état actuel des zones humides a souvent été atteint à partir de conflits d'intérêts entre particuliers et entre les particuliers et l'État, tel est le cas de la Camargue 8 , mais les exemples sont nombreux. Dans les années 1640 Van Ens assèche les marais d'Arles, en 1646, le Seigneur des Baux, Honoré de Grimaldi de Monaco, lui fait détruire son oeuvre pour protéger les gens modestes qui vivaient des marais en exploitant les ressources naturelles produites par cette zone humide. En guise de conclusion, les quatre présentations qui vont suivre mettent en évidence le rôle des conflits d'intérêts dans la constitution des zones humides à diverses époques. Aux conflits d'usage sur les services productifs des zones humides est venu progressivement s'ajouter des conflits nés du désir de préserver la nature, que ce soit des raisons culturelles ou des raisons de conservation des fonctions régulatrices et de la biodiversité. La prise de conscience progressive des services écosystémiques est désormais présente dans tous les projets d'aménagements nouveaux et suscite parfois des mesures pour limiter les conséquences d'aménagements anciens. Cette évolution fait apparaître d'autres problématiques parfois conflictuelles entre des nécessités économiques et de nécessaires mesures de préservation de l'environnement.
Bibliographie
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services rendus
Les zones humides et les conflits dans l'Histoire : entre affrontements et « bien public »
Patrick Fournier, Maître de conférences d'histoire moderne à l'université Blaise Pascal Clermont-Ferrand II, EA 1001 CHEC, président du Réseau universitaire de chercheurs en histoire environnementale de 2011 à 2015
Ma communication s'inscrit dans une perspective historique de longue durée, entre les époques moderne et contemporaine. Elle prend le relais de ce qu'a présenté Raphaël Morera. Je tenterai d'axer la réflexion sur la question des conflits. Si les zones humides se trouvent au coeur des interrogations environnementales, c'est par leur richesse intrinsèque en termes de biodiversité et d'usages multiples, à la rencontre de la terre et de l'eau, mais c'est aussi parce qu'elles interrogent avec une acuité particulière la société humaine sur la gouvernance de l'espace et des ressources. Les différentes lois concernant la protection des littoraux et de l'eau, qui ont été prises à la fin du XXe siècle (loi littoral de 1986, loi sur l'eau de 1992), ainsi que la jurisprudence qui les a suivies ont, par leurs dispositions concernant les zones humides, mis en perspective l'intérêt collectif représenté par ces espaces. Au cours de l'histoire,
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ceux-ci ont fait l'objet de regards multiples, souvent contradictoires. J'insisterai sur le rôle intrusif de l'État dans la gestion des zones humides. Il ne faut pas confondre ce rôle avec les gestions collectives. L'État a joué un rôle de réorientation ou d'aggravation de certains conflits, ce qui a pu avoir des effets complexes dans le temps long. Si les interventions étatiques étaient porteuses de nombreuses ambiguïtés, l'enjeu étant davantage un contrôle du territoire et de ses potentialités qu'une destruction systématique des zones humides comme le prouvent l'aménagement de zones militaires inondables et les constructions de canaux, elles n'en bouleversaient pas moins la façon dont était conçu le rapport entre le « collectif » et le « public ». J'essaierai de montrer comment, à travers le jeu des différents acteurs concernés, des particuliers à l'État, s'est construite la notion de « bien public » à propos des zones humides.
Les usages collectifs des zones humides, anciens et multiformes, ont été largement évoqués ce matin. Je n'y reviendrai donc pas mais je souhaite montrer les enjeux de ces usages. Il faut bien distinguer les marais littoraux et les marais situés à l'intérieur du pays : les formes de gestion peuvent s'avérer très différentes. Les marais littoraux français servaient de protection au royaume en cas de conflits internationaux. De ce point de vue, ils ont intéressé assez précocement l'État monarchique, notamment à travers l'édit de Moulins de février 1566 et la grande ordonnance royale de la marine d'août 1681. Ces textes renforçaient l'emprise du pouvoir étatique sur le domaine maritime, et donc sur les littoraux, de façon à protéger les côtes françaises et à favoriser la constitution de bases portuaires pour la marine. Nous avons vu ce matin l'exemple de Rochefort, importante création du règne de Louis XIV.
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Dans le cas des marais intérieurs, les affrontements sont repérables dès la période médiévale, avec un temps fort bien document allant du milieu du XIIe siècle à la fin du XIIIe siècle. Nous avons vu ce matin l'implication de groupes de personnes extérieures aux sociétés paysannes qui, originellement avaient des droits d'usage sur ces espaces : il s'agit d'entrepreneurs privés, nobles ou bourgeois, qui se lancent dans des opérations de bonification. C'est d'ailleurs souvent l'intrusion extérieure qui provoquait les conflits les plus violents. Il ne faut pas oublier la disparition d'un échelon historiquement important, dont on doit se demander quel rôle il a exercé dans l'aménagement des zones humides sur la longue durée. Jusqu'à la Révolution, le droit seigneurial jouait un rôle majeur dans la gestion des zones humides. Avec l'édit d'Henri IV de 1599 sur le dessèchement des lacs et marais de France, qui fut à l'origine de tout un ensemble d'opérations, l'intervention de l'État s'est accrue, au bénéfice de sociétés particulières : des compagnies de dessèchement aux attributions d'abord très large la première, celle d'Humphrey Bradley (mort en 1639) et de ses associés, a le privilège de l'assèchement des lacs et marais dans toute la France puis circonscrites à des périmètres définis au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. Un autre phénomène a été étudié par l'historien Antoine Follain : la fiscalisation des communaux. En effet, l'État, au XVIIe siècle, a fiscalisé les communaux, ce qui contraignait souvent les communautés à se défaire de leurs communaux ou à changer les modalités de leur gestion. Cette affaire provoqua aussi un certain nombre de conflits entre anciens et nouveaux ayants droit. Aux XVIIIe et XIXe siècles, l'État a encore renforcé son emprise sur les espaces communaux, en lien avec le développement de l'expertise technique, qui s'imposait de plus en plus. Il faisait appel à des groupes d'experts et d'ingénieurs, qui étaient amenés à jouer un rôle décisif dans l'aménagement des zones humides. Ces deux siècles ont constitué un moment important dans la conflictualité concernant ces zones car ils étaient au coeur d'une réflexivité croissante sur l'impact des transformations et des aménagements de ces espaces. L'observation des conséquences de la déforestation sur les phénomènes d'inondation ou sur l'amoindrissement de certaines ressources tirées de territoires drainés, avait parfois émergé dès le XVIIe siècle, mais elle se traduisait alors souvent par des remarques ponctuelles, sans grande portée théorique. Des changements plus déterminants se produisirent à partir du milieu du XVIIIe siècle. Ils nacquirent à la fois d'un renforcement de la pression démographique, économique et politique sur les espaces naturels et de l'apparition d'une expertise fondée sur un savoir technique, attentif à la gestion des ressources et plus seulement à la maîtrise du territoire. À partir du XVIIIe siècle au moins, ce sont les nécessités techniques qui contribuent à l'évolution du droit de l'environnement, notamment dans les zones humides, et génèrent de nouvelles formes de rapports sociaux, entre conflits et régulation. Au contraire, dans les sociétés médiévales et au cours de la première modernité, on peut considérer que le droit primait davantage sur la technique : il avait pu contribuer à la modernisation des techniques, notamment pour mieux maîtriser le droit d'alluvion, hérité du droit romain et théorisé dès le XIVe siècle par le juriste Bartole (illustration page suivante). Le droit d'alluvion donnait lieu à une jurisprudence destinée à régler les conflits pour l'appropriation des berges et des cours d'eau, mais il pouvait également contribuer à créer d'autres formes de conflit. En effet, les aménagements des berges ont pour objectif des modifications empiriques des profils d'alluvionnement. Il s'agit d'une source classique, bien que diffuse, de la conflictualité traditionnelle en zones humides. Les conflits pour les droits d'usage se renforcèrent avec l'impulsion plus forte de l'État, quelle que soit la nature des régimes politiques, en faveur d'une gestion plus rationnelle du territoire. L'objectif était principalement fiscal, car les profits des particuliers et des communautés étaient taxés. L'État avait également tout intérêt à ne pas perturber trop fortement les sociétés locales, susceptibles de créer des désordres, à ne pas épuiser les ressources et à ne pas modifier trop profondément les équilibres environnementaux fragiles.
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nous a laissé furent poursuivis par des ingénieurs militaires ou civils. On peut ainsi penser au théoricien de l'hydraulique Bernard Forest de Bélidor (1697-1761). Ces ingénieurs hydrauliciens perfectionnaient la maîtrise de l'eau et des zones humides, en même temps qu'ils créaient de nouveaux déséquilibres, facteurs de conflits. La rectification du cours des rivières était à l'origine d'engorgements et d'inondations de territoires. On constatait souvent que, même lorsque l'opération était bien pensée, les aménagements nécessitaient un entretien qui n'était pas toujours bien réalisé sur le long terme. L'utopie planificatrice était portée à un degré encore supérieur au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. On peut citer une figure emblématique, celle de Gaspard de Prony (1755-1839), directeur de l'École des Ponts et Chaussées à partir de 1798. Il s'agit d'une figure essentielle. Ses projets d'assainissement et de bonification des marais poitevins puis des marais pontins étaient caractéristiques de la volonté d'appliquer des découvertes scientifiques notoires sur les lois d'écoulement des fluides à des territoires marqués, selon lui et le milieu technique et politique qu'il représentait, par une inertie apparente. Le retard économique et l'insalubrité de ces régions étaient rendus d'autant plus insupportables que débutait l'âge de l'économie politique et de l'hygiénisme. La volonté d'appliquer une ambition scientifique au gouvernement d'espaces jugés archaïques apportait potentiellement des perturbations
Bartolus de Saxoferrato (1314 ? -1357), Tractatus de fluminibus, seu tyberiadis, Lyon, frères Senneton, 1546, fig. XVI et XVII
La prise de conscience progressive de la nécessité d'arbitrer entre ces différentes exigences a constitué une entrée dans la modernité, faite à la fois d'une volonté de contrôle des populations, des territoires, des ressources, et d'une libéralisation par l'encouragement donné aux initiatives individuelles. La notion de « public », incarnée par l'État, ne se confond pas avec celle de « collectif ». Son renforcement s'est nourri d'une mise en relation plus directe de l'État avec les acteurs privés jugés les plus novateurs et les plus utiles à la collectivité. Quelques étapes théoriques et pratiques peuvent baliser ce parcours historique.
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Á la fin du XVIe siècle, Vauban (16331707) récupérait le long héritage des ingénieurs de la Renaissance et de l'âge classique pour opérer une synthèse qui faisait de la maîtrise des techniques hydrauliques un instrument de construction des territoires. Les frontières telles qu'il les concevait et les structurait correspondaient à des zones de défense mais aussi de vie. L'objectif n'était pas le dessèchement mais bien la maîtrise de l'eau et la transformation de l'environnement, pour recréer par l'artifice une nature idéale, adaptée aux besoins politiques et sociaux. La réalité était souvent complexe. Les actions de Vauban et l'héritage qu'il
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Carte du Cours de la Rivière d'Aa depuis St. Omer jusqu'à Gravelines et de celui de la Colme depuis Watte jusqu'à Bergues et du canal de Bergues à Dunkerque (sans date, XVIIIe siècle) © Gallica / Bibliothèque Nationale de France
encore plus puissantes que celles qui avaient précédé le XIXe siècle. Cela se construisait très largement dans l'héritage des propositions de Prony, avec des ingénieurs et des agronomes qui cherchaient à penser les questions hydrauliques dans leur globalité. Cette attitude induisait des interrogations majeures sur les relations entre le drainage et l'irrigation.
Jean-Augustin Barral (1819-1884), directeur du Journal d'agriculture à partir de 1850, et Alfred Durand-Claye (1841-1888), ingénieur des ponts et chaussées et spécialiste des questions d'assainissement et d'hydraulique agricole au début de la IIIème République, menèrent des travaux d'expertise, rédigèrent des synthèses qui se fondaient sur l'expérience accumulée
et tentèrent de conjuguer l'irrigation, le drainage et l'assainissement. L'intérêt de ce type d'approche était de bien mettre en évidence la recherche d'intérêts complémentaires. À travers ces travaux, la bonification restait malgré tout l'affaire de spécialistes. L'objectif des experts était surtout de déplacer et de contrôler les zones humides, en supprimant les excès d'humidité de
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nombreuses nuances à ce schéma, voire des contradictions. Elles montrent le dynamisme de l'économie agricole dans différentes régions de zones humides, de plus en plus spécialisées au cours de l'époque moderne, aptes à utiliser les atouts des marais ou des étangs pour développer différentes activités. Les conflits étaient certes nombreux mais les exemples historiques montrent qu'il ne faut pas nécessairement les considérer comme des entraves au développement. Ils traduisent souvent le renouvellement des préoccupations économiques et sociales des acteurs concernés. Par la négociation qu'ils induisent, ils font l'objet de compromis qui permettent un aménagement des territoires. Un autre exemple montre la façon dont s'articulaient les enjeux des conflits dans le domaine de la santé publique, soit une notion qui devient une composante majeure de la conception du bien public à partir du XVIIIe siècle. Les archives de la Société royale de médecine nous montrent ainsi l'exemple d'une crise épidémique qui a frappé en 1776 le bourg languedocien de Villeneuve-lès-Avignon, en bordure du Rhône, face à la ville pontificale d'Avignon. Cette épidémie survenait au début de la mise en oeuvre de la grande enquête médicale voulue à la fois par le pouvoir politique et par le pouvoir médical de l'époque. L'enquête révèle de quelle manière les enjeux sanitaires, avec une surmortalité relative réelle, étaient instrumentalisés par ceux qui voulaient lutter contre l'aménagement
« Description générale du projet des travaux à exécuter sous Rethy [commune d'Arendonk, Belgique], pour convertir en prairies une surface de 257 hect. 90 ares 80 cent. de bruyère », Joseph Keelhoff, Traité pratique de l'irrigation des prairies, Paris, Librairie agricole de la Maison rustique, 1856, 2 vol., pl. V, fig. 3
certains espaces et en créant ailleurs des zones arrosées, comme par exemple dans les plaines d'irrigation du Comtat (département de Vaucluse) ou, au nord de Paris, dans la plaine de Gennevilliers avec des champs d'épandage destinés à recycler les boues de Paris. La question du partage des communaux et de leur mode de mise en valeur a été souvent l'objet de conflits dans l'histoire. Avec les aménagements évoqués précédemment, elle pose directement la question du bien public. Traditionnellement, l'objet des conflits était moins la propriété des zones
humides, qui est une notion assez confuse sur le long terme, que la qualité d'ayant droit. L'ordonnance des eaux et forêts de 1669 prévoyait par exemple des procédures de triage, c'est-à-dire de partage des communaux entre le seigneur et les habitants de la communauté. Il s'agissait d'une solution qu'elle n'inventait pas mais qu'elle contribuait à encourager et à développer. Certains historiens ont vu dans le manque de clarté lié à la notion de propriété un frein à l'aménagement des zones humides et à leur mise en valeur. Des thèses plus récentes apportent de
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de broutières le long du Rhône, c'est-à-dire d'espaces de pâturage construits progressivement grâce à l'alluvionnement du fleuve, dont le cours changeait. Les modifications résultaient d'ailleurs aussi des interventions humaines, une action complémentaire de plantation de végétation hydrophile permettant d'accélérer le phénomène de colmatage. Cet épisode montre comment se nouait le dialogue entre les acteurs locaux, les acteurs provinciaux, l'État monarchique et ses représentants ainsi que le pouvoir médical. On assistait à des conflits de nature scientifique qui avaient un impact sur la gestion du territoire et montraient la complexité des motivations lorsqu'il s'agissait de faire des choix sur l'utilisation des zone d'alluvionnement. Les calculs économiques sur la rentabilité des drainages et des dessèchements restaient toujours théoriques. L'expérience révolutionnaire, telle qu'elle a été analysée pour la législation de l'an II (la loi du 10 juin 1793 sur le partage des communaux, le décret du 4 décembre 1793 sur l'assèchement des étangs) montre la difficulté à mettre en oeuvre une législation prise dans la précipitation, même si elle correspondait à une réflexion menée depuis plusieurs décennies. La focalisation sur les questions sociales, en l'absence de véritables considérations environnementales, entraînait de nouveaux conflits et des catastrophes environnementales locales par surpâturage, surpêche ou disparition de digues qui assuraient la protection des terres cultivées contre les inondations et qui facilitaient les communications. Le coût économique de ces bouleversements est très difficile à évaluer. Nous pouvons porter un regard similaire sur les lois suivantes : la loi de 1807 sur le dessèchement des marais, les lois de 1854 et de 1856 sur le drainage, la loi de 1860 sur la mise en valeur des marais et des terres incultes appartenant aux communes, qui visent à intensifier la bonification tout en luttant contre les inondations par un meilleur entretien des digues. L'État entend toutefois mieux associer les populations locales à la gestion des zones humides. Je conclurai en disant que l'histoire des conflits pour l'usage et l'appropriation des zones humides constitue un cas particulièrement intéressant pour penser l'évolution de la conception du bon gouvernement et du bien public. Elle permet de comprendre que, si le concept de la tragédie des communs, formulé par Garret Hardin en 1968, est dépassé, le renversement opéré par Elinor Ostrom en 1990 ne résout pas tous les problèmes posés par la mise en oeuvre de solidarités collectives. Les conflits témoignent d'une tension perpétuellement rejouée entre intérêts collectifs et intérêts individuels. Le rôle de l'État a pu être de servir de médiateur et de participer à un rééquilibrage dans les rapports de force, en prenant en compte à la fois les aspirations sociales des ayants droit traditionnels et la nécessaire adaptation aux évolutions économiques, politiques et culturelles. Historiquement, il a consisté également à endiguer la violence qui a caractérisé à de nombreuses reprises la remise en cause de l'appropriation privée de biens collectifs en zones humides, non sans difficultés ni ambiguïtés toutefois. Le conflit exprime souvent un besoin de régulation sociale et de mise en oeuvre d'une économie morale. La nouveauté de notre époque, après les multiples constats de diminution des superficies des zones humides au cours des XVIIIe, XIXe et XXe siècles, soit par action volontaire, soit par négligence, est peut-être de prendre davantage en compte les exigences du respect de la nature dans nos approches culturelles, en considérant que l'environnement ne peut pas faire l'objet d'un forçage technique et scientifique sans que les sociétés humaines finissent par en payer le prix. L'observation fine des conflits en zones humides sur la longue durée montre que les acteurs locaux ont souvent eu une conscience empirique des bonnes pratiques qui permettaient de concilier des usages variés, même si les inégalités sociales ont entraîné des différences dans les profits qui étaient tirés de ces espaces.
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Débat
De la salle
Ma question a trait à l'actualité puisque l'un des grands axes du Commissariat général au développement durable consiste à développer le dialogue environnemental. Elle est également très directement historique. Vous avez parlé du rôle des acteurs provinciaux et régionaux. Aujourd'hui, nous nous interrogeons sur l'amélioration de la gouvernance régionale. Je sais bien que les mots n'ont pas le même sens. Les nouvelles régions pourraient ressembler à certaines provinces. Jusqu'où pouvonsnous faire cette comparaison ? qui étaient les héritiers de l'Ancien Régime. C'est cet affaiblissement qui a entraîné une confrontation directe entre la population et l'État, sans corps intermédiaire. empêchait l'exploitation des marais qui furent asséchés pour alimenter le canal] . Ceci illustre le décalage entre l'État, les communautés rurales et les gestionnaires locaux. Tout à l'heure, j'en parlais avec une personne du parc naturel régional de Scarpe-Escaut, où des projets sont mis en place, sans être nécessairement appropriés ni appliqués au niveau local. Voilà un décalage, que nous retrouvons au niveau historique.
De la salle
Tout à l'heure, vous avez évoqué la question du problème d'entretien des structures de drainage. Mon travail de thèse porte sur la vallée de L'Escaut, qui constitue un des points de conflit ressortant majoritairement. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, un système de drainage avait été mis en place dans la vallée de L'Escaut, entre Valenciennes et Condé. Toutefois, son entretien régulier sur le long terme n'était pas réalisé, ce qui conduisit à un échec presque total de l'assèchement. S'y ajoutait la question des inondations défensives. Comme le système de drainage n'était pas entretenu, d'énormes problèmes d'inondations récurrentes survenaient. De plus, il y avait des pratiques illicites de ruptures de digues ou d'aménagements de petits ponts de manière illégale. L'État était obligé d'intervenir pour arbitrer et imposer de mettre des ouvriers au travail. Il mettait également en place un impôt dédié à l'entretien des structures. La canalisation de L'Escaut, qui avait été construite au XVIIIe siècle, rencontrait de nombreuses oppositions. Les communautés rurales s'opposaient à ce que l'Escaut soit canalisé, au motif que les travaux empêcherait l'exploitation des marais qu'il fallait assécher pour alimenter le canal, ce qui s'est effectivement passé [qui
Patrick Fournier
Ces éléments perdurent en effet tout au long des siècles. En même temps, l'État lui-même, y compris dans l'Ancien Régime, a organisé parfois des travaux que, par la suite, il n'est pas capable d'entretenir.
Patrick Fournier
Il est difficile de faire une comparaison directe entre les instances du passé et les instances présentes. Jusqu'au XVIIIe siècle, un certain nombre de médiations étaient assurées par des états provinciaux, par les communautés villageoises et par les juridictions qui donnaient des capacités aux communautés de résister aux interventions extérieures. Au XIXe siècle, cela avait quelque peu périclité, en raison du triomphe de l'expertise technique. De ce fait, les possibilités intermédiaires étaient moindres. Aujourd'hui, nous assistons à un retour des lieux de dialogue entre les associations et les collectivités publiques pour parler de ces questions.
De la salle
Quel regard portez-vous sur la Révolution ? Dans une vision environnementale, la Révolution est parfois jugée de manière très sévère, pour au moins deux raisons : la libéralisation totale de nombreuses activités et le principe du droit inviolable et sacré d'une propriété très forte. Cela se traduisait par l'abolition de tous les règlements qui, sous l'Ancien Régime, limitaient par exemple la charge du pâturage.
Patrick Fournier
Cette question est assez compliquée. La Révolution avait adopté des législations que, dans l'immédiat, elle n'était peutêtre pas capable de faire respecter. On ne peut affirmer que les règles de l'Ancien Régime aient été oubliées au XIXe siècle. Dans le Midi par exemple,
Paul Allard
Au XIXe siècle, l'État utilisait les experts pour affaiblir les notables locaux,
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il existait dans l'Ancien Régime des associations de gestion des roubines ou de canaux d'irrigation. Ces structures se réorganisèrent et perdurèrent au XIXe siècle sous l'appellation de syndicats. Les traités qui abordaient le droit de l'eau au XIXe siècle faisaient beaucoup référence à la jurisprudence de l'Ancien Régime. De plus, la Révolution avait mis fin au droit seigneurial. Certains historiens y ont vu une façon de libérer l'énergie et l'initiative privées, ce qui a renforcé une forme d'individualisme. Ce changement des rapports sociaux a pu avoir un impact important en termes de gestion. À court terme, les résultats environnementaux de la période révolutionnaire ne paraissent pas très brillants. En même temps, il s'agit quand même de l'héritage de la pensée de la fin de l'Ancien Régime et la Révolution constitue un temps court peu propice à l'évaluation de politiques de longue durée.
Découverte de la nature en milieu scolaire
Paul Allard
Merci Patrick. Nous passons à présent à la communication suivante, de JeanMarie Gilardeau, Président de la Fédération nationale des associations syndicales de marais : « Quel peut être l'apport de l'expérience historique des associations syndicales de marais aux enjeux actuels de la gestion des milieux humides ? ».
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services rendus
L'apport de l'expérience historique des associations syndicales de marais aux enjeux actuels de la gestion des zones humides
Jean-Marie Gilardeau, Président de la Fédération nationale des associations syndicales de marais
Un apport à nul autre pareil
Les associations syndicales de propriétaires sont des vieilles dames ainsi qu'en atteste leur existence, constatée dès le Haut Moyen Âge. La dénomination utilisée est trompeuse dans la mesure où il ne s'agit ni d'associations ni de syndicats au sens habituel de ces termes. En réalité, les associations syndicales sont dotées d'un statut à nul autre pareil. Inutile de chercher les règles par lesquelles elles sont régies au sein de l'un des multiples codes qui peuplent l'univers juridique. Longtemps les associations syndicales ont été gouvernées par une loi du 27 juin 1865. Aujourd'hui, elles sont
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placées sous l'autorité de l'ordonnance n° 2004-632 du 1er juillet 2004 complétée par le décret n° 2006-504 du 3 mai 2006. Selon leurs modalités de création, les associations syndicales sont libres (ASL), autorisées (ASA) ou constituées d'office (ASCO). Toutes réunissent exclusivement les propriétaires des terrains situés dans leur orbite géographique Oublions les premières (ASL) qui sont des structures de droit privé pour nous intéresser aux associations syndicales autorisées (ASA) et aux associations syndicales constituées d'office (ASCO), variétés qui ont pour particularité d'appartenir à la catégorie des établissements publics. Tantôt le Préfet se contente d'agréer l'association
syndicale instituée à l'initiative d'une majorité qualifiée de propriétaires. Tantôt le représentant de l'État dans le département ordonne autoritairement la mise en place d'un groupement du même type. Que l'association syndicale soit autorisée ou constituée d'office, le régime juridique par lequel elle est gouvernée est identique. En raison de leur âge, les associations syndicales sont les gardiennes de la tradition, ce qui ne leur interdit pas de marcher du pas de la modernité. Elles sont l'incarnation du changement dans la continuité.
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La modernité de la tradition
Au regard des principes hérités de la Révolution, les associations syndicales représentent une anomalie. L'article 544 du Code civil enseigne que « la propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue ». Il en résulte que chacun est a priori libre d'user et d'abuser des biens lui appartenant. L'intérêt commun est le parent pauvre d'un tel dispositif ; raison pour laquelle la nécessité a été ressentie d'encourager, voire d'imposer, le recours à des formules associatives. En présence d'enjeux territoriaux qui intéressent de multiples propriétés privées, il est indispensable de pouvoir fédérer les énergies au service d'un projet global. Pour ce faire, la première opération consiste à délimiter le périmètre à l'intérieur duquel, les détenteurs du sol sont contraints d'agir ensemble plutôt qu'isolément. Dès lors qu'une association syndicale est autorisée ou constituée d'office, les propriétaires fonciers n'ont pas d'autre solution que d'être membre du groupement. Autrement dit, la dissidence n'est pas tolérée. De gré ou de force, chacun est astreint au respect de la discipline collective. Plus que les personnes, ce sont les biens qui sont la raison d'être de l'association. Légalement « les droits et obligations qui dérivent de la constitution d'une association syndicale de propriétaires sont attachés aux immeubles compris dans le périmètre de l'association et les suivent quelque main qu'ils passent ». Les associations syndicales de propriétaires ont fleuri là où les ouvrages, aménagements et travaux revêtent nécessairement un caractère commun. Tel est le cas des secteurs de marais où la gestion de l'eau ne saurait dépendre du bon vouloir de chacun. Originellement, les associations syndicales ont eu pour mission de contribuer au « dessèchement des marais et à l'assainissement des terres humides et insalubres ». En cela elles sont filles du naturaliste Buffon qualifiait les territoires où se mêlent terre et eau de lieux « pestilentiels où le crapaud va chercher son venin » et préconisait de les « transformer en magnifiques prairies où les moutons auraient plaisir à gambader ». Il ne faut pas s'y tromper, dans leur quasi totalité, les marais, tels que nous les connaissons aujourd'hui, sont l'oeuvre moins de la nature que des hommes. Citons, à titre d'exemple, le marais de Brouage, résultat de l'envasement progressif du Golfe de Saintonge. À l'exploitation de salines prospères fit suite une période de déclin caractérisée par l'insalubrité, vecteur d'épidémies. La situation était devenue à ce point catastrophique qu'au lendemain de la Révolution, mission fut confiée au souspréfet de Marennes - Charles-Esprit le
Le marais de Brouage © bernezac.com « pour mémoire »
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Terme - de redresser la barre. Le constat était clair : « si la perte des marais salants provient de celle des canaux qui les alimentaient, celle-ci ne résulte-t-elle pas non moins évidemment de la négligence à entretenir et récurer convenablement ces canaux ? de la difficulté d'y faire concourir les nombreux intéressés, difficulté que vous éprouvez pour le moindre travail qui concerne plusieurs propriétaires ». Une fois la remise en état réalisée au prix d'aménagements colossaux - plus de 1 500 kms de canaux et de fossés furent creusés pour assurer l'évacuation de l'eau excédentaire et le réapprovisionnement en période déficitaire - le choix fut fait de combattre « l'égoïsme, l'inertie, la jalousie et les ressources insuffisantes » de chacun et de confier non pas à l'administration mais aux propriétaires, le soin de « gérer en commun leurs affaires ». Ainsi naquirent les associations syndicales toujours en charge aujourd'hui de la gestion hydraulique du marais de Brouage. Dotées de la personnalité morale, les associations syndicales sont propriétaires des installations : réseaux primaire et secondaire ; écluses ; vannes ; prises d'eau ; digues ; levées ; chaussées... à la création desquelles elles sont à l'origine ou dont elles assurent l'entretien. Il s'en déduit une dualité de propriétés sur des éléments physiquement indissociables ; situation d'une « sombre clarté » pour le profane. Ainsi dédiées à la défense de l'intérêt commun, les associations syndicales
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de propriétaires étaient avant-gardistes. Il suffit pour s'en convaincre de consulter l'article L 210-1 du Code de l'environnement : « l'eau fait partie du patrimoine commun de la nation » et l'article L 101-1 du Code de l'urbanisme selon lequel « le territoire français est le patrimoine commun de la nation ». Prisé par le droit romain, le concept de bien commun n'a jamais cessé d'accompagner le parcours des associations syndicales. En cela elles sont au coeur de la modernité. Les associations syndicales auraient été des coquilles vides si elles n'avaient pas été dotées de moyens en adéquation avec les missions qui leur sont assignées. Le fonctionnement des associations syndicales est marqué du sceau de la démocratie. À une assemblée générale composée de tous les propriétaires et contrainte de se réunir au minimum tous les deux ans, il revient de désigner les membres de la commission administrative chargée de définir les actions à conduire. En cela, l'organisation des associations syndicales ne diffère pas de celle d'une personne morale quelconque. De manière tout aussi classique, l'association peut faire appel aux services de salariés. En pratique, il n'est pas rare que la tâche de manoeuvrer les ouvrages soit confiée à un éclusier et que la surveillance du marais, où les activités tant diurnes que nocturnes sont diverses et variées, incombe à un garde.
Parmi les outils dont dispose l'association pour arriver à ses fins et remettre dans le droit chemin les adeptes de l'école buissonnière, figurent les servitudes dont il convient de rappeler qu'elles pèsent non pas sur une personne mais sur un fonds. Pour les besoins de leur cause, les associations syndicales bénéficient de servitudes de passage qui les autorisent à conduire les engins nécessaires à la réalisation de travaux là où le besoin s'en fait sentir ; de dépôt des boues de curage et plus généralement de toutes celles dont mention est faite dans leurs statuts. Le procédé est d'une redoutable efficacité en ce qu'il permet de contraindre tout propriétaire à se plier aux exigences de l'association syndicale. Pour n'être pas nouvelle, la méthode n'en est pas moins toujours d'actualité. Il suffit pour s'en convaincre de consulter les lois récentes. De ce point de vue, la situation des cours d'eau est significative : libre circulation des sédiments et des poissons migrateurs, entretien du lit, implantation d'une bande enherbée sur les berges ; maintien d'un débit minimum... sont autant de devoirs qui revêtent la forme d'une servitude. La loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, n° 20161087 du 8 août 2016 n'est pas en reste en ce qu'il prévoit la création d'une obligation réelle environnementale, cousine des servitudes. Sur ce terrain, les associations syndicales sont en avance. Il suffit de consulter leurs statuts pour s'apercevoir qu'elles n'ont pas attendu l'explosion récente du phénomène pour se doter d'une arme
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apte à leur permettre de tenir en respect leurs éventuels ennemis. Une chose est d'avoir des projets; autre chose est de passer à l'acte. Joindre le geste à la parole suppose des moyens financiers. De ce point de vue, les associations syndicales ne sont pas démunies dans la mesure où faculté leur est offerte d'exiger de leurs membres le versement d'une taxe annuelle. Les redevances sont perçues comme en matière de contributions directes. L'intervention du Trésor Public est gage d'efficacité. D'une part, les débiteurs ont tendance à faire preuve de davantage de diligence lorsque leur interlocuteur est l'administration fiscale ; d'autre part, les procédures contraignantes sont aisément actionnées en cas de défaillance. En outre, les associations syndicales, en leur qualité d'établissement public, ont accès aux aides de l'État et des collectivités territoriales. Concrètement, là où chaque propriétaire privé doit supporter seul le coût des travaux à effectuer, l'association a vocation à se voir allouer des fonds publics. Les modalités de financement des associations sont adaptées à la réalisation d'actions d'intérêt général. Il est symptomatique de constater que la loi n° 2014-58 du 27 janvier 2014, par l'intermédiaire de laquelle la compétence en matière de gestions des milieux aquatiques et de prévention des inondations (GEMAPI) a été transférée aux communes et à leurs groupements, a assorti le dispositif de la perception d'une taxe auprès des habitants du secteur territorialement couvert. A l'évidence la tradition dont les associations syndicales sont les gardiennes n'est pas dépourvue de modernité. Symétriquement, les mêmes associations, contrairement aux idées reçues, ont une tradition de modernité. Le changement de cap est total. Le bien d'hier est devenu le mal d'aujourd'hui et inversement. L'irrigation et le drainage ont cessé d'être à l'ordre du jour. Ils ont été remplacés par la préservation des habitats naturels, des paysages et de la ressource en eau. L'heure n'est plus au labourage, mais au pâturage et au développement du tourisme et des loisirs verts (chasse, pêche, randonnée...). Qu'à cela ne tienne, les associations syndicales ont changé leur fusil d'épaule Il faut se garder de perdre de vue que la richesse du patrimoine commun que constitue le bon état écologique des eaux, la biodiversité et les paysages est étroitement dépendante du comportement des détenteurs du foncier privé qui leur sert de support. L'hostilité et/ou l'indifférence de quelques propriétaires suffisent à ruiner les efforts consentis par les autres. Qui mieux qu'une association syndicale, dotée d'un pouvoir de coercition, est à même de faire régner un ordre environnemental dès lors que celui-ci est inscrit dans ses statuts ? L'autorité de l'association syndicale est d'autant moins contestable, qu'elle constitue un bel exemple de démocratie participative. La collectivité des propriétaires regroupe des personnes privées et publiques en provenance de multiples horizons. Éleveurs, céréaliers ; chasseurs, pêcheurs, ostréiculteurs, associations de protection de la nature, mais aussi communes ; conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres,
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La tradition de la modernité
Lors de leur mise en place, les associations syndicales ont représenté un moyen de lutte contre le classicisme du droit de propriété. Au fil du temps, il leur a fallu évoluer sous peine de devenir obsolètes. Lorsque les marais ont cessé d'être bannis pour devenir bénis, elles ont su accomplir leur mue. Au moment où il était inscrit dans la loi n° 2005-157 du 23 février 2005 que « la préservation et la gestion durables des zones humides sont d'intérêt général », l'objet des associations syndicales a été substantiellement modifié. Depuis l'entrée en vigueur de l'ordonnance n° 2004-632 du 1er juillet 2004, leur mission consiste à « prévenir les risques naturels ou sanitaires, les pollutions et les nuisances; préserver, restaurer ou exploiter des ressources naturelles; aménager et entretenir des cours d'eau, lacs ou plans d'eau, voies et réseaux divers; mettre en valeur des propriétés ».
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conservatoire des espaces naturels et quelques autres s'y côtoient. La composition des associations syndicales ressemble à s'y méprendre à celle des comités de pilotage qui fleurissent chaque fois qu'il s'agit de réfléchir à la définition d'un programme d'intérêt général et à ses modalités de mise en oeuvre. La cohabitation de représentants de catégories sociales et professionnelles variées est garante de l'expression de chaque sensibilité et de la détermination d'un modus vivendi acceptable par tous. L'affirmation est particulièrement vraie dans le domaine de la détermination des niveaux d'eau. Le compromis est permanent entre les partisans d'une évacuation rapide du trop plein et les adeptes d'une humidité maximale. Les associations syndicales présentent en outre l'avantage d'être composées d'acteurs proches du terrain. L'éleveur qui vient régulièrement surveiller son troupeau ; le chasseur à l'affût du gibier d'eau ; l'ornithologue préposé au baguage des oiseaux ont une connaissance fine des lieux qu'ils fréquentent assidûment. Au gré des événements : obstruction d'un canal ou d'un fossé de nature à entraver le cheminement normal de l'eau, effondrement d'un pont, affaissement d'une berge, chute d'un arbre, fissure d'une digue, ils sont aptes à déclencher immédiatement l'alerte. À l'identique, en cas d'urgence, l'éclusier peut être mobilisé à tout moment en vue de manoeuvrer de manière appropriée les ouvrages afin de parer au risque d'inondation ou de submersion marine. Ce qui est vrai pour les biens, l'est
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également pour le comportement des personnes. L'utilisation d'un véhicule sur une chaussée détrempée, un pompage intempestif en période de pénurie, le rejet d'effluents polluants dans un émissaire, l'ouverture malencontreuse d'une barrière, la divagation d'un chien sont autant de dysfonctionnements que les représentants de l'association syndicale qui sillonnent le marais au quotidien aident à juguler. La démocratie préside aussi à la réalisation des travaux. Les entreprises spécialisées sont mises en concurrence par l'intermédiaire d'un appel d'offre. Au vu d'un cahier des charges conforme aux besoins tels que définis par les acteurs de proximité, la mieux disante l'emporte. Ensuite, qu'il s'agisse de l'ouverture du chantier ou de sa surveillance, des visites fréquentes sont organisées ce qui garantit un suivi de qualité. Regroupés au sein des associations syndicales, les propriétaires ont compris depuis longtemps que l'union fait la force. Ils savent qu'à eux seuls ils pèsent d'un poids insuffisant ce qui les conduit à rechercher des alliances, des partenariats. Dans la perspective de conduire des opérations d'envergure, les associations syndicales n'hésitent pas à se regrouper ou à adhérer à des syndicats mixtes dont leur statut d'établissement public les autorise à franchir les portes. La loi n° 2014-58 du 27 janvier 2014, en ce qu'elle a affirmé que « les communes sont compétentes en matière de gestion
des milieux aquatiques et de prévention des inondations » a jeté le trouble. Appliqué à la lettre, le dispositif aurait été annonciateur de la disparition prochaine des associations syndicales. Telle n'est pas la volonté des pouvoirs publics qui ont eu l'occasion de préciser « qu'il n'est en aucune façon question d'ôter des droits et devoirs aux propriétaires ou à leurs associations » dès lors que les intéressés s'acquittent de manière satisfaisante des obligations qui leur incombent; solution récemment confirmée par le ministère de l'écologie et du développement durable dans le cadre d'une « foire aux questions ». L'heure n'est pas à l'affrontement. Au contraire, collectivités territoriales et associations syndicales ont tout intérêt à coopérer en vue de défendre, valoriser et promouvoir ce qui mérite de l'être. Au surplus, à l'égal des autres intervenants, les associations syndicales ont leur place là où se décident de manière directe ou indirecte l'avenir des marais. Qu'il s'agisse des comités de pilotage (COPIL) Natura 2000, des commissions locales de l'eau (CLE) ou des autres instances compétentes dans les zones humides, les associations syndicales doivent pouvoir faire entendre leur voix. Les travaux du groupe national « milieux humides » (GNMH) enseignent que la survie du marais est subordonnée au maintien de l'élevage extensif. L'axiome est à rapprocher des conclusions de la loi d'avenir pour l'agriculture n° 20141170 du 13 octobre 2014 qui prône
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le développement de l'agro-écologie à travers les groupements d'intérêt économique et environnemental (GIEE). Composés majoritairement d'agriculteurs, les GIEE peuvent accueillir toute personne physique ou morale, privée ou publique, les associations syndicales de propriétaires comprises. L'agro-écologie, c'est-à-dire le mariage d'une activité productive et de la préservation des ressources naturelles, paraît particulièrement adaptée aux caractéristiques des milliers humides. Gestion quantitative et qualitative de l'eau, préservation de la biodiversité et maintien de l'élevage extensif y sont étroitement imbriqués. En l'absence d'animaux, les marais sont voués à être labourés, urbanisés ou livrés à la friche ; autant de solutions nuisibles au bon état des eaux et à la diversité biologique. La présence de troupeaux dans les prairies humides requiert la mise à la disposition des éleveurs de surfaces compatibles avec leurs besoins. Par le biais d'associations foncière pastorales (AFP), variété particulière d'associations syndicales, il peut être remédié à l'émiettement de la propriété foncière. Abstraction faite de l'appartenance de chaque parcelle, sont constitués des lots économiquement et géographiquement attractifs. Déchargé du poids de la recherche d'un hypothétique locataire, le propriétaire se contente d'encaisser le fermage perçu en son nom et pour son compte par l'association. Au surplus, les baux conclus par le canal d'une association foncière pastorale peuvent être agrémentés de clauses environnementales garantes de la pérennité du caractère humide des biens loués. L'interdiction de retourner les prairies, la limitation ou l'interdiction des apports en produits fertilisants et phytosanitaires, la prohibition de l'irrigation, du drainage et de toutes formes d'assainissement, le maintien et l'entretien des haies, talus, bosquets, arbres et fossés sont mobilisables pour contraindre le preneur en place à ne pas bouleverser les équilibres préexistants. Parallèlement, les exploitants sont invités à rejoindre un GIEE dont l'un des sièges peut être occupé par les propriétaires réunis en association. Le recours au groupement présente l'avantage de faciliter la mise en place d'équipements collectifs (parcs de contention, ateliers de découpe, magasins de vente...) et la valorisation des produits à travers la création de signes distinctifs de qualité et l'organisation de circuits de distribution appropriés (commerce de proximité ; restauration collective...). Autant de solutions bénéfiques pour la survie de l'élevage et, par ricochet, pour la biodiversité, les paysages et le bon état des eaux. Plutôt que la voie de la constitution d'un groupement, le partenariat peut emprunter celle de la contractualisation. Nul besoin de faire émerger une personne morale pour participer à une action commune. En matière de fourniture réciproque de services, la convention a fait ses preuves. Comme tout un chacun, les associations syndicales de propriétaires sont des contractantes potentielles. Dans le cadre du réseau Natura 2000, l'option a été choisie, à l'échelon national, de privilégier la concertation plutôt que la coercition. La protection des habitats qui abritent des espèces animales et/ ou végétales remarquables a vocation à être assurée par l'intermédiaire de la conclusion de contrats entre l'État et tous titulaires de droits réels ou personnels, au premier rang desquels figurent les propriétaires du sol inclus dans le périmètre à préserver. Concrètement, l'association syndicale, en considération des canaux et fossés soumis à son autorité, peut accepter d'apporter sa pierre à la préservation de la faune et de la flore. En contrepartie de l'adoption de méthodes et de périodes de curage compatibles avec la vie aquatique et rivulaire, l'association perçoit une rémunération. Le procédé est reproductible à l'infini. Une autre illustration en est fournie par les contrats territoriaux de marais. Autour de la table de négociations, sont réunis l'agence de l'eau, le Conseil régional, le Conseil départemental, les établissements publics de coopération intercommunal (EPCI), les communes, les associations syndicales et plus généralement toute personne susceptible de contribuer à la réussite du projet. L'entretien des ouvrages et du réseau hydraulique, la lutte contre la prolifération des espèces invasives, la protection contre les inondations et les submersions marines, la gestion des eaux pluviales, le soutien de l'élevage sont autant d'actions qui peuvent être
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mises au menu. En fonction des besoins et des attentes de chacun ainsi que des contraintes techniques et financières, il est procédé à une répartition des rôles entre les divers protagonistes. Dès l'origine, les signataires de la convention connaissent avec précision leurs droits et leurs obligations. Le principe du contrat est que les parties rédigent ellesmêmes le texte appelé à devenir leur loi. La conséquence en est que seuls sont engagés ceux qui en manifestent la volonté et que chaque clause est adaptable, eu égard aux circonstances de l'espèce. Qui peut le plus peut le moins. La conclusion d'un contrat complexe n'exclut pas celle de conventions à spectre plus réduit. Tel est le cas de l'accord par le biais duquel est organisé entre le comité régional des pêches et une association syndicale le repeuplement des canaux et fossés en anguilles. Le contrat peut également servir de support au développement des activités de tourisme et de loisirs. Les conditions d'utilisation d'un canal syndiqué par une association de pêcheurs ou d'un parcours de découverte de la nature par les promeneurs seront conventionnellement définies ce qui réduira à due concurrence les risques de fréquentation anarchique des lieux et d'exactions subséquentes.
L'espoir fait vivre
Il ne fait pas de doute que les associations syndicales de propriétaires sont à la croisée des chemins. Á l'évidence, les propriétaires ont vocation à occuper les premiers rôles sur la scène des milieux humides. Par essence, ils sont conservateurs, ce qui les prédispose à apporter leur pierre à la sauvegarde des marais auxquels ils sont attachés non seulement patrimonialement mais, plus encore, culturellement. Forts d'un indéniable savoir-faire, les propriétaires ne doivent pas s'endormir sur d'hypothétiques lauriers. Les associations syndicales qui choisiront de camper sur un passé révolu sont condamnées à disparaître, celles qui accepteront de se tourner vers le futur, auront voix au chapitre. Par-delà les associations syndicales c'est l'avenir des milieux humides qui est en jeu. Les schémas, les plans, les zones, les mesurwes incitatives et coercitives se superposent et s'entrecroisent à un rythme effréné sans que soit stoppée l'hémorragie dont sont victimes les marais. Les remèdes sont connus. Le premier a pour nom simplification et harmonisation. Les milieux humides ploient sous
le poids des réglementations : zones humides d'intérêt environnementale particulier (ZHIEP), zones stratégiques pour la gestion de l'eau (ZSGE), zones de protection quantitative et qualitative des aires d'alimentation des captages d'eau potable, zones d'érosion, zones de rétention temporaire des eaux de crue et de ruissellement, zones de mobilité du lit mineur des cours d'eau en amont des zones urbanisées, parcs naturels régionaux, sites classés, réserves naturelles, sites Natura 2000, arrêtés de biotope, trames vertes et bleues se chevauchent au point que les associations syndicales - et pas qu'elles - ne savent plus à quel bureau d'études se vouer lorsque la moindre initiative oblige au respect préalable de procédures longues et coûteuses au titre des incidences hydrauliques (police de l'eau), écologiques (Natura 2000) et paysagères (sites classés). Les éleveurs sont logés à la même enseigne, empêtrés qu'ils sont dans l'imbroglio des mesures agroenvironnementales (MAE), des indemnités compensatrices de handicap naturel (ICHN), des bonnes conditions agronomiques environnementales (BCAE) et des exonérations fiscales. La multiplication tant de comités de pilotage et de suivi pléthoriques que des formalités inhérentes à toute tentative de sortir de l'ornière dans laquelle
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s'enlisent les milieux humides suffit à décourager les plus téméraires. Afin d'éviter la cacophonie, le pouvoir de décision doit être concentré en un lieu unique. Pendant qu'il est encore temps, il importerait de procéder à une purge drastique du dispositif réglementaire disparate auquel obéissent les marais. Tous ceux qui sont farouchement opposés à la disparition des milieux humides formulent le voeu d'une mise en chantier d'une loi en leur faveur. La montagne (L. n° 85-10; 9 janvier 1985), le littoral (L. n° 86-2 ; 3 janvier 1986) et la forêt (L. n° 85-1273, 4 décembre 1985) n'ont dû leur survie qu'à l'adoption de mesures législatives dont ils étaient l'unique cible. Plus de trente ans plus tard, il est « urgentissime » de concevoir un régime spécifique à destination des lieux de rencontre entre terre et eau. À défaut, le constat sera dramatique : les marais se meurent, les marais sont morts.
L'agro-écologie - Élevage dans les Deux-Sèvres
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services rendus
Le groupe de référents en zones humides
Comment a-t-il développé depuis 25 ans des questionnements multidisciplinaires pour la revue « Zones humides info », éditée par la Société nationale de protection de la nature
Francis Muller, Fédération des Conservatoires d'espaces naturels, Président du groupe de réflexion sur les zones humides1
Le titre de mon intervention est effectivement quelque peu tarabiscoté, mais il est difficile d'introduire ce propos, qui aurait pu se placer dans l'une ou l'autre des trois séances. Parallèlement aux recherches du Groupe d'histoire sur les zones humides, le groupe de référents en zones humides que je préside apporte une expertise sur les sujets qui sont en rapport avec les zones humides. En discutant avec des collègues de ce groupe pour cibler ce qui pouvait s'avérer déterminant dans le cas des zones humides, les questions de service rendu et de perception reviennent souvent dans nos approches. Nous pouvons noter qu'une certaine déconnexion s'est produite dans le courant du XXe siècle. Une rupture s'est
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ainsi opérée en bien des endroits, pas pour tout heureusement. De ce fait, nous devons désormais revoir ce qui fonctionne encore, réinventer et mieux appréhender les zones humides. Le groupe « zones humides » a été créé en 1991, il y a donc 25 ans, à la demande du ministère de l'Environnement, avec 16 experts. Il s'agissait d'oeuvrer, au-delà de toute chapelle, à la sauvegarde des zones humides. Depuis lors, la Société nationale de protection de la nature a soutenu dans la durée le secrétariat et les autres fonctions nécessaires à ce groupe, puisant dans ses fonds propres pour compléter les subventions reçues du ministère. Le groupe disait en 2010 dans sa fiche de présentation, que ces écosystèmes « si particuliers et utiles, croisent tant
de politiques publiques, sans être inclus dans aucune. » La situation a peut-être changé. Quelques années plus tard, elles ont fini par avoir une place dans les politiques publiques. Ce groupe était apparu à un moment de creux. Nous voyions déjà poindre la montée d'une prise de conscience des menaces qui pèsent sur la nature. Nous constations que la politique de l'eau privilégiait surtout les usages économiques. Le ministère de l'Environnement s'appuyait alors principalement sur les espaces protégés. Au fil des 25 ans passés, maints sujets ont été abordés. En 1991, le projet de loi sur l'eau était examiné au Parlement.
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Le Groupe « Zones humides », agitateur d'idées depuis 1991 : http://www.snpn.com/IMG/pdf/ 4pages_Groupe_Zones_Humides.pdf
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Assez rapidement, au début des années 1990, notre groupe réfléchissait, avec le ministère de l'Environnement, aux éléments constitutifs du plan d'action gouvernemental en faveur des zones humides, dans le prolongement du plan national de recherche concernant ces milieux, volet recherche qui n'a pas été repris dans les trois plans opérationnels, même si la recherche y est restée sous-jacente. Je souligne les débats et les essais destinés à faire passer une indemnité spéciale liée aux zones humides. Plus récemment, après une participation au Grenelle de l'Environnement, a été mis en oeuvre le travail pour le troisième plan d'action pour les milieux humides, qui est désormais en vigueur. Une difficulté pour la visibilité de notre groupe vient sans doute du fait que le ministère de l'écologie a créé récemment un groupe national « zones humides ». Nous sommes un groupe informel, qui peut s'autosaisir de divers sujets et qui n'est pas en rapport avec un plan d'action en tant que tel. Un des outils principaux de notre groupe est la revue « Zones Humides Infos »2 . Je vous propose de vous y abonner, sous format papier ou bien en ligne, c'est gratuit 3 . Le nombre d'abonnés est assez important, avec 2 769 destinataires. Si notre production est partie d'une petite feuille de chou pour devenir une vraie revue, c'est aussi parce que la matière a toujours été abondante. Notre groupe a toujours été à l'affût des sujets, qu'ils concernent l'actualité du moment ou que nous nous permettions de développer des thèmes indépendamment de cette actualité. « Zones Humides Infos » fonctionne avec une ouverture et une transversalité importantes. La revue permet à tous types d'auteurs de venir croiser leurs regards. Les questions sont fort variées. Elles vont de l'approche des territoires à des prospectives de politique de gestion. La démarche participative est vraiment présente puisque chacun apporte ce qu'il a et ce qu'il est. L'approche est plurielle et opérationnelle puisque nous essayons de chercher des expérimentations stratégiques et locales. L'élément marquant est l'ancrage dans le réel. Ainsi, nous allons voir ce qui se fait dans les territoires, en apportant des faits, des critiques et des informations. La foison des sujets abordés reflète celle du monde des zones humides. Nous avons eu l'idée de disséquer les différentes pratiques en rapport avec les zones humides. Nous avons produit des numéros originaux, par exemple sur les zones humides sacrées ou leur place dans la littérature. Si vous-mêmes êtes intéressés, vous avez la possibilité de nous proposer des sujets et des articles. Deux exemples illustrent la manière dont nous pouvons aborder un sujet, avec, toujours, des regards scientifiques, techniques et juridiques qui sont développés : · Le tout dernier sujet traité est le rapport entre l'épuration et les zones humides 4 , avec une contribution des agences de l'eau à l'éditorial. Ainsi, l'agence de l'eau Artois-Picardie parle des rivières eutrophisées. · L'autre exemple concerne les formes de pâturage où on constate l'importance
La Loire à Orléans - Les zones humides et leur place dans la littérature
Découvrir la revue et télécharger ses dossiers : http://www.snpn.com/spip.php?rubrique23 3 Pour s'abonner : http://www.snpn.com/spip. php?article1616 4 ZHI n°86-87, 2015, Zones humides et épuration. http://www.snpn.com/IMG/pdf/ZHI_86-87_Epuration_et_zones_humides_v1.pdf « pour mémoire »
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de l'utilisation des zones humides. Dans la préface, Jean-Louis Joseph, président en 2012 de la Fédération des parcs naturels régionaux de France, posait la question : « Peut-on vivre de l'élevage en zones humides ? ». Dans notre revue 5 , nous avions recueilli les témoignages de quatre éleveurs et mis en avant la nécessité d'avoir une vision des zones humides en tant que zones utiles, en arrivant si possible à la mise en oeuvre d'une indemnité compensatoire, qui n'a pas encore été obtenue. Qu'est-ce qui peut motiver le public dans ses interfaces avec les zones humides ? La biodiversité est un des sujets que nous avons tendance à mettre en avant, mais il en existe bien d'autres. Au fil des 25 années d'existence du groupe, nous nous sommes rendu compte que des évolutions positives sont apparues. On ne parlait alors guère des zones humides dans la politique de l'eau. Ce n'est plus le cas. Pour terminer, quels sujets pourraient nous occuper pour les prochaines années ? Nous nous sommes déjà interrogés sur les zones humides en ville et sur l'évolution des images des zones humides dans le public. Parvenir à toucher un plus large public sera un des buts que nous allons poursuivre, tout comme le maintien des enjeux agricoles. Le triptyque « éviter, réduire, compenser » nous inquiète : il va nous falloir envisager la manière dont nos zones humides vont passer à travers cela.
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ZHI n°75-76, 2012, L'élevage en zone humide. http://www.snpn.com/IMG/pdf/ZHI_75-76_Elevage_en_zone_humide.pdf
Paturage équin : importance et utilisation des zones humides n° hors série - printemps 2017
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Débat
Paul Allard
Nous avons le temps pour une question. effet dans le cas typique de la mauvaise application de la pensée totalisante que propose aujourd'hui la pensée des services écosystémiques, qui oublie qu'une typologie dépend déjà du type d'usage et services écosystémiques utilisés. Aujourd'hui, il me semble que nous rencontrons de nombreux cas de contradictions des politiques publiques.
Guillaume Werber
La vision de l'approche écosystémique qui nous a été présentée est très positive. Je crains l'approche totalisant: elle laisserait penser que c'est ce qui permet de tout faire, en oubliant qu'en de nombreuses situations, elle peut entrer en contradiction avec d'autres politiques publiques, notamment au titre de la conservation de la biodiversité. Nous n'avons pas encore établi de typologie qui permettrait de déterminer dans quel type de situations ces approches, les services écosystémiques et la conservation de la biodiversité, sont absolument incompatibles ou compatibles. Par exemple, dans une situation où un habitat est extrêmement dégradé du fait de l'agriculture intensive, il n'y a aucune difficulté à mettre en place une approche écosystémique pour servir les approches de conservation de la biodiversité. Il s'agit typiquement de la mise en place du paiement de services environnementaux. Les indemnités spéciales pour les zones humides qui visent à encourager l'élevage extensif dans les marais paraissent légitimes et efficaces. Sur France Ô, un reportage vient de proposer l'épuration secondaire des eaux usées par les mangroves naturelles. Il convient de nous montrer prudents en la matière. Nous nous trouvons en
Francis Muller
Dans les différents usages des zones humides, il y a heureusement des cas où les différents intérêts se recoupent. Je lisais récemment un excellent rapport suisse sur le cas des tourbières, avec des usages possibles permettant à la fois la préservation de la biodiversité, le maintien et l'augmentation du stock de carbone et d»autres services au public. Nous devons nous montrer attentifs, lorsque nous examinons des projets, à mentionner les cas où la compatibilité s'avère impossible.
Paul Allard
Les services écosystémiques ne sont évidemment pas la panacée. Comme le sujet est à la mode, tout le monde en parle. Je vais maintenant passer la parole à Bernard Picon, directeur de recherche émérite au CNRS en sociologie, qui va évoquer les conflits d'usage dans les zones humides dans le delta du Rhône, plus particulièrement en Camargue.
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services rendus
Les conflits d'usage dans les zones humides du delta du Rhône (Camargue)
Bernard Picon, Directeur de recherche émérite CNRS en sociologie, UMR 7300 ESPACE, Arles, université de la méditerranée.
complexité qui en résulte à l'aide une approche interdisciplinaire mêlant les sciences de l'homme et les sciences de la nature. On peut aussi y interpréter la Camargue comme une part symbolique de l'histoire coloniale de la France, la violence en moins. Au XIXe siècle, le géographe Elisée Reclus écrivait dans sa géographie universelle1 : « Si la France a l'ambition d'utiliser les recherches que la terre la plus féconde lui offre spontanément, il faut qu'elle sache assainir et mettre en culture les plaines aujourd'hui redoutées de la Camargue. Depuis des milliers d'années, les Égyptiens savent profiter des trésors du Nil. Il serait convenable que les Français apprissent à se servir aussi des présents du Rhône. Les solitudes de la Camargue, comme celles de la Crau, peuvent être changées en campagnes riches et peuplées. Elles le seront dès que, à la suite de l'assainissement, l'âpre travail du petit cultivateur y sera sollicité par la possession du sol. Actuellement, toutes ces étendues
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Camargue © J-E Roche (PNRC)
Cette intervention sur les conflits d'usage qui ont configuré la Camargue peut, au-delà de son aspect monographique, nourrir une réflexion plus générale sur le devenir des zones humides. Les conflits d'usage y sont indissociables des conflits de représentation qui s'y sont succédé dans le cadre de
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contextes économiques et idéologiques évolutifs et souvent contradictoires: l'économie de l'adaptation, l'économie de la transformation, la préservation de la nature, le développement durable. Aucun des nouveaux usages n'ayant fait disparaître les anciens, il est intéressant d'interpréter toute la
E. Reclus, Géographie universelle, Hachette, Paris, 1877
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se composent de vastes domaines, que nul paysan n'a intérêt à mettre en culture ». Le géographe pensait qu'une réforme agraire résoudrait le problème. L'idéologie de la colonisation apparaît alors à travers de multiples références au delta du Nil et à l'outre-mer. Des propriétés en Camargue se nomment « Louisiane », « Cameroun », « Tonkin » ou « Japon ». De plus comme dans toute conquête coloniale, il est nécessaire, pour justifier l'appropriation du sol, de dévaloriser l'indigène. L'ingénieur des ponts, François Poulle 2 , qui avait été missionné pour mettre ce territoire en valeur, affirmait : « Tel est l'habitant des Saintes, rien n'est ni sain ni sacré pour lui. Comme homme civilisé, il n'a que les vices de l'état social. Comme homme de la nature, toute vertu lui est étrangère. C'est un être essentiellement immoral, qui souffre impatiemment toute domination et dont la liberté farouche ne rêve que de pillages et ne respire que la rapine ». Les rapports des officiers partis à la conquête du Maroc et du Sahara affirmaient exactement la même chose. La très grande propriété a survécu, car elle a pu profiter d'une innovation technologique considérable, la machine à vapeur, qui permettait aux propriétaires d'utiliser des pompes et des canaux pour puiser et répartir l'eau douce du Rhône pour dessaler les sols de Camargue. Contrairement à ce qui se produit pour toutes les zones humides atlantiques, avec le déficit hydrique méditerranéen de 500 mm, ici, c'est l'homme qui met en eau, c'est la nature qui assèche ou qui parfois inonde. Pour maîtriser les inondations du Rhône, on a progressivement établi des digues le long du fleuve, achevées par les grandes digues de 1869 sous le règne de Napoléon III. Mais on s'apercevait que la protection contre les inondations constituait un facteur limitant majeur de la mise en culture. En effet, la région présente un fort déficit hydrique. Les nappes phréatiques sont salées. Le déficit hydrique se traduit par une évaporation de l'eau salée des nappes, qui remonte à la surface du sol et stérilise la Camargue. Au temps où le Rhône inondait naturellement la plaine, l'eau douce permettait les cultures. Puis la construction des digues bloquant les crues, les pompes à vapeur ont permis de compenser artificiellement le mécanisme naturel des crues du Rhône et de créer une inondation artificielle. Actuellement, on introduit dans ce delta jusqu'à environ 400 millions de mètres cubes d'eau douce par an pour les besoins de la riziculture qui s'est développée après la dernière guerre. La conquête agricole, qui coûte très cher quand il faut creuser des canaux d'irrigation et des canaux de drainage, fut d'abord rentabilisée par la viticulture. À l'époque de la crise du phylloxéra, la seule solution pour lutter contre l'insecte consistait à submerger les vignes en hiver. La Camargue se couvrait de vignes, ce qui permit de rentabiliser le système artificiel de mise en eau et de drainage. Cette importante mise en valeur, comme dans les processus coloniaux, générait des formes de résistance des acteurs locaux contre les énormes opérations d'appropriation du territoire par des compagnies privées. Cette résistance prit une forme culturelle. Le Félibrige, en Provence, était un mouvement culturel savant qui visait à maintenir à tout prix la langue et la culture provençales. De ce point de vue, la résistance des marais à la mise en valeur agricole de la Camargue symbolisait pour une part la résistance de la Provence à la France. Le chef des Félibrige, qui mettait en valeur l'idée de résistance de la Camargue, le marquis de Baroncelli3 , écrivait : « En Camargue, il faut bien se le dire, deux ennemis acharnés sont aux prises : d'un côté, ce que l'on veut bien appeler le progrès, avec son cortège de machines et de destructions, ses nivellements, ses défrichements, ses digues, ses soldats ; de l'autre, la nature, la terre vierge, mère des taureaux et des chevaux sauvages, des flamants, des mirages, des légendes, de la poésie, avec ses soldats aussi, moins riches d'argent mais plus riches de coeur et de mémoire, les poètes, les savants, les gardians, les pêcheurs, les gitans ». Cet affrontement entre l'idée productiviste et protectionniste, sans aucune nuance, n'a pas abouti à une situation comportant un vainqueur et un vaincu mais à une complexification du territoire.
M.Poulle, Etude de la Camargue ou Statistique du delta du Rhône, Arles 1837 3 F de Baroncelli-Javon, préface de la Camargue gardiane, de D'Elly, 1938 « pour mémoire »
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Lors de la politique d'aménagement du territoire des années 1960, pour compenser les nuisances générées par les zones industrielles, il fallait offrir aux citoyens des zones naturelles de détente. Ainsi, Olivier Guichard se battit pendant six ans pour obtenir que la Camargue soit classée comme parc naturel régional, en même temps qu'était créée la zone industrialo-portuaire de Fos-sur-Mer. Les propriétaires de Camargue, qui s'étaient lancés dans la riziculture industrielle, s'opposèrent à l'idée de parc. Leur résistance dura six ans. À l'issue de cette période, le parc fut créé, avec le statut très particulier de « fondation privée ». Cette situation a perduré pendant 30 ans. Ce système de gestion a cependant bougé très fortement avec le retour des inondations : les digues de Camargue ont cédé trois fois à la force des eaux en 1993, en 1994 et en 2003. Ces ruptures de digues ont créé des conflits de représentation absolument phénoménaux. Avec le parc était entrée dans les têtes l'idée que la Camargue était un espace naturel. D'espace naturel protégé, la Camargue devenait, notamment dans les représentations faites par les médias, un polder agricole et salinier à risques. En effet, le fleuve, plus haut que la plaine, la remplit quand il déborde. Nous sommes alors entrés dans une toute nouvelle phase de gestion de la Camargue. Jusque-là, les digues de Camargue étaient gérées sous la forme d'associations territoriales, selon un système censitaire hérité du Second Empire, impliquant de posséder plus de 100 hectares de terres pour avoir un droit de regard sur leur gestion des digues. C'était donc les grands propriétaires qui les géraient. Lorsqu'elles cédèrent, les zones les plus inondées furent les lotissements abritant les couches populaires, qui habitaient dans les zones basses. Ces personnes créèrent une association de Camarguais et de sinistrés, qui représentait une rémanence de la lutte des classes. Ils s'apercevaient que les grands propriétaires géraient non seulement les digues du Rhône mais aussi le parc de Camargue. Dès lors, ils revendiquaient l'idée que le parc de Camargue devrait entrer dans le statut normal de tous les parcs. Ils obtinrent la création d'un groupement d'intérêt public mais la décision fut annulée devant les tribunaux saisis par un propriétaire. Au bout de deux à trois ans, on a abouti au statut de syndicat mixte du parc de Camargue. En quelque sorte, les inondations et l'arrivée du risque « ont remis les pendules à l'heure » dans la gestion de la Camargue. Je m'interroge cependant sur un point. Dans les salins du Midi, les agriculteurs
Salins-du-midi © Arnaud Bouissou - Terra n° hors série - printemps 2017
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amènent de l'eau douce pour dessaler les sols. Cette eau est drainée vers l'étang de Vaccarès, qui se trouve au centre de la Camargue. Cet étang et les étangs inférieurs ont été achetés par la compagnie des Salins du Midi, Péchiney à l'époque, pour y faire du sel. Il y avait donc une incompatibilité de gestion de l'eau entre l'industrie salinière au sud, qui amenait de l'eau salée, et les agriculteurs, qui drainaient les eaux douces. Après des conflits et des procès, l'État, avec l'aide de la Société nationale d'acclimatation de France, a eu l'idée de créer une réserve intégrale de la nature dans cette zone conflictuelle. Nous pouvons dire qu'un acteur agricole a conquis le delta, qu'il s'est trouvé en opposition avec un deuxième acteur économique, l'acteur salinier. Le conflit entre ces deux acteurs économiques a donné lieu à la création d'une réserve naturelle. Ceci est très intéressant : nous nous trouvons dans le cadre d' une « production sociale de la nature ». Aujourd'hui, l'industrie salinière vient de vendre 6 000 hectares limitrophes de la réserve nationale au Conservatoire du littoral, et l'on a la sensation que l'on est en train de fabriquer une Camargue à deux vitesses : une Camargue complètement protégée au sud, une Camargue agricole au nord et sur les bourrelets du Rhône. La Camargue agricole est en train de développer des formes très bizarres de maraîchage intensif, avec l'introduction d'intrants, qui finissent par arriver dans le système de Vaccarès. Lorsqu'on nous parle de la nécessité de la gestion intégrée, je me dis que nous faisons machine arrière. En effet, nous sommes une fois de plus en train de laisser une zone agricole assez polluée cohabiter avec une réserve intégrale, ce n'est pas cela le développement durable.
Débat
Raphaël Morera
Pour revenir sur la colonisation, en 1639, Louis XIII avait repris la politique d'assèchement. Il affirmait que, dénuée d'un vaste territoire colonisé dans les Amériques, la France devait assécher les marais. Au niveau de l'implication de l'État et des autorités, pouvons-nous faire un parallèle entre ce qui se passait en Camargue et dans le Languedoc, avec l'aménagement de la Grande-Motte au cours des années 1960 ?
évolutions successives très marquées. Pendant une quarantaine d'années, nous avons vécu un effet d'aubaine, notamment ces dernières années. Les terres de riz conventionnelles, c'était le « jackpot ». Toute autre culture était disqualifiée. Comme la politique agricole commune a changé, les cartes sont désormais revues. Nous comprenons que la culture du riz est amenée à être remplacée par le maraîchage industriel.
Bernard Picon
La mise en parc de la Camargue s'explique à la fois par la création de la zone industrielle de Fos et par le plan Racine de mise en valeur touristique du littoral du Languedoc. Il était hors de question, pour Olivier Guichard, que les zones résidentielles touristiques et balnéaires se mélangent aux zones industrielles. La Camargue avait donc été érigée en coupure verte, entre le littoral languedocien et le secteur de Fos.
De la salle
Vos analyses sont toujours passionnantes et éclairantes. Nous nous trouvons à un moment intéressant. Comme vous l'avez évoqué, la Camargue a connu des
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regards complémentaires
Comment le Conservatoire du littoral a-t-il agi en faveur de la préservation des zones humides des territoires français d'Amérique ?
Alain Pibot, Délégué adjoint Outre-mer, Chargé des rivages français d'Amériques
Zones humides et territoire humide
Lors d'un récent entretien d'embauche pour un poste destiné à la promotion des zones humides en Guyane, alors que nous posions à un candidat la question « Qu'est-ce qu'une zone humide », celui-ci nous regarda interloqué et le plus naturellement du monde nous répondit que la question lui semblait difficile étant donné que toute la Guyane est une zone humide. Réponse tout à fait pertinente.
La notion de zone humide sur ces territoires bénéficiant d'un régime climatique équatorial ou tropical insulaire est en effet complexe et la définition de ces espaces qualifiés d'humides varie selon le point de vue d'où l'on se place. Que l'on considère la définition proposée par la Convention de Ramsar qui projette les zones humides en mer jusqu'à des fonds de 10 m ou les applications phytosociologiques qui définissent des micro-stations hydromorphes de quelques centimètres carrés, le champ d'application des zones humides au sein des rivages français d'Amérique n'exclut finalement que peu d'espaces, les zones de déserts secs comme la
Pripris de Yiyi Commune de Sinnamary Guyane © Alain Pibot - Conservatoire du littoral
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plaine des pétrifications en Martinique, les plages, les zones artificialisées et les quelques forêts sèches devenues rares en versants sous le vent et mornes secs entrecoupées de bas fonds humides. Autant dire que la gestion des zones humides au sein des territoires français d'Amérique relève tout simplement de la gestion globale des territoires. C'est là une notion bien différente de la perception européenne dont la biogéographie permet plus de clivages entre ce qui relève d'une zone humide ou non. Une bonne manière d'évaluer l'importance des zones humides pour les populations gouvernantes est de relever leur représentation et prise en compte dans les principaux textes de planification territoriale que sont les schémas d'aménagement régionaux (SAR) de chacun de ces territoires, ou les plans locaux d'urbanisme pour Saint Martin et Saint Barthélemy. Si l'on prend l'exemple du SAR de Guyane, le terme de « zone humide » y apparaît 81 fois, mangroves est cité à 164 reprises, et marais à 138 reprises, illustrant ainsi le constat d'un profond et omniprésent encrage de ces écosystèmes au sein du territoire. Il est même précisé que 99 % de la frange littoral sont occupés par des zones humides, mangroves et marais (Pripris), y compris en façade des principales zones urbaines que sont Cayenne et Kourou. Mais malgré ce constat, les zones humides disparaissent littéralement de l'identification des enjeux régionaux. Quant aux préconisations, elles portent sur 3 domaines : · la gestion des risques (limitation de l'implantation d'enjeux humains à proximité de zones humides) ; · la gestion de la qualité des masses d'eau (politique de l'eau centrée sur l'approvisionnement des populations humaines en eau potable) ; · la gestion des accès, les cours d'eau représentant en Guyane des infrastructures importantes de communication. Pour ce qui est de la gestion écologique des zones humides, « il est recommandé aux collectivités et aux gestionnaires d'espaces de caractériser leur état de conservation, se fondant sur un système d'évaluation adapté à la Guyane, et par le développement des réseaux de mesure »1 . Il est de plus précisé page 284 que les préconisations du SAR ci-dessus, n'ont pas de portée prescriptive... Ce document, pourtant sans doute le plus avancé en matière de prise en compte des écosystèmes de zones humides, illustre parfaitement le cadre général des zones humides dans les territoires français d'Amérique, omniprésentes, aujourd'hui globalement reconnues pour leur importance structurelle et pour les services qu'elles rendent à nos sociétés (pour les principaux d'entre eux), mais profondément incomprises, méconnues et finalement bien embêtantes. Alors, à défaut de les gérer, on préconise de les étudier un peu plus, et de viser quelques-uns des objectifs cartésiens et bien pratiques imposés par les textes les plus complets que sont la loi et la directive cadre sur l'eau. Quant à l'occupation surfacique, il est généralement rappelé qu'il est interdit de changer la destination d'une zone humide, mais il faut être expert pour en trouver une formulation qui incite les collectivités locales à reprendre cette préconisation comme un pilier inébranlable de la structuration du territoire. Autre indicateur intéressant et permettant d'illustrer la négligence institutionnalisée à l'égard des zones humides sur ces territoires ultramarins, la promotion et la reconnaissance par la labellisation et l'inscription au patrimoine mondial, notamment via l'inscription au registre des zones humides d'importance internationale. Avec plus de 83 000 km², la Guyane compte 3 sites Ramsar, (à titre de comparaison, l'Irlande avec ses 70 000 km² en compte 45), la Guadeloupe 1, la Martinique 1 et Saint Martin 1 (en très mauvais état pour ce qu'il en reste).
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Schéma d'Aménagement Régional de la Guyane - Projet de SAR arrêté le 15 janvier 2014 - p281
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Bref, les zones humides structurent les territoires français tropicaux d'Amérique, mais aucun acteur hors parcs nationaux et régionaux n'est encore prêt à y consacrer les moyens nécessaires à une conservation à la hauteur des enjeux engagés et des services rendus.
Comment dire !
La première loi nationale sur l'eau (Loi 64-1245) est adoptée en France en 1964 suite au constat de dégradation accélérée de la qualité des eaux dans le contexte d'industrialisation d'après guerre. Cette loi propose de découper le territoire en six bassins hydrographiques disposant chacun d'un comité de bassin regroupant tous les acteurs de la gestion des eaux et des milieux aquatiques. Sur chacun de ces six bassins une agence de l'eau est créée pour établir, percevoir et redistribuer la redevance sur la consommation de l'eau. Cette redevance doit servir à financer toutes les opérations de dépollution, en particulier le financement du réseau des stations d'épuration, mais aussi les réseaux de distribution et de collecte. L'outre-mer sera totalement oublié par cette démarche et il faudra attendre 30 ans et la nouvelle loi sur l'eau de 1992 pour que des comités de bassins soient créés en outre-mer, avec le premier en 1996 en Martinique, le dernier en 2005 à Mayotte 2 . Mais sans agence perceptrice de redevance, le comité n'a qu'une fonction consultative, autant dire un souffle d'alizés dans les frondes de palétuviers. Ce n'est qu'en 2000 que la loi d'orientation pour l'Outre-mer prescrit la création, dans chaque département d'outre-mer, d'un office de l'eau et que trois ans plus tard, la loi de programmation pour l'outre-mer autorise les offices de l'eau à percevoir la redevance eau. Mais encore faut-il avoir la volonté et les moyens de le faire (en 2017, une grande partie des consommateurs ne paient pas leur eau, et donc leur redevance dans ces territoires). Afin de mettre en oeuvre l'ensemble de la politique de l'eau, un Office de l'eau et des milieux aquatiques (ONEMA) est créé par la loi sur l'eau de 2006. L'une des missions de ce nouvel établissement devait porter sur l'exercice de la police de l'eau en relation étroite avec
2 Outre-mer : les oubliés des lois sur l'eau. 2011, Gérard Borvon http://seaus.free.fr/spip.php?article11
Quelle gouvernance des zones humides dans ce contexte spécifique ?
Le contexte d'omniprésence des zones humides sur ces territoires français tropicaux d'Amérique a poussé très légitimement peuples et gouvernants à lutter contre leur présence et tenter de les dominer, de les domestiquer et même le plus souvent de les faire disparaître pour imposer des espaces jugés plus favorables aux activités humaines et aux bien être des populations. En ces régions tropicales, les zones humides ont très longtemps, et sont encore souvent synonymes de risques sanitaires liés au paludisme, à la dengue, au chikungunya, à la bilharziose, aux amibiases, autant d'endémies attribuées, à tort ou à raison, aux zones humides et qui ont contribué à l'émergence de nombreux contes et mythes généralement péjoratifs sur les zones humides. Djenn, Soukounian, Volants, Bet a mam ibé, Mamanglo, Krapo Kadnasé, Chouval twa pât, et autres démons sortis des eaux parsèment le chemin des gestionnaires d'espaces naturels de ces régions aux cultures riches et fortes. C'est ainsi que partout où l'homme a pu déraisonnablement combler, drainer, assécher les zones humides, il a engagé des travaux individuels ou collectifs pour domestiquer cette nature « hostile ». Mais cette situation n'est pas exceptionnelle et a été observée à peu près sur tous les continents et sous toutes latitudes tempérées et tropicales. Alors pourquoi les zones humides restent-elles encore à ce jour malmenées dans nos territoires d'outre-mer ?
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les services de l'État et notamment les DREAL, DEAL en outre-mer, jusqu'alors seules à porter cette action. À partir de 2008, deux équivalents temps plein ont été affectés par l'ONEMA dans chaque département d'outre-mer, au sein de services mixtes de la police de l'environnement constitués entre l'ONEMA et l'Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS). On y était presque. Il ne manquait « plus que » la base réglementaire d'application de la police de l'eau, l'arrêté fixant la définition des zones humides en contextes profondément différent du contexte métropolitain, l'adaptation de l'arrêté ministériel du 24 juin 2008 au contexte tropical. Mais là encore, comme le précise le site eaufrance, « dans les territoires d'Outre-mer, il n'existe pas de critère réglementaire complémentaire à la définition de l'article L.211-1 du code de l'environnement »3 . Qu'à cela ne tienne, nous ferons avec la définition nationale, et courage aux deux ETP ONEMA pour faire face à la mission titanesque qu'ils ont devant eux. Avec cette double casquette, le Conservatoire disposait d'atouts considérables pour agir avec beaucoup d'efficacité sur les champs croisés de la maîtrise foncière, de l'aménagement et de la gestion des sites d'une part et sur l'ensemble de la chaîne de réflexion et d'action autour des zones humides d'autre part. Dans le contexte spécifique décrit ci-dessus de carence institutionnelle en matière de protection et de gestion des zones humides en outre-mer, le Conservatoire a développé une stratégie basée assez classiquement et sans originalité sur : · la maîtrise foncière et la défense de son intégrité ; · la connaissance et la compréhension des écosystèmes et des sociosystèmes associés ; · la création ou l'adaptation d'outils et de méthodes spécifiques de gestion et d'évaluation ; · la sensibilisation et la formation des différents acteurs ; · la valorisation par l'aménagement, la promotion, le partage de l'espace .
Que pouvait apporter le Conservatoire du littoral aux zones humides dans ce contexte ?
Le Conservatoire du littoral est un établissement public administratif créé en 1975 et ayant pour principale mission de protéger le littoral par une action de maîtrise foncière. En outre-mer, l'établissement a doublé cette mission par la création et l'animation de l'un des 5 pôles relais zones humides dédiés, au niveau national, à la promotion des zones humides, à la diffusion des connaissances sur ces écosystèmes et à l'animation des gestionnaires de ces espaces.
La maîtrise foncière et la défense de son intégrité
Dans un contexte foncier particulièrement dynamique, notamment aux Antilles, il convenait d'agir rapidement pour soustraire le maximum d'espaces patrimoniaux aux griffes des promoteurs et autres bâtisseurs individuels ou collectifs. À Saint Martin, l'essentiel des zones humides ont été maîtrisées. Malheureusement, le défaut de gestion d'une part, l'extrême concurrence sur le peu de foncier disponible d'autre part, ont engendré une grave atteinte aux zones humides existantes dont on peut dire aujourd'hui que l'essentiel a soit disparu, soit perdu ses fonctions écologiques principales. En Guadeloupe et en Martinique, l'essentiel des zones humides littorales ont été protégées par une maîtrise foncière par le Conservatoire. La carte ci-après montre la couverture réalisée à ce jour en Guadeloupe. 90% des mangroves et forêts marécageuses sont à ce
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http://www.zones-humides.eaufrance.fr/identifier/delimiter-pour-la-reglementation
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constituées des gardes du littoral accompagnés des agents de l'Office national des forêts (ONF), du service mixte de la police de l'environnement (SMPE) ou de la DEAL, traquent les comblements, les remblaiements, voire les constructions et usages non conformes sur ces espaces fragiles. Les démarches sont longues, fastidieuses, politiquement sensibles, mais les résultats permettent d'espérer aujourd'hui une défense efficace de ces trésors naturels et une reconquête progressive de ce qui peut être restauré.
L'acquisition et le partage de connaissance sur les écosystèmes et sociosystèmes associés
Carte de la Guadeloupe avec les zones littorales protégées
jour protégés. Les eaux non marines anciennement classées dans le domaine public lacustre sont en cours d'expertise pour être également protégées. Quant aux zones humides de montagne, elles sont pour l'essentiel protégées par le Parc national de Guadeloupe. Reste les zones humides qui sont ni en montagne, ni sur le littoral, tels que les Grands fonds et les mares temporaires éparses de Grande Terre qui pâtissent encore à ce jour d'un manque de protection et subissent d'important dommages quotidiens. Une intervention urgente est nécessaire sur ces espaces. Une fois acquis, ces espaces naturels restent à défendre et le Conservatoire engage depuis plusieurs années une politique de défense et de reconquête des espaces, en Guyane, en Martinique et surtout en Guadeloupe où l'histoire a généré une forte atteinte aux zones humides, à l'exemple des mangroves et forêts marécageuses de Jarry qui accueille aujourd'hui, après comblement des zones humides, 60 % de l'activité économique du département. On pourrait également citer les villes de Pointe à Pitre et Fort de France entièrement bâties sur des marais de fonds de baies. Sur l'ensemble des sites qui ont été confiés au Conservatoire du littoral, les équipes techniques
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On peut aisément considérer que face à un tel niveau de pression exercé sur les zones humides, l'urgence est à l'action plus qu'à la compréhension. Le Conservatoire et le Pôle tente ainsi en permanence de rechercher le meilleur équilibre entre la nécessaire connaissance pour agir avec pertinence et la pragmatique nécessité d'agir pour protéger ce qui reste d'un patrimoine déjà lourdement endommagé. Lorsque le Conservatoire et le pôle identifie une lacune de connaissance qui entrave l'action efficace, ils tentent alors : · d'aller rechercher l'information là où elle peut se trouver ; · de provoquer des rencontres d'experts pour plancher sur la question et capitaliser de la connaissance ; · si besoin de produire de la connaissance brute soit en régie soit en externalisation. C'est ainsi que plusieurs travaux ont été réalisés avec en général une contribution importante du Pôle et du Conservatoire : · La production d'une typologie harmonisée des mangroves à destination de la cartographie de ces habitats par télédétection. Ce travail, conduit en étroite
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Construction non autorisée sur zone humide : Ilet La Biche Guadeloupe © Alain Pibot - Conservatoire du littoral
Dépôts et remblais sur l'étang de l'aéroport Saint Martin © Alain Pibot - Conservatoire du littoral « pour mémoire »
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collaboration entre l'Université de Nantes et le pôle relais zones humides a conduit à un travail complet et précis de cartographie de ces écosystèmes. Le Réseau d'observation des mangroves (initié avec le soutien de l'Ifrecor - Initiative Française pour les Récifs Coralliens, de l'Université de Nantes et de la fondation Procter et Gamble pour le littoral), s'appuie dès à présent sur ce premier chantier pour conduire un travail de recherche sur l'application de la télédétection à la connaissance des mangroves (critères quantitatifs et qualitatifs). Ce travail permet de suivre l'évolution surfacique des mangroves et ainsi détecter les anomalies structurelles (sorte de radio des mangroves pour détecter certaines maladies) · MANG : gros projet méthodologique labellisé BEST et financé par l'Agence française de développement (AFD) et l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) dont l'objectif a été entre 2014 et 1016 d'étudier 8 zones humides représentatives sur 8 territoires différents (Réunion, Mayotte, Guadeloupe, Martinique, Guyane, Saint Martin, Saint Barthélemy et Saint Pierre et Miquelon), puis d'en conclure des principes méthodologiques, des standards d'analyse, de suivi et de gestion. · E-Mang est quant à lui un programme développé dans le cadre du programme de connaissance piloté par l'Office de l'eau de Martinique, la DEAL, l'Agence française de la biodiversité (AFB) et la Collectivité via son parc naturel régional. Ce programme est constitué » de 4 volets : - une étude sur la sociologie des populations martiniquaise à l'égard des mangroves ; - une étude sur l'évaluation économique des services rendus par les mangroves ; - un travail d'élaboration d'indicateurs d'état de santé des mangroves et de production d'un atlas des mangroves de Martinique ; - un chantier de production d'outils de communication et de valorisation de ces travaux à destination de divers publics.
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L'ensemble des connaissances produites que ce soit par le Conservatoire et le Pôle ou par tout autre contributeur, sont bancarisées et les mises à disposition des acteurs. Le recueil se fait par prospection auprès des différents publics producteurs de connaissance sur les zones humides, gestionnaires, techniciens, scientifiques, mais aussi en parcourant l'information web sur les différents canaux et réseaux spécialisés. La bancarisation est organisée sur une base de donnée dédiée et standardisée au format de l'Office International de l'Eau afin d'être requêtable et utilisable par le plus grand nombre pour une plus grande efficacité de la gestion et de la protection des zones humides. Un portail unique permet d'accéder soit à la base de données documentaire, soit à l'information générale sur les sites, les programmes et actualités. L'information générale est délivrée en français, anglais et espagnol. Le site internet du Pôle relais zones humides Tropicales a été ouvert par le Conservatoire fin décembre 2014. Il est depuis animé, enrichi, traduit et régulièrement actualisé. http://www.pole-zh-outremer.org/. Fin 2016, la base de données documentaire du pôle compte plus de 1700 documents référencés.
Informer, sensibiliser et animer les acteurs concernés par la gestion des zones humides
L'expérience du Pôle montre que l'information et la sensibilisation des acteurs reste en enjeu crucial de l'action à conduire en matière de protection des milieux humides. La plupart des acteurs socio-économiques qui utilisent ou exploitent ces milieux n'en connaissent pas la richesse, la fragilité, les fonctions. Les décideurs (élus, responsables administratifs) ainsi que leurs services techniques, pourtant amenés à prendre des décisions clés en matière de conservation et de valorisation de ces espaces naturels sont globalement peu informés. Enfin, nombre de gestionnaires pâtissent
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d'un manque de connaissances fondamentales sur le fonctionnement des zones humides et le mode de gestion à adopter. Le Pôle et le Conservatoire ont donc mis une énergie toute particulière à poursuivre et amplifier l'effort de sensibilisation et de formation des acteurs cibles à l'importance de la conservation des zones humides. Ce volet a poussé le Pôle à développer son niveau d'expertise et son propre jeu d'outils de communication afin de pouvoir répondre parfaitement aux enjeux ultramarins. Ce travail a également nécessité de structurer un réseau opérationnel d'acteurs en fonction du message et du niveau de communication souhaité. Basé sur ce réseau d'acteur, le Pôle a mis en place une stratégie visant à être là où il faut pour entendre, comprendre, savoir, puis digérer la connaissance, compléter ou faire compléter autant que nécessaire et être à nouveau là où il faut pour partager, livrer, diffuser, sensibiliser. Le pôle est aujourd'hui présent dans la plupart des groupes de travail spécialisés, bien sûr au sein du groupe national zones humides et sa déclinaison ultramarine, mais aussi dans le Groupe UICN au sein duquel de nombreux échanges ont lieu, au Comité national Ifrecor qui est un des pivots de l'action du pôle, au groupe de travail pour la directive cadre sur
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l'eau (GT DCE « mangrove ») qui réunit les principaux spécialistes de ces habitats. L'objectif est à ce niveau d'être à l'écoute des informations, des nouveautés, des progrès techniques et scientifiques. Coeur de métier du pôle, le travail de partage de la connaissance et de l'expertise s'est structuré autour des principales cibles homogènes de communication : · les décideurs : nous avons clairement noté un impact très significatif du manque de sensibilité des élus et autres décideurs à l'égard des zones humides. Le manque de connaissance sur les fonctions remplies et services rendus par ces écosystèmes a été identifié comme source de ce manque de considération. Plusieurs outils ont donc été développés et mis en oeuvre parmi lesquels on peut citer en particulier : - Le séminaire zones humides Antilles Guyane organisé en Martinique en mai 2016 ; - Le séminaire national mangrove à destination des élus en juin 2016 à Paris dans le cadre du congrès national des maires ; - La production d'une pochette de fiches spécialisées sur les mangroves dédiée aux élus et services techniques ;
Digérer l'information pour mieux la partager
L'information captée au sein des différentes instances, des groupes de travail, des sorties terrain, des formations doivent être synthétisées, validées, souvent vulgarisées et adaptées aux différents publics cibles. Ce travail a été réalisé à diverses occasions ; c'est ainsi que des documents et outils de communication ont été produits. On citera par exemple le livret de fiches sur les mangroves à destination des élus et décideurs ou encore le guide de valorisation du programme MANG très attendu et d'une exceptionnelle richesse.
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· le jeune public : fondé sur la logique d'un investissement d'avenir, l'action du pôle sur ce jeune public s'oriente vers des manifestations autour d'événements comme la journée internationale des zones humides, la semaine de l'environnement. Différents outils ont été réalisés (jeux, puzzles, posters, animations et visites) pour sensibiliser les enfants à la fragilité de ces milieux et l'intérêt de les préserver ; · les gestionnaires et techniciens : ce public cible a été principalement concerné par les formations organisées dans le cadre du programme MANG. Il reste beaucoup à faire sur ce public qui reste peu formé et qui manque d'animation en réseau. Ce sera l'une des priorités des années à venir ; · enfin le grand public, bien que cette cible ait été jugée à ce stade moins prioritaire. Ce n'est en effet pas directement ce public qui peut agir sur la conservation des zones humides, même si une grande partie des dégradations viennent de ce public. Les décisions portant sur ces pratiques inciviques doivent émerger des décideurs pour une application collective et équitable. Le Conservatoire du littoral complété par le pôle relais zones humides a ainsi oeuvré depuis plusieurs années pour la protection des zones humides du littoral des territoires français d'Amérique. Ces protections font l'objet d'un important chantier de surveillance, et lorsque c'est nécessaire, de police administrative pour défendre au mieux ces espaces fragiles, patrimoniaux mais très convoités.
Polder rizicole de Mana Savanes Sarcelles Guyane © Frédéric Larrey - Conservatoire du littoral « pour mémoire »
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Les zones humides, les milieux humides : quels héritages pour demain ?
Animée par Thierry Lavoux, Membre permanent du Conseil général de l'environnement et du développement durable honoraire avec
Jean Jalbert, Directeur général de la Tour du Valat, centre de recherche pour la préservation des zones humides méditerranéennes Odile Gauthier, Directrice du Conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres Jérôme Bignon, Sénateur de la Somme, Président de l'Association Ramsar France Geneviève Gaillard, députée, vice-présidente de l'Association Ramsar France, Présidente du Comité national trame verte et bleue Paul Allard, Professeur des universités en histoire contemporaine, Université d'AixMarseille Méditerranée
De gauche à droite : Jean Jalbert, Jérôme Bignon, Geneviève Gaillard, Thierry Lavoux, Odile Gauthier, Paul Allard © comité d'Histoire MTES-MCT
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table ronde
Thierry Lavoux
Nous allons poursuivre ce colloque par une table ronde finale, consacrée à la fois à la mise en perspective historique passionnante de ce matin et à l'inscription de l'enjeu des milieux humides dans l'avenir. Deux parlementaires participent à cette table ronde, une députée et un sénateur, qui ont la caractéristique d'être rapporteurs du projet de loi relatif à la biodiversité en cours de discussion au Parlement. Ils aborderont évidemment des points de politique publique et leur manière, en tant qu'élus, d'envisager l'avenir des zones humides. Après avoir entendu ce qui a été dit jusqu'à tout à l'heure, j'ai envie de dire que les zones humides reviennent de loin. Si elles ont été longtemps martyrisées, elles se trouvent cependant sur la voie de l'amélioration et de la libération. On a dit que les politiques publiques étaient additionnées, formatées, adaptées, tronçonnées, avec les risques naturels, la gestion de l'eau, la biodiversité. Tous les zonages spécifiques forment un mille-feuille, dont on se demande s'il est véritablement efficace. Quelqu'un a même suggéré tout à l'heure que l'on édicte une loi dédiée aux milieux humides, comme on a fait des lois sur le littoral et la montagne. Nous avons même un plan national de protection des zones humides. J'ai eu l'honneur de faire partie de la mission du Conseil général de l'environnement et du développement durable qui a procédé à l'évaluation de ce plan national. Je vous rassure tout de suite : nos propositions, qui étaient excellentes, n'ont quasiment pas été retenues. Nous en avons l'habitude. Les zones humides sont partout. Elles ont des tailles extrêmement variées. Elles se trouvent en milieu urbain, en milieu rural. Elles se croisent, subissent des pressions. En même temps, elles offrent des opportunités, à la fois pour les gestionnaires de l'urbanisme (nous avons vu que les zones humides ne sont pas des territoires nauséabonds pestilentiels et dangereux, mais aussi des opportunités pour les aménageurs) et pour l'agriculture, qui est une source de pression importante. Nous venons de le voir à l'instant avec la Camargue. Elles participent également à la valorisation de l'image du tourisme autour de l'élevage, du pâturage et de l'utilisation de l'herbe. Á chaque fois, nous avons des visions contrastées quand nous parlons des zones humides. Nous voyons de bonnes choses et de moins bonnes. Cette dialectique entre les pressions et les avantages donne du grain à moudre aux gestionnaires. Je vais passer la parole à Madame la députée Geneviève Gaillard, qui est rapporteur du projet de loi sur la biodiversité à l'Assemblée Nationale, et qui a beaucoup à nous dire sur les questions que je me suis permis d'introduire.
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Geneviève Gaillard
Le projet de loi sur la biodiversité dont je suis rapporteur reviendra à l'Assemblée Nationale le 15 mars. Nous sommes en train d'étudier les bonnes et les mauvaises choses que le Sénat, de notre point de vue, a incluses dans ce texte. Pour mener des combats identiques ensemble, Jérôme Bignon et moi, nous sommes très attachés à la problématique des zones humides. Avant d'aborder en détail certains points, je souhaite revenir sur ce que j'ai entendu tout à l'heure concernant une loi qui traiterait spécifiquement des « zones humides ». Nous avons pensé à sa création à un moment donné. Toutefois, vous avez bien compris que la pression des élus n'est pas la même que celle exercée par les élus de la montagne, par exemple, ni même celle des littoraux. Nous voyons bien au Parlement que les parlementaires intéressés et concernés par les zones humides sont beaucoup moins nombreux. Les zones humides sont de taille variable, avec des enjeux différents. En revanche, en ce qui me concerne, elles restent une préoccupation chaque fois que nous étudions les textes, qu'il s'agisse de la loi agricole, de la loi biodiversité ou d'autres lois par le passé. Quelqu'un a cité une loi de 2005 dont un amendement dont j'étais à l'origine permettait de souligner que les zones humides devaient être préservées en matière d'agriculture. J'ai également entendu un autre propos : Qu'est-ce qui retient le public ? Avec mon expérience
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Cette question suscite le débat. Je parlais l'autre jour avec un collègue du sud de la France qui me demandait de me rendre sur son territoire, où lequel un noeud ferroviaire est en projet, dans une zone en grande partie humide et pour laquelle de grandes dépenses ont été faites en vue de sa conservation, depuis une vingtaine d'années. Ce type de situations m'agace. Probablement aurions-nous pu placer ce noeud un peu plus loin. Cela pose des questions importantes sur les études d'impact, la genèse du projet, le dialogue environnemental, qui ne trouveront pas de solution demain, mais qui vont progresser, je l'espère. Il en va de même pour la réduction. Jusqu'à quel degré de réduction sommes-nous obligés de compenser ? Les sénateurs, comme nous, ont réfléchi à ce sujet . Nous pouvons certainement avancer encore. Enfin, M. Gilardeau a parlé de contrat. Je crois, moi aussi, à une société de contrats, à condition que ces contrats soient respectés, bien évidemment. En 1998, avec Philippe Duron, j'avais produit un rapport intitulé « Du zonage au contrat »1 . Nous parlions évidemment des zones humides. Je n'ai jamais changé d'avis. Au niveau de la dotation globale de fonctionnement, nous devons en effet examiner de près comment se passent les choses. Dans certaines communes rurales, qui ont une politique en faveur des zones humides et qui ne peuvent pas faire grand-chose en termes d'urbanisme en raison du caractère protégé de leur
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Marais poitevin : le paysage enjeu des zones humides
du marais poitevin (je pense que ce doit être la même chose dans le marais de Brouage), je dirais que ce sont aussi les paysage, et ce que nous y voyons. Les paysages sont extraordinaires. Certes, on ne les retrouve pas partout, quelle que soit la dimension de la zone humide. J'ai également noté que quelqu'un a dit : « Nous allons voir ce que donne la compensation pour les zones humides ». Sachez une chose : nous sommes en train de travailler sur le triptyque « éviter, réduire, compenser » A l'heure actuelle, 50 % des infrastructures nationales recouvrent tout ou partie des zones humides. Il est donc nécessaire de pouvoir intervenir. À la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire, nous avons mené une table ronde sur ce sujet.
La compensation est une question difficile. Je souhaite que le texte de loi conforte l'évitement et la réduction. Il est toutefois compliqué de savoir comment s'y prendre. Je souhaite également que la compensation ouvre l'accès à tous les outils possibles, ce qui est très controversé par les uns et par les autres. D'une part, nous ne souhaitons pas introduire un droit à détruire la nature, d'autre part, nous ne voulons pas financiariser cette dernière. Vous voyez donc que l'équilibre est très compliqué. Je serais assez partante pour que celles et ceux qui ont des idées sur le sujet m'envoient par courriel des formes de solution. Par exemple, faut-il inscrire dans la loi qu'aucune infrastructure ne doit traverser une zone humide ? Peutêtre vais-je un peu loin.
Du zonage au contrat une stratégie pour l'avenir, Geneviève Perrin-Gaillard, Philippe Duron, la Documentation française, 2002. « pour mémoire »
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zone, l'État doit pouvoir compenser d'une façon ou d'une autre. Cela fait 20 ans que nous en parlons. Je pense que nous allons ajouter quelque chose sur le sujet dans la loi sur la biodiversité. Nous nous sommes déjà battus avec les ministres du budget pour maintenir l'exonération de taxe sur le foncier non bâti dans les zones Natura 2000 et dans les zones humides. Beaucoup de questions interrogent la biodiversité mais aussi l'urbanisme et l'agriculture. Des politiques publiques extrêmement transversales concernent les zones humides. Nous devons les inclure dans des textes nombreux et variés, où cette dimension est parfois oubliée. C'est un travail assez considérable. Je demande à ceux qui ont des éléments à ajouter de me contacter. C'est encore le moment dans cette loi. Nous pouvons parfaitement avancer sur le sujet. Merci de m'avoir fait parler en premier. Je dois vous quitter à 17 heures précises, vous pouvez d'ores et déjà me poser des questions. renvoie aussi aux cas des communes du littoral, qui font l'effort de ne pas construire et de ne pas urbaniser, versus d'autres, très proches, qui ont fait un autre choix. Comment rééquilibrer les efforts écologiques des collectivités territoriales, à travers la dotation ? Je me permets, en tant que président de séance, d'affirmer que j'ai été très intéressé par cette suggestion. de ce que vous nous transmettrez pour l'inscrire dans la loi, pourquoi pas? Nous devons en discuter entre nous et avec le gouvernement. Nous ne savons pas encore qui sera le prochain ministre de l'Environnement. S'il s'agit de Ségolène Royal, elle est sensible aux zones humides. Elle est issue du même département que moi, dans lequel se trouve une zone humide pour laquelle elle s'est battue. Elle en connaît les faiblesses mais aussi les forces. Nous avons donc cette chance. Si nous en changeons dans peu de temps, nous n'aurons peut-être pas la même écoute.
Geneviève Gaillard
C'est sûrement compliqué, mais je pense que ce n'est pas infaisable. Cela peut concerner certaines communes du littoral, mais pas toutes. Il existe des communes vraiment rurales, sans un littoral. Il y a là des choses à faire, qui pourraient s'inscrire dans un contrat de plan. Il faut voir l'état de ces communes aujourd'hui. Comment voulez-vous que les maires, pleins de bonne volonté, tiennent le coup, s'ils n'ont plus rien ? Il faut trouver le moyen de les encourager et souligner qu'ils se trouvent dans la bonne voie. Ce sont des politiques publiques d'intérêt général. Il est d'intérêt général de maintenir sur le territoire national des zones humides, eu égard aux services qu'elles rendent.
Thierry Lavoux
Très bien. Y a-t-il des questions dans la salle ?
Jean-Marie Gilardeau
Je saisis la balle au bond. L'idée de flécher la dotation globale de fonctionnement me paraît très séduisante. Encore faut-il être sûr qu'elle ne finisse pas dans les frais globaux de la commune. Je suggère donc la création d'un fonds commun spécial, qui permettrait de dédier ces deniers à des actions positives pour les zones humides.
Thierry Lavoux
Merci infiniment, madame Gaillard. Vous êtes présente pour encore 25 minutes, ce qui nous laisse le temps de dialoguer. Peut-être qu'autour de la table, quelqu'un souhaite réagir, avant de passer la parole à la salle. J'ai été très intéressé par ce que vous venez de dire sur le rééquilibrage de la dotation globale de fonctionnement pour des communes qui présentent des « handicaps ». Cette question
Thierry Lavoux
Vous nous dites que les questions peuvent parvenir dans les semaines à venir.
Thierry Lavoux
Prenons une autre question, puis je vous laisserai répondre.
Geneviève Gaillard
Oui, ce peut être aussi des réflexions, des suggestions. Loin de moi l'idée de vous dire qu'elles seront systématiquement incluses dans la loi. Toutefois, si nous pouvons nous nourrir
De la salle
Comment la compensation sera-telle appliquée ? Nous avons eu un exemple tout à l'heure, présenté par le représentant de l'agence de l'eau Artois-Picardie, qui disait que le choix d'une compensation de 150 % donnait
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lieu à un débat. Lorsque j'entends cela, je pense déjà que l'application est hautement critiquable, car elle pose comme base que tout est équivalent à 150 %. On considère ainsi que la destruction d'une zone humide d'une grande valeur écologique ou d'une zone hautement dégradée est équivalente, étant décompensée à 150 %. J'ai été très surpris que les cadres soient aussi normatifs. Je m'étonne donc de cet exemple, dans le cadre d'un schéma d'aménagement des eaux. décembre, pour Natura 2000, 25 % de remboursements sont accordés aux communes. Si nous n'y prêtons pas gare, lorsque l'exonération sera réintroduite pour les zones humides, nous ne sommes pas à l'abri du fait que le coefficient de minoration soit inclus dans la loi de finances, avec un renforcement de 25 %. Par conséquent, les communes sont directement impactées, alors qu'elles ont sur leur territoire des zones humides et des sites Natura 2000, et donc un patrimoine naturel à préserver. de compensation, la loi ne dit rien. Ce point relève d'un travail à faire avec le ministère au sujet de la réglementation (décrets, accords travaillés en amont, etc.).
De la salle
Je suis étudiant et je rédige un mémoire sur le tourisme fluvial. J'ai lu des choses sur la loi de gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations (GEMAPI). Il me semble qu'elle permette la contribution des communes sur des questions environnementales dans les zones humides.
Thierry Lavoux
Nous allons prendre une troisième question.
Geneviève Gaillard
Nous sommes conscients de tout cela. Nous devons approfondir cette réflexion. Comment faire pour aboutir à une situation qui permette à la fois de maintenir des zones humides sans taxer certains propriétaires plus qu'ils ne l'étaient, tout en préservant la capacité des communes à avoir des recettes ? Nous devons travailler sur le préjudice écologique, un sujet compliqué dont je ne parlerai pas aujourd'hui. Nous souhaiterions mettre en place un fonds affecté pour réparer les préjudices créés mais ce n'est pas facile. S'agissant de la compensation, je répondrais que la loi n'entre pas dans ce type de détail. La loi fixe des grandes directions concernant les opérateurs de compensation, qui peuvent être des structures privées, publiques, des personnes privées, des maîtres d'ouvrage eux-mêmes ou un autre type de structure avec des actifs de compensation. Ce n'est donc pas restrictif. Toutefois, s'agissant du degré
Geneviève Gaillard
La loi GEMAPI donne la possibilité aux collectivités et aux intercommunalités de gérer des zones humides, mais ce n'est pas une obligation. Par ailleurs, les obligations réelles environnementales dont vous avez parlé ne constituent pas non plus une obligation, mais une possibilité que la loi offre pour avancer sur les zones humides. Il en est de même pour les espaces de continuité écologique. Les pressions sur ces sujets sont très fortes.
Thierry Mougey
Merci pour le travail accompli au niveau de l'Assemblée Nationale et pour votre implication sur le sujet. Vous parliez de la dotation globale de fonctionnement. Je souhaite vous alerter sur un point. À priori, l'exonération de la taxe sur le foncier non bâti devrait être restaurée dans le projet de loi sur les zones humides. Par ailleurs, l'exonération concernant les zones humides qui avait été supprimée en 2014 sera réintroduite. Ceci concerne directement la dotation globale de fonctionnement car, comme vous le savez, il existe aujourd'hui une sorte de « peine » pour les communes qui ont des zones humides ou qui sont classées Natura 2000. Il y a en effet une exonération de la taxe foncière et les communes ne sont remboursées que partiellement par l'État. Avec le coefficient de minoration instauré par la loi de finances en
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Thierry Lavoux
Merci pour toutes ces réponses. Je vais passer la parole à monsieur le sénateur Jérôme Bignon, qui est impliqué très étroitement en tant que rapporteur au Sénat sur le projet de loi relatif à la biodiversité. Pouvez-vous nous donner votre sentiment d'élu proche du terrain, sur la protection des zones humides et sur l'efficacité des politiques publiques ?
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dernières n'avaient pas grande valeur. Aujourd'hui, l'histoire fonctionne bien, car les femmes se sont retrouvées avec des zones qui valent beaucoup d'argent à cause de l'héliotropisme et les hommes avec des zones de montagne, qu'ils ont du mal à valoriser. J'ignore si ces affirmations sont vraies mais elles prouvent la réalité de la dépréciation. Par ailleurs, comme ces zones humides n'ont pas, symboliquement une valeur formidable car elles ne sont ni agricoles ni aquatiques, elles sont une proie facile pour ceux qui veulent aménager. Dès lors, on remblaie, on comble. Je me souviens avoir eu une réunion très tendue avec les directeurs des grands ports, qui considéraient que le Conservatoire du littoral était un empêcheur de tourner en rond, puisqu'il empêchait les ports de s'étendre par le remblai ou la construction de routes ou de voies ferrées voire de traverser les zones acquises par le Conservatoire. Ils pensaient notamment qu'il allait être possible de s'arranger, oubliant le fait que, lorsqu'un territoire est acquis par le Conservatoire, il devient inaliénable. De hauts représentants de l'État s'étaient eux-mêmes déplacés pour tenter d'influencer nos positions. Les visions des enjeux des zones humides peuvent donc parfois être violentes pour elles. J'ai présidé il y a peu de temps un schéma d'aménagement et de gestion des eaux (SAGE) dans la vallée de la Bresle. J'animais la rédaction de ce schéma, s'appuyant sur l'établissement public territorial de bassin (EPTB) Bresle, concernant ce petit fleuve côtier entre la
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Baie de Somme, zone humide protégée par la Convention de Ramsar
Jérôme Bignon
Par définition, nous essayons de rendre efficaces les politiques publiques. Comme Geneviève Gaillard, j'ai un engagement assez important concernant les zones humides. Cela tient au fait que la Somme, dont je suis un élu, est un département qui comprend de nombreuses zones humides, notamment dans le lit majeur du fleuve et le bassin hydraulique qui l'entoure. La Somme constitue la plus grande vallée tourbeuse du nord de l'Europe. La faune et la flore très particulières liées à cette tourbe vont d'ailleurs très probablement être reconnues au titre de la convention de Ramsar. C'est déjà le cas pour la baie de Somme. J'espère que ce sera le cas pour la moyenne vallée dans le courant de l'année 2016.
Les zones humides m'intéressent depuis un moment. Les enjeux sont fantastiques. Historiquement, les zones humides ont toujours été dépréciées. Ce n'était pas des zones de rendement formidable pour les agriculteurs. Elles ont été impaludées très longtemps et le sont encore dans certains secteurs. Une des raisons du manque d'intérêt pour les littoraux en France était liée au fait que ces zones n'étaient pas considérées comme saines. Il a fallu des travaux d'irrigation et de drainage, opérés au Moyen-Age par les moines et leurs aides. En Corse, on disait souvent que les hommes héritaient des terres de montagne, où l'on trouvait de la châtaigne et des cochons, et que les femmes se voyaient attribuer les zones humides du littoral, au motif que ces
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Somme et la Seine-Maritime. Un jour, on m'a demandé de réunir la commission permanente du SAGE pour rendre un avis sur un projet de construction d'une station d'épuration. La station d'épuration était construite le long du lit mineur de la rivière. J'ai demandé naïvement quelles étaient les solutions qui avaient été imaginées pour l'éviter ou la réduire. On m'a alors regardé comme si j'étais un martien. On n'avait pas imaginé autre chose, que de construire la station d'épuration et que, dès lors l'éviter n'avait pas de sens ! Lorsque l'on voit le niveau de préoccupation sur ces sujets, on peut penser qu'il existe un grand danger pour les zones humides. Vous connaissez les enjeux fantastiques qu'elles représentent pour les écosystèmes qu'elles constituent, que ce soit pour le climat, la faune, la flore, etc. Ce sont des endroits magnifiques, ce qui justifie que nous nous soyons engagés. La convention de Ramsar ne concerne pas toutes les zones humides. Mais, si nous n'avons pas de leader dans une politique publique, c'est très compliqué. En effet, les zones humides sont tellement anonymes que l'on a du mal à les identifier. En regroupant les zones humides que nous avons définies comme celles qui avaient été désignées au titre de la convention de Ramsar, nous avons fédéré les gestionnaires de sites et nous nous sommes positionnés en tant que partenaires et interlocuteurs de l'État. Le fait d'avoir des zones humides ne constitue pas nécessairement un inconvénient. Il peut exister des perspectives utiles pour les villes.
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J'ai participé aux ateliers sur l'urbanisme et les zones humides. En complément de la désignation de la vallée de la Somme au titre de la convention de Ramsar, la ville d'Amiens, qui présente une activité de maraîchage bien connue, les hortillonnages, s'est positionnée pour devenir une « ville humide », désignable, le cas échéant, au titre de la convention de Ramsar. La ville de Niort a également indiqué qu'elle serait intéressée. Il existe donc une prise de conscience qu'en termes de qualité de vie et de richesse de biodiversité, les zones humides sont essentielles. Pour autant, les politiques publiques qui sont menées sont-elles satisfaisantes ou suffisantes ? Je viens de vivre une semaine particulière au Parlement, entre ceux qui sont poussés par les lobbys, ceux qui se prononcent en faveur de l'huile de palme ou la cosmétologie, et mettent en jeu l'emploi en regard de l'avenir des océans. Face à eux, d'autres adoptent des positions contraires de manière véhémente. Il se pose là des problèmes d'équilibre très compliqués, y compris pour la ministre. On peut tout imposer lorsque l'on a une majorité en démocratie. En même temps, les tensions qui existent dans les grandes démocraties aujourd'hui obligent les gouvernants, quelle que soit leur position politique, à trouver des modes d'acceptation par la société des politiques qu'ils mènent. Je vais prendre pour exemple un problème très concret. Au Sénat, des collègues étaient venus me voir en s'excusant de voter contre la loi de reconquête de la biodiversité. Je leur
répondais qu'en démocratie, chacun fait ce qu'il veut, et heureusement. C'est une des richesses de cette vie de liberté. Préservons-la le plus possible. L'obligation réelle environnementale était comprise par certains d'entre eux comme étant une catastrophe : être « obligé » est insupportable. Les collègues n'avaient pas compris que le mot « obligation » désignait un contrat et que, pour qu'une obligation soit valable, il fallait qu'elle ait une durée maximum de 99 ans, faute de quoi le défaut de limite lui faisait perdre toute validité. Un autre collègue était venu me voir en me disant qu'il aurait bien voté la loi. Toutefois, le fait que les agences de l'eau soient fusionnées dans la future Agence française pour la biodiversité lui posait problème. Il a été compliqué d'expliquer aimablement que les agences de l'eau ne faisaient pas l'objet de la fusion malgré tout ce qu'on lui avait apporté. Sur ces sujets, des tensions se créent. Il faut tenter d'être pédagogue, mais sans être méprisant. Les zones humides intéressent franchement. Toutefois, une partie de l'opinion publique ignore ce dont il s'agit, une autre s'en fiche complètement, une troisième a plutôt intérêt à leur destruction. Nous pouvons probablement progresser par petites touches. Le retour à l'exonération de la taxe foncière constitue plutôt un signal favorable. Le recours à la dotation globale de fonctionnement est une bonne idée. Cependant, celle-ci me paraît curieuse
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aujourd'hui, alors que nous mettons en place l'intercommunalité pour la gestion de l'eau et des inondations. La GEMAPI donne en effet aux communes la compétence sur la gestion de l'eau et des inondations, mais elles ne les obligent pas à la transférer à une intercommunalité. des politiques environnementales de l'eau et de la biodiversité, on s'intéressait aux zones humides pour des questions environnementales et d'équilibre écologique. Finalement, la zone humide, parfois en déshérence agricole, devenait une friche ou bien elle était « cabanisée », avec de petits habitats de loisirs. La friche ou la cabanisation sont souvent des étapes qui sont le prélude à la transformation d'espaces agricoles. Les zones humides sont souvent moins valorisées en termes agricoles sur le littoral. D'ailleurs, les espaces agricoles diminuent plus que les espaces naturels sur le littoral. Finalement, nous constatons aujourd'hui qu'environ 30 % des 160 000 hectares protégés sont des zones humides, ce qui en fait une part significative. Nous tentons encore d'accélérer le mouvement, car les espaces naturels et agricoles sont beaucoup plus convoités sur le littoral que dans les espaces ruraux non littoraux dont parlait Madame Gaillard. Nous assistons à une forme de bipolarisation de l'espace littoral. Nous avons d'un côté la ville et la périurbanisation, de l'autre l'espace naturel ou agricole, mais de moins en moins d'activité primaire au sens large. Dans le cadre de la stratégie du Conservatoire à l'horizon 2050, nous avons réalisé un travail important sur la détermination de zones humides d'intérêt prioritaire, notamment avec les agences de l'eau, dans l'objectif de répondre aux objectifs communs aux schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) et à la politique foncière du Conservatoire. Evidemment, il ne s'agit pas d'acheter partout, notamment sur le territoire des grands marais de l'ouest de la France, dont nous parlions tout à l'heure. Ce sont des surfaces très importantes. On est obligé de sélectionner les interventions. Vous pouvez me demander pourquoi nous continuons à acheter. Je vous répondrai que c'est peut-être parce que les autres outils ne sont pas encore toujours efficaces. Au Conservatoire, nous tentons toujours de mener des projets avec les collectivités, dans l'idée de valoriser les espaces naturels. Depuis une dizaine d'années, nous nous apercevons que nous arrivons mieux, sur l'espace du littoral, à faire comprendre qu'avec une zone humide, nous pouvons procéder à une valorisation globale du territoire, que ce soit par le maintien de l'agriculture ou la réinstallation d'agriculteurs, l'accueil du public, des espaces de ressourcement pour les habitants locaux, la valorisation touristique, etc. Cette valorisation, spécifique au littoral, ne peut peut-être pas se reproduire partout. Il y a là, en tout cas, une possibilité d'accélérer, pendant les dix années à venir, la sauvegarde d'une grande partie des zones humides du littoral, à des coûts qui ne sont pas nécessairement prohibitifs pour la collectivité. Je m'explique en quelques mots. Avec les questions comme le changement climatique, la submersion marine ou les zones d'expansion des crues, nous
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Thierry Lavoux
Le temps nous presse malheureusement. Je vais laisser la parole à Odile Gauthier, directrice du Conservatoire de l'espace littoral.
Odile Gauthier
Merci. Je souhaite rebondir sur une partie du titre de la journée : « d'hier à aujourd'hui » Le Conservatoire du littoral est surtout un acteur de terrain. Avec les parlementaires, nous nous attachons à tenter de faire avancer la cause dans les territoires. Á sa création en 1975, le Conservatoire avait d'abord pour mission principale de lutter contre l'urbanisation et d'ouvrir les espaces littoraux au public. Il ne s'intéressait guère aux zones humides. Il s'agissait d'abord d'agir pour empêcher de gros projets d'aménagement préjudiciables aux espaces littoraux tels que de grands paysages rocheux ou des dunes mais pas nécessairement de grands marais. Pendant une vingtaine d'années, le Conservatoire fut, à mon sens, assez peu actif pour l'acquisition de zones humides. Ce n'était pas sa priorité d'action. Par la suite, avec l'émergence plus forte, pendant les années 1990 notamment,
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avons une acquisition foncière qui n'est pas si coûteuse que cela collectivement par rapport à une destruction définitive des espaces les plus vulnérables. Cette destruction ferait qu'ils ne pourraient plus rendre les fameux services écosystémiques dont nous parlions, sans bien sûr pour autant parler de valorisation financière de ces services. En tout cas, l'analyse coûtsbénéfices montre une action qui reste avec des coûts d'acquisition entre 30 centimes et 1 euro le mètre carré, à un coût économique très mesuré par rapport aux bénéfices rendus. Cette remarque ne s'applique pas nécessairement à tout l'espace de métropole, ni d'outre-mer, où la perception des zones humides et l'intérêt de leur protection restent globalement plus complexes qu'en métropole.
Les mangroves : zones humides à reconquérir et préserver
Thierry Lavoux
Merci beaucoup, Odile. À ce stade, je me tourne vers la salle. C'est à vous de poser des questions, si vous en avez.
De la salle
Pourriez-vous nous apporter des précisions sur la stratégie que vous avez développée pour les zones humides dans les territoires d'outre-mer ?
forte fréquentation du littoral. Pour les espaces arrières littoraux humides, cette pression induit la nécessité de gérer en pratique l'impact de cette sur-fréquentation. Objectivement, la politique générale n'a rien de spécifique en tant que telle, chaque territoitre est particulier bien sûr.
De la salle
J'imagine que vous ciblez votre action sur les mangroves.
Odile Gauthier
Celle-ci n'est pas spécifique. Notre stratégie vise à fixer, à l'horizon 2050, des zones dans lesquelles nous voulons intervenir. Nous nous intéresserons surtout aux zones humides à reconquérir. Outre-mer, se pose une difficulté particulière, liée à la très
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Odile Gauthier
Evidemment. Les mangroves relèvent du domaine public. Elles ne représentent donc pas une acquisition foncière ; mais nous poursuivons également un objectif de préservation à long terme
des mangroves. Il s'agit notamment de protéger un tiers des mangroves françaises d'ici à l'année prochaine. Toutes les mangroves en bon état et non urbanisées seront protégées, en Martinique et en Guadeloupe. Nous avons encore un travail en cours à Mayotte. En Guyane, il ne s'agit pas nécessairement de zones très menacées à court terme. Qui plus est, ces zones sont très soumises aux aléas d'érosion et d'agression. Certes, les mangroves sont très convoitées, mais nous allons y arriver. Tout à l'heure, il a été dit que l'épuration des eaux par la mangrove n'était pas souhaitable. Certes, mais à choisir entre cela et le remblaiement, je préfère encore l'épuration des eaux.
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Jean-Marie Gilardeau
J'ai une remarque à faire sur la législation relative à la gestion des milieux aquatiques et à la prévention des inondations (GEMAPI), en tant qu'élu communautaire de la communauté d'agglomération de Rochefort. La protection contre les inondations ne pose pas de difficulté : tout le monde s'en est saisi. Quant aux milieux aquatiques, nous n'avons pas imaginé ce que cela pouvait être. Il me semble très important, pour que les zones humides ne soient pas le parent pauvre quand les collectivités territoriales s'impliquent dans la GEMAPI, que les intercommunalités soient sensibilisées à ces questions. Je m'adresse aussi au sénateur Bignon. Je me suis rendu compte que cette question était complètement ignorée des maires des communes dont une grande partie du territoire se trouve en zone de marais. maire seul ne peut tout faire ni tout savoir. Petit à petit, les élus s'emparent de ces sujets. Je pense que nous pouvons élever le niveau. Il s'agit d'un des défis principaux à relever. précaire assez admirable... et puis tout s'est emballé au cours du XXe siècle. Aujourd'hui, nous nous trouvons dans une situation compliquée, dont nous ne voyons pas l'issue, avec une progression très forte de la pression sur les ressources en eau et avec une démographie qui continue à croître. Pendant les années 1990, nous avons assisté à une structuration de la gouvernance des institutions environnementales qui a été assez encourageante. Mais en 2008-2011, avec la crise économique et les conséquences du printemps arabe, tout ceci a été mis à mal. À l'heure actuelle, l'agenda environnemental est passé dans les tréfonds des politiques publiques, avec toutefois un bénéfice collatéral. Ainsi, le printemps arabe a vu naître l'émergence d'une société civile plus structurée. C'est aujourd'hui un acteur plein et entier, sur lequel nous pouvons compter. Si nous ne pouvons plus beaucoup compter sur les pouvoirs publics, nous avons là un acteur alternatif qui a une vraie envie et qui peut faire beaucoup de choses. La situation en Méditerranée est compliquée. Nous sommes incapables d'alimenter des politiques publiques par des connaissances suffisamment établies et synthétiques. Nous avons de nombreuses connaissances mais peu d'informations utiles, notamment si nous voulons alimenter et comparer des éléments au niveau international. Depuis plusieurs années, nous mobilisons ces connaissances pour les rendre utiles
« pour mémoire »
Thierry Lavoux
Merci beaucoup. Nous allons maintenant laisser la parole à Jean Jalbert, qui est directeur général de la Tour du Valat, le centre de recherche pour la préservation des zones humides méditerranéennes. Retournons en Camargue. Il serait intéressant de vous entendre sur les recherches qui sont menées à la Tour du Valat. Savons-nous tout sur les zones humides ?
Jean Jalbert
Heureusement non. Je pense que plusieurs générations de personnes pourront encore oeuvrer utilement pour connaître un peu mieux les zones humides. Mais plutôt que de parler de la Camargue, je souhaite prendre un peu de recul pour mieux me projeter vers le futur. Pour nous, les zones humides méditerranéennes concernent bien l'ensemble du bassin. Nous rencontrons le même antagonisme sur les trois rives de la Méditerranée, entre une grande convoitise des zones humides, mais également une grande relégation. Le bassin méditerranéen est le lieu où l'agriculture a émergé il y a plusieurs millénaires et où les civilisations hydrauliques, notamment dans le bassin du Nil, se sont développées. Pendant tous ces millénaires, ces zones humides étaient gérées selon un équilibre
Odile Gauthier
Je pense qu'il s'agit effectivement d'une vraie difficulté. Le report de la date de mise en oeuvre de la compétence GEMAPI doit permettre de continuer à porter ce message. Les intercommunalités peuvent confier cette gestion aux associations syndicales de marais. La compétence se trouve aujourd'hui chez vous. Mais elle est complexe, que ce soit en termes techniques, écologiques ou politiques.
Jérôme Bignon
L'intercommunalité oblige au recrutement de personnels compétents. Un
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à la gestion et alimenter utilement des politiques publiques. De ce point de vue, la France se trouve dans une bonne configuration. Le plan d'action national pour les milieux humides est porté par le ministère. Il est co-animé avec de nombreux acteurs impliqués dans les zones humides. Certes, je déplore un manque de portage politique sur ce plan. Néanmoins, il a le mérite d'exister. Nous avons également vu tout à l'heure que le groupe Zones humides Infos, agitateur d'idées depuis 1991, jouait bien son rôle. L'association Ramsar France, en partenariat avec le ministère, anime par ailleurs le réseau. Le dispositif des pôles relais, dont la mise en place a été compliquée, fonctionne bien désormais. Il joue son rôle d'interface entre gestionnaires, scientifiques et décideurs, entre niveau local et niveau national. Nous disposons donc d'une structuration très originale, qui semble efficace et efficiente. Au-delà de cette situation, nous nous trouvons aujourd'hui dans une posture meilleure qu'il y a quelques années, même s'il manque encore un portage politique. Parmi les enjeux, il nous manque l'expression du thème des « zones humides » en termes de communication. Il nous faut une dénomination qui parle au gens, une appropriation sociale. Le terme « terre d'eau » est certainement beaucoup plus porteur. Peut-il être accepté internationalement, sachant que le terme « zone humide » est sacralisé par la convention de Ramsar ? Il existe
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un réel enjeu en termes de lisibilité et de communication. Pour susciter et alimenter la demande sociale, le travail sur les services rendus représente un vecteur important. Je reste cependant très prudent quant à l'approche des services écosystémiques, qui ne considère que la partie de la biodiversité utile à l'homme, laissant dans l'ombre l'essentiel de ce qui fait ce tissu vivant de la planète. Enfin, les effets du changement climatique nous rendent, hélas, un fier service. En effet, si les zones humides, comme les autres milieux, en pâtissent, dans le même temps, l'écoulement de l'eau représente un problème. Or la gestion durable des zones humides, de la tête de bassin jusqu'aux zones côtières, représente une vraie solution peu chère et efficace. L'érosion côtière devient également prégnante dans l'esprit de tous. Les fonctions jouées par les zones humides sont utiles à la collectivité, pour un coût nul. Voilà une occasion à ne pas manquer pour plaider la cause de ces milieux aussi importants pour la biodiversité qu'utiles à l'homme !
de la place de l'histoire. Comme il n'était pas prévu que j'intervienne, je proposerai simplement quelques idées Il est ressorti des communications que nous évoluons dans une nature façonnée, construite. Les historiens essaient de clarifier la manière dont ces zones ont été construites, non seulement autour des paysages mais aussi par rapport à l'évolution de la pêche et aux types de poissons. Avec des naturalistes, nous menons des enquêtes assez complexes. Nous étudions également l'histoire des techniques. Nos connaissances nous permettent de mieux nous situer dans ces zones humides construites et de comprendre les mécanismes actuels. Je mettrai également l'accent sur l'idée d'adaptation, qui est très importante. En effet, une des grandes caractéristiques de l'humanité, des animaux, de la vie en général, est de s'adapter. Effectivement, les zones humides montrent à quel point l'adaptation des sociétés s'est avérée cruciale. Dans les marais de Lavau, nous avons été frappés de constater que l'agriculture avait au départ utilisé des zones de marais qui n'étaient pas en eau. Lorsque l'eau est arrivée, on a construit des digues pour conserver l'état originel. On a donc parfois agi à rebours de ce que l'on pouvait imaginer. Par ailleurs, nous retrouvons l'idée de l'importance des conflits. Quoi qu'il arrive, nous nous trouvons toujours dans des situations conflictuelles. Il ne faut pas toujours imaginer le conflit comme étant une dispute très violente, encore que les intérêts défendus le
Thierry Lavoux
Merci, Jean Jalbert. Pour résumer, les zones humides ne coûtent pas cher et rapportent gros. Pour terminer, je vais laisser la parole, non à Madame Anne Rivière-Honegger, qui est hélas souffrante, mais à Monsieur Paul Allard, que nous allons réentendre avec plaisir, sur la question des paysages.
Paul Allard
Je vais parler des paysages, mais aussi
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soient parfois de manière ardente. La conflictualité consiste aussi à faire émerger des différences de point de vue et d'intérêt, qui passent souvent par des différences sociales importantes au travers de l'histoire. Souvent, notre héritage est le fruit de conflits, de questions qui n'avaient pas de réponse a priori, de rapports de force construits de manière aléatoire. Maintenant, nous en héritons. Nous essayons parfois de conserver le produit de choses qui se sont faites. Ceci me fait penser à la Déclaration des droits de l'homme de 1789, dont certains articles avaient été décidés à la dernière minute et que l'on ne touche pas 200 ans plus tard. Tout s'est parfois passé de manière un peu rapide et aléatoire. Or c'est un élément important pour notre époque. Nous trouvons une réserve d'exemples dans l'histoire, notamment en termes d'impact des politiques. J'ai fait de la loi de 1807 mon cheval de bataille car elle a diminué la capacité des propriétaires à aménager leurs propres terres humides. Il suffisait que des personnes extérieures souhaitent faire des travaux, notamment pour des raisons sanitaires. Si l'État donnait son accord, le propriétaire ne pouvait rien dire. Une partie de l'histoire de la Camargue au XIXe siècle s'est construite par la menace permanente que la loi de 1807 soit appliquée. Parfois, les locaux tentaient de s'en protéger. L'autre aspect important est la production de culture des historiens. On parle beaucoup de tourisme. Les musées, très intelligemment conçus et très fréquentés, mettent en valeur ce qui se faisait autrefois, sous l'éclairage très argumenté d'historiens. Cette patrimonialisation est à mettre à l'actif des travaux d'histoire. La compréhension de tous les mécanismes qui ont produit la situation actuelle nous indique que cette situation peut être tout à fait transitoire. Elle nous ouvre des perspectives d'avenir. Faire de l'histoire, ce n'est pas s'enfermer dans le passé. En revanche, cela nous aide à comprendre les mécanismes actuels et nous donne quelques idées pour les aménagements à venir. Nous participons pleinement à la prise de décision et à l'image que nous souhaitons donner.
Odile Gauthier
Nous avons des étangs piscicoles sur le site du Conservatoire, avec une pisciculture adaptée.
De la salle
J'ai une remarque et une question. Ma remarque porte sur le concept d'adaptation. Il faut faire attention au scientisme et ne pas appuyer la notion de changement climatique sur les problématiques d'adaptation car on ne s'adapte pas. En effet, les espèces se sont adaptées ou bien elles sont mortes. Ma question est la suivante. Au Conservatoire du littoral, compte tenu du changement climatique, le littoral sera amené à se déplacer. Comment la perspective de l'adaptation d'achat est-elle gérée ? Achetez-vous déjà des espaces en arrière du littoral actuel ?
Thierry Lavoux
Merci beaucoup, monsieur Allard. Avezvous des questions dans la salle pour les derniers intervenants ?
Odile Gauthier
Un mètre ou deux mètres d'élévation de la mer sont à peu près équivalents en termes d'impact. Sur 100 ans, cela correspondrait à la submersion régulière de l'ensemble du marais poitevin. Comme il s'agit potentiellement de surfaces énormes, nous ne pouvons pas systématiquement intervenir. Nous essayons de réfléchir mais le concept n'est pas complètement abouti pour passer de la bande des 100 mètres à la bande des 100 ans. Nous avons encore tendance, même avec les outils de la prévention des risques, à trouver de l'urbanisation à proximité du rivage. Nous restons dans l'idée qu'il faut conserver des zones naturelles « tam« pour mémoire »
De la salle
Vous avez parlé d'histoire. Nous pouvons également y ajouter l'archéologie. Il suffit de lire la presse en GrandeBretagne, où il a été question de Pompéi pour les zones humides. En France, nous pouvons citer le musée archéologique du lac de Paladru à Charavines. Là aussi, il y a du tourisme, des musées et des rentrées d'argent. Ma deuxième remarque concerne un sujet dont nous avons très peu parlé au cours de la journée. Pourquoi ne pas remanger du poisson d'eau douce, à la table, tous les jours, et relancer cette production ?
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pon » entre les enjeux économiques et la mer, afin de limiter les risques et donc de permettre de s'adapter et de mener une politique à moindres coûts. La bande des 100 ans reste une réflexion compliquée, qui s'étend sur de nombreux hectares. Je crois que la priorité reste d'acheter là où l'on souhaite empêcher les gens de s'installer dans les 10 à 20 ans, afin d'éviter des désastres humains et économiques ultérieurs. Dans ce cas, l'écologie peut venir au service direct de l'humain. Par exemple, en cas de brèche de digue, la sédimentologie permet à l'espace de ne pas partir à la mer. Tout ceci relève de l'expérimentation de terrain.
Thierry Lavoux
Je pense que nous sommes tous d'accord. Cependant, lorsque vous jouez aux échecs, vous jouez au même jeu et vous utilisez les mêmes pièces que vos adversaires. Sur le fond, nous sommes totalement d'accord. Jean Jalbert, nous n'avons pas évoqué les questions de santé.
Jean Jalbert
La relation entre la santé humaine et les zones humides est effectivement un enjeu émergent que nous n'avons pas véritablement évoqué aujourd'hui. Par le passé, les zones humides ont toujours été perçues comme porteuses de miasmes, de maladies. Or, dans un contexte où les changements climatiques et les échanges commerciaux et humains amèneront à un nouveau brassage des agents pathogènes et des vecteurs de ces agents, les zones humides risquent de redevenir des boucs émissaires et des victimes expiatoires privilégiées. Nous l'avons constaté dans le cas de la crise de la grippe aviaire il y a quelques années, qui émerge à nouveau aujourd'hui. Alors que tout ce qui relevait de la santé humaine et vétérinaire était bien maîtrisé, tout le monde disait que le problème venait de la nature. Or, le problème provient, non de la nature mais bel et bien des actions humaines. Dans le cas de la grippe aviaire, c'était le commerce, en grande partie illégal, de la volaille, qui était à l'origine de tous ces problèmes.
Bernard Picon
Je reviens sur les propos de Jean Jalbert, qui souhaite lui-même revenir sur le terme de « zones humides ». En ce qui me concerne, deux autres termes me déplaisent, à commencer par les « services rendus ». Je pense que cette expression suppose une sorte d'extériorité de la nature par rapport à nous-mêmes. Un autre terme que je n'aime pas beaucoup est celui des « coûts-avantages ». Je reprendrai le même argumentaire. Lorsque mon coeur est malade, dois-je me poser la question d'une opération en termes de coûts-avantages ? Voilà des raisonnements qui nous viennent de segmentations héritées de théories de la modernité et qu'il nous faudrait revoir.
Si nous ne nous préparons pas et que nous ne comprenons pas le rôle de la nature dans la circulation des agents pathogènes, nous allons au-devant de grandes déconvenues. Nous aurons du mal à empêcher une destruction qui constituera une solution simple et radicale. Il a été démontré récemment que des zones humides fonctionnelles constituent de bons remparts. Plus un écosystème est dégradé, plus ses vecteurs et ses pathogènes se répandent vite. Anticipons, développons de la connaissance et de l'argumentaire pour démontrer que des écosystèmes fonctionnels et des zones humides fonctionnelles ne sont, non des zones de miasmes et une menace pour l'humanité, mais au contraire un rempart contre l'expansion de ces pathogènes.
Thierry Lavoux
Merci beaucoup. Je trouve que c'est une très bonne conclusion scientifique, originale et utile pour cette table ronde. Je vais à présent donner la parole à François Mitteault pour la conclusion finale de notre journée. Je remercie les participants de cette table de ronde.
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Aménagement urbain et préservation de la zone humide
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Allocution de clôture
François Mitteault, directeur de l'eau et de la biodiversité à la DGALN
Je voudrais d'abord remercier les organisateurs de cette journée d'étude sur les zones humides, le Comité d'histoire du ministère et ses partenaires de la recherche. Nous vivons en ce moment une séquence très intéressante par rapport à la biodiversité en général, qui a commencé avec les négociations climatiques. Les zones humides sont des réservoirs majeurs de biodiversité pour notre pays. Tous les sujets liés à l'eau, aux milieux marins et à la biodiversité ont accompagné les conférences annuelles des parties sur le réchauffement climatique, qui ont abouti à cet accord historique obtenu le mois dernier. Dans notre pays, ceci arrive après le passage du projet de loi sur la biodiversité au Sénat la semaine dernière1 , qui nous place dans une forte dynamique autour de la biodiversité.
Je ne reviendrai pas sur les différents articles de la loi qui touchent directement les zones humides, Jérôme Bignon en a déjà parlé. S'agissant des outils, vous avez cité les ORE (obligations réelles environnementales). Nous pourrions également parler des réserves d'actifs, dont on n'a sans doute pas encore exploré toutes les capacités. L'ancienne directrice de la nature à la Commission européenne considère que la France est en train de se doter d'un corpus législatif parmi les plus avancés d'Europe en ce qui concerne la protection de la biodiversité. Au coeur du sujet, se trouve l'Agence française de la biodiversité. De mon point de vue, de nombreux aspects vont se jouer au niveau territorial, notamment au niveau régional. L'enjeu est majeur. En effet, la
biodiversité pourrait initier une nouvelle forme de politique publique, en créant un partenariat intelligent entre l'État et les régions qui, progressivement, deviennent de très importants donneurs d'ordre (parcs naturels régionaux, réserves naturelles régionales, transfert de la gestion des fonds européens, etc.). Une différenciation stratégique est donc en train de se jouer au niveau des régions. Avec l'Agence française de la biodiversité, nous allons tenter de créer, au niveau régional, une plate-forme partenariale avec les régions et d'autres partenaires, pour proposer une offre très ouverte. Il n'existe aucun exercice imposé en termes de contenu de mission. Nous voyons bien que sur l'ensemble des sujets concernant la biodiversité
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(zones humides, Natura 2000, trame verte et bleue, etc.), nous avons un enchevêtrement de compétences et de sources de financement. Il faut être de plus en plus initié pour y voir clair. En mettant en place un partenariat région par région sur ces questions, nous pouvons clarifier les différentes attributions vis-à-vis des maîtres d'ouvrage et de l'ensemble des acteurs. Nous pouvons également mettre en place des protocoles de gestion sur tous ces sujets, pour vérifier qu'il n'existe ni superposition ni concurrence mais bien complémentarité. Tout est en train de bien s'organiser. Les préfets, les DREAL et les services de l'État sont bien engagés dans la dynamique. Les régions, par le biais de l'Association des régions de France, commencent à comprendre
les enjeux. Cette évolution sera un des éléments essentiels de ce que nous qualifions de transition écologique, qui s'appuie sur les mêmes moteurs que la transition énergétique. Les leviers sont souvent les mêmes. Pour réussir la transition énergétique, nous nous appuyons sur l'initiative des territoires, des PME, des collectivités, etc. Nous avons complètement changé de paradigme par rapport à la gestion de la politique énergétique de notre pays, avec le concept de territoire à énergie positive et de croissance verte. Nous injectons du développement local dans la politique énergétique. Avec la transition énergétique, l'idée est d'associer la société civile à l'accompagnement de la résilience liée au monde du vivant.
Les changements qui sont en train de se mettre en place sont très intéressants. Pour les acteurs des zones humides, il faudra être attentif aux scénarios qui se dessinent, région par région. Avec la biodiversité, nous sommes en train d'initier une autre pratique de politique publique, où l'État tente de trouver un partenariat avec les régions. Aujourd'hui, je pense que c'est une voie indispensable pour réussir la mise en oeuvre de nos politiques publiques.
1
La loi n° 2016-1087 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, a été promulguée le 8 août 2016 et publiée au Journal officiel du 9 août.
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Créé en 1995, le comité d'Histoire ministériel développe des activités dans les domaines du développement durable, de l'environnement, de la transition énergétique, du climat, de la prévention des risques, des transports et de la mer mais aussi dans ceux de l'urbanisme, du logement et de l'aménagement du territoire. Afin de valoriser le patrimoine historique du ministère et de contribuer au sentiment d'appartenance à ce ministère de chacun de ses agents, quelle que soit son origine, le comité d'Histoire s'appuie sur un Conseil scientifique, composé de chercheurs et de spécialistes reconnus, pour définir ses priorités d'intervention en matière d'histoire et de mémoire des administrations, des politiques publiques menées ainsi que des techniques, des métiers et des pratiques professionnelles qui ont été développés. Il cherche également à répondre aux attentes exprimées par les services, les opérateurs et les partenaires du ministère. Un programme prévisionnel de thèmes prioritaires (risques et catastrophes, innovations, territoires et milieux, mobilités et modes de vie) et de journées d'études a été arrêté pour les années 2012 à 2017. Le comité soutient et accompagne scientifiquement et financièrement des études et des recherches historiques. Il publie la revue semestrielle « Pour mémoire » (3 000 exemplaires). Il organise des séminaires et des journées d'études dont il peut diffuser les actes dans des numéros spéciaux de la revue. Il peut favoriser la publication d'ouvrages de référence. Pour les besoins de la recherche, il constitue un fonds d'archives orales d'acteurs des politiques ministérielles. Il gère un centre documentaire ouvert au public doté de plus de 4 000 ouvrages. Il diffuse sur internet et sur intranet un guide des sources accessibles, la revue et les actes de journées d'études et de séminaires. Il peut participer à des manifestations avec des partenaires publics ou privés.
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Le comité d'Histoire du ministère
L' ORGANISATION DU SECRÉTARIAT DU COMITÉ D'HISTOIRE
Secrétaire Philippe CARON secrétaire général du Conseil général de l'Environnement et du Développement durable Tél. : 01 40 81 68 23 Fax : 01 40 81 23 24 emmanuel.rebeille-borgella @developpement-durable.gouv.fr Secrétaire-délégué Patrick FÉVRIER administrateur général Tél. : 01 40 81 21 73 patrick.fevrier @developpement-durable.gouv.fr Adjointe au secrétaire délégué recueil de témoignages oraux Christiane CHANLIAU chargée de mission Tél. :01 40 81 82 05 christiane.chanliau @developpement-durable.gouv.fr Événementiel, édition Lorette PEUVOT chargée de mission Tél. : 01 40 81 15 38 lorette.peuvot @developpement-durable.gouv.fr Études-recherches Samuel RIPOLL chargé de mission Tél. : 01 40 81 26 63 samuel.ripoll @developpement-durable.gouv.fr Documentation communication électronique Nicole BOUDARD-DI-FIORE documentaliste Tél. : 01 40 81 36 83 nicole.boudard-di-fiore @developpement-durable.gouv.fr Assistance à la coordination et à la publication N.... secrétaire de rédaction Tél. : 01 40 81 .. ..
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LE CONSEIL SCIENTIFIQUE
Dominique BARJOT Professeur d'histoire contemporaine à l'Université Paris IV Bernard BARRAQUÉ Directeur de recherche émérite, au CNRS, CIRED-AgroParisTech Alain BELTRAN Directeur de recherches CNRS, Université Paris 1, laboratoire IRICE Alain BILLON Ancien secrétaire délégué du Comité d'histoire Florian CHARVOLIN Chargé de recherche au CNRS, Centre Max Weber Université Jean Monnet de Saint-Étienne Kostas CHATZIS Chercheur à l'École nationale des Ponts et Chaussées (LATTS) Florence CONTENAY Inspectrice générale de l'Équipement honoraire Andrée CORVOL DESSERT Présidente d'honneur du Groupe d'Histoire des Forêts Françaises Directeur de recherche honoraire CNRS Membre de l'Academie d'Agriculture de France Gabriel DUPUY Professeur émérite à l'Université de Paris I Jean-Michel FOURNIAU Directeur de recherches à l'IFSTTAR Stéphane FRIOUX Maître de conférences en histoire contemporaine à l'Université Lumière de Lyon 2 Philippe GENESTIER Professeur à l'ENTPE, chercheur au laboratoire RIVES-CNRS Vincent GUIGUENO Conservateur en chef du patrimoine, musée de la Marine Anne-Marie GRANET-ABISSET Professeur d'histoire contemporaine, Université Pierre Mendès-France Grenoble André GUILLERME Professeur émérite d'histoire des techniques au CNAM Bertrand LEMOINE Directeur de recherche au CNRS Alain MONFERRAND Ancien secrétaire-délégué du Comité d'histoire
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Arnaud PASSALACQUA Maîtres de conférences en histoire contemporaine à l'université Paris-Diderot Antoine PICON enseignant-chercheur à l'École des Ponts ParisTech, LATTS, Professeur à l'Université de Harvard Anne QUERRIEN Ancienne directrice de la rédaction de la revue « Les Annales de la Recherche urbaine » Thibault TELLIER Professeur d'histoire contemporaine à l'Institut d'études politiques de Rennes Hélène VACHER Professeur à l'ENSA de Nancy Loïc VADELORGE Professeur d'histoire contemporaine à l'Université de Paris-Est, Marne-laVallée, directeur du Laboratoire ACP
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Activités du Comité d'histoire
Depuis 2006, 18 numéros de la revue semestrielle Pour mémoire ont déjà présenté un panorama diversifié d'articles sur l'histoire de l'administration et des cultures professionnelles. Pour 2016-2017, les thématiques principales concernent les fonds photographiques, l'impact des transformations numériques sur les politiques ministérielles, le tricentenaire du corps des Ponts et Chaussées et les enjeux transfontaliers. www.ecologique-solidaire.gouv.fr/Pour mémoire-la-revue-de-Comite-d/html Depuis 1995, le Comité d'histoire a organisé ou co-organisé des journées d'études et des colloques, le plus souvent en partenariat avec des chercheurs, des acteurs et des experts. Les événements programmés en 20162017 portent sur les zones humides, les rapports entre aménageurs et les populations, les conférences de l'ONU sur l'habitat, les nuisibles et le cinquantenaire de la loi d'orientation foncière. www.ecologique-solidaire.gouv.fr/ Prochaines-manifestations-du.html Les actes des journées d'études organisées par le Comité d'histoire sont publiées dans des numéros spéciaux de la revue. D'autres types de journées d'études sont publiées sur internet, dans la revue, ou dans des livres. www.ecologique-solidaire.gouv.fr/ Prochaines-manifestations-du.html Le comité peut apporter son soutien à l'édition d'ouvrages issus de thèses dont les sujets ont un rapport avec les politiques ministérielles. www.ecologique-solidaire.gouv.fr/Despublications-en-partenariat.html Depuis sa création, le comité a recueilli près de 300 témoignages oraux destinés à préserver la mémoire de personnalités de ces ministères. Il s'est intéressé à l'évolution des métiers, des cultures professionnelles, et des bouleversements qui ont touché l'administration. www.archives-orales.developpementdurable.gouv.fr
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Vous souhaitez consulter les ressources du secrétariat du comité d'Histoire... Vous pensez que votre témoignage peut éclairer l'histoire du ministère de la Transition écologique et solidaire et des administrations dont il est l'héritier... Vous avez connaissance d'archives, de documents divers, d'objets intéressant l'histoire de ces administrations, alors...
N'HÉSITEZPASÀNOUSCONTACTER OU NOUS RETROUVER ?
Secrétariat du comité d'Histoire Conseil général de l'Environnement et du Développement durable Tour Séquoia - 92055 La Défense cedex tél : 33 (0) 01 40 81 21 73 Internet : http://www.ecologiquesolidaire.gouv.fr/memoire-du-ministere http://www.archives-orales. developpement-durable.gouv.fr/index. html Intranet : http://intra.comite-histoire. cgedd.i2/
courriel : comite.histoire@developpement-durable. gouv.fr
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la revue du comité d'Histoire
rédaction Tour Séquoia - bureau 30.05
92 055 La Défense cedex téléphone : 01 40 81 15 38 comite.histoire@developpement-durable.gouv.fr Pierre Chantereau et Alain Billon
fondateurs de la publication
directeur de la publication
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Patrick Février Chrstiane Chanliau société Amarante Design graphique,
suivi de fabrication
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ISSN
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ISSN ressource en ligne
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imprimé sur du papier certifié écolabel européen
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COMITÉ D'HISTOIRE Tour Séquoia 92055 L a DéfenSe ceDex
www.ecologique-solidaire.gouv.fr / www.cohesion-territoires.gouv.fr
INVALIDE) (ATTENTION: OPTION ent inventives lors des réunions de la Conférence des Parties. En 1996, la résolution sur « les zones humides et l'eau » adoptée par la COP6 établissait non seulement que la Convention comprenait bien l'importance de l'eau pour les écosystèmes des zones humides, mais aussi que ces dernières jouent un rôle de premier plan face à la crise de l'eau douce qui se profile dans bien des régions du monde. En parallèle la collaboration entre Ramsar et la Convention sur la
Bassin du Drugeon Site Ramsar dans le Haut-Doubs (25) © Ramsar n° hors série - printemps 2017
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diversité biologique (CDB) est devenue un modèle pour les relations de ce type entre presque tous les accords multilatéraux sur l'environnement (AME). En 1999 la reconnaissance officielle des « Organisations internationales partenaires » scellait une collaboration avec des organisations non-gouvernementales restée unique parmi les AME. Ces organisations partenaires sont aujourd'hui l'UICN, WWF International, BirdLife International, Wetlands International, Wetlands and Waterfowl Trust et l'International Water Management Institute, qui contribuent activement aux travaux de la Convention aux niveaux global, national et local. Au tournant du millénaire, la Convention de Ramsar était fermement sur la voie de l'adhésion universelle (comptant 169 Parties au début 2017). En 2005, les Parties ont reconnu l'importance des résultats de l'évaluation des écosystèmes en début de millénaire du point de vue des liens étroits unissant les écosystèmes, les services qu'ils fournissent et le bien-être humain. Et le dernier plan stratégique Ramsar 2016-2024 s'aligne directement aux objectifs du développement durable et l'Agenda 2030 des Nations Unies.
La Convention en action
Depuis son entrée en vigueur en 1975, la Convention a fait beaucoup de chemin, non seulement dans son évolution philosophique et politique, mais aussi dans sa reconnaissance et sa diffusion dans le monde entier. La Conférence des Parties a adopté un épais recueil d'orientations scientifiques, techniques et politiques préparées par le GEST et portant sur les thèmes les plus variés. Elles fournissent un double objectif : fournir
Le marais de Sacy (51) : un site Ramsar potentiel © Ramsar « pour mémoire »
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des avis techniques en aidant aussi bien les décideurs que les administrateurs des sites selon les besoins, et établir une norme commune pour ce que l'on attend des Parties à la Convention. Concernant le pilier « utilisation rationnelle », la gamme des orientations aborde des questions de planification fondamentales telles que l'élaboration de politiques nationales pour les zones humides et l'étude des lois et institutions nationales en vue d'intégrer les principes d'utilisation rationnelle des zones humides ; des avis pratiques sur l'inventaire et le suivi des zones humides et des normes pour l'évaluation des impacts ; des avis sur la communication des valeurs des zones humides au public et la promotion de la participation des acteurs à leur gestion. Mais surtout, on y trouve une quantité d'orientations relatives à l'eau, à l'attribution et à la gestion de l'eau pour maintenir les fonctions écologiques des zones humides, à la gestion des bassins hydrographiques et à la gestion des zones côtières et des ressources d'eau souterraines. Ces orientations sont publiées sur le site web dans les Manuels Ramsar pour l'utilisation rationnelle des zones humides avec des études de cas qui illustrent le propos et apportent une aide pratique. La Convention voue une attention spéciale à la gestion et conservation des sites Ramsar dont les caractéristiques écologiques sont menacées. Ceci s'inscrit fréquemment dans une mission consultative Ramsar, mécanisme officiel d'assistance technique aux Parties créé dans les années 1990. Une telle mission prend la forme d'une visite par une équipe d'experts qui publie un rapport contenant ses conclusions et recommandations. Ce rapport, après avoir été revu par les autorités, devient un document public pouvant servir de base pour des mesures de conservation dans le site et de référence pour d'autres et pouvant aider à attirer un financement Ramsar ou un financement externe pour l'application des recommandations. Les missions font souvent appel à des équipes pluridisciplinaires, fréquemment en collaboration avec
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des organisations comme la Convention du patrimoine mondial de l'Unesco, l'UICN, la Convention du PNUE sur les espèces migratrices et ses accords et le Programme pour l'homme et la biosphère de l'Unesco. Les années passant, Ramsar a noué des relations étroites et mutuellement bénéfiques, par le biais d'accord officiels et parfois de programmes de travail communs avec des organismes intergouvernementaux mondiaux ainsi qu'avec des conventions et programmes régionaux (Caraïbes, Méditerranée, Carpates, Pacifique du Sud) et commissions de bassin (lac Tchad, Niger, Congo) et des institutions internationaux tels que la Banque mondiale, l'Organisation mondiale du tourisme, l'Agence spatiale européenne et l'Organisation des États américains. La Convention a toujours accueilli favorablement les possibilités d'élargir sa base de ressources et ses activités en établissant des relations mutuellement bénéfiques avec le secteur privé. Parmi ces relations se distingue l'appui financier généreux fourni par le Groupe Danone aux efforts de sensibilisation déployés par la Convention pour faire reconnaître l'importance des ressources en eau aux décideurs et au public depuis 1998. Les groupes de Parties ayant un contexte géographique en commun peuvent demander l'approbation d'une initiative régionale fonctionnant dans le cadre de la Convention pour appuyer et augmenter sa mise en oeuvre dans la région concernée. Ces initiatives sont aujourd'hui au nombre de 19 et incluent quatre centres régionaux Ramsar pour la formation et la recherche à Panama, en Ouganda, République de Corée et Iran.
La mesure du succès
Des études montrent que, dans les pays qui se sont dotés d'une politique nationale pour les zones humides, ainsi que d'un Comité national plurisectoriel actif, et qui ont entrepris d'autres activités recommandées,
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Le cadre juridique de la Convention permet aussi aux pays de sauvegarder des sites Ramsar dans le contexte des procédures juridiques nationales. Si les sites Ramsar dans un pays membre de l'Union européenne figurent également dans la liste « Natura 2000 » des sites déclarés selon les directives Oiseaux (2009/147/CE) et Habitats (92/43/CEE), ces instruments réglementaires européens leur prodiguent une protection juridique efficace assurée par la Cour européenne de justice, que tout citoyen peut contacter à cette fin.
L'avenir et ses enjeux
Pour la conservation des zones humides, la France a fait des pas supplémentaires en établissant des plans d'actions nationaux pluriannuels, qui se suivent depuis 1995.Le 3ème plan national 2014-2018 est centré sur la dimension fonctionnelle des milieux humides. Ce nouveau terme fut choisi pour faire la distinction avec l'ancienne définition légale des zones humides plus restreinte, qui avait été inscrit dans la loi sur l'eau et les milieux aquatiques, dont la dernière version date de 2006. On montre ainsi clairement la volonté de poursuivre une approche écosystémique par gestion intégrée des bassins versants et des zones côtières, tout en suivant également les prescriptions des instruments réglementaires de l'Union européenne. Le Comité considère donc tout l'éventail d'écosystèmes aquatiques qui est couvert par la Convention de Ramsar et défini dans son premier article où font partie des zones humides au sens de la convention : fleuves et rivières, étangs et lacs, lagunes et zones marines côtières, tout comme les zones humides créées par l'homme, telles retenues d'eau, rizières et salines. C'est cette inclusion qui fait la force de la convention et la place au centre des défis actuels pour un développement durable.
Poster français 2009
les retombées pour l'état des zones humides sont positives. Selon des études récentes menées par des experts juridiques indépendants du domaine de l'environnement, les administrateurs de sites Ramsar estiment que l'inscription sur la liste de Ramsar a permis de maintenir l'état de conservation des zones humides. Ils sont généralement d'avis qu'elle offre des avantages tangibles comme une meilleure sensibilisation du public, une participation accrue des acteurs locaux, un appui renforcé à la protection du site, un accès accru au financement pour la conservation, ou des possibilités améliorées de recherche et d'écotourisme.
Les zones humides à la source du développement durable
Les zones humides sont notre infrastructure naturelle fondamentale pour la fourniture durable d'eau et
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Graphique Wet index L'indice d'étendue des zones humides montre leur régression continue malgré l'entrée en fonction de la Convention de Ramsar.
d'autres services écosystémiques dont dépendent, en fin de compte, les moyens d'existence de chacun d'entre nous. Nous devons mieux comprendre les valeurs des services fournis par les zones humides lorsque nous sommes confrontés à de difficiles compromis entre leur maintien et des changements d'utilisation des sols et de l'eau. Ne pas agir de manière décisive pour maintenir les zones humides et leurs services écosystémiques comporte des risques, et ignorer ces risques a un coût économique et social. Nous risquons de perdre leurs fonctions et services tels la rétention de l'eau en périodes d'étiage et de crues, la stabilisation des zones littorales, la purification de l'eau par élimination de produits fertilisants et toxiques, la ressource en eau pour la production agricole et l'élevage ou l'humidification du climat dans les zones touchées par la sécheresse. Nous devons nous attaquer aux moteurs directs de la disparition des zones humides, qui continue toujours à un rythme effrayant : depuis 1975 encore 40% des zones humides restantes furent
perdues depuis l'entrée en force de la Convention de Ramsar.
Un nouvel outil : l'association Ramsar France
Face à ces défis, la création en 2011 de la nouvelle association Ramsar France fut un réel pas en avant. L'association est née des réflexions et conclusions de séminaires organisés annuellement depuis 2009, qui regroupent les différents acteurs des sites Ramsar en France afin de créer un lien entre les sites Ramsar français, le ministère de l'Écologie et les acteurs issus de différents secteurs publics et privés, et pour jouer la complémentarité et la solidarité entre les zones humides françaises. L'association fait ainsi connaître le label « Ramsar » en France, oeuvre à l'amélioration, la clarification et l'uniformisation de la gestion des sites Ramsar inscrits et encourage la désignation de nouveaux sites. Elle facilite le contact direct entre la
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société civile, les techniciens, les administrations territoriales et les instances du gouvernement et du parlement au niveau national. L'association fait comprendre que la désignation d'un site Ramsar est un label de reconnaissance de l'importance mondiale de son écosystème et ses services, qui récompense et valorise les actions de gestion durable et encourage ceux qui les mettent en oeuvre à les poursuivre. Ces efforts s'avèrent importants et fructueux tout en apportant une valeur additionnelle et complémentaire aux actions des autres instances existantes, tel le comité national ou le ministère. Pour formellement encadrer cette approche, une Charte pour la gestion des sites inscrits sur la liste Ramsar entre l'État, l'association Ramsar France et le secrétariat de la Convention fut signée en 2011. Depuis et au fur et à mesure, l'association prépare et signe des chartes individuelles avec le gestionnaire coordonnateur de chaque Site Ramsar pour identifier un cadre uniformisé de gestion. Ce processus en cours montre que les actions de l'association facilitent la reconnaissance politique des requêtes formulées par la convention et aident aux niveaux national et local à avancer avec leur mise en oeuvre. Un programme prometteur pour le futur.
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regards complémentaires
La requalification urbaine des milieux humides ligériens, un projet patrimonial exposé aux composantes naturelles et culturelles des paysages fluviaux
Sylvain Dournel, Ingénieur de recherche en géographie, EA 1210 CEDETE, Université d'Orléans Sylvie Servain, Maître de conférences en géographie, UMR 7324 CITERES, INSA Centre Val de Loire
Le présent article interroge le processus de requalification urbaine des milieux humides, en vigueur en France depuis trois décennies, et se focalise plus spécifiquement sur ses composantes patrimoniales, naturelles et culturelles, à partir des villes d'Orléans et de Tours, en Loire moyenne. Les milieux humides représentent des espaces attractifs pour des sociétés en quête de qualités environnementale et paysagère. Non seulement ces entités acquièrent une importante valeur écologique au regard des écosystèmes qui y sont recensés mais forment aussi un cadre d'épanouissement privilégié pour les sports et les loisirs de plein air. La marche, la course à pied, le cyclisme, la randonnée équestre sont autant d'usages ludiques et contemplatifs ainsi que de formes de revendication de cette nature convoitée et admirée. En parallèle, plusieurs textes et outils juridiques reconnaissent le patrimoine écologique des milieux humides. C'est un véritable dispositif réglementaire, structuré autour des arrêtés préfectoraux de protection de biotope, des réserves
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naturelles régionale et nationale, des sites Natura 2000 et des récents schémas régionaux de cohérence écologique, qui permet de protéger, de restaurer et de mettre en scène le « capital nature » de ces espaces dans le cadre de plans de gestion et de valorisation. Conjointement, de nombreux projets urbains s'attachent au traitement esthétique et fonctionnel de zones humides (Dournel, 2010). Cette démarche, amorcée dans les années 1990, concerne des villes de taille et de situation variées (Amiens, Bordeaux, Châteauroux, Lyon, Strasbourg, etc.) et porte sur des corridors fluviaux et humides hétérogènes (Somme, Garonne, Indre, Rhône-Saône, Ill-Rhin, etc.). Les élus et les professionnels de l'urbanisme font le constat de milieux exclus des dynamiques urbaines et tentent de remédier à de fréquentes situations d'abandon et de déclassement : décharges sauvages, friches, surfaces remblayées, voies sur berges, zones d'entrepôt sans rapport avec la proximité de l'eau... Les acteurs locaux orientent leurs projets vers les principes clés du développement urbain durable (Emelianoff, 1999 ; Speirs, 2003), dont la nature en ville, la qualité de
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Le val de Loire - conception et réalisation © Sylvain Dournel
vie, le renouvellement urbain, la cohérence territoriale, l'identité locale et la cohésion sociale (Servain et al., 2016). Leur démarche se traduit par la création de parcs urbains et le déploiement de chemins publics afin d'ouvrir les milieux humides nouvellement restaurés au plus grand nombre (Allaman, 2003 ; Berthier, 2003 ; DGUHC, 2006). D'emblée, cette dynamique sociale, juridique et urbaine, à l'origine du triptyque protectionrestauration-ouverture des zones humides, est dans les faits louables mais pose des questions en termes de gestion, de représentation et d'appropriation. Jusqu'où aller dans l'accessibilité des milieux d'eau face aux pressions humaines qui peuvent y être exercées ? Les zones humides ont-elles vocation à devenir un vaste espace public quand on considère la diversité de leurs fonctions et de leurs usages ? Comment les politiques
de conservation et de protection composent-elles avec les caractères productifs, instables et temporaires de ces entités ? Autant de questionnements qui soulignent la complexité de la situation actuelle. En outre, certains types de loisirs, popularisés dès la Belle Époque, à l'instar des bains, du canotage, de la chasse au gibier d'eau, du jardinage et de la pêche, présentent d'autres formes de valorisation et d'appropriation des milieux d'eau et révèlent leur importante valeur historique et culturelle. À cet égard, l'ouvrage d'A. Guillerme (1990), Les temps de l'eau, insiste sur le rôle capital des fleuves, des rivières et de leurs annexes humides dans le développement urbain, jusqu'au début du XIXe siècle. D'emblée, l'homme tire parti de leurs potentiels en matière d'agriculture, de défense et de transport. Ensuite, l'économie des eaux courantes, liée à la généralisation du moulin à aubes entre le IXe et le XIVe siècle, à laquelle s'ajoute l'économie des eaux
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stagnantes sous l'Ancien Régime (travail du papier, du salpêtre, du cuir et des toiles), placent les milieux fluviaux et humides au coeur de la vie des cités. De multiples héritages, perceptibles dans les paysages actuels, témoignent de ce riche passé : douves, ports, marais cultivés, moulins, réseau de canaux, etc. (Dournel et Sajaloli, 2012). Entre-temps, les innovations mécaniques et chimiques de la Révolution industrielle ont mis à mal le système socio-économique pluriséculaire des milieux d'eau. L'hygiénisme, dénonçant le méphitisme qui en émanerait, gagne les édiles entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle (Quesne, 1994 ; Barles, 1999 ; Fournier, 2010). L'urbanisme, émergeant au début du XXe siècle, cherche à supprimer les zones humides de la ville moderne (Dournel, 2013). Les deux derniers siècles voient aussi la construction d'importants ouvrages de franchissement et de canalisation de cours d'eau ainsi que l'aménagement de parcs urbains et de bases de loisirs en zone humide. Toutefois, la conjoncture d'abandon domine l'ensemble. La diminution de l'emprise de l'homme sur ces espaces se traduit par un regain de naturalité. De fait, ce recours à l'histoire révèle les valeurs à la fois naturelles et culturelles des zones humides urbaines. Il en ressort une multitude d'héritages qu'il s'agit d'intégrer afin de promouvoir une politique patrimoniale à la mesure de ces espaces complexes. La notion de requalification urbaine a été développée en ce sens, pour recadrer conjoncturellement et conceptuellement l'attrait des élus pour les milieux d'eau (Dournel, 2010). La démarche, réactive à toute forme d'abandon et de déclassement, est par essence pluridisciplinaire vu les acteurs qui la portent, la naturalité des entités investies et la mobilisation de la notion de paysage pour sa mise en oeuvre. Son ancrage est temporel et sa portée qualitative : partant des enjeux actuels, le recours au passé est gage d'enseignements et de retours d'expérience utiles aux projets de traitement esthétique et fonctionnel des zones humides. L'approche est nécessairement transversale,
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différenciée et intégrée en réponse à la singularité de tout milieu. Enfin, la dynamique enclenchée doit être collective, souple et partagée afin de fédérer le plus grand nombre, de tirer parti des savoir-faire locaux et de se réajuster en permanence aux enjeux socioéconomiques et environnementaux du moment. Parmi ces principes généraux, arrêtons-nous sur la notion de paysage et sur son rôle déterminant dans la démarche de requalification. Selon la définition de la Convention européenne du paysage du Conseil de l'Europe (adoptée à Florence le 20 octobre 2000, entrée en vigueur le 1er mars 2004), « le paysage désigne une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l'action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations » (article 1a). L'entrée par le paysage permet de cerner l'état de l'environnement et de prendre en compte les représentations individuelles et collectives qui, en évolution constante, influent sur les projets appliqués aux milieux humides. En outre, cette notion parle aux acteurs urbains en raison de son approche globale, guidant la réflexion des décideurs, et de sa capacité à fédérer le plus grand nombre par la mobilisation d'images qui donnent corps à leurs intentions. Considéré comme un objet opérationnel, le paysage nous aide à appréhender les enjeux de la requalification urbaine des milieux humides, ce que nous allons démontrer à travers l'étude de deux terrains porteurs en Loire moyenne : les agglomérations d'Orléans et de Tours.
Préciser la reconnaissance patrimoniale des zones humides ligériennes
Les zones humides ligériennes, à l'instar de nombreux espaces analogues, bénéficient d'une reconnaissance patrimoniale largement centrée sur leur valeur écologique. Cette partie vise à cerner et à reconsidérer ce processus au regard des caractéristiques territoriales de ces entités, à partir des exemples d'Orléans et de Tours.
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Figure 1 : les zones humides ligériennes dans l'agglomération orléanaise © Sylvain Dournel « pour mémoire »
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Figure 2 : les zones humides ligériennes dans l'agglomération tourangelle © Sylvain Dournel n° hors série - printemps 2017
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Caractéristiques paysagères des zones humides ligériennes à Orléans et à Tours
Les zones humides recensées dans les agglomérations orléanaise et tourangelle renvoient essentiellement aux annexes hydrauliques de la Loire et de certains de ses affluents (figures 1 - p.51 - et 2 - p.52). Développées dans le lit majeur du fleuve, ces entités sont aussi très largement contenues dans un lit endigué plus resserré, dominé par des ouvrages de défense contre les crues, les levées, qui servaient aussi à fixer le lit du fleuve pour des besoins de navigation aujourd'hui révolus. Les milieux humides ligériens se présentent ainsi de manière longiligne, prenant appui sur les cours d'eau et leurs zones de confluence. Dans le détail, ces espaces présentent des dynamiques et des formes variées. La Loire est parsemée de bancs de sable et d'îlots (grèves) en constante évolution, couverts de strates herbacées voire arborées (figures 1 et 2). Certains îlots, situés en retrait d'anciens ouvrages submersibles de semi-canalisation pour la navigation (duits à Orléans), sont néanmoins assez fixes. Les îles, moins sujettes aux fluctuations saisonnières, abritent aussi ripisylves et boisements humides. Ces deux dernières formations sont également recensées sur les rives du fleuve, au-delà des quelques étendues sableuses, roselières, prairies humides et boires que l'on y relève. De grandes pièces d'eau aux contours rectilignes, issues de l'extraction de sables et de graviers, jouxtent de manière intermittente les bords de Loire. Au-delà du lit endigué, les zones humides, bien plus rares, alternent fossés, marais et petits étangs dans les quelques dépressions du lit majeur. Le reste de la plaine alluviale, à Orléans comme à Tours, est soit urbanisé, soit exploité par les pépinières ou les grandes cultures ; les milieux humides y sont à l'état de relique. Il en est de même pour les affluents de la Loire qui, dans certaines sections, présentent un lit encaissé, configuré en trapèze, sectionné d'ouvrages de régulation hydraulique (Bergeresse, Cher, Dhuy : figures 1 et 2). Dans d'autres sections, les rives mêlent roselières et marais, prairies, boisements humides et peupleraies. Cas spécifique enfin, le Loiret présente une succession d'anciens bassins de valorisation énergétique, délimités par des digues (chaussées) avec un ou plusieurs moulins à aubes à leur extrémité. Les rives sont totalement boisées. Les zones humides ligériennes à Orléans et à Tours abritent ainsi une grande diversité d'écosystèmes et forment des paysages très variés, ouverts ou fermés, façonnés dans le temps par l'homme pour divers besoins : navigation, lutte contre les inondations, optimisation des terres agricoles, sylviculture, valorisation énergétique... Ces deux territoires, caractéristiques de l'ensemble du Val de Loire, sont donc riches de leurs composantes culturelles et naturelles.
La reconnaissance et la valorisation du patrimoine naturel ligérien à Orléans et à Tours
Depuis le 30 novembre 2000, le Val de Loire est inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO, au titre des paysages culturels vivants et évolutifs. Le périmètre du site, d'une superficie de 850 km², couvre l'intégralité du lit majeur de Loire moyenne et décrit plusieurs excroissances, notamment au droit des confluences de rive gauche, regroupant ainsi les éléments patrimoniaux notables agglomérés autour de l'axe ligérien : abbayes, châteaux, fronts bâtis, ouvrages d'art... Si la proposition d'inscription se focalisait initialement sur le patrimoine culturel, depuis les années 2000 les acteurs publics exploitent largement le potentiel naturel ligérien s'appuyant sur l'image de « dernier fleuve sauvage d'Europe » qui y est associée. La mise en oeuvre du réseau Natura 2000, orchestrée par l'État, couvre l'ensemble du lit mineur et coordonne les actions écologiques disséminées le long du corridor fluvial (espaces naturels sensibles - ENS, arrêtés préfectoraux de protection de biotope - APPB, réserves naturelles nationales - RNN, etc.). Conjointement, les conseils régionaux du Centre-Val de Loire et des Pays
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de la Loire développent avec leurs partenaires (conseils départementaux, communautés d'agglomération et communautés urbaines) le projet « Loire à vélo », offrant au visiteur une continuité cyclable balisée sur 800 km, du Nivernais à l'estuaire, axé sur les éléments patrimoniaux, historiques et naturels. Sous un angle exclusivement écologique, les deux régions s'engagent depuis 15 ans dans la promotion du tourisme de nature, valorisant notamment le capital « biodiversité » du Val de Loire autour de modes de déplacements doux (marche à pied, vélo, cheval). Adopté en janvier 2015, le schéma régional de cohérence écologique de la région Centre, fruit du Grenelle de l'Environnement, confirme la reconnaissance et la valorisation du patrimoine naturel ligérien, accordant une place importante aux continuités écologiques des cours d'eau et des zones humides dans l'édification de la trame verte et bleue régionale. À l'échelle des agglomérations orléanaise et tourangelle, on retrouve le même intérêt porté au capital nature du corridor fluvial, aussi bien au niveau des outils juridiques que des aménagements urbains. D'emblée, la Loire, les affluents et leurs annexes hydrauliques rivulaires sont intégralement classés en zone N dans les différents plans locaux d'urbanisme (PLU) communaux. Surtout, ces espaces bénéficient à Orléans comme à Tours d'outils (APPB, ENS, sites classés, sites inscrits, RNN, zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager - ZPPAUP) dédiés à la protection de leurs attributs écologiques et paysagers (tableau 1). Il s'agit, le plus souvent dans le cadre de plans de gestion, d'entretenir et de restaurer certains écosystèmes caractéristiques du Val de Loire (boires, grèves, ripisylves, roselières, etc.), au profit d'espèces faunistiques et floristiques d'intérêt national voire européen. L'ensemble est mis en valeur par le biais de sentiers de découverte et d'animations pédagogiques. Les politiques communales et intercommunales déployées sur les milieux humides ligériens confortent cette dynamique. Dans la communauté urbaine « Orléans Métropole », les actions publiques,
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coordonnées depuis 2002 autour du projet « Loire trame verte » (Dournel, 2010), s'attachent à restaurer et à faire découvrir les écosystèmes humides aux orléanais et aux touristes (pâtures de Chécy, sentier des Azins à Bou), à rendre les espaces rivulaires accessibles au plus grand nombre (Loire à vélo, promenades du Loiret, parc de Loire à Saint-Jean-de-la-Ruelle) et à restaurer les marqueurs de l'identité ligérienne (quais de Loire, canal latéral, fronts bâtis anciens). La constitution de corridors écologiques et de trames vertes et bleues, annoncée dans l'agenda 21 d'Orléans Métropole (2011), met en réseau ces actions patrimoniales développées sur les milieux humides de l'agglomération et en accentue leur portée naturelle. Dans la communauté urbaine « Tour(s) Plus », l'investissement des cours d'eau et des zones humides remonte aussi au début des années 2000 (Verdelli et al., 2006). Le traitement des promenades rivulaires (Loire, Cher, Petit Cher) et des espaces publics insulaires (île Simon, île Blazac) traduit la volonté des élus d'ouvrir les milieux ligériens aux citadins et aux touristes. Les actions conduites sur l'île de la Métairie et la plaine de la Gloriette (tableau 1) participent de ce processus mais insistent plus sur la découverte de la biodiversité et des paysages. La mise en oeuvre de la Loire à vélo permet alors de fédérer et de coordonner l'ensemble de ces actions (Agence d'urbanisme de l'agglomération de Tours, 2003) aux accents esthétique, écologique et ludique. Les acteurs urbains confortent cette triple dimension à l'égard des milieux fluviaux et humides au sein de la trame verte et bleue, présentée dans le projet d'aménagement et de développement durable (PADD) de Tour(s) Plus (2013).
La naturalité des zones humides, un héritage récent dans l'histoire ligérienne
À Orléans comme à Tours, nombreux sont les discours à destination des habitants et des visiteurs qui mettent en avant la naturalité des zones humides ligériennes. Ainsi peut-on lire dans la rubrique tourisme/patrimoine du site internet de la commune de Saint-Denis-enVal que « la Loire est restée sauvage : elle serpente
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Tableau 1 : outils juridiques employés à la protection écologique des milieux humides à Orléans et à Tours. Outils recensés dans l'agglomération orléanaise (hors outils propres au réseau Natura 2000) Type d'outil APPB APPB RNN Site classé Site classé ZPPAUP Nom Les Sternes d'Europe Pointe de Courpain Saint-Mesmin Île des Béchets Combleux Loiret Bou, Mareau-aux-Prés Saint-Pryvé-Saint-Mesmin La-Chapelle-Saint-Mesmin, Mareau-aux-Prés, Saint-HilaireSaint-Mesmin, Saint-Pryvé-Saint-Mesmin Olivet Combleux, Chécy, Saint-Jean-de-Braye, Saint-Jean-le-Blanc, Orléans, Saint-Denis-en-Val Olivet, Orléans, Mareau-aux-Prés, St-Cyr-en-Val, Saint-HilaireSaint-Mesmin, Saint-Pryvé-Saint-Mesmin Commune(s) Taille (ha) 98 13 263 5 285 Milieu(x) humide(s) protégé(s) Grèves Ripisylve Grèves, ripisylves, roselières, surfaces herbacées Surfaces herbacées, ripisylves Grèves, ripisylves, roselières
Bassins, boires, îles, ripisylves, 1 180 roselières Taille (ha) 154 39 30
Outils recensés dans l'agglomération tourangelle (hors outils propres au réseau Natura 2000) Type d'outil APPB ENS ENS ENS ENS Site inscrit Site inscrit Site classé Nom Île aux Moutons Commune(s) Montlouis-sur-Loire, Vernou-sur-Brenne, Vouvray Milieu(x) humide(s) protégé(s) Boisements humides, grèves, îles, prairies, surfaces herbacées Prairies, surfaces herbacées
Bocages de la Gloriette Joué-les-Tours Boire du bois de Plante Saint-Pierre-des-Corps Île de la Métairie Val de Choisille Îles de la Loire Vallée de la Bresme Rives gauches de la Loire
Boisements humides, boire, prairies Boisements humides, grèves, îles, La-Ville-aux-Dames, Montlouis-sur-Loire, Saint-Pierre-des-Corps 72 surfaces herbacées Prairies, surfaces herbacées, Fondettes, La-Membrolle-sur-Choisille, Saint-Cyr-sur-Loire 150 ripisyve Grèves, îles, ripisylves, surfaces La-Ville-aux-Dames, Montlouis-sur-Loire, Rochecorbon 117 herbacées Grèves, peupleraies, prairies, Luynes, Saint-Étienne-de-Chigny 1 996 ripisylves, surfaces herbacées 66 Îles, ripisylves, surfaces herbacées
Tours, La Riche
paresseusement parmi les îlots et les bancs de sable l'été, et redevient un fleuve bouillonnant l'hiver. Le promeneur pourra y découvrir une faune et une flore variées. Pêcheurs, sportifs et rêveurs y trouveront de quoi alimenter toutes leurs passions ». Plus encore, la reconnaissance du patrimoine naturel des milieux d'eau urbains apparaît comme un projet de territoire, à l'instar de l'agenda 21 de Joué-les-Tours (2015 : p. 72) : « les zones humides, les eaux stagnantes, les cours d'eau et leurs ripisylves, sont autant de réservoirs [...] et corridors écologiques [...] pour la faune aquatique, semi-aquatique et terrestre. Ce réseau est nommé Trame Bleue ». Pour autant, la naturalité des zones humides ligériennes où l'homme apparaît surtout en spectateur est à nuancer
compte tenu de leur façonnement pluriséculaire par les sociétés. Les nombreux héritages qui en émanent, perceptibles dans les paysages, octroient aussi des valeurs historique et culturelle aux milieux d'eau, ce qu'attestent certaines protections juridiques et politiques urbaines recensées en Loire moyenne. Dans l'agglomération orléanaise, la première action phare du projet « Loire trame verte » consistait à restaurer les quais rive droite, le front bâti et le débouché en Loire du canal latéral (prolongeant sur 5, 5 km le canal d'Orléans qui relie la Loire à la Seine) dans le but de renouer avec le passé navigable du fleuve (Dournel, 2013). Les animations estivales autour de la batellerie traditionnelle et le « Festival de Loire », qui a lieu tous les deux ans fin septembre, tentent de redonner vie au port d'Orléans (Comby et al., 2014). En outre, ces biens
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culturels font l'objet de protections spécifiques : le site classé de Combleux, adopté en 1988, porte sur le canal latéral et le lit de la Loire, en amont du centre urbain, tandis que la ZPPAUP d'Orléans, adoptée en 2008, s'attache notamment aux quais rive droite. Sur un autre plan, la mise en patrimoine des bassins du Loiret porte sur la valorisation des moulins, de la villégiature de prestige et de la qualité paysagère des zones humides par le biais de promenades de découverte et d'outils de protection (trois sites classés, une ZPPAUP). Dans l'agglomération tourangelle, la politique patrimoniale effective à Rochecorbon attache de l'importance aux valeurs historique et culturelle des milieux d'eau. En plus de la Loire à vélo et d'un parcours en bateau, un circuit pédestre met à l'honneur le vieux centre urbain, le vignoble de Vouvray, le port et la navigation, les écosystèmes humides, les corniches en tuffeau, l'habitat troglodytique, les maisons de maître et leurs parcs. Tous ces éléments, liés à la Loire, font l'objet d'une ZPPAUP fixée par arrêté municipal en janvier 2008. Notons que la valorisation du passé navigable est également de mise à Tours avec l'organisation en été de promenades thématiques à bord de bateaux traditionnels. Plus globalement enfin, le potentiel culturel des zones humides figure dans le plan de gestion du Val de Loire inscrit à l'UNESCO et la prise en compte de la valeur universelle exceptionnelle dans les documents et les projets d'urbanisme. Ce plan de gestion, adopté par arrêté préfectoral en novembre 2012, compte comme orientations principales la préservation et la réhabilitation du patrimoine bâti ligérien ainsi que la restauration et l'entretien des anciens ouvrages de navigation. Ainsi, la patrimonialisation des zones humides ligériennes ne peut se limiter à leur seule valeur écologique. Nombreux sont les héritages qui attestent l'importante emprise de l'homme sur ces espaces et, ce, jusqu'à des temps récents. Maintes photographies du début du XXe siècle reflètent le caractère aménagé du corridor fluvial et révèlent, de manière concomitante, la naturalisation des milieux
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d'eau qui s'est opérée depuis. De fait, les politiques patrimoniales font ressortir une étrange cohabitation entre les composantes naturelles et culturelles des zones humides ligériennes. La coordination de ces éléments est pourtant incontournable pour asseoir une politique de requalification en phase avec ces composantes. Face à de tels enjeux, le recours à l'approche paysagère, accordant une place importante au temps long, fait solution.
Révéler les systèmes de représentation et l'histoire des zones humides ligériennes pour guider les politiques patrimoniales à Orléans et à Tours
L'étude des zones humides ligériennes, sous les angles paysager et historique, a pour objet de reconsidérer et de guider les politiques patrimoniales attachées aux valeurs naturelles ou culturelles de ces espaces. La démarche scientifique adoptée vise non seulement à faire la lumière sur les systèmes de représentation et l'histoire de ces entités mais encore à étudier les héritages paysagers attachés à leur façonnement pluriséculaire par les sociétés. Il s'agit de cerner les spécificités territoriales des zones humides orléanaise et tourangelle.
Les systèmes de représentation rapportés à l'histoire des zones humides ligériennes
L'étude des systèmes de représentation, qui se réfère aux travaux de G. Bertrand (2001), a pour objet d'appréhender les différentes formes d'appropriations, d'usages et de fonctions des milieux d'eau. Ces systèmes, rapportés à l'histoire des zones humides ligériennes, sont gages d'enseignements utiles pour toute démarche de requalification urbaine. À Orléans comme à Tours, la navigation ligérienne domine dans les systèmes de représentation, comme l'atteste la nette majorité des politiques culturelles actuelles s'y référant. La Loire, sous l'Ancien Régime,
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Figure 3 : la Loire, axe majeur de transport fluvial en France entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle.
était l'un des principaux axes de communication du Royaume de France. Cet usage ne trouvait pas raison dans les conditions hydrauliques du fleuve, réputées difficiles (fortes fluctuations saisonnières, instabilité du lit d'écoulement), mais dans le dessin privilégié de
son tracé (Dournel, 2010). Sa source, proche du couloir rhodanien, sa section médiane, passant aux portes sud de Paris, et son embouchure, communiquant avec l'océan Atlantique et les Antilles, connectaient plusieurs régions commerçantes (figure 3). D'ailleurs,
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Figure 4 : le rôle de la viticulture, de l'économie meunière, de la lutte contre les inondations et des loisirs nautiques dans l'histoire des zones humides ligériennes orléanaises.
le débit permettait la descente du fleuve tandis que l'orientation des vents dominants en assurait la remontée jusqu'à Orléans, expliquant l'importance de la culture de la voile dans la batellerie ligérienne. Le fleuve fut exploité et façonné à des fins navigables entre le XIVe et le milieu du XIXe siècle (Chevalier, 1986 ; Pin et al., 2013). Cette période voit la consolidation des principaux ports ligériens (aménagement de vastes quais maçonnés) ainsi que l'érection de levées (digues rivulaires fixant le chenal d'écoulement dans un lit resserré) et, plus ponctuellement, le développement de digues submersibles (duits à Orléans) pour optimiser les conditions de navigation (Person, 2006). L'activité en Loire moyenne périclita au cours du XIXe siècle, conséquence de l'amélioration du transport routier et de la concurrence du chemin de fer, malgré quelques soubresauts liés à des innovations techniques (navigation à vapeur : figure 3) et des aménagements locaux (épis en Anjou, canal latéral à Orléans). Il ressort
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de cette activité de nombreux héritages perceptibles dans les paysages autour desquels gravitent aujourd'hui les zones humides alluviales. De façon moins marquée, la gestion du risque d'inondation tient une place non-négligeable au sein des systèmes de représentation des zones humides. Ces entités, situées en zones d'aléas élevés, sont souvent préservées de l'urbanisation dans les documents d'urbanisme des agglomérations orléanaise et tourangelle (Dournel et Servain-Courant, 2014). Plus encore, la gestion du risque d'inondation renvoie à d'importants rapports historiques à l'eau qui ont profondément atteint les annexes hydrauliques. Les levées, édifiées en Loire moyenne entre le XIIIe et la fin du XIXe siècle (figure 4), servirent à la fois à fixer le lit mineur et à lutter contre les crues (Dion, 1961). Ces longs cordons de digues, dépassant de 7 m le niveau de l'étiage, eurent pour effet de cloisonner les vals, plaines
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inondables du fleuve. Préalablement à l'édification des levées, dans les vals, les hommes résidaient sur les terres les plus souvent émergées et protégeaient bâtis et cultures par la construction de petites digues, appelées turcies (Castanet, 2008). Le cloisonnement des vals par les levées donna à l'homme le sentiment illusoire de vivre à l'écart du danger. L'assèchement des zones humides qui s'ensuivit se fit au profit de l'expansion des surfaces cultivées (viticulture, pépinières, céréaliculture) puis de l'urbanisation (à partir du XIXe siècle) (Sajaloli et Dournel, 2008). Cette conception défensive dans la gestion des inondations domina malgré la récurrence des ruptures de levées recensées lors des crues majeures des XVIIIe et XIXe siècles. Aujourd'hui, bien qu'à l'état de reliques dans les vals ou contenus dans le lit endigué de la Loire, les milieux humides renvoient dans une certaine mesure au risque d'inondation, au même titre que les levées. Sur un autre plan, les loisirs balnéaires et nautiques sont peu associés aux actuels systèmes de représentation des zones humides. Si les politiques patrimoniales valorisent leurs composantes naturelles et culturelles à travers les circuits de découverte et la batellerie traditionnelle, celles-ci remobilisent peu les premières formes de loisirs qui sont apparues dans les années 1850 et qui ont pourtant généré des héritages singuliers. Les bains en Loire, développés depuis les rives et les grèves, ainsi que le nautisme, pratiqué sur les bassins du Loiret, introduisirent des rapports à l'eau inédits. Les bains, recensés dans l'Orléanais et en Touraine, se structuraient à partir de plages. Ces équipements, animés par des cours de natation, étaient non seulement fréquentés par une clientèle locale mais aussi par des touristes (région parisienne), conséquence de la généralisation du transport ferroviaire puis des premiers congés payés. Des écoles de natation marquaient aussi les quais de Loire à Orléans. Le nautisme sur le Loiret est une autre manifestation de l'économie ludique en pleine effervescence. La construction de grandes propriétés sur les rives du cours d'eau entre la fin du XVIe et la fin du XVIIIe siècle manifestait déjà un attrait pour le cadre de vie de qualité que génère la proximité de l'eau. L'essor du canotage a ensuite converti les anciens bassins de valorisation énergétique en bassins nautiques comme l'attestait le fleurissement de gares à bateaux, de guinguettes et de restaurants tournés sur l'eau (figure 4). Le Loiret fut d'ailleurs un important lieu d'introduction du canotage en France. Si les bains en Loire disparurent dans les années 1960 du fait du manque de sécurité des installations, de la pollution de l'eau, de la concurrence des piscines et des vacances en bord de mer, le nautisme perdura. Pour autant, aucun de ces éléments n'est aujourd'hui associé à la patrimonialisation des zones humides ligériennes (Comby et al., 2014). Seul le principe des promenades plantées, aménagées sur les quais de Loire à Orléans et à Tours aux XVIIIe et XIXe siècles, est aujourd'hui remobilisé par les acteurs locaux dans leurs projets urbains. Enfin, à l'échelle locale, certaines fonctions historiques attribuées aux milieux d'eau pèsent ponctuellement sur les systèmes de représentation. C'est notamment le cas de l'économie meunière sur le Loiret (figure 4), active du Haut Moyen Âge au début du XXe siècle (Illiers, 1952). Les bassins de valorisation énergétique et la dizaine de moulins qui émanent de cette activité dominent aujourd'hui les paysages loirétains et bénéficient de politiques de protection et de valorisation paysagères, vues en première partie. D'autres fonctions, au contraire, sont exclues des actions patrimoniales. À cet égard, l'extraction industrielle de granulats, opérée dans le lit endigué à l'après-guerre, est aujourd'hui responsable de multiples plans d'eau. Ces derniers sont au centre de politiques de valorisation écologique qui font abstraction de leur origine et des raisons économiques de leur formation. Rapporter les systèmes de représentation à l'histoire des zones humides ligériennes met donc en lumière de nombreux héritages et enseignements utiles pour toute démarche
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de requalification urbaine qu'il s'agit à présent de faire valoir.
Le double recours à l'histoire et à l'étude des paysages pour guider les politiques de patrimonialisation des zones humides ligériennes
Le double recours à l'histoire et à l'étude des paysages fait parfois apparaître de profonds décalages entre les systèmes de représentation des zones humides ligériennes et l'importance de certaines de leurs fonctions et de leurs héritages inscrits dans le temps et dans l'espace. Quelles peuvent être les causes de tels décalages ? Les politiques publiques, axées sur la valorisation et la patrimonialisation de ces entités, sont exposées à des enjeux complexes, plus ou moins conciliables, répertoriés autour de six entrées en matière : · l'écologie : restaurer et conserver les écosystèmes, développer les règlements et les outils de gestion, limiter et baliser les accès ; · le risque : protéger les populations et les biens des inondations, réglementer l'occupation des sols, sauvegarder les annexes hydrauliques et les zones d'expansion ; · le cadre de vie : faciliter les accès et mettre en scène les zones humides, développer les espaces publics et les équipements récréatifs, soigner l'esthétique des milieux ; · le culturel : restaurer et préserver les biens historiques, respecter les unités architecturales et esthétiques, soutenir les manifestations traditionnelles et artistiques ; · le tourisme : communiquer sur le territoire, créer des circuits de découverte, valoriser les biens naturels et culturels et les savoir-faire, développer des marques et des labels ; · la ressource : gérer la ressource en eau et les apports environnementaux, promouvoir les filières agricoles, cynégétiques, piscicoles et sylvicoles.
L'intégration de ces différents éléments au sein des projets de territoire est délicate mais déterminante. Autrement se juxtaposerait une multitude d'actions sectorielles, dépourvues de liens entre elles, allant à l'encontre des interdépendances fonctionnelles, des continuités paysagères et des solidarités spatiales propres aux zones humides. Se généraliseraient aussi des schémas d'aménagement univoques, appliqués par mimétisme d'un lieu à l'autre, allant à l'encontre des singularités culturelles, écologiques, hydrauliques et territoriales de chaque zone humide (Dournel, 2010). Face à de tels enjeux, le double recours à l'histoire et à l'étude des paysages permet de dresser un diagnostic transversal, ancré dans les réalités territoriales des milieux d'eau. À cet égard, la reconstitution de trajectoires paysagères est une piste opportune pour guider les politiques de patrimonialisation des zones humides ligériennes (Davodeau, 2012). Cette démarche, interrogeant à parts égales le temps et l'espace, repère à partir d'un même site des phases de permanence et de changement. Les rapports qui prévalaient entre les sociétés et les milieux d'eau ne sont pas linéaires ; l'alternance de périodes de façonnement, d'entretien et d'abandon s'avère riche en héritages et en évolutions paysagères. Dans le cas des bassins du Loiret (figure 1), cette démarche spatio-temporelle permet de dégager quatre rapports dominants à l'eau et autant de paysages caractéristiques : · l'économie meunière, du Haut Moyen Âge au début du XXe siècle, à l'origine des bassins de valorisation énergétique successifs, avec un ou plusieurs moulins à leur extrémité ; · l'attrait pour le cadre de vie, traduit par le développement de châteaux et de maisons de maître, entourés de jardins soignés, entre la fin du XVIe et la fin du XVIIIe siècle ; · le développement du nautisme et du canotage, du milieu du XIXe au milieu du XXe siècle, marqué par le fleurissement de gares à bateau, de guinguettes et de restaurants ;
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· la protection naturelle et paysagère, amorcée dès les années 1930, structurée autour d'outils juridiques protégeant les écosystèmes et certaines unités architecturales (châteaux, gares à bateau, moulins) face aux pressions urbaines. Cette typologie fait ressortir des rapports dominants à l'eau qui se chevauchent. De même, certains d'entre eux assurent la transmission de caractéristiques morphologiques dans le temps. C'est le cas du nautisme qui trouve dans les bassins de valorisation énergétique un cadre privilégié pour son plein épanouissement (Dournel, 2013). À travers cette étude de cas, la reconstitution des trajectoires paysagères permet de reconsidérer et de guider les politiques patrimoniales appliquées aux zones humides ligériennes. Le double recours à l'histoire et à l'étude des paysages fait la lumière sur les spécificités territoriales et les évolutions des milieux, donne le moyen de comprendre et d'apprécier l'importance des héritages en place et resitue les systèmes de représentation dans le temps et dans l'espace. Il est à noter que cet article, qui se focalise sur les zones humides des agglomérations d'Orléans et de Tours, émane du croisement de deux travaux. D'un côté, la thèse de S. Dournel (2010), dirigée par B. Sajaloli et G. Giroir à l'université d'Orléans, étudiait les enjeux de la requalification urbaine des milieux fluviaux et humides à partir des principales villes du Bassin parisien. De l'autre, le programme de recherche coordonné par H. Davodeau (2012), réunissant (dont les deux auteurs) des chercheurs des universités de Tours, d'Orléans, du Mans et de Saint-Étienne ainsi que de l'Agrocampus Ouest Angers, analysait les patrimoines et les trajectoires paysagères des vallées ligériennes. Ce double contexte a permis d'appliquer la démarche ici présentée à d'autres villes de Loire et d'autres bassins versants.
Conclusion
La requalification urbaine, c'est-à-dire l'ambition de redonner qualité aux milieux d'eau en ville, est donc un projet patrimonial complexe qui doit nécessairement transgresser les systèmes de représentation en place, les mesures sectorielles et tout mimétisme dans les schémas d'aménagement au risque de passer à côté de la conciliation des composantes naturelles et culturelles ainsi que du fonctionnement complexe de ces entités. Dans cette perspective, le double recours à l'histoire et à l'étude des paysages apparaît comme un préalable à toute démarche attachée au traitement esthétique et fonctionnel des milieux d'eau. La reconstitution des trajectoires paysagères dresse d'ailleurs un précieux diagnostic territorial de la situation en place, faisant notamment ressurgir le caractère singulier et le potentiel patrimonial de chaque zone humide.
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Les zones humides : espaces vécus, espaces perçus, espaces imaginés
L'évolution de la représentation de la perception des zones humides dans l'opinion publique L'image des zones humides dans la littérature contemporaine Pourquoi et comment les agences de l'eau se sont progressi vement investies pour préserver, restaurer et entretenir les zones humides en France et à l'international
Valoriser l'image des zones humides auprès des décideurs,
De gauche à droite : Bertrand Sajaloli, Yves-François Le Lay, Magalie Franchomme, Vincent Valin, Jean Untermaier © comité d'Histoire MTES-MCT
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espaces vécus, perçus, imaginés
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Introduction et animation
par Magalie
Franchomme, Maître de conférences en géographie
Les sujets abordés dans cette session sont très variés. ils seront, j'en suis sûre, très enrichissants. Je suis certaine de pouvoir compter sur mes collègues pour respecter le temps prévu et souhaite remercier l'ensemble des intervenants de nous présenter leurs travaux et leur démarche. Cette session s'intitule « Les zones humides, espaces vécus, espaces perçus, espaces imaginés ». On y a à coeur de se pencher sur les questions posées autour des représentations et des perceptions des zones humides. Ces dernières doivent être replacées au coeur des stratégies d'action car leur analyse a joué un rôle déterminant dans la compréhension et la gestion de ces milieux singuliers, à toutes les époques historiques.
J'ai l'honneur, pour cette session, d'être très bien accompagnée par quatre messieurs : · Yves-François Le Lay, maître de conférences en géogra-phie, à l'Ecole normale supérieure de Lyon, · Bertrand Sajaloli, maître de conférences en géographie à l'université d'Orléans, · Vincent Valin, directeur des interventions à l'Agence de l'eau Artois-Picardie, · Jean Untermaier, président de la Société nationale de protection de la nature, professeur émérite de droit public à l'université Jean-Moulin Lyon 3. Je laisse la parole à Yves-François Le Lay, qui va nous présenter l'évolution de la représentation et de la perception des zones humides dans l'opinion publique.
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espaces vécus, perçus, imaginés
L'évolution de la représentation de la perception des zones humides dans l'opinion publique
Yves-François Le Lay, Maître de conférences en géographie, UMR 5600 EVS, Ecole normale supérieure de Lyon
La notion de perception relève plutôt des objets qui sont présents devant nous immédiatement, ceux que l'on peut voir, sentir, toucher ou goûter. En revanche, la représentation concerne des objets qui se trouvent plutôt à distance, que l'on se représente : ils sont remémorés, imaginés et anticipés. Pour évoquer la perception, je vais tenter de montrer dans quelle mesure les zones humides peuvent être considérées comme un « anti-monde », c'est-à-dire un monde à côté du monde, où tout est possible, y compris le pire, l'illicite ou l'illégal. Voici les résultats d'une enquête concernant les zones humides du corridor rhodanien. 24 clichés ont été soumis à la vue de quelques groupes de répondants : des écoliers, des associatifs et des élus locaux. 12 photographies représentaient le paysage d'une eau courante (le Rhône), 12 autres une zone stagnante (des bras morts) [figure 1].
Figure 1 : L'évaluation des paysages du corridor fluvial : le Rhône et ses bras morts
Voyons ensemble les résultats. En noir sont représentés les bras morts, c'est-à-dire les zones humides ; en gris, le Rhône, le chenal vif et les eaux courantes. Les résultats paraissent inquiétants, dans le sens où les zones humides sont reconnues comme étant moins esthétiques, mais aussi moins typiques, moins représentatives du paysage de la vallée. Ces zones humides suscitent davantage un sentiment de danger. Enfin, on a sensiblement moins envie de s'y promener.
Comment expliquer la valorisation négative des zones humides par les répondants ?
Evoquons tout d'abord, à la suite de Gaston Bachelard, le complexe dit d'Ophélie : au sujet des zones humides, on pense assez vite à l'angoisse et à la mort. Dans L'Eau et les rêves, Gaston
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Bachelard rappelle qu'Ophélie est un personnage secondaire de la pièce Hamlet, de Shakespeare. À la fin de la pièce, ce personnage décède. Nous ne savons pas très bien s'il s'agit d'un accident ou d'un suicide. Quoi qu'il en soit, elle meurt dans l'eau. Elle y meurt même deux fois : non seulement elle y perd la vie mais elle s'y dissout également. Dès lors, Ophélie est devenue une figure littéraire et poétique. On la retrouve dans la peinture romantique au XIXe siècle, avec Millet. On la retrouve encore aujourd'hui, cette image étant cesse réactualisée, par exemple sur cette photographie de Delphine Ballet. Le deuxième regard que je souhaite développer est « biologisant ». En effet, les cours d'eau sont souvent perçus comme des éléments vivants, qui « courent ». Voici une citation de Jean-Marie Heurtault de Lammerville, agronome, homme politique de la fin du XVIIIe siècle : « Si vous arrêtez les fluides, vous détruisez dans l'homme le principe de la vie, et sur la terre, vous causez des engorgements. Vous faites
Figure 2 : Evaluation des paysages fluviaux avant et après des travaux de restauration
extravaser les eaux et vous créez des marais pestilentiels ». Tel est le leitmotiv : l'eau doit absolument couler, ce qui entraîne un certain nombre de projets de restauration. Comment sont-ils évalués ? Voici la même enquête, avec 12 photographies prises avant les travaux de restauration et 12 photographies prises après. Ces travaux consistent en un débroussaillage, un élagage et un curage du bras mort, pour faire couler l'eau. Ces travaux de restauration sont plutôt bien perçus. Ils proposent des paysages reconnus comme étant plus esthétiques et plus
représentatifs du paysage de la vallée. Ils suscitent un moindre sentiment de danger. Enfin, on a davantage envie de s'y promener. [figure 2] Je souhaite revenir à des propos tenus tout à l'heure, relatifs à l'aspect ambigu de l'eau : l'eau de vie, mais aussi l'eau de mort. L'eau courante penche plutôt du côté de l'eau de vie alors que l'eau stagnante penche plutôt du côté de l'eau de mort. On peut toucher du doigt l'eau de vie en pensant au sanctuaire localisé aux sources de la Seine, où l'on a retrouvé de nombreux ex-voto en bois, des bras, des jambes et des têtes qui sont désormais conservés au Musée archéologique de Dijon. L'eau, dans ce cas, est plutôt pure et donc régénérante. Elle redonne la vie. En revanche, l'eau stagnante a un lien avec la mort. Cette eau génère les possibles les plus inquiétants, notamment des créatures féminines, telles que les demoiselles de l'eau ou les lavandières de nuit. Ces dernières
Ophélie, huile sur toile de John Evett Millais (1851), Tate Britain, Londres
Photographie de Delphine Ballet
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ont toujours été liées à la mort. Ainsi, elles annoncent un moment funeste, un décès dans l'entourage de celui qui les observe, ou bien elles doivent purger un péché, par exemple un infanticide. Je prends à présent un peu de recul pour passer de la perception aux représentations que nous en faisons. Les zones humides ont en effet plusieurs types de valeurs. J'insisterai sur les usages locaux, qui ont été collectés à partir de la moitié du XIXe siècle. Il est encore possible de les consulter aujourd'hui dans les chambres d'agriculture, dans les préfectures et, pour les anciennes éditions, aux archives départementales. Les usages locaux sont constants ; ils ont une durabilité d'une trentaine d'années. Ils sont collectifs, dans la mesure où ils concernent une communauté. Ils sont enfin spatialisés, liés à une commune, un canton ou le plus souvent à un département. Des usages locaux concernent par exemple les étangs de la Dombes au nord de Lyon. Ces étangs procèdent de ces usages, qui sont recueillis dans le recueil d'André Truchelut (1892). Dans la Dombes, les usages produisent des paysages culturels : ils doivent autant à l'environnement qu'aux sociétés humaines. Le thou est un dispositif technique qui permet de retenir l'eau ou de l'évacuer. Au pied du thou se trouve la pêcherie, où les poissons sont pêchés au terme de la vidange de l'étang. En amont, le bief principal permet l'évacuation de l'eau. Enfin, tout autour de l'étang, des rives végétalisées sont propices aux activités récréatives et cynégétiques. Ce paysage fait l'objet d'un assolement pendant trois ans. L'étang, en tant que paysage culturel, fait l'objet de plusieurs types de valeurs : une valeur d'existence, une valeur d'héritage (du fait de ses usages, l'étang est hérité des générations précédentes) et une valeur patrimoniale. Actuellement, la patrimonialité des étangs de la Dombes connaît un changement de régime : une valeur transactionnelle s'ajoutent aux valeurs précédentes. Les zones humides et les productions qui les accompagnent deviennent des emblèmes territoriaux, ce qui permet de basculer de la protection de l'environnement au développement local de ces territoires. Par exemple, l'association de promotion du poisson des étangs de la Dombes s'est entendue sur une marque, « Poissons de Dombes », qui se retrouve déjà sur les meilleures tables de la région. Cette pratique n'est pas spécifique aux étangs de la Dombes. Il s'agit de profiter d'un objet environnemental pour promouvoir des politiques portées par des collectivités au nom des territoires. Pour finir, je vais tenter de questionner la diffusion du discours lié à la multifonctionnalité des zones humides dans l'opinion publique, en m'appuyant sur la presse. La presse a certes « mauvaise presse ». Mais, malgré tous ses défauts, elle rend compte, d'une certaine façon, des représentations liées aux zones humides, tout en les faisant évoluer. J'ai collecté 150 articles publiés récemment dans la presse quotidienne régionale et nationale. En utilisant un logiciel d'analyse textométrique, j'ai essayé de repérer les principales représentations qui concernent les zones humides. J'ai relevé six grands mondes lexicaux (par ordre décroissant) :
Un étang de la Dombes en période d'assechement, avec son thou et sa pêcherie (au premier plan) ainsi que son bief principal (en arrière-plan), avril 2011 © S. de Carrara n° hors série - printemps 2017
· Enormément d'articles concernent l'inventaire des zones humides. Ils signalent le début de l'enquête, sa fin, les incertitudes autour de la définition de la
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pluralité des zones humides ou encore les tensions liées à la reconnaissance des zones humides. Certains groupes professionnels se mobilisent lors de l'enquête, tels que les agriculteurs dans l'Ouest. · De nombreux articles concernent la commémoration de la Journée mondiale des zones humides. Une série d'articles est publiée chaque année le 2 février. · Le troisième monde lexical procède des discours tenus sur la valeur patrimoniale des zones humides. · La valeur écologique des marais et des prairies inondables prend d'autant plus d'importance que l'on a bien conscience que les zones humides ont fait l'objet de drainages et qu'elles sont victimes de l'urbanisation. · Beaucoup d'articles signalent également l'intérêt des dispositifs de gestion, en particulier les schémas d'aménagement et de gestion des eaux (SAGE), qui s'exercent désormais à l'échelle des bassins versants. · Pour finir, la presse rend également bien compte des services écosystémiques qui sont assurés par les zones humides : elles jouent un rôle reconnu pour la société. En 2014, le Télégramme a ainsi avancé « six bonnes raisons » de s'intéresser aux zones humides. L'article rappelle qu'elles servent de tampon pour les inondations, qu'elles permettent de réduire le pic de crue mais aussi qu'elles contribuent à l'amélioration de la qualité des eaux, en participant à leur épuration. Il souligne dans quelle mesure les zones humides contribuent à l'agriculture, en donnant des eaux pendant la période estivale, au moment où les plantes en ont le plus besoin. Il évoque également le rôle du stockage du carbone et les activités récréatives. Il rappelle enfin la valeur éducative et scientifique des marais et des zones humides. Ce discours lié à la multifonctionnalité des zones humides et aux services écosystémiques assurés par les zones humides se diffuse au sein de l'opinion publique. Cela rappelle les trois « pro » promus par Paul Arnould. Nous avons bien conscience qu'il faut protéger les zones humides, produire (des productions sont liées à ces milieux) et se promener dans les zones humides, qui ont une valeur récréative. Pour conclure, cette pluralité de valeurs débouche sur des projets de restauration, que je souhaite questionner. On peut se demander s'il n'existe pas un risque de traditionalisme, voire la tentation de figer l'existant. Je vais donner un exemple caricatural. Au sud de Lyon, la lône de Ciselande avait été restaurée par la Compagnie nationale du Rhône (CNR) pendant l'été 1999. Un bulldozer était passé pour reconnecter le bras mort (à l'amont et à l'aval) au chenal principal. La photographie prise 10 ans plus tard montre qu'il ne reste plus qu'un maigre filet d'eau. Une autre, prise 15 ans après les travaux, souligne qu'il n'y a plus d'eau du tout sur la plus grande partie de la lône. On tend plus ici parfois davantage vers le jardinage que vers la restauration. Il ne suffit pas de restaurer des formes
L'évolution de la lône de Ciselande (à l'aval de Lyon, sur le Rhône) en 2011 et après sa restauration en 2015 © Y.-F. Le Lay « pour mémoire »
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pour pérenniser des zones humides. Si l'on se contente de fixer l'existant ou de restaurer un bras mort avec un bulldozer, on oublie que cette forme a été générée par des processus qui ont permis de l'entretenir. Il importe de réfléchir à la durabilité de ces travaux. Merci beaucoup. commun ». Jung parlait d'« archétype ». Nous restons soumis à des relations profondes avec notre environnement. Force est de constater que cette relation profonde avec les zones humides reste inquiétante. Cela vaut pour les zones humides mais également pour d'autres objets. J'ai longtemps travaillé sur le bois mort, qui contribue au bon fonctionnement des écosystèmes aquatiques. Certains gestionnaires et certains grands scientifiques ont bien conscience de la valeur de cet objet, ce qui ne les empêche pas, lorsqu'ils ont un arbre mort dans leur jardin, de le couper. biens privés sont accessibles et certains biens publics peuvent rester fermés) et la réglementation des espaces.
De la salle
Votre dernière diapositive m'amène à vous poser la question suivante. Actuellement, un courant s'affirme en faveur de la wilderness à la française. Certains parlent du retour du « sauvage ». Ces thèses dénoncent le jardinage ou du moins une trop forte gestion de la nature, en particulier des aires protégées. Avez-vous commencé à percevoir ce courant, s'agissant des zones humides ?
Débat
Magalie Franchomme
Merci Yves-François. J'ai beaucoup apprécié votre présentation, qui a dressé un tableau très varié, mais, je pense, très représentatif de la situation. Je laisse la parole au public.
De la salle
Je souhaite poser une question à l'ensemble des intervenants. À chaque fois que l'on parle des zones humides, on retrouve la question des biens communs. Au regard de ce qui est diffusé dans la presse, les gens ontils une compréhension profonde ou seulement superficielle des implications des biens communs et de la gestion en bien commun ? Les gens restent coincés dans un imaginaire du territoire, où seuls existent la propriété privée et l'État.
Yves-François Le Lay
Les zones humides que j'ai présentées ici sont des annexes fluviales. Si nous n'agissons pas, elles disparaissent. Le fleuve dont nous parlons, le Rhône, est l'un des plus nucléarisés au monde. J'ai évoqué la Compagnie nationale du Rhône (CNR) mais Electricité de France (EDF) est également présente sur les rives. Un cours d'eau, ce n'est pas simplement de l'eau ; c'est aussi un débit solide. Or, des barrages et des ouvrages transversaux, qui sont peut-être transparents à l'eau (car il s'agit surtout de barrages au fil de l'eau), ne sont pas transparents à l'égard du transport solide. Ici, les alluvions ne sont donc plus aussi mobiles qu'autrefois, ce qui provoque une incision du plancher alluvial. Le plafond des nappes phréatiques s'enfonce lui aussi, si bien que les annexes fluviales, les zones humides et les bras morts s'assèchent. Si nous n'agissons pas, nous les perdons.
De la salle
Vous avez opposé la perception et la représentation, ce qui est intéressant. Malgré l'éducation et les représentations qui évoluent, les perceptions négatives que vous avez présentées au début sontelles toujours prégnantes ?
Yves-François Le Lay
J'ai opposé un peu frontalement la perception et la représentation. Mais la réalité est plus complexe. La perception s'accompagne de valeurs : on est en contact avec l'objet considéré. Ces valeurs sont nécessairement représentées. Lorsqu'on perçoit quelque chose, c'est avec le contexte socio-culturel environnant et donc, notamment, avec les représentations. Qui plus est, je crains que, même pourvus d'un important savoir, nous restions sujets à un imaginaire collectif, à un « pot
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Yves-François Le Lay
Je souhaite glisser de la notion de bien commun à celle d'espace public, qui est peut-être documentée depuis plus longtemps par le champ des sciences sociales. Cette question est assez complexe. On ne peut simplement opposer l'espace public et l'espace privé. Lorsque l'on parle d'espace public, il convient de prendre en compte au moins trois aspects : l'aspect juridique, l'accessibilité à l'espace (certains
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Récemment la CNR a accepté de relever le débit dans certaines zones : il y a donc désormais un peu plus d'eau mais pas davantage de galets. C'est aussi ce facteur qui remet en cause les projets de restauration.
Yves-François Le Lay
Á titre personnel, je n'ai pas eu l'occasion de réaliser d'enquête pour évaluer la représentation plus ou moins positive ou négative attachée à différents types de zones humides (littorales, fluviales, etc.). Je peux simplement affirmer que des travaux de psychologues de l'environnement et de géographes ont concerné plusieurs types de paysages de l'eau. L'eau est très positivement valorisée de manière générale. En revanche, l'eau dynamique, celle qui coule, est plus facilement valorisée que l'eau stagnante, qui est plus mélancolisante. Cela est vrai en milieu
Thierry Mougey
Vous avez parlé des zones humides dans leur globalité. En fonction de celles-ci, avez-vous constaté des perceptions différentes ? Entre une mare et de grandes zones humides telles que la Camargue, une question d'échelle intervient dans la perception, qui semble importante. Analysez-vous cette échelle dans une perspective sociologique ?
rural, mais également en milieu urbain. Ainsi, un plan d'eau stagnante sera beaucoup moins apprécié que des jets d'eau. Certainement, un marais maritime sera perçu très différemment d'une zone à l'autre. N'ayant pas confirmé cette vision au cours d'une enquête, je ne peux toutefois pas me prononcer.
Magalie Franchomme
J'invite à présent Bertrand Sajaloli à rejoindre le pupitre. Maître de conférences en géographie à l'université d'Orléans, il va nous présenter l'image des zones humides dans la littérature contemporaine.
Quelle perception avons-nous des zones humides ? © Thierry Degen - Terra
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espaces vécus, perçus, imaginés
L'image des zones humides dans la littérature contemporaine
Bertrand Sajaloli, Maître de conférence en géographie, EA 1210 CEDETE, Université d'Orléans
Je remercie Yves-François Le Lay d'avoir si bien posé quelques jalons. Sur le plan de la recherche, ce que je vais vous présenter s'inscrit dans la géographie culturelle, qui essaie de voir en quoi la culture et la littérature peuvent être à même de créer des types de paysages. Nous avons un glorieux prédécesseur, André Ferré, qui dès 1946, tenait de chercher en quoi, en France, il existait des paysages littéraires : ces paysages pouvaient être marqués par la littérature, en raison de la présence d'une maison d'écrivain, d'une stèle, etc., ou parce que la description des paysages était tellement importante qu'elle était devenue une sorte d'archétype paysager, qui s'est ensuite maintenu. Ainsi, des décisions de nature, et donc des organisations paysagères, échappent à cela ; c'est justement ce que nous sommes en train de traquer. Dans les marais de l'Aisne, et notamment le marais de la Souche, dans lequel j'ai travaillé, il s'y trouve des paysages de la « peur de mourir ». En effet, lorsque des paysans souhaitent transmettre leurs biens, c'est souvent à destination de leurs petits-enfants. Or ils ne souhaitent pas leur transmettre de l'« air », et y plantent des arbres, ce qui constitue une totale aberration écologique. De même, avec le centre régional de la propriété forestière (CRPF), lorsque je cherchais à classer la Sologne en « Natura 2000 », nous nous étions aperçus, avec Xavier Pesme, aujourd'hui responsable du CRPF, qu'il existait des paysages protestants et des paysages catholiques. Nous arrivons parfois à le repérer, alors même que le propriétaire n'en a pas nécessairement conscience. Les zones humides sont particulièrement propices à une projection de l'imaginaire, car elles se trouvent dans l'entre-deux et que ce sont des milieux chargés de vie et de mort. De plus, moins que des terres cultivées ou que la forêt, elles font l'objet de politiques publiques et économiques, ou de grands types de valorisation, qui s'inscriraient dans des courants d'échanges mondiaux. Dès lors, se pose une série de questions que vous voyez ici, telles que la littérature est-elle un moteur géographique qui permet de comprendre les types de paysages, et donc les types d'écosystèmes ? Je vais à présent faire un point méthodologique. Je travaille selon l'approche sémiotique, c'est-à-dire que j'étudie le sens des mots et la manière dont la littérature utilise les zones humides pour dégager des sentiments. Il s'agit également de voir de quelle manière les zones humides sont représentées par la littérature. J'ai toujours été un grand lecteur. J'ai donc repris mes lectures personnelles, puis j'ai tenté de constituer un corpus,
Introduction
La géographie est une science qui permet de disposer d'éléments factuels ; elle s'interroge sur les conditions du milieu, sur l'organisation des sociétés, sur le droit, etc. Une fois que nous avons passé la nature dans ce tamis, il reste encore beaucoup d'éléments inexplicables.
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qui comprend pour le moment 230 romans, tous datant d'après 1945. Aujourd'hui, je fais attention à retenir, pas nécessairement des romans que je lirais personnellement, mais de grands succès de librairie, pour être certain de bien traquer une vision partagée. Évidemment, ma base est l'extraordinaire ouvrage de Gaston Bachelard, qui définit un certain nombre d'archétypes. Je cherche à déterminer si on les retrouve, et si de nouveaux archétypes apparaissent. Je vais vous livrer quelques éléments à partir de ces lectures.
Eaux dormantes, eaux signifiantes
Parcourir les zones humides, c'est d'abord entrer dans un monde de désirs, de plaisirs et de dérèglements. Sur les deux couvertures successives de La Vouivre de Marcel Aymé, vous remarquez combien la moralité dans laquelle nous vivons a progressé. Dans un grand nombre de livres, surtout près des étangs, les couples se retrouvent. Le plaisir et le désir sont présents chez ce formidable écrivain finlandais, Arto Paasilinna. Il se promène, et tout d'un coup, la femme du proviseur se trouve
à proximité. On retrouve l'obsession du plaisir, à travers cet ouvrage, qui ne relève pas de la grande littérature. J'aime beaucoup la cinéaste féministe du début des années 1970, Nelly Kaplan ; je vous rappelle qu'on lui doit La fiancée du pirate. Dans ce roman assez amusant, elle regarde les ébats amoureux et les conflits des gens dans un village. Ce plaisir et ce désir peuvent même se dérégler. On le voit dans le livre de Garcia Marques, L'amour au temps du choléra, et surtout dans Le Plan B, de Chester Himes. On assiste à des dérèglements sexuels et moraux, toujours à proximité, et comme encouragés par les zones humides. C'est ce que l'on retrouve
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également dans ce beau roman policier américain, Les marécages, de Lansdale. La deuxième figure est celle de l'harmonie avec la nature. En lisant des histoires à ma fille, j'ai été frappé par la vision harmonique et édénique liée aux zones humides et aux mares. On la retrouve beaucoup dans la littérature, qu'elle soit policière ou classique, par exemple dans un ouvrage d'Henning Mankell sur la lionne blanche, où ressort une image d'harmonie. On retrouve également l'eau des origines chez Guy de Maupassant. Le thème des origines représente une figure fréquente, en particulier dans le dernier ouvrage de Montalban, qui effectue une synthèse de toute sa production littéraire, à la fois policière et classique. On retrouve également souvent une note thématique de l'eau lustrale, l'eau des souillures. Au début du roman Vendredi ou les limbes du Pacifique, de Michel Tournier, Robinson se trouve dans la boue, couvert d'excréments. Il perd toute dignité humaine et tout d'un coup, au fin fond de la souille, il retrouve l'image de son père, puis revient. Telle une figure initiatique, la zone humide permet à l'homme de renaître. Enfin on assiste à l'apparition d'un véritable genre policier, le roman écologique. Dans les polars écologiques, il s'agit très souvent de défendre et de protéger la nature. La troisième figure est celle des ruptures et des secrets. En remuant une eau stagnante, on fait réapparaître des secrets enfouis. C'est très souvent la base de narrations, policières ou non,
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La cinquième figure est le surnaturel, le lieu de communication avec les dieux, très fréquent dans les tourbières, et beaucoup utilisé dans la littérature fantastique. Enfin, la dernière image est celle de la mort : on meurt beaucoup près des zones humides, soit volontairement, par suicide, soit au bout d'âpres combats. On retrouve les images dont YvesFrançois parlait tout à l'heure. Elles renvoient à la topographie des enfers de L'Enéide de Virgile.
chez Alain Dulot, Henri Jaouel, etc. Il va en ressortir des collaborateurs pendant la seconde guerre mondiale, un meurtre non résolu, etc. La quatrième figure relève de la laideur, de la peur et de la bassesse, surtout dans les mondes de tourbières, où l'organique est extrêmement présent. Par définition, c'est le lieu où les gens perdent leur morale et leur dignité, où les meurtres les plus affreux se passent. De même, un trouble et une perte de contrôle de soi apparaissent, notamment chez Irène Némirovski, et chez Madame de la Fayette. Lorsque cette dernière traverse les marais Pontins en Italie, qui ne sont pas asséchés, elle perd le contrôle d'ellemême. Ce n'est que lorsqu'elle regagne la plaine du Pô asséchée qu'elle reprend tout d'un coup de la moralité. Cette figure revient souvent, et est souvent liée à des postures de mensonges et de trahisons. Elle renvoie à une figure plus ancienne de L'Enfer de Dante.
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Relier images et types de zones humides
Nous nous apercevons que certains types de zones humides reviennent, que nous pouvons associer relativement facilement à des types de représentations et à des archétypes de perception littéraire, par exemple en reprenant la typologie de Geneviève Barnaud. Dès Flaubert, la tourbière, est plutôt mal considérée. On retrouve un regard ambivalent, notamment dans le formidable roman La saga de Youza, qui est probablement le plus beau livre que j'aie jamais lu sur les tourbières. Mon idée, pour terminer, est que l'on peut associer tourbières, diable et peur ; étang, sexe et harmonie ; narcissisme et réminiscence ; cadeau, suicide et noyade ; lac et élévation. On peut associer une typologie hydrologique ou géographique à des archétypes. la réserve biologique dirigée de la forêt de Rambouillet, alors que les techniciens de l'ONF étaient en train de reconstruire des tourbières ex nihilo. Ils ont bâti de grands ovales très allongés, avec un petit bourrelet de sol et une gangue forestière juste à côté, ce qui donnait des sexes béants de femmes. François Terrasson, dans un congrès de Rambouillet, avait remarqué ces images, ce qui avait outré les responsables de l'ONF. Je vous remercie.
Débat
Magalie Franchomme
Un grand merci, Bertrand, pour ce travail très dense. Nous avons juste le temps pour deux questions rapides.
De la salle
Ce matin a été évoquée la question des terminologies. Que vaut-il mieux utiliser, entre zone humide, milieu humide, terre d'eau, etc. ? Dans les différentes visions des zones humides que nous avons, existe-t-il une influence des terminologies utilisées ? Si nous utilisons le terme de « marécage » auprès du public, cela ne va-t-il pas avoir une connotation négative ? Quels sont les termes qui peuvent apparaître dans la littérature du XIXe et du XXe siècle, mis à part marais et marécages, et en quoi ont-ils une influence sur les discours ?
Conclusion
En guise de conclusion, j'ai le sentiment, depuis 25 ans que je travaille sur les zones humides, que le gestionnaire a un imaginaire. Il agit avec des lois et des objectifs financiers, mais en ressentant des peurs et des doutes liés à une culture. J'ai de plus en plus l'impression que cette culture véhiculée par la littérature se traduit en création de paysages et en choix d'aménagements. Nous pouvons distinguer trois éléments : des paysages figés, des paysages défigurés par le poids négatif de la zone humide et des paysages composés. Voici
Bertrand Sajaloli
Le verbe fait l'eau. Au XIXe siècle, dans l'ouvrage sur l'histoire de l'assèchement des zones humides françaises du
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comte de Dienne, il est question de miasmes, d'odeurs délétères et d'eau corrompue ; le décor est planté. Le fait d'utiliser les termes marécage ou lieu d'eau présente nécessairement une connotation plus ou moins négative. Il faudrait peut-être repérer s'il n'y a pas un glissement dans les mots que nous utilisons, et traquer ainsi l'évolution des perceptions que les gens peuvent en avoir.
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Pourquoi et comment les agences de l'eau se sont progressivement investies pour préserver, restaurer et entretenir les zones humides
Vincent Valin, Agence de l'eau d'Artois-Picardie
Olivier Thibault, mon directeur général, a eu un empêchement de dernière minute. Mon exposé sera peut-être en rupture avec les propos qui ont été tenus précédemment. Je souligne la dernière intervention. Pour moi qui ai une fibre technique, j'ai vraiment apprécié la vision littéraire de ces aspects techniques. Je vais vous expliquer pourquoi et comment les agences de l'eau se sont intéressées progressivement aux zones humides. Lorsque vous regardez cette photo, voyez-vous un avantage, une contrainte, un intérêt pour un territoire ou une difficulté ? Vous verrez qu'il s'agit tantôt d'un avantage, tantôt d'un inconvénient. Nous rencontrons des conflits d'usages sur ces zones humides, des objectifs différents qui se développent en fonction de la perception des publics, que ce soit le grand public, les urbanistes ou les agriculteurs, etc. Au niveau des agences, nous sommes amenés à gérer ces paramètres.
Avantage ou inconvénient des zones humides ? © Agence de l'eau d'Artois-Picardie « pour mémoire »
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Pourquoi les agences de l'eau se sont progressivement investies en faveur des zones humides ?
On a coutume de dire que les agences de l'eau sont le « parlement de l'eau ». Au sein des agences de l'eau, l'ensemble des entités concernées (les agriculteurs, les environnementalistes, les industriels, les élus...) sont représentées. Nous tentons de faire en sorte que les acteurs travaillent ensemble pour faire évoluer les sujets et les enjeux sur le thème de l'eau. Nous nous trouvons dans les locaux du ministère de l'écologie. La double tutelle, environnement et budget, a son sens. Le principe est relativement simple : c'est celui du « pollueur payeur ». Celui qui pollue et prélève de l'eau acquitte une redevance, ce qui permet de financer des actions menées contre la pollution, pour la préservation des milieux aquatiques, pour la sécurisation de l'eau potable, l'assainissement... Aujourd'hui, les recettes de l'agence sont liées aux prélèvements et à la pollution. Il n'existe pas de redevance assise sur l'existence des zones humides, et donc pas de financement a priori destiné aux zones humides, tout comme il n'existe pas de redevance sur la pluie. Ceci explique que l'action des agences de l'eau envers les zones humides n'ait pas été innée. Nous travaillons avec les services de l'État, tels que l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques (ONEMA), les directions départementales des territoires, et de la mer (DDT-M), les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL). Historiquement, depuis leur création en 1964, les agences de l'eau ont géré d'abord les problèmes liés à l'eau potable et à l'assainissement, pour des motifs de salubrité. Chronologiquement, la part du milieu aquatique dans nos programmes d'intervention a pris de plus en plus de place. Progressivement, on est passé du petit cycle de l'eau au grand cycle de l'eau. En 2006, les questions liées au milieu naturel aquatique ont été intégrées dans les missions des agences. Á quoi sert une zone humide ? Nous l'avons déjà dit. Si vous canalisez un cours d'eau ou que vous supprimez une zone humide, vous obtiendrez à l'aval des inondations. Dans nos bassins, on trouve encore des secteurs urbains inondés, qui résultent d'une suppression des zones humides. Nous constatons que les zones humides jouent un rôle dans les inondations, dans le soutien d'étiage et dans la recharge de la nappe. Certains secteurs comportaient depuis une longue période des zones humides, ce qui permettait de recharger les ressources en eau. Ces zones humides ont été soit canalisées soit urbanisées ce qui nécessite aujourd'hui de tirer des kilomètres de canalisations d'eau potable pour amener l'eau aux populations. Les zones humides, nous ne l'avons pas encore dit, jouent un rôle épuratoire. Voici une photo d'unité d'épuration, qui présente le principe d'une zone
La lagune de Quevauvillers joue un rôle épuratoire © Agence de l'eau d'Artois-Picardie
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d'expansion, où l'eau stagne. À certains moments, l'ammoniaque se transforme en nitrates, à d'autres périodes, les nitrates se transforment en azote gazeux. Les zones humides peuvent également être une source de production. L'agriculture joue aussi un rôle d'activité économique par rapport aux zones humides. Nous sommes en train de travailler sur le sujet. Nous finançons concrètement des travaux de restauration des zones humides. Différentes photographies en attestent, montrant des travaux de renaturation de zones humides, etc. Nous développons un effort visant à l'appropriation de leurs enjeux par les populations locales. Nous finançons également les collectivités en vue de réaliser des acquisitions de zones humides, ce qui permet de maintenir ces caractéristiques. Nous avons en propriété des terrains, une de ces propriétés a été aménagée et transformée par l'agence. L'année dernière, nous avons vu arriver le râle des genêts, oiseau emblématique de la biodiversité.
Les enjeux futurs
Depuis la loi du 27 janvier 2014, il existe un enjeu lié à la gestion des milieux aquatiques et prévention des risques d'inondation (GEMAPI). Cet enjeu est aussi évoqué dans le projet de loin sur la biodiversité. Nous travaillons sur la manière d'évaluer les zones humides et sur le suivi des travaux de renaturation et de maintien réalisés sur les zones humides. J'insisterai sur deux points qui nous préoccupent. Comment concilier les usages des zones humides ? S'agissant de l'usage agricole,
Comment préserver, restaurer et entretenir les zones humides ?
Comment les agences de l'eau se mettent-elles en ordre de bataille pour préserver les zones humides ? Le premier Schéma Directeur d'Aménagement et de Gestion des Eaux (SDAGE) demande aux schémas d'aménagement et de gestion des eaux (SAGE) de caractériser les zones humides selon différentes catégories : les zones humides remarquables, agricoles, historiques. Nous menons des études préalables et nous élaborons des plans de gestion, afin de lister les enjeux et les intérêts des zones humides. Sur les territoires, des collectivités ont ou non une compétence concernant l'inondation, la biodiversité et l'aménagement. Nous pouvons assister à des conflits d'usage entre acteurs du territoire, l'un souhaitant drainer la zone humide, l'autre voulant la maintenir.
Le Râle des genêts, oiseau emblématique de la biodiversité © L.M. Préau, LPO
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nous faisons le pari que, pour maintenir les zones humides, il faut les concilier avec les activités agricoles. Pour éviter que la zone humide ne soit drainée et qu'elle ne devienne un champ de maïs, il faut aider la population agricole. Nous développons un programme « zones humides » de 2 millions d'euros sur 5-6 ans, qui permet de travailler sur le taux de charge des animaux, traite des questions de maladies liées aux animaux, d'adaptation des mesures agroenvironnementales, d'adaptation des pratiques de l'élevage aux zones humides. L'urbanisme constitue pour nous un enjeu important. Aujourd'hui, nous avons l'impression que pour un urbaniste, un élu ou un architecte, les zones humides représentent une « galère ». Ils n'ont pas encore compris que le fait de se trouver dans une zone humide pouvait représenter un atout pour amener la nature dans la future ville. Il est question aujourd'hui de renaturation et de verdissement de la ville.
Vincent Valin
Evidemment, le pourcentage de compensation a posé problème. J'ai entendu parler de 1 à 3 tout à l'heure. Pour notre part, nous nous sommes arrêtés à 150 %. Vous jugerez si cela est ambitieux ou non. Par ailleurs, une nouvelle notion a été introduite pour désigner ce qui se trouve à l'intérieur d'un même SAGE. Surtout, plutôt que de compenser à 150 % au milieu de la « pampa », il a été décidé de renaturer les zones humides historiques, qui sont aujourd'hui dégradées. L'ensemble des comités de bassin et les défenseurs de l'environnement ont compris que, pour éviter la dépréciation des zones humides, il fallait permettre aux acteurs locaux, en l'occurrence aux agriculteurs, de conserver une activité compatible avec les zones humides. La partie est loin d'être gagnée. Je discutais il y a quelques jours avec le Président de la Chambre d'Agriculture de la Somme, qui était déçu que les bouchers et les consommateurs attendent des moutons de pré-salé qui ne sont pas produits. Les outils de transformation sont construits, mais ils sont sous-exploités en raison d'une trop faible production. Pourtant, les marais de pré-salé existent : on en compte une centaine d'hectares. Passé ce constat, nous devons parvenir, collectivement, à faire fonctionner la chaîne.
d'une évaluation purement économique et monétarisée. Vous êtes partis des services écosystémiques mais en relevant surtout la valeur patrimoniale ainsi que le fait qu'une zone humide peut se situer à proximité d'une ville ou dans une ville, même si la biodiversité y est moins forte.
Débat
Magalie Franchomme
Merci Vincent. questions ? Avez-vous des
De la salle
Vous avez dit que la disposition éviter, réduire et compenser les impacts sur les milieux naturels avait été très débattue. Quel était le point de conflit ?
Magalie Franchomme
J'ai suivi les travaux de l'agence de l'eau Artois-Picardie, notamment une évaluation économique des zones humides. L'agence a eu à coeur de sortir
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La biodiversité des zones humides : les oiseaux
Nettes rousses
Gribes huppés
Spatule blanche
Bécasseau variable
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espaces vécus, perçus, imaginés
Valoriser l'image des zones humides auprès des décideurs, en France et à l'international
Le rôle des organisations non gouvernementales depuis les années 1960
Jean Untermaier, Président de la Société nationale de protection de la nature, professeur émérite de droit public, Université Jean-Moulin Lyon 3, ancien président de France-Nature-Environnement
Je souhaite vous faire part de mon embarras face à cette communication, pour deux séries de raisons. La première tient au fait qu'il m'est demandé d'intervenir en tant qu'acteur. Je suis président de la Société nationale de protection de la nature (SNPN), après avoir été président de FranceNature-Environnement et militant de base du Comité départemental de protection de la nature de Saône-etLoire. J'avais également fait partie du Centre ornithologique Rhône-Alpes, à une époque où un ornithologue ou un naturaliste de terrain étaient aussi des
protecteurs de la nature. Cela se passait avant 1971 et la création d'associations spécialement vouées à la protection de la nature. Il s'agit de témoigner et de raconter. Or, il me semble que cet exercice se fait très mal de l'intérieur. Pour parler correctement d'un rôle, il faut ne pas faire partie de l'institution en question. Cette analyse relève de la science politique, de la sociologie des organisations, et donc d'un champ de compétences très important, qui excède de beaucoup celui qui m'est propre.
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Une autre raison est qu'il m'est difficile d'établir la distinction entre l'action pour les zones humides et ce qui relève de la valorisation de l'image. Je me suis demandé s'il s'agissait de la représentation visuelle ou de la conception mentale. L'idée générale est que les associations de protection, dans leur ensemble, se sont peu préoccupées de l'image des zones humides, mais la situation est en train d'évoluer. Pour développer ce propos, je vais d'abord présenter la situation de manière générale. Puis vous me permettrez, dans un deuxième temps, de faire un zoom sur la Société nationale de protection de la nature. soldé par une victoire. En effet, les associations ont réussi à faire échec au projet de liaison Rhin-Rhône ainsi qu'à la construction d'une centrale nucléaire qui devait se trouver entre Mâcon et Chalon-sur-Saône. De ces exemples, je retiens que les associations ont livré un combat classique, mettant en avant des arguments écologiques et économiques : c'est très net dans le cas de la liaison Rhin-Rhône. Mais ce n'était certainement pas fondé sur l'image des zones humides. Il y a cependant quelques nuances à apporter. Je pense que l'on a pu utiliser comme argument, lors de diverses actions, l'image que représentaient les zones humides dans des cas comme la Dombes ou dans des ouvrages dédiés à la nature tels que ceux de Charles Vaucher, liés aux oiseaux. Ces cas constituent, me semble-t-il, des exceptions par rapport à la démarche globale. Au plan national, c'est un peu la même chose. J'ai peu parlé de la Société française pour le droit de l'environnement, une société savante et une association militante, qui s'est donné pour mission de perfectionner le droit de l'environnement, dans un but de protection. Assez tôt, elle s'est occupée des zones humides, en particulier dans le cadre d'un colloque sur le littoral en 1977. J'ai relu les propos qui avaient été tenus ce jour-là en matière de zones humides. Leur image n'y apparaît pas ou très peu. Les zones humides y étaient présentées selon leurs diverses fonctions, puis on passe aux discussions juridiques. Le livre Avant que la nature meure (1965) est significatif de ce qu'était l'action des associations en matière de protection de la nature. Il a été réédité il y a quelques années. Jean Dorst y consacre quelques pages au milieu aquatique : « Dans la plupart des cas, les raisons esthétiques et morales suffiraient à justifier la préservation dans leur état naturel de certains biotopes aquatiques. La plupart d'entre eux sont très pittoresques ». Viennent ensuite trois pages de considérations économiques et écologiques. Je crois que cela est très représentatif de la faible part que tenait l'image des zones humides dans l'action pour les zones humides.
Le point de vue général
Je crois que nous pouvons résumer la situation en disant que les associations ont livré des batailles pour la nature et pour les zones humides mais pas pour l'image de la nature et des zones humides. Je crois que cela tient au fait que, pendant des décennies, l'action associative a été une action de défense. Il s'agissait en effet de faire face à un projet qui menaçait des espaces. Cela se vérifie aussi bien au plan local qu'au plan national. Au plan local, quelques exemples me viennent à l'esprit. Ainsi, dans la Dombes, le marais des Echets a représenté, pour le Centre ornithologique de RhôneAlpes, un combat perdu. La protection du Val de Saône constitue un autre exemple, qui s'est, en revanche,
Participants Parc Courneuve - Stains. © Elodie Seguin/SNPN « pour mémoire »
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La Société nationale de protection de la nature (SNPN)
La SNPN est la plus ancienne société de protection de la nature en France et, je pense, dans le monde, puisqu'elle a été créée en 1854. Le mode d'action de la SNPN en matière de zones humides a été tout à fait important. Nous avons créé et nous gérons deux réserves relevant de la convention de Ramsar : la Camargue (1926), le lac de Grand-Lieu (1985). Quand Luc Hoffman dirigeait le centre de recherche de La Tour du Valat, créé en 1954 pour s'occuper des oiseaux d'eau et des zones humides, la SNPN fut, avec lui, à l'origine directe de la conférence des Saintes-Maries-de-la-Mer qui traçait les principes de préservation des zones humides. Cette conférence préfigurait la convention internationale de Ramsar sur les zones humides, signée en 1971. Nous avons aussi beaucoup oeuvré à la coordination du programme européen de préservation des zones humides, avec l'animation du groupe d'experts des zones humides. Nous menons également toute une série d'actions en faveur des zones humides de l'Île-de-France. C'est un vaste programme, dont plusieurs acteurs sont présents aujourd'hui. Nous avons travaillé à la constitution d'un réseau « zones humides » et avons réalisé l'inventaire des mares. Nous nous préoccupons maintenant de la reconquête. Nous faisons partie de l'association Ramsar-France. Et l'image, dans tout cela, me direzvous ? Elle n'est pas totalement absente. Créée pour faire connaître l'image de la nature, la SNPN se présente comme le « grenier de la nature ». Elle agit pour vulgariser certaines connaissances « écologiques ». Elle vise aussi à faire connaître l'image de la nature et des zones humides. J'ai ici un numéro spécial « Zones humides », qui date d'il y a quelques années. Nous évoluerons aussi, dans la mesure où nous consacrons beaucoup plus de temps que jadis à l'information, à la sensibilisation et à l'éducation. Autrement dit, les associations de protection de la nature s'occupent peu d'image mais « elles se soignent ». En ce qui nous concerne, nous avons en tout cas sérieusement évolué en ce sens.
Conclusion
Ma conclusion pourrait être un essai d'explication du peu d'importance accordée à l'image ou, en tout cas, à la reconnaissance tardive de l'image. Les associations, comme les autres acteurs, ont finalement suivi l'ambiance générale et la manière habituelle de traiter les problèmes de nature et d'environnement. Nous avions l'impression que ces problèmes étaient d'abord d'ordre écologique, puis économique. Peut-être
Muséum national d'histoire naturelle - Fête de la nature © Lorraine Bourget/SNPN n° hors série - printemps 2017
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existait-il aussi, dans nos associations, un hiatus entre nature et culture. Les associations de protection de la nature, en tout cas à l'origine, et avec de belles exceptions, n'étaient que peu préoccupées des questions liées au patrimoine en tant que patrimoine culturel. Je crois que c'est une explication qui a son importance. Un fossé a pu séparer les naturalistes et ceux qui sont plus attachés au patrimoine naturel dans son acception traditionnelle. Les choses changent, dieu merci. que des campagnes ont été portées par de nombreuses associations ; outre la SNPN, les parcs naturels régionaux, les réserves naturelles, les conservatoires d'espaces naturels... On peut citer les campagnes Fréquence grenouilles, qui ont pris comme prétexte la grenouille pour parler de la zone humide. Plutôt que d'affirmer que peu de chose se faisait, peut-être devrions-nous dire que nous n'étions pas assez explicites dans le fait que l'on mettait en avant les éléments de la zone humide.
Jean Untermaier
La pédagogie des zones humides mériterait d'être regardée de plus près, notamment l'action des Centres permanents d'initiation pour l'environnement, créés à partir des années 1972-1973, et d'autres d'organismes comparables. Je ne serais pas étonné de constater que la pédagogie a été très largement fondée sur des considérations économiques et écologiques générales, assez peu sur l'image. Je reconnais que je n'ai pas d'éléments concrets pour le prouver. Il ne s'agit que d'une hypothèse.
Jean Untermaier
Je pense que vous avez raison. Pour aller un peu vite, j'ai omis quelques considérations générales préliminaires. Je n'ai évoqué que ce que je connaissais, pas les actions menées par la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) ou par le World Wildlife Fund (WWF).
Débat
De la salle
Le constat que vous faites sur l'image des zones humides que se sont faites les organisations non gouvernementales me paraît quelque peu caricatural. Il me semble, même si je n'ai pas votre ancienneté, que, si certains courants associatifs ne sont allés dans le sens de prendre en compte l'image donnée par ces milieux, d'autres s'y sont attelés très tôt. Il est néanmoins évident que la question de l'image avait moins de force dans l'action associative il y a 50 ans. Je pense à la Hulotte des Ardennes : dès le début, elle s'était lancée dans des campagnes en faveur des mares. Les associations ornithologiques amenaient déjà beaucoup de monde dans la défense des zones humides. Peut-être la mise en avant de la zone humide était-elle parfois implicite, mais elle était déjà présente. Par la suite, comme vous l'avez dit, « nous nous sommes soignés ». On voit
Thierry Mougey
En préliminaire global, les associations de protection de la nature effectuent un travail important pour développer la pédagogie de l'environnement. L'aspect de sensibilisation et d'image passe aussi par toutes les personnes qui font des animations autour de la nature. L'intitulé de votre intervention portait sur la valorisation de l'image des zones humides auprès des décideurs, et non auprès de tous les publics. D'après ce que j'ai entendu, les associations suivent davantage une logique d'« affrontement » ou de « combat ». Par conséquent, existe-t-il de bons exemples de valorisation auprès des décideurs qui soit positive et liée aux zones humides ?
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Regards complémentaires
La recherche au service d'une réhabilitation des zones humides L'eau et les zones humides ou le jaillissement universel du sacré Les réflexions sur l'évolution de la perception d'une zone humide L'exemple de la Sologne (XVIIe - XIXe siècles)
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regards complémentaires
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La recherche au service d'une réhabilitation des zones humides
Jean-Claude Lefeuvre, Professeur émérite au Muséum National d'Histoire Naturelle
L'appellation « zone humide » peut désigner tout élément du continuum reliant l'environnement aquatique continental ou marin à l'environnement terrestre (Turner, 1992). Quelle que soit leur localisation, les zones humides n'ont jamais laissé les hommes indifférents.
Zones humides : les débuts d'une longue histoire
Vénérées le long du Tigre et de l'Euphrate, elles l'ont été également dans l'Egypte ancienne qui bénéficiait des services apportés par le Nil, considéré comme un élément clé de la réussite de cette nation estimée par beaucoup comme « la seule parfaitement cohérente de l'Antiquité ». L'Egypte a longtemps magnifié les zones humides et les plantes liées à l'eau. Caractérisée par une vallée qui représente la superficie de la Belgique, étirée sur deux fois la longueur de la France, elle présentait au début de son histoire une flore et une faune qui s'épanouissaient avec exubérance dans les marais du Nil (Yoyotte, 1988). C'était notamment le cas de certaines plantes comme le papyrus formant d'épais fourrés, en particulier dans les vastes zones marécageuses du delta. Couvrant largement la vallée au temps où la terre d'Egypte émergeait, le papyrus était l'image vigoureuse du monde en gestation. « Verdoyant et vivace, signe de
Chasse aux oiseaux dans les marais dominés par les papyrus. Le chasseur, accompagné de sa famille, est debout sur une barque de papyrus. Tombe de Nakht le chasseur (milieu XVIIIe dynastie). © Dictionnaire de la civilisation égyptienne. Georges Posener, 1988, Hazan, Paris
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joie et de jeunesse, il est aussi le sceptre magique des déesses. Sans le papyrus et l'ingéniosité des Egyptiens, la transmission des traditions classiques aurait été bien moins facile » (Yoyotte). Le lotus occupait une place primordiale : pour les Egyptiens, « un grand lotus sorti des eaux primordiales » est considéré comme le berceau du soleil au premier matin, selon une des nombreuses traditions relatives à la création de l'univers par l'astre initial. Que ce soit dans les grands marécages du royaume ou du delta, en tous lieux où l'élément liquide reposait au temps du chaos, les lotus prenaient racine dans les fonds limoneux. Ainsi concrétisaient-ils la naissance du monde à partir de l'humide. Si l'Egypte, don du Nil, développait dans la vallée des « limons noirs » une agriculture dépendant des crues et des décrues du fleuve, durant toute l'Antiquité, elle savait néanmoins préserver judicieusement de larges zones marécageuses dont certaines parties étaient dévolues à l'élevage, à la cueillette, à la chasse... Par la suite, l'homme pharaonique a accéléré et développé de plus en plus le remblaiement de la vallée tout en maitrisant la crue. Les bassins d'irrigation ont proliféré au détriment des zones humides. En Europe, le passage de la vie de chasseurs nomades à une existence de paysans a constitué l'une des grandes révolutions de l'histoire humaine. La néolithisation de l'Europe entre 7000 et 5000 ans avant notre ère s'est effectuée à la suite d'un processus lent et progressif venu du Moyen-Orient (Mazurié de Kerloualin, 2003). Peu à peu, la révolution néolithique s'est caractérisée par un processus d'expansion démographique et de colonisation de territoires par des groupes d'agriculteurs. Une partie d'entre eux, dits les Danubiens, a pénétré en Europe, d'est en ouest, en empruntant les principaux cours d'eau, et notamment le Danube et ses affluents. Ils ont d'abord colonisé les rives des fleuves avant
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de gagner les plaines et les plateaux. On pourrait les accuser, en raison de la conquête de terres agricoles en bordure des cours d'eau, d'être responsables de la régression des zones humides. C'est sûrement vrai, en partie. Mais, par la suite, les zones humides vont disparaître aussi pour une autre cause que le drainage : leur réputation a été durablement ternie par l'Empire romain, où on les accusait de « porter le mal » (mala aria, mauvais air en italien).
Destruction des marais : les arguments se multiplient
L'argument de salubrité publique a donc pesé lourd dans la destruction des marais. Mais des arguments d'ordre agro-économique ont également été avancés pour éliminer ces terres humides considérées comme « improductives ». Parmi ceux-ci, on a évoqué le plus souvent leur fréquente inaccessibilité, les contraintes d'utilisation induites par une submersion pouvant durer les trois quarts de l'année ou le peu d'appétence de certaines plantes (carex, roseaux, joncs...) (Lefeuvre, 1994). L'édit royal d'Henri IV, du 8 avril 1599, résume bien l'idée que l'on s'est faite de ces zones humides en Europe depuis le Moyen Âge : « il y a de grandes quantités de palus et marais inondés et entrepris d'eau, et presque inutiles, et de peu de profit, qui tiennent beaucoup de pays comme déserts et inhabités, et incommodent les habitants voisins, tant à cause de leurs mauvaises vapeurs et exhalations, que de ce qu'ils rendent les passages fort difficiles et dangereux ; lesquels palus et marais étant desséchés, serviront en partie au labour et partie en prairies et pâturages » (Donadieu, 1996). Ce texte explique pourquoi, en France, il n'existe plus de vastes zones humides ayant un caractère totalement naturel. Dans leur état actuel, la plupart ont été aménagées par l'homme, ou créées artificiellement. Ces idées destructrices ont prévalu pendant des
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siècles, avec une recrudescence dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, une époque où les physiocrates encourageaient une politique de « mise en valeur » de ces zones : le contrôleur Bertin faisait ainsi édicter des exonérations fiscales pour les endiguements. Cela s'est traduit notamment par des gains de terres agricoles sur pratiquement toutes les vasières et marais salés du littoral Atlantique-Manche. En 1787, Grette de Paluel, membre de la Société royale d'agriculture, obtint un prix de la société d'agriculture de Laon pour un mémoire sur le dessèchement des marais, décrits comme « inaccessibles aux hommes et aux bestiaux, ne produisant que des joncs et des roseaux, et de surcroît, fangeux, malsains, où des eaux perpétuellement croupissantes répandent un air pestilentiel. » Certes, quelques voix se sont élevées pour les défendre. En 1811, les maires du département du MontBlanc insistaient sur l'utilité des marais en tant que producteurs de « blache » provenant de la fauche des plantes de marais, capable de fournir un excellent engrais vert ou une litière pour les animaux avant de devenir un fumier renommé. Ils signalaient que ces marais servaient aussi de pâturages collectifs (la vaine pâture) et qu'ils jouaient un rôle dans la production de poissons. Mais ces arguments pesaient peu par rapport à ceux qui permettaient d'agrandir les surfaces agricoles en procédant à l'assainissement et au drainage des zones humides. On a utilisé le terme « dessécher les terres » (Olivier de Serres, 1605) jusqu'au début du XIXé siècle où on a vu apparaître le terme d'« assainissement » pour désigner une opération par laquelle on donne un écoulement aux eaux omniprésentes, avec un double objectif : la santé des hommes et la récupération de terres agricoles. L'usage du terme de drainage est plus récent. Selon leurs objectifs et les moyens techniques disponibles, les sociétés ont imaginé des systèmes parfois très sophistiqués pour transformer les
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zones humides et, plus généralement, maîtriser les niveaux d'eau à leur convenance (Barnaud, 1998). Les Hollandais en ont été les orfèvres ; ils ont su exporter leur savoir-faire dans de nombreux pays souhaitant conquérir des terres arables sur le domaine maritime. Les fleuves et les rivières ont vu leurs cours canalisés, dérivés, équipés de barrages, au détriment des zones humides riveraines, pénalisées aussi par les extractions de granulats. Les marais littoraux ont souffert de l'urbanisation et du développement des équipements portuaires et aquacoles. Les mangroves ont été la cible d'une surexploitation du bois. Les milieux tourbeux, lents à se reconstituer, ont été soumis à l'exploitation de la tourbe en tant que combustible puis support horticole, etc. Les initiatives de mise en valeur par assèchement vont perdurer jusqu'à une date récente en France. La loi d'orientation agricole du 4 juillet 1980 précisait encore que « la maîtrise de l'eau est le facteur essentiel de la production agricole », ce qui permettait de développer le drainage sur la base de plus de 100 000 ha par an à partir de 1980, avant le coup d'arrêt de 1992 (11240 ha). Ainsi, dans le marais poitevin, caractérisé par la présence de zones humides remarquables, grâce à l'aide publique, le drainage a concerné 2000 à 4000 hectares par an entre 1980 et 1992. Un chantier pouvait faire disparaître un ha par heure. Bien qu'elle ait été largement entamée dès le XIe siècle, la régression des zones humides n'a jamais été aussi intense en Europe que depuis la Seconde guerre mondiale. L'Espagne, qui en comptait encore un million d'hectares avant 1940, en a perdu près de 50% entre 1950 et 1970. La France a vu disparaître plus de 50 % de la surface de ses tourbières, de ses marais continentaux et littoraux au cours de la seconde moitié du XXe siècle.
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La génèse d'une politique publique des zones humides
L'ampleur des suppressions de ces milieux était telle qu'elle a conduit à mener une évaluation des politiques publiques en matière de zones humides, décidée en 1991 par le Comité interministériel de l'évaluation (CIME) présidé par le Premier Ministre. La loi sur l'eau du 9 janvier 1992 prévoit, dans son article 2, une gestion équilibrée de la ressource en eau visant à assurer « la préservation des écosystèmes aquatiques, des sites et des zones humides. » Cette loi était suivie, au cours de la même année, par la directive 92/43/CEE concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et la flore sauvages. Ses mesures d'application ont visé à assurer le maintien ou le rétablissement dans un état de conservation favorable des habitats naturels ...notamment côtiers, d'eau douce, des tourbières, des prairies humides... En France, cette loi a été suivie d'effets : le drainage a été réduit en dessous du niveau de 1500 ha/an. Il est vrai que des représentants de l'État n'hésitaient pas à exprimer des avis. Ainsi, dans l'avant-propos du rapport d'évaluation sur les zones humides (1994), confié à un groupe piloté par le préfet Paul Bernard, JeanBaptiste de Foucault soulignait que « la conservation et le devenir de ces espaces constituent un enjeu majeur et désormais reconnu et l'absence de politique spécifique les concernant est aujourd'hui sensible et préjudiciable. » Dans le marais poitevin par exemple, les résultats ont été immédiats : si entre 1992 et 1995, le drainage faisait encore disparaître 800 ha chaque année, entre 1995 et 2002, la superficie disparaissant annuellement est passée à 200-300 hectares. Ceci étant, comme le marais poitevin a été classé zone de protection spéciale, la France a toujours été considérée comme ayant manqué à ses obligations, en vertu de l'article 4 de la directive 79/409/CEE concernant la conservation
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Les marais littoraux jouent un rôle central pour l'hivernage et la nidification de plusieurs espèces de limicoles dont l'avocette élégante © N. Hermann/SMBS-GLP
des oiseaux sauvages qui, pour la plupart d'entre eux, sont liés aux zones humides. Pour ce motif, la France a été condamnée par la Cour de justice de l'Union européenne en novembre 1999 (arrêt1 de la Cour dans l'affaire 96/98) Faisant le point de la situation à l'échelle nationale en 1993, Geneviève Barnaud indiquait que « les deux tiers des zones humides ont disparu en France en un siècle environ ». Elle précisait : « c'est au cours des dernières décennies que la régression a été la plus spectaculaire. » En fait, malgré la création de quelques associations de protection de la nature dans la première moitié du XXe siècle et la naissance de réserves naturelles, il a fallu attendre la fin de la Seconde guerre mondiale pour que les choses changent dans le domaine de la protection de la nature. À l'échelle internationale, l'Union internationale de la protection de la nature (UIPN) a vu le jour en 1942. En France, la création du Conseil national de la protection de la nature (CNPN)
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Selon la Cour, le marais poitevin constitue une zone naturelle de très haute valeur ornithologique. Pour n'avoir pas classé dans les délais prescrits (le 28 janvier 1996) en zone de protection spéciale (ZPS) une superficie suffisante du marais poitevin, et n'avoir pas pris les mesures appropriées pour compléter le régime de protection des ZPS classées, la Cour de justice condamne la France pour manquement.
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date de 1946. La Fédération française des sociétés de protection de la nature a été créée en 1969 et rebaptisée France Nature Environnement (FNE) en 1990. sur les oiseaux d'eau et les zones humides et CIPO conseil international pour la préservation des oiseaux). C'est le 2 février 1971 que la convention fut adoptée à Ramsar en Iran. Entrée en vigueur en 1975, elle n'a été ratifiée par la France qu'en 1986, après moult difficultés auxquelles la loi d'orientation agricole de 1980 n'était pas étrangère. Malgré tout, c'est en partie grâce à cette convention, désormais connue sous le nom de convention de Ramsar, que les zones humides ont changé de statut dans notre société moderne. Les États signataires sont enfin convaincus de la valeur économique, culturelle et scientifique incontestable des écosystèmes représentés par les zones humides. La mobilisation de la communauté scientifique au sein du processus de la convention de Ramsar ne paraît pas étrangère au fait que, un an avant l'adoption de cette convention, l'UNESCO avait lancé le projet MAB (L'homme et la biosphère). Le but de ce projet était de fournir « des bases scientifiques permettant d'améliorer la relation entre l'homme et son environnement, en traitant les problèmes concernant l'utilisation rationnelle des ressources naturelles, leur conservation et la gestion écologique des territoires. » Il s'agissait d'un beau programme pour une convention naissante. La mobilisation des scientifiques s'exprimait d'autant plus que d'autres initiatives internationales voyaient le jour. Ainsi, INTECOL (International association of ecology) créait un groupe chargé tous les quatre ans d'organiser, à partir de 1980, un colloque international sur les zones humides. On me demanda de faire partie de ce groupe et d'organiser le troisième symposium à Rennes en 1988. On aurait pu penser que la signature d'une convention internationale et le développement de programmes de recherche renverseraient les tendances héritées d'un long passé, condamnant les zones humides à
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La mobilisation des scientifiques et des associations internationales
C'est pendant toute cette période que des scientifiques ont commencé réellement à intégrer les recherches sur les zones humides dans leurs programmes. On peut dire que les premiers défenseurs des zones humides à s'être préoccupés de leur régression sont des hommes passionnés d'ornithologie, comme Luc Hoffmann 2 , créateur de la station biologique de la Tour-du-Valat en Camargue. L'opiniâtreté de ces précurseurs a abouti à la création d'un véritable consortium de défenseurs des zones humides. Leur premier objectif, dès les années 1960, a été d'évaluer à l'échelle mondiale l'état des zones humides de la planète, grâce au programme MAR (comme MARais, MARshes, MARismas). Ils eurent l'idée de concevoir une convention internationale lors d'une réunion organisée aux Saintes-Maries-de-laMer, coordonnée par l'UIPN, regroupant également Wetlands et Birdlife International (qui s'appelaient à l'époque BIROE bureau international de recherche
Luc Hoffmann nous a quittés cette année (1923-2016). Petit fils de Fritz Hoffmann-La Roche, le fondateur de l'entreprise pharmaceutique Hoffmann-La Roche (aujourd'hui Roche), l'une des plus grandes au monde, il aurait pu avoir une vie toute tracée en devenant un grand capitaine d'industrie. Passionné très tôt par la nature, notamment les oiseaux, il sera le premier, avec un ami, à découvrir la nidification des fous de Bassan aux Sept-Iles. Il découvre la Camargue où il achète le domaine de la Tour du Valat en 1948. Il y crée une station biologique après avoir passé sa thèse en ornithologie. La station sera inaugurée en 1954. Il comprendra très vite que l'étude des oiseaux nécessite d'entreprendre des recherches sur leurs habitats, en l'occurrence pour la Camargue, sur les zones humides. La station de la Tour du Valat a fêté ses 60 ans en 2014. Elle est devenue l'institut de recherche pour la conservation des zones humides méditerranéennes et jouit d'une réputation internationale.
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régresser au point d'être devenues les écosystèmes les plus menacés au monde avec les forêts tropicales humides. Il n'en était rien. Les marais de l'Ouest en sont un bel exemple : pour cause de réduction des surfaces de prairies humides passées de 75% à moins de 40% entre 1973 et 1990, le marais poitevin s'est vu retirer le label de parc naturel régional. Même si c'est difficile à admettre, en fait, il a fallu s'habituer à ce que le temps de latence demeure insupportable entre la prise de conscience internationale sur la valeur des zones humides, étayée par les résultats des recherches, souvent de qualité, contredisant l'image négative héritée de croyances moyenâgeuses, et la mise en place de mesures conservatoires destinées à préserver ce qu'il reste de ces écosystèmes considérés comme les plus productifs. La recherche sur les zones humides, et notamment sur les marais salés, a commencé à se développer très tôt aux États-Unis ainsi que le montrent quelques publications parues dans le « Journal of Ecology » à partir des années 1930. Ces parutions étaient consacrées à la description des marais salés et traitaient également de la distribution des plantes et des animaux inféodés à ces milieux. Bien sûr, on doit considérer que ces descriptions étaient nécessaires au développement de l'écologie. On peut en effet admettre, avec B. Hubert (2004) que cette science « s'est développée à partir des savoirs naturalistes jusque-là orientés vers la classification des espèces afin d'organiser la connaissance du monde vivant ». Pour que l'écologie puisse montrer sa différence par rapport aux disciplines classiques comme la botanique, la zoologie, et devienne à tout le moins « l'étude des interactions entre les organismes vivants et le milieu où ils vivent, et des organismes vivants entre eux, dans des conditions naturelles ou modifiées par l'homme » (Frontier al., 2008), il lui a fallu du temps. La montée en puissance des recherches écologiques consacrées aux zones humides en a pris beaucoup car la nécessité de comprendre que ce sont
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des zones d'interface et qu'elles doivent être étudiées comme tel, n'a pas été perçue tout de suite. Par ailleurs, comme je l'ai laissé entendre, dès 1964 (à la station de Paimpont), l'écologie se devait, si elle souhaitait être entendue, de contribuer à l'émergence d'une politique de gestion plus globale qui, en s'accordant avec de multiples disciplines, y compris celles de l'homme et de la société, conduirait à une véritable interdisciplinarité. Avec du recul, on peut considérer que le temps qui s'est écoulé depuis la dernière guerre, époque à laquelle les premières recherches tenant compte de la particularité des zones humides ont commencé à être publiées, n'a pas été perdu. Il s'est même, de mon point de vue, révélé « payant » en termes de conséquences pour la collectivité, même s'il reste beaucoup à faire pour que les résultats obtenus soient réellement pris en compte, à la fois par les politiques publiques et par les citoyens.
L'apport des chercheurs americains
Sans refaire un historique détaillé portant sur le développement des recherches concernant ces milieux d'interface, il faut néanmoins signaler quelques étapes majeures permettant de suivre l'évolution des idées. La première étape porte sur la mise en évidence des interactions entre milieux aquatiques et milieux terrestres. En 1962, Teal démontrait que les marais salés américains sont des lieux où la transformation microbienne de l'énergie et des nutriments est quantitativement dominante, ce qui donne une clé pour comprendre non seulement comment fonctionne le réseau alimentaire à terre, mais également sous quelle forme principale circule cette matière organique reprise par les marées. Fait important, il démontre également que 45 % de la matière organique produite par les marais salés étudiés sont exportés vers les eaux marines côtières. Ce résultat fournissait à l'époque
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des arguments importants à ceux qui s'inquiétaient des opérations de poldérisation et d'assèchement des marais salés de la côte Est des États-Unis et qui voulaient s'y opposer. En 1980, E.P. Odum, l'un des grands noms de l'écologie, dont les premiers travaux sur l'évaluation de la productivité des eaux côtières datent de 1968, confirmait les recherches de Teal. En s'appuyant sur le constat d'une régression rapide des ressources marines des eaux côtières (l'effondrement de la pêche à la crevette, aux coquilles Saint-Jacques, etc) dans les zones soumises à la poldérisation des marais salés, il émet l'hypothèse « outwelling » qui considère que le fonctionnement de certaines zones côtières dépend effectivement des apports des marais salés. On peut ainsi affirmer, en se basant sur des données scientifiques solides, que la transformation des marais littoraux a des répercussions importantes sur la pêche côtière et les activités aquacoles. Par la suite, l'étude des zones humides continentales a montré la généralité de ce phénomène : par exemple, les ripisylves produisent la matière organique essentielle au fonctionnement des fleuves et des rivières. La seconde idée force a émergé à partir d'une étude comparée des écosystèmes du globe réalisée par Wittaker en 1974 montrant que les zones humides sont parmi les milieux les plus productifs. Ce scientifique indique par exemple qu'aucune terre cultivée n'est capable de produire autant de matière organique à l'hectare que les marais littoraux : certaines prairies à spartines des marais côtiers de l'est des USA peuvent produire jusqu'à 40 tonnes de matière sèche par hectare et par an. Pendant cette période, des scientifiques ont développé des recherches « à terre ». Ainsi, par exemple, Mitsch a démontré en 1979 que, comme pour les zones littorales, il existe des interactions entre les marais riverains des rivières et les rivières elles-mêmes. « L'ignorance ayant un coût », de nombreux programmes de recherches se sont développés à partir des années 1980, mettant en avant les notions de fonctions écologiques et de valeurs des zones humides. Ces termes recouvrent différentes propriétés de ces écosystèmes et découlent de la connaissance de leur fonctionnement, de leur structure mais aussi de leurs usages. Ce sont ces recherches qui ont conduit à une troisième étape et non des moindres, puisque les travaux qu'elle a générés, en mettant l'accent sur les conséquences de la destruction des zones humides, en particulier celles qui sont rivulaires des grands fleuves, ont permis de révéler leur rôle multifonctionnel. Parmi ces services rendus figurent l'écrêtage des crues, le stockage de l'eau, la régulation du débit des cours d'eau, la protection des rivages, le contrôle des transferts de nutriments (dont les nitrates) et de nombreuses substances toxiques, le rôle dans la reproduction des poissons, etc. L'attention portée aux zones humides a fait aussi qu'à un moment où l'interdisciplinarité commençait à faire des adeptes, des chercheurs dépendant de disciplines classifiées sciences de l'homme se sont intéressés aux travaux effectués par leurs collègues des sciences de la nature et notamment des écologues. Ainsi, l'économiste Costanza, accompagné par douze collègues d'autres disciplines, proposait en 1997 une estimation minimum de la valeur des services rendus par les écosystèmes formant la biosphère. Cette tentative a donné lieu à des controverses mais nul ne sera étonné d'un résultat venant conforter l'obligation de protéger les zones humides. En effet, « bien que les champs cultivés représentent une surface 5 fois supérieure à celle des zones humides, ces dernières rapportent 40 fois plus à l'humanité en fonction de la multitude des services qu'elles rendent. » Les nombreuses publications dans les revues, mais aussi des ouvrages comme « Wetlands » publiés par
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Mitsch et Gosselink pour la première fois en 1986 (ce livre en est à sa cinquième édition) ont fait que les politiques publiques ne pouvaient plus ignorer l'intérêt pour les États-Unis (ainsi que le montre le tableau de synthèse paru dans Zones Humides Infos n°15, 1997) de mettre fin à une éradication de leurs zones humides, se traduisant par une perte de plus de 54% de leur surface depuis l'arrivée des premiers colons jusque dans les années 1990. Ce nouveau regard sur les marais se traduisait au plus haut niveau de l'État par le slogan du président Bush en 1988 : « No net overall loss, net gain » (Ce « plus de perte nette » a été repris par la suite par les défenseurs de la biodiversité). Cette déclaration a permis au génie écologique de se développer aux États-Unis et d'envisager une politique de restauration des zones humides dont Mitsch et Jorgensen ont fait le point dans « Ecological engineering and ecosystem restoration » (2004). gestion de l'eau, basée sur deux postulats : la dimension géographique des grands bassins hydrographiques (actuellement les agences de l'eau et les comités de bassin) et le principe pollueur-payeur. Grâce à cette proposition qui mettait en avant le principe nouveau d'interrelation entre les bassins versants et leurs cours d'eau, la France s'est bâti une réputation internationale. Dans le même temps, la Délégation générale à la recherche scientifique et technique (DGRST) innovait en matière de recherche en incitant les chercheurs à travailler à l'échelle des paysages et les disciplines à joindre leurs efforts pour que ces recherches se traduisent par une nouvelle vision conjointe de l'homme et de son environnement. De nombreux chercheurs, confrontés à l'évolution du territoire français, étaient prêts à s'investir pour mettre leur compétence au service de ces nouvelles propositions de recherche, conduisant à des résultats plus directement opérationnels « avec et pour les hommes. » Dès 1970, grâce à la DGRST, des recherches effectuées pendant l'une des toutes premières actions concertées, consacrée au rôle des bocages, démontraient que la structure des bassins versants constituait un élément clé pour comprendre l'importance des variations du niveau d'eau dans une rivière au cours de l'année. Parallèlement, Hénin, un grand nom de l'Institut national de la recherche agronomique (INRA), a eu le courage, dès 1981, de confirmer l'ampleur de la pollution diffuse liée à l'évolution des pratiques agricoles, tant dans les espaces cultivés que dans les élevages intensifs des animaux. Il a tenté de faire admettre que la dégradation des ressources en eau n'était pas seulement due aux rejets des eaux usées domestiques et des polluants produits par l'industrie mais qu'elle pouvait être aussi d'origine agricole. De nombreuses universités se sont intéressées à cette problématique. De mon côté, j'insistai auprès du ministère pour rappeler que le fonctionnement des écosystèmes aquatiques dépend étroitement de celui des écosystèmes terrestres qui forment les bassins versants (Lefeuvre, 1986).
Une recherche française en progression constante
On peut considérer que dans le domaine d'une recherche de qualité consacrée aux zones humides, la France n'a rien à envier aux USA. Si nous avons mis plus de temps à consacrer des recherches sur les marais salés, nos premières publications sur les zones humides continentales ont précédé celles de nos collègues américains. De mon point de vue, deux faits importants, parmi d'autres, peuvent expliquer ce décalage. Le premier résulte de ce que Michel Rocard avait qualifié « d'un coup de génie administratif », dû à Ivan Chéret lors de la création des agences financières de bassin en 1964, qui disait au gouvernement « qu'il faut arrêter de considérer nos fleuves et nos rivières comme le toutà-l'égout de l'ensemble de l'économie. » Il faisait alors accepter à l'État une politique très novatrice relative à la
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C'est surtout à partir des années 1990 que se sont développées des initiatives souvent conjointes avec les ministères successifs. Elles portaient sur la dégradation de la qualité des eaux due à l'évolution de l'agriculture : au ministère de l'environnement, le comité azote avait été créé par le Service de la recherche, des études et du traitement de l'information sur l'environnement (le SRETIE) en 1981. Par la suite, l'opération « nitrates dans les vallées alluviales » a été lancée à un moment où le avec le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) créait le Programme interdisciplinaire de recherche sur l'environnement (PIREN). Le groupe de recherche le plus remarquable qui a vu le jour pendant cette période existe toujours. Il s'agit du programme PIREN Seine regroupant plus de 140 scientifiques de toutes disciplines, prenant en charge le fleuve et ses affluents, les zones humides et les bassins versants. Il était impossible de développer toutes ces recherches sur les conséquences des changements dans les bassins versants et leurs impacts sur la qualité des eaux sans mettre en avant le rôle des zones humides. Ainsi, un groupe de travail constitué en 1991 au sein du programme « vallées alluviales » du PIREN, analysant la présence des nitrates dans différentes vallées, constatait que dans certains bassins versants la teneur en nitrates avait tendance à progresser, parfois fortement au fur et à mesure que l'on descendait vers l'aval. Mais, dans tous les systèmes considérés, un abaissement des teneurs en nitrates a été observé dans les eaux souterraines de « certains secteurs des zones riveraines », en l'occurrence celles des milieux humides. « Dans ces milieux, les eaux souterraines se caractérisent toujours par de très faibles teneurs, voire une absence quasi-totale de nitrates, résultant d'une dénitrification intense. » La végétation naturelle, lorsqu'elle a été maintenue, accroît les capacités d'épuration de ces milieux vis-à-vis des nitrates. Il a résulté de ces travaux un engouement certain qui s'est traduit par l'expression « les zones humides agissent comme des pièges », favorisant la sédimentation des matières en suspension et des polluants qui leur sont associés. Elles peuvent réduire de manière très significative les transferts de flux polluants sous forme particulaire ou dissoute.
Rôle de la recherche française sur la plaine alluviale © S. Desanlis/SMBS-GLP « pour mémoire »
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La découverte de ce type de services rendus a été obtenue sur la base d'une analyse globale du fonctionnement d'une zone humide. Les résultats de cette recherche ont beaucoup fait pour donner une autre image des zones humides. Ils ont été captés rapidement, notamment par ceux qui avaient en charge le maintien de la qualité de l'eau potable. Ils ont incité le ministère de l'Environnement à agir. Pendant le même temps, d'autres chercheurs ont apporté leur pierre à l'édifice, en s'intéressant aux organismes composant ces écosystèmes, et notamment aux végétaux et aux animaux. Ils sont partis du principe que, si la production primaire constitue l'une des clés permettant de comprendre le fonctionnement des zones humides, chaque composant peut constituer également une source de ressources pour l'homme. Le roseau occupe ainsi une place particulière due aux multiples utilisations qu'il autorise : couverture de huttes (très tôt dans la préhistoire) et de maisons, brise-vent, nasse à poissons. Des paillassons en roseau étaient fabriqués à Babylone il y a 5000 ans. Depuis des millénaires, les hommes naviguent sur les lacs andins avec des bateaux en roseaux, etc. Dès 1976, De Jong a montré qu'il était capable d'une importante fixation de l'azote et du phosphore. Ce pouvoir épurateur a très vite été utilisé dans la conception des stations d'épuration (exemple avec la commune de Saint-Jean-de-Daye dans les marais de Carentan). La station d'Arlon, dépendant de la Fondation universitaire luxembourgeoise, travaille depuis les années 1980 sur l'épuration des eaux par voie naturelle. Après le roseau, elle a testé de nombreuses espèces végétales des zones humides pour éliminer les éléments organiques ou minéraux provenant notamment des rejets urbains. Les résultats l'ont conduit à créer des systèmes de lagunages caractérisés par des assemblages de végétaux au pouvoir épurateur complémentaire. Ce procédé est dit MHEA (mosaïque hiérarchisée d'écosystèmes artificiels). Devant le foisonnement de résultats obtenus par les chercheurs à différents niveaux, dans les années
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1980-1995, le ministère de l'Environnement a décidé en 1991 de soutenir la création du groupe « zones humides » chargé de proposer, au moyen de sa publication « Zones humides infos », des mises au point sur l'intérêt de ces milieux et leur protection. En 1995, sur proposition de Michel Barnier, ministre de l'environnement, a été mis en oeuvre un plan d'action en faveur des zones humides comprenant des inventaires, le renforcement des outils de suivi et d'évaluation avec en ligne de mire la nécessité d'assurer la cohérence des politiques publiques, d'engager leur reconquête et de lancer un programme d'information et de sensibilisation. Malgré toute cette prise de conscience, il a fallu du temps pour entreprendre des programmes de recherche spécifiques sur la reconstruction des zones humides bien que, dès 1987, des chercheurs de Lyon, comme Claude Amoros, se soient intéressé à la restauration des zones alluviales. Il est vrai que le génie écologique peine depuis plus de 30 ans à être reconnu en France. L'une des tentatives effectuée par Robert Barbault au CNRS n'a pas connu le succès attendu. Ce n'est que tout récemment, en 2015, qu'est née la plateforme intitulée « centre de ressources sur le génie écologique ». Entre temps, la dégradation des eaux douces a été marquée par l'arrivée des « éléments trace potentiellement toxiques » (ETPT) en provenance des bassins versants mais si les pesticides proviennent des activités agricoles, d'autres produits toxiques sont dus aux rejets des villes et de certaines usines. Ainsi, la présence de polychlorobiphényles (PCB) avait été révélée dans le Rhône, avec l'identification de la zone de rejet due à une usine. À partir de ce constat, une opération « PCB » a permis de détecter ce polluant dans de nombreux cours d'eau. Ce micropolluant a pu également être suivi jusqu'en milieu marin, avec pour conséquence l'interdiction de la consommation des crabes tourteaux de l'estuaire de la Seine en raison de leur teneur en PCB véhiculés par la Seine.
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L'exemple des marais salés de la baie du Mont-Saint-Michel
En milieu terrestre, on a beaucoup insisté sur la liaison bassin versant-zones humides en considérant que la relation avec la rivière pouvait se faire par des transferts d'eau propre et en oubliant qu'en période de hautes eaux, cette liaison pouvait se traduire par des apports de micropolluants indésirables compromettant l'avenir même des zones humides. C'est d'autant plus dommageable que l'on avait déjà admis, parmi les services rendus, qu'en période de crue, les zones humides sont susceptibles de stocker une partie des eaux, provoquant une atténuation et un retard des pics de crue. En fait, nous avons commis la même erreur en zone littorale, en considérant uniquement, dans un premier temps, à la suite des Américains, la liaison entre les marais salés et le milieu marin. À partir des années 1980, j'ai créé le groupe chargé d'étudier le fonctionnement des marais salés de la baie du Mont-Saint-Michel. Ce
Suivi de l'invasion des marais salés de part et d'autre du Mont-SaintMichel par le chiendent maritime de 1984 à 2013 © Loïc Valéry, université Rennes 1
Le chiendent maritime à l'assaut de l'obione © J.C. Lefeuvre
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groupe s'est agrandi en s'associant avec des collègues du Portugal, du Royaume-Uni et des Pays-Bas ; il est devenu in fine EUROSSAM (European salt marsh modelling), soutenu par la direction générale de la recherche à la Commission européenne. Nous étions partis avec l'idée de vérifier si « les marais salés sont la richesse de la mer » selon la célèbre phrase de l'écologue américain Odum. Il existe des différences flagrantes entre les marais salés de part et d'autre de l'Atlantique : les marais américains sont inondés deux fois par jour par la mer, contrairement aux marais européens qui ne sont submergés totalement que pendant les plus grandes marées donc rarement au cours d'une année. La végétation de ces derniers est plus complexe, sous l'influence de la fréquence des submersions marines. Malgré ces différences, nous avons pu conforter l'hypothèse d'Odum en démontrant qu'une partie importante de la matière organique trouvée dans les sédiments de la baie provenait des marais salés. Si une part minime de cette matière pouvait être utilisée directement par les organismes marins, l'essentiel l'était après transformation par les bactéries. Ceci expliquait notamment l'abondance des diatomées, formant ce que nous avons baptisé « des prairies invisibles », consommées par de nombreuses espèces animales, dont les crustacés, les mollusques (les moules d'élevage en particulier). Par ailleurs, il a été montré, lors des quelques marées où les juvéniles de bars pouvaient atteindre les marais salés pour s'y nourrir de petits crustacés du genre Orchestia, que
L'invasion de l'ensemble du marais par le chiendent maritime à proximité du Mont-Saint-Michel.
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cette consommation pendant des durées très réduite pouvait expliquer jusqu'à 90 % de leur croissance annuelle. Ces quelques exemples donnent raison à Odum, mais ils confortent également l'idée que de tels espaces, capables de dépasser une production de 30 tonnes de matière organique sèche par hectare et par an, sans labour, sans engrais, sans pesticide, méritent bien qu'ils soient protégés. Las, c'était sans envisager que la diversité de la végétation puisse disparaître sous l'effet de l'envahissement de la presque totalité des marais salés par une espèce autochtone caractéristique la partie haute de ces marais, et encore relativement peu représentée dans cette zone dans les années 1980. L'invasion rapide par le chiendent maritime, avec des pointes à 100 ha par an pour certaines périodes récentes, est sans doute la conséquence, d'après des travaux réalisés en laboratoire, de l'augmentation des teneurs en nitrates des rivières qui se jettent dans la baie. En quelques années seulement, cette invasion a remis en cause, notamment, le rôle extrêmement important joué par la zone dominée par l'obione. Il faut considérer les marais salés comme des interfaces qui peuvent subir des transferts d'éléments indésirables aussi bien du côté terrestre que du côté marin. C'est pourquoi j'insiste sur le fait que des opérations multidisciplinaires de recherche doivent se développer sur le long terme, en prenant en compte le cheminement des polluants de toute nature et qui « abreuvent » largement nos cours d'eau et le milieu marin. Cette recommandation s'appuie sur les travaux d'une équipe de chercheurs européens, dont Alain Menesguen de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER). Ils ont montré que l'on peut identifier les rejets d'un grand fleuve et en suivre le cheminement en mer. C'est ainsi que l'on peut suivre la trace des eaux chargées de la Loire vers la mer de la Manche, tout autour de la Bretagne et jusqu'en baie du Mont-Saint-Michel.
Conclusion
Les zones humides sont des milieux extraordinaires qui rendent beaucoup plus de services que ceux que la recherche a identifiés à ce jour. Encore faut-il que nous soyons conscients qu'il existe des limites aux services rendus. Pendant les trente dernières années, on peut dire que la communauté scientifique a fourni suffisamment d'informations de qualité sur les zones humides, que ce soit aux responsables politiques comme aux protecteurs de la nature. Ces informations ont été parfaitement valorisées et diffusées par des publications comme Zones humides infos, et reprises par différents ministères pour faire comprendre que nous devons non seulement nous préoccuper de leur avenir mais investir pour leur redonner vie dans certains secteurs clé d'où elles n'auraient jamais dû disparaître. Cela implique la poursuite des recherches interdisciplinaires intégrant des scientifiques compétents en génie écologique. Car l'heure doit être à la reconquête des zones humides.
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regards complémentaires
L'eau et les zones humides ou le jaillissement universel du sacré
Etienne Grésillon, Maître de conférences en géographie, université de Paris Diderot, Ladyss (UMR 7533 Bertrand Sajaloli, Maître de conférences en géographie, université d'Orléans, Cedete (EA 1210 Centre d'Études
sur les Territoires et l'Environnement) Laboratoire dynamiques sociales et recomposition des espaces) Dans la Genèse, dieu intervient fortement dans les paysages de l'eau, qui de facto signent sa puissance créatrice. Le premier récit biblique de la création commence par cette évocation : « La terre était vague et vide, les ténèbres couvraient l'abîme, l'esprit de dieu planait sur les eaux » (Gn 1, 2). Dans ce chaos des origines, qui s'apparente à un immense paysage humide, à un marécage planétaire, dieu met de l'ordre en focalisant son attention sur les masses d'eau. Il s'emploie, le deuxième jour, à séparer les eaux d'en haut des eaux sous le firmament. Il scinde ensuite, le troisième jour, les continents et les mers. De ces masses inertes, il fait, le cinquième jour, des eaux qui grouillent d'un pullulement d'êtres vivants (Gn 1, 20). C'est également avec l'eau que se referme l'Apocalypse avec son fleuve irrigant la Jérusalem céleste1 : elle est donc omniprésente dans la symbolique chrétienne. Ainsi, de l'espace primitif boueux des origines, le dieu chrétien crée un monde où terre et eau sont séparées. L'humide connaît son ambivalence fondamentale : il est tout à la fois force de vie et chaos inachevé. Aussi étonnant que cela puisse paraître, cette ambivalence sacrale se retrouve non seulement
1
dans les autres religions du Livre (islam, judaïsme) mais encore dans les grandes religions de la planète. L'eau y revêt partout des fonctions spirituelles essentielles : des rites de naissance à ceux du trépas, elle est associée quotidiennement à toutes les pratiques cultuelles. Par extension, les territoires de l'eau, les zones humides, constituent également des paysages sacrés dont les pouvoirs d'intercession auprès du divin épousent étroitement leurs formes terrestres. Marais, mers, lacs, fleuves, sources dessinent ainsi autant de voies particulières, autant de chemins spirituels pour rapprocher les hommes des dieux.
L'eau, ou le jaillissement universel du sacré
L'eau stagnante ou courante, boueuse ou claire, douce ou saumâtre et les milieux qu'elle engendre lacs, mares, étangs, fleuves, rivières ou torrents, tourbières, marais et lagunes sont davantage que la forêt et la montagne, intimement liés au sacré (Gritti, 2010). L'eau l'incarne même tant elle rythme la vie du fidèle, qu'il soit chrétien et reçoive à la fois l'eau du baptême et celle de l'extrême onction, musulman avec les ablutions
« Il me montra un fleuve d'eau de la vie, limpide comme du cristal, sortant du trône de dieu et de l'Agneau » (Apo, 23, 1).
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quotidiennes liées à la prière, juif avec les rites de purification consignés dans le Lévitique, bouddhiste avec les pèlerinages vers les lacs sacrés du Tibet, hindouiste avec ceux vers le Gange et les villes saintes, animiste enfin comme l'adepte de la cosmogonie dogon qui craint et adule les Nommo, génies de l'eau (Griaule, 1996 ; Sajaloli, 2006). Deux raisons déterminent ce jaillissement aquatique du sacré. D'une part, l'eau est le seul des quatre éléments à revêtir à l'état naturel trois états, solide, liquide et gazeux, le seul à unir le ciel et la terre par la pluie qui ruisselle, s'infiltre et s'écoule, mais aussi par les sources qui proviennent du sol et en garde les vertus que valorisent ensuite les eaux minérales et les thermes. D'autre part, intimement liée à la vie, c'est l'élément primordial mais aussi, mais surtout même, celui de tous les passages, de toutes les transformations. Dès lors, sa symbolique, qui se nourrit de la somme complexe de tous ces passages, est bien plus riche que celle de l'arbre ou du sommet : selon Mircea Éliade (1963), c'est en analysant les valeurs religieuses des eaux que l'on saisit la structure et la fonction du symbole, c'est la sacralité des eaux qui forge le seul système capable d'articuler toutes les révélations particulières des innombrables hiérophanies. Parmi elles, une des images exemplaires de la création est l'île, manifestation formelle de la vie au milieu des flots, une autre est l'immersion qui symbolise la régression dans le pré-formel, la réintégration dans le monde indifférencié de la préexistence. Mais cette immersion dans l'indistinct n'est que passagère, elle précède une nouvelle création, une nouvelle vie, voire l'apparition d'un « homme nouveau ». Ainsi, le symbolisme des eaux évoque donc aussi bien la vie, la mort que la renaissance ; au contact du liquide survient toujours la régénération. À cette aune, toujours selon Éliade, le déluge est structurellement comparable au baptême, la libation funéraire à la lustration des nouveaux nés et aux bains rituels. Avec autant d'attributs, la sacralité de l'eau devient universelle : elle est associée à tous les rites de purification, à tous les exercices spirituels, à toute effusion du divin. C'est elle qui crée le lien le plus fort entre toutes les religions du monde, quelles soient disparues ou vivantes, animistes, polythéistes ou liées à la cosmogonie des trois monothéismes ; elle enfin qui constitue « la seule négation de la différenciation spatiale qui ne soit pas désespérante pour le géographe » (Pitte, 2003). Les fonctions de l'eau, tant matérielles que symboliques, relèvent également de trois ordres : combinée à la terre ou à une farine, l'eau féconde, nourrit, façonne et abrite. Pure, sacralisée, elle lave, purifie et conduit vers le divin. Sombre enfin, elle guide vers l'ultime passage de la mort. La fonction fécondante se lit bien dans le texte d'Isaïe qui associe magnifiquement l'eau au sacré et à la géographie :
« La pluie et la neige qui descendent des cieux n'y retournent pas sans avoir abreuvé la terre, sans l'avoir fait germer, pour donner la semence au semeur et le pain à celui qui mange ; ainsi ma parole, qui sort de ma bouche, ne me reviendra pas sans résultat, sans avoir fait ce que je veux, sans avoir accompli sa mission » (Is 55, 10-11).
Toutefois, l'eau n'est rien sans la terre, c'est un principe premier, primordial mais qui ne donne la vie que combinée à la terre et à l'air (Béthemont, 2003) :
« Au jour où le Seigneur dieu fit la terre et le ciel, il n'y avait encore aucun arbuste de la campagne sur la terre et aucune herbe de la campagne ne poussait encore ; car le Seigneur dieu n'avait pas fait pleuvoir sur la terre et il n'y avait pas d'homme pour la cultiver. Mais un flot montait de la terre et en arrosait toute la surface. Le Seigneur façonna l'homme de la poussière de la terre ; il insuffla dans ses narines un souffle de vie et l'homme devint un être vivant » (Gn 2, 4-8).
Fécondante, l'eau est aussi vitale et structure le quotidien en l'arrimant au sacré : sources, puits, fontaines deviennent ainsi tout à la fois des lieux indispensables aux fonctions biologiques de l'homme mais aussi des lieux de culte et de dévotion. La fonction sacralisante, universelle, érige l'eau en symbole quasi-exclusif de pureté. Bachelard (1942),
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dans L'eau et les rêves, affirme que
« l'on ne peut pas déposer l'idéal de pureté n'importe où, dans n'importe quelle matière. Si puissants que soient les rites de purification, il est normal qu'ils s'adressent à une matière qui puisse les symboliser. L'eau claire est une tentation constante pour le symbolisme facile de la pureté. Chaque homme trouve sans guide, sans convention sociale cette image naturelle ». tout acte est subordonnée à l'excellence de l'intention qu'on y met ».
Pourtant, deux principes différents distinguent eau lustrale et eau baptismale. L'eau lustrale métamorphose l'être ordinaire, vil et trivial, en être purifié et apte à la transcendance. Musulman, on ne peut prier qu'après les ablutions rituelles : « vous qui croyez, si vous vous mettez en devoir de prier, alors rincez-vous le visage et les mains, jusqu'aux coudes, passez-vous la main sur la tête et sur les pieds jusqu'aux chevilles. Si vous êtes en état d'impureté, alors purifiez-vous »2 . Cette grande attention portée aux ablutions répond aux préceptes du Prophète. Al-Qayrâwânî3 écrit dans sa célèbre Risâla « Le Prophète a dit (hâdith) :
Quiconque fait ses ablutions et les fait bien, puis lève les yeux vers le Ciel et dit la profession de foi musulmane, celui-là voit s'ouvrir pour lui les huit portes du Paradis et il entrera par celle qui lui plaira » et plus loin : « celui qui prie confie les secrets de son coeur à son Seigneur. Il doit donc se préparer à cet acte par l'ablution ou la purification par lavage... L'ablution doit être faite uniquement en vue d'Allah Très Haut et pour obéir à Ses prescriptions, dans l'espoir d'obtenir Son agrément et Sa récompense et d'être, par cette pratique, purifié des fautes commises. Le fidèle devra se persuader que c'est là une préparation et un acte de propreté destiné à lui permettre de s'entretenir avec son Seigneur et de se présenter devant lui pour accomplir Ses prescriptions et s'humilier devant Lui par l'inclinaison et la prosternation. Il devra donc faire cet acte en étant bien persuadé de tout cela et en apportant le plus grand soin [à l'exécuter scrupuleusement], car la perfection de
Juif, on ne peut se purifier qu'en présence de l'eau. Les rites de purification consignés dans le Lévitique décrivent soigneusement le lavage des mains avant et après la lecture des textes religieux, avant la prière du matin et la bénédiction de chaque repas, et ce de façon à bien dissocier vie spirituelle et vie matérielle. De même l'immersion des femmes la veille de leur mariage, venant d'accoucher ou désirant marquer la fin de leurs périodes mensuelles, renvoie à un désir de purification ; le bain rituel concerne d'ailleurs toute la communauté juive y compris les hommes qui se rassemblent et se recueillent dans le Mikveh, en particulier la veille de Yom Kippour et avant le Shabbat. Catholique, on plonge ses doigts dans l'eau bénite avant de se signer et d'avancer vers l'autel, purifié et apte à côtoyer le mystère de l'eucharistie. Bouddhisme et hindouisme associent également étroitement eau et sacralité. À la fin de la révélation, Bouddha rentre dans la pureté et la perfection en se recueillant sous un arbre, près d'une fontaine. Dans l'hindouisme, l'eau est en elle-même un être sacré, vénéré, à l'origine de grands pèlerinages vers les rives des sept rivières sacrées, dont le Gange. Ainsi, lorsque les Hindous font la cérémonie journalière appelée Sandhya (prière védique), ils adressent à l'eau les invocations suivantes :
« Eau de la mer, des fleuves, des étangs, des puits, et enfin de tout autre endroit quelconque, soyez favorable à mes prières et à mes voeux ! Ainsi qu'un voyageur fatigué par la chaleur trouve du soulagement à l'ombre d'un arbre, ainsi puissé-je trouver en vous du soulagement à mes maux, et le pardon de mes péchés » (Sandhya, section 5, 352).
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Le Coran, sourate La Table Servie, v. 6. Ibn Abî Zayd al-Qayrâwânî, « La Risala ou Epître sur les éléments du dogme et de la loi de l'Islam selon le rite malékite », texte en langue arabe suivi de la traduction de Léon Bercher, Bibliothèque arabe-française, Alger, 1951.
2 3
De son côté, l'eau baptismale des chrétiens n'est pas seulement purifiante car avec le baptême, marqué par une immersion totale ou partielle du corps, se joue une véritable renaissance explicitée par Éliade (1963). Le passage d'un état impur à un état régénéré, qui entérine l'entrée dans la communauté chrétienne, s'effectue par un stade immergé assimilé à une mort symbolique, au coeur même de la pensée de la résurrection. Ces franchissements multiples entre vie et mort se
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retrouvent également dans l'utilisation de l'eau dans la messe catholique (Jaskulké, 2002) : l'eau mélangée au vin lors de l'eucharistie représente l'humanité qui se mêle au sang du Christ ; de même, après l'offertoire où s'effectue la transfiguration du pain et du vin et où l'assemblée communie, le prêtre se lave les mains au son du Psaume 26 : lavabo (je laverai). Que dire enfin de cette eau mystérieuse qui s'écoule des flancs du Christ sur la croix après que la lance du centurion y ait ouvert une large plaie ? On voit ici que le principe de l'eau dépasse largement les rites de purification pour accompagner pleinement les mystères de la foi ; chez les baptistes, chez les orthodoxes les rites d'aspersion, d'ablution, d'immersion sont d'ailleurs d'une grande diversité. La fonction de passage est avant tout celle du temps. Inexorablement, sans jamais aborder deux fois les rives d'une même berge, l'eau s'écoule et symbolise le cours de la vie, et ce tant à l'échelle humaine qu'à celle de l'Évolution tout entière comme l'atteste l'ouvrage de Dawkins (1997) dans lequel la vie est assimilée à une rivière de gènes coulant au travers des temps géologiques. On retrouve là l'image, chère à Jacques Béthemont (2003), de l'Achille d'Héraclite qui ne se baignera jamais dans le même fleuve. Mais au bout de ce fleuve, souvent émaillé d'embûches rapides, cascades et d'enlisement deltas intérieurs, estuaires , et qui touche directement au sacré, se trouve l'ultime traversée. L'autre rive donc, celle vivifiante qui sépare deux mondes culturels (rives chrétiennes et musulmanes à Mostar) et qui, une fois l'eau franchie, peut être signe de solidarité et d'enrichissement ; celle funèbre aussi du Styx, celle des morts de la Vallée des Rois. Avec l'Ulysse d'Homère, qui se rend au point de jonction avec la zone humide constituée par le séjour fangeux d'Hadès, on touche les conceptions du monde de l'au-delà, la rivière entre les vivants et les morts, le Styx, que le nocher Caron fait franchir de sa barque tandis que hurle le chien Cerbère. Mieux encore, en échenillant la tradition grecque et latine (Hésiode, Platon, Virgile), se dessine une véritable topographie et hydrographie des Enfers (N'Diaye, 2013). Apparaît ainsi la tradition poétique qui confère à chaque lieu d'eau une fonction particulière : l'Eridan, fleuve de vie, qui arrose les prairies élyséennes, le Léthé, eau lustrale et purifiante qui lave les âmes par l'oubli de leurs maux, les terribles Cocyte, Achéron et Styx qui gardent le monde infernal et ses mystères et dont on ne revient pas, sauf, bien sûr, le héros Enée. Dante, en réintroduisant Enfer, Purgatoire et Paradis dans les fleuves et marais de l'eschatologie antique, annonce alors toutes les figures à venir du monde judéochrétien. Avec la barque funéraire de la Vallée des Rois qui transporte, de l'Ouest vers l'Est, de l'ombre à la lumière, le défunt vers la vie éternelle, on touche le mythe le plus ancien et sans doute le plus partagé, celui de l'Éternel Retour. Et si l'eau sombre est celle de la mort, la barque redevient berceau. Avec de pareilles fonctions, avec de tels principes, l'eau se situe donc au coeur de toutes les croyances et religions du monde. Si l'on adopte une lecture mécanique du sacré, on pourrait même classer les religions selon l'usage qu'elles font de l'eau, distinguer les ablutions musulmanes des bains rituels juifs, le baptême chrétien de la plongée dans le Gange, dresser une typologie des rites aquatiques selon les parts respectives de l'ablution, de l'aspersion et de l'immersion. Nous n'en ferons bien sûr rien ! Mais nous insistons sur l'ambivalence de l'eau. Vie et mort, eau claire de la pureté et eau noire du mensonge ou du trépas, eau vive de la purification et eau stagnante du péché ou de l'avilissement : la force sacrée de l'eau et de ses espaces apparaît donc singulièrement changeante. Nous la suivons plus précisément dans les textes bibliques et dans la tradition chrétienne où l'eau a des valeurs différentes selon sa turbidité, sa vitesse de déplacement, son étendue.
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Le partage biblique des eaux repéré par une analyse lexicale de la Bible.
La Bible4 évoque l'eau environ 672 fois 5 selon deux grandes figures principales : l'une négative et l'autre positive (Sajaloli et Grésillon, 2013). Dans la première, les eaux troubles sont amères, stagnantes ou agitées. Elles apportent la mort et la stérilité. À l'opposé les eaux pures sont douces, claires, et courantes. Elles génèrent la vie et la fécondité. de « nettoyer ses vêtements, laver son corps à l'eau courante » (Lv 15, 13). À l'opposé les eaux turpides sont impures, il faut éviter de se nettoyer avec de l'eau stagnante, elle représente un danger pour l'homme. Ces rites reprennent la symbolique des eaux boueuses du début de la Genèse. Dans Les Nombres, pour enquêter sur le possible adultère d'une femme, un prêtre compose une boisson constituée d'un mélange de terre et d'eau. Il fait « boire ces eaux à la femme. Et (...) s'il est vrai qu'elle s'est rendue, impure en trompant son mari, alors les eaux de malédiction pénétrant en elle, lui seront amères : son ventre enflera, son sexe flétrira, et pour son peuple elle servira d'exemple pour les malédictions » (Nb 5, 25-27). Pour la personne coupable, la boue se révèle être un poison qui empêche la fécondité et donc la vie. À cette eau mélangée à la terre perçue négativement s'adjoignent les masses d'eau qui peuvent être dangereuses pour les personnes coupables. Ici, l'histoire de Jonas se révèle instructive : pour fuir dieu, Jonas prend un bateau pour aller Tarsis ; son embarcation est prise dans une tempête. Les membres de l'équipage constatant que c'est à cause de Jonas que le vaisseau menace de briser le jettent à l'eau, et « la mer apaisa sa fureur » (Jn 1, 15). Dans cet épisode, la mer est une personnalisation divine, Jonas implore dieu, en disant « Toutes tes vagues, et tes lames ont passé sur moi » (Jn 2, 4). Tous les mouvements de l'eau sont autant de signes adressés aux hommes, il s'agit pour le personnage biblique de savoir lire les mouvements de l'eau. L'eau se révèle également très dangereuse à ceux qui ne respectent pas les prescriptions divines. Dans le Déluge, une fois que Yahvé constate l'inconséquence de l'homme, il déclare la sentence suivante : « Pour moi, je vais amener le déluge, les eaux sur la terre, pour exterminer le dessous le ciel toute chair ayant souffle de vie : tout ce qui est sur la terre doit périr » (Gn 6, 17). Pour échapper à cette inondation, il faut faire partie des élus, eux seront sauvés par Noé. La masse des eaux diluvienne qui s'abat sur le monde symbolise le châtiment de dieu. Le déluge annonce une nouvelle
Les eaux troubles et agitées
Dans la Genèse, d'un monde indifférencié boueux, dieu engendre un univers, dans lequel l'eau et la terre sont distinguées. Dans le deuxième récit de la Genèse, c'est à partir de la boue qu'Adam est fabriqué (Gn 2, 8). La terre mélangée à l'eau constitue une matrice à partir de laquelle dieu engendre le monde et la vie. La boue prend ainsi une double image l'une préfigure un monde en voie d'achèvement et l'autre renvoie à un monde archaïque. Cette symbolique bivalente est entretenue dans la légende de la guérison de l'aveugle de naissance. Jésus mélange de la terre avec sa salive et applique cette potion sur les yeux d'un aveugle. Pour que le miracle se fasse, il faut cependant nettoyer la boue avec de l'eau pure (Jn 9, 6-7). Cet acte s'apparente à un exercice d'ablution purificateur que l'on retrouve dans des religions orientales. À plusieurs reprises la Bible évoque la fonction purificatrice des eaux claires. Dans le Lévitique, dieu recommande à un homme impur
Cet article repose sur l'analyse lexicale et textométrique du corpus intégral de la Bible de Jérusalem. 5 D'après le logiciel Lexico, « eau » apparaît 405 fois et « eaux » 267 fois. Il faut ensuite ajouter tous les milieux ou aménagements associés à l'eau, la/les mer(s) (429 fois), le(s) fleuve(s) (109 fois), le(s) torrent(s) (103 fois), le(s) puits (100 fois), la/les source(s) (92 fois), les ruisseaux (10 fois), la/les rivière(s) (10 fois), le(s) marais et marécage (9 fois), lac (6 fois)
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création où la vie va réapparaître suite aux retraits des eaux. Cet épisode réinvestit l'image du dieu génésiaque qui du chaos boueux construit un nouveau monde nettoyé du péché. Comme la mer agitée, les torrents et les ruisseaux sont perçus comme les éléments visibles de la colère divine. « Le revenu de sa maison s'écoule, comme des torrents, au jour de la colère. Tel est le sort que dieu réserve au méchant, l'héritage qu'il assigne au maudit » (Jb 20, 28-29). Le passage « par les eaux » ou « entre les eaux », exprime une situation de danger pour les hommes surtout lorsqu'ils sont en situation de péché. Ainsi dieu dégage la mer pour le passage des hébreux et fait refluer les eaux de la mer Rouge sur les chars et sur les cavaliers égyptiens (Ex 13, 29). La mer se révèle à la fois l'espace qui sauve le peuple élu et l'élément qui châtie les coupables. Les eaux agitées expriment également la méchanceté des hommes. Dans Isaïe, les méchants sont comme « la mer agitée qui ne peut se calmer, dont les eaux soulèvent la boue et la fange » (Is 57, 20). Cette symbolique réutilise la symbolique de la boue génésiaque. La méchanceté est une régression qui fait revenir l'humanité au chaos des origines. Le monde avant la résurrection prend la figure des abîmes. L'eau profonde exprime le monde insondable de l'au-delà. Pour exprimer la mort du roi de Babylone, la Bible évoque les abîmes, dans lequel l'âme doit ressortir pour retrouver la félicité divine (Is 14, 15). Les eaux profondes symbolisent les passages de la vie à la mort ou de la mort à la vie. Les eaux troubles et agitées ont ainsi un fort pouvoir évocateur, elles expriment l'état de relation entre les hommes et le divin. Un lecteur avisé des mouvements et de la turbidité de l'eau peut y décrypter l'humeur divine. et descendre la pluie (Ps 104, 13). Il symbolise la puissance de dieu et de Jésus sur le monde. Les apôtres s'étonnent du pouvoir de Jésus en ces mots : « Quel est donc celui-ci, pour que même les vents et la mer lui obéissent ? » (Mt 8, 27). Les cours d'eau, les sources d'eau, la mer sont des créations divines qui reflètent la volonté créatrice de dieu. L'eau qui coule donne vie au jardin d'Éden et au peuple hébraïque. Elle apporte la prospérité, et répand la joie au coeur de l'homme (Ps 104, 11-18). Cette symbolique se construit autour de l'évocation « eau vive » qui incarne la force bienveillante de dieu. Elle rejaillit sur les prophètes qui deviennent des sources d'eau vive. L'action de l'eau vive a des effets bénéfiques sur les élus, en particulier aux moments difficiles. L'eau vive dirige les hommes vers le paradis. Dans l'Ecclésiastique, ceux qui cherchent la sagesse, sont guidés par l'eau vive : « Je suis comme un canal issu d'un fleuve / Comme un cours d'eau conduisant au paradis. / J'ai dit : « Je vais arroser mon jardin, je vais irriguer mes parterres / Je répandrai l'instruction comme une prophétie / et je la transmettrai aux générations futures » (Si 24, 30-34). L'image reprend la symbolique des quatre fleuves du paradis, en donnant à ces fleuves une force spirituelle, ils sont censés guider le peuple hébreu vers la sagesse divine. La symbolique du cloître réutilise cette image de l'eau. Dans le monastère, le cloître représente le paradis terrestre. L'eau des quatre fleuves est matérialisée par le puits situé en son centre. Les fleuves, émanation de la création divine, participent de la purification de la terre. Cette eau est la source vivifiante des plantes et des religieux, son utilisation de l'eau est intégrée dans une démarche spirituelle. L'eau vive apporte le bonheur pour les hommes bons. dieu dirige les élus vers les plantureux pâturages et « les conduira aux sources des eaux de la vie. Et dieu essuiera toute larme de leurs yeux » (Ap 7, 17). Cette image positive de l'eau est liée à sa rareté dans les territoires bibliques. L'eau est source de vie dans le désert et les contrées arides, signe d'une bonne récolte pour l'agriculture soumise aux sécheresses estivales.
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Les eaux pures
Les Psaumes présentent un dieu agissant sur le déplacement des eaux. Il règle le débit des cours d'eau (Ps 104, 7), il fait jaillir les sources (Ps 104, 10),
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Dans le Nouveau Testament, cette eau est incarnée par Jésus. Saint Paul écrit à ce sujet : « Nos pères ont tous bu le même breuvage spirituel, ils buvaient en effet à un rocher spirituel qui les suivait ce rocher était le christ » (1 Co 10, 3-4). Les paroles de Jésus sont comme une source d'eau vive. Cette eau, à l'image de la régénération entreprise par Jésus sur le discours biblique, préfigure le baptême. L'eau baptismale lave du péché originel et permet de retrouver le paradis perdu. De là, une véritable pédagogie de l'eau se met en place, c'est grâce à l'eau que dieu et Jésus purifient l'humanité et accordent le salut à un peuple, à un individu. L'eau claire a une valeur purifiante. Le pèlerinage à la Vierge et les pratiques de purification qui s'y déroulent chaque année réinvestissent l'image de l'eau vive en lui adjoignant la figure de Marie. Le culte marial célèbre la mère de celui d'où « coulent les fleuves de vie ». La chasteté de la Vierge s'associe à la pureté de l'eau, son culte à une source comme à Lourdes ou à la Salette. Pour accéder à la vie céleste, il faut pratiquer une démarche de foi. Lorsque Jésus demande à la Samaritaine de l'eau pour boire (Jn 4, 10-14), celle-ci symbolise la doctrine qui mène vers le monde céleste. Jésus dit à la Samaritaine : « quiconque boit de cette eau (du puits) aura soif à nouveau ; mais qui boira de l'eau que je lui donnerai, n'aura plus jamais soif. L'eau que je lui donnerai deviendra en lui source d'eau jaillissant en vie éternelle » (Jn 4, 13-14). Dans cette image, l'eau vive relie à dieu, la boire, c'est accéder à la transcendance. La construction symbolique de l'eau dans la Bible génère donc des significations opposées et ambivalentes (figure 1). L'arbre des similitudes 6 issu de l'analyse textuelle de la Bible oppose en effet les eaux génésiaques crée par Yahvé (en haut sur la figure) aux eaux continentales marquées par l'ambivalence purimpur. Les eaux turpides représentent un monde dans lequel dieu n'agit pas en faveur du vivant, alors que les eaux transparentes remuantes invoquent un dieu acteur pour une félicité spirituelle et terrestre. De même, l'analyse factorielle des correspondances (figure 2) 7
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opérée d'après toutes les mentions de l'eau et de ses milieux dans la Bible, distingue deux axes (du sacré au profane et des eaux marines aux eaux continentales) et associe à chaque type de zone humide un champ lexical et spirituel. La mer, fortement marquée par l'exode vers l'Égypte et l'épisode de Jonas, renvoie à la force divine. Le lac signe la prodigalité de dieu, le fleuve et la rivière sont intimement liés à l'homme, à son usage et à son contact avec le sacré par le baptême tandis que les marais et marécages, déserts humides, sont soit des lieux de châtiment, soit des lieux de manifestation de la bonté divine 8 . Il est frappant de voir avec quelle intensité cette vision duale des eaux a marqué les perceptions et représentations de la nature, et plus particulièrement des zones humides, dans les religions du Livre (christianisme, judaïsme, islam).
L'analyse a porté sur un corpus biblique réduit, constitué à partir du logiciel Lexico, rassemblant les 200 caractères (espaces compris) avant et après les mots suivants : eau(x), mer(s), fleuve(s), source(s), puits, rivières, marais, marécage, lac, ruisseaux. Avec logiciel Iramuteq, nous avons ensuite effectué un arbre de similitude calculé avec le logarithme fruchterman reingold sur les termes qui apparaissant plus de 50 fois dans le corpus. 7 Avec le même corpus et le même logiciel (Iramuteq) que pour l'analyse de la figure 1, nous avons réalisé une analyse factorielle des correspondances (AFC) en choisissant comme variable les parties de textes traitant des territoires de l'eau (mer, fleuve, lac, rivière, ruisseaux, marécage) et en insistant sur les corrélations entre chacun des territoires et des champs lexicaux. Ainsi sur le facteur 1 (abscisse) qui offre 26, 25 % de la variance, la figure présente l'opposition sacré/ profane. Sur l'axe des ordonnées, où 23, 5 % de la variance est représentée, apparaît une opposition entre l'eau marine et l'eau continentale. 8 Ainsi la Bible fait du marais un bain de sang par punition divine contre les Égyptiens qui ne veulent pas laisser partir les hébreux (Ex 8, 1). Mais également un lieu de récompense, pour ceux qui suivront les enseignements divins : « La terre brûlée deviendra un marécage, et le pays de la soif, des eaux jaillissantes ; dans les repaires où gîtaient les chacals on verra des enclos de roseaux et de papyrus » (Is 35, 8).
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Figure 1 : Le partage des eaux bibliques - Bible de Jérusalem, Arbre des similitudes après traitement Iramuteq © Grésillon E., Sajaloli B., 2016
Figure 2 : Les zones humides dans la Bible, des fonctions sacrales différenciées - Bible de Jérusalem, Analyse factorielle des Correspondances après traitement Iramuteq © Grésillon E., Sajaloli B., 2016 « pour mémoire »
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Conclusion
Sacralisée dans toutes les religions et croyances (Gritti, 2010 ; Hidiroglou, 1994), l'eau transmet universellement ses pouvoirs divins aux espaces qu'elle détermine : sources, marais, fleuves, mers et lacs acquièrent ainsi des fonctions religieuses et suscitent cultes, sacrifices et processions. YvesFrançois Le Lay (2016), évoquant Élisée Reclus, affirme que « valorisée dans toutes les cultures, l'eau structure et fédère l'espace réel et imaginé ». Elle distingue également d'après Durand (1992) le pur de l'impur, assure la continuité entre tous les moments de la vie terrestre, les relie à des lieux et à des symboles. Mi-terre mi-eau, mi-dieux mi-hommes, entre la vie qui naît de l'élément liquide et la mort qui, organique, compose les écosystèmes humides , les lieux d'eau sont, en raison même de leur indécision ontologique, les objets naturels privilégiés pour le contact entre ici-bas et l'au-delà (Sajaloli, 2006) 9 . Pourtant, l'onde sacrale semble très influencée par la matrice terrestre qu'elle irrigue, comme si la géographie était en quelque sorte susceptible de segmenter l'action divine en des fonctions spécifiques et dûment localisées. La typologie écologique, voire fonctionnelle, des lieux d'eau (Barnaud, 1998 ; Fustec et Lefeuvre, 2002) renvoie ainsi à une gamme particulière de manifestations surnaturelles qu'il s'agit de cerner, tout en affichant bien sûr une grande prudence tant la multiplicité et la complexité des situations géo-historiques et spirituelles rendent complexe toute tentative de systématisation. Les contrastes entre eaux stagnantes et courantes, entre marais et rivières, illustrent sommairement cette géographie spirituelle des zones humides. Les marais et marécages, longtemps en marges de l'oekumène, jouent un rôle frontière entre les communautés humaines, mais aussi entre les vivants et les morts (Bata et al., 2002 ; Donadieu, 1996). Ils assurent une fonction de passage, tant pour marquer symboliquement la traversée de vie à trépas c'est la fameuse barque du nocher Caron que l'on retrouve dans beaucoup de religions , que pour fixer les récits mythiques où les vivants visitent les royaumes des morts (Héraclès pour en faire sortir le poète Eschyle relaté par Homère), voire les morts celui des vivants comme dans les marais d'Athènes lors de la fête des Anthesteria où l'on croyait que les morts sortaient de l'au-delà pour revenir sur la terre par le seul temple resté ouvert de Dyonisos dans les marécages. Insalubres, malsains, impurs, assimilés à la décomposition et aux excréments, les marécages sont également les antres de la relégation et du châtiment pour ceux qui n'ont pas respecté les normes sociales, symboliques et spirituelles. Ils matérialisent l'enfer, donnent une vision terrestre du « séjour fangeux d'Hadès », vaste marais des morts à la confluence des terribles Styx, Cocyte, Achéron et Phlégéthon, décrit dans le chant 11 de l'Odyssée d'Homère (Mugler, 1991) mais aussi par Hésiode, Platon, Virgile et bien sûr Dante dans la Divine comédie qui préfigure la perspective chrétienne de l'Enfer (N'Diaye, 2013). Parmi ces marécages déjà disgraciés, les tourbières sont les plus abominables : non contentes d'engloutir hommes et bêtes qui s'y aventurent, parcourues de feux follets et de miasmes transmettant les fièvres, elles hébergent des êtres surnaturels et maléfiques,
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Monté par B. Sajaloli en 2006, le numéro 54 de la revue Zones Humides Infos édité par la Société nationale de protection de la nature (SNPN), intitulé « sacrées zones humides », rassemble une quinzaine de contributions montrant les liens privilégiés entre lieux d'eau et religions : www.snpn.com/IMG/pdf/ZHI_54.pdf.
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venus des temps anciens, qui terrorisent les hommes et dont Lovecraft (1926) donne des récits hallucinés. Les mares et les régions d'étangs ne sont guère mieux loties (Sajaloli, 2006), sorciers, loup garou, lavandières infanticides y guettant le promeneur égaré. À l'inverse, la matière même du marais, la boue, la fange, joue un rôle important dans les rites d'initiation car, enduits puis lavés, les initiés atteignent la pureté. Les fleuves et les rivières marquent un passage aussi, mais plus progressif, celui du temps qui s'écoule, celui aussi, plus indécis, du jardin céleste aux tourments terrestres : ce sont des chemins de vie. En Iakoutie sibérienne (Maj et Leberre-Semenov, 2010), la rivière est avant tout un axe de transport entre le monde des morts et celui des vivants, l'amont est un lieu réservé aux esprits, le centre appartient au monde des vivants et l'aval, l'Océan glacial arctique, à celui des morts 10 . Selon Reclus, Christophe Colomb voyait le paradis terrestre dans les sources de l'Orénoque tandis que Hermando de Soto découvrit le Mississippi à la faveur d'une quête de l'immortalité (Le Lay, 2016) : ces explorateurs rejoignent ainsi la Genèse qui évoque la source donnant naissance au jardin d'Éden et d'où sort un fleuve se divisant en quatre bras (Gn, 6, 8-11). Très souvent divinisé comme le Gange (Guisan, 1990), le Strymon (Hubert, 2016) ou le Nil (Chadefaud, 2016), le fleuve guide les jeunes vers la pleine appartenance à la communauté comme le montre Nadine Deshours (2016) en étudiant comment la présence des dieux dans la nature influence la manière dont les Grecs aménagent leur milieu du Ve siècle av JC au I siècle après JC. Le fleuve enfin signe, avec le baptême, l'entrée dans la communauté des croyants. L'eau et les zones humides qu'elle détermine, en offrant la possibilité d'influer sur le Bien et le Mal, suscitent en retour une gestion profane influencée par le sacré, et ce souvent même à l'insu des gestionnaires (Grésillon et Sajaloli, 2016). De même, la force spirituelle de la nature est telle que l'Église catholique y trouve aujourd'hui une nouvelle jouvence (Grésillon et Sajaloli, 2015).
Fleuves et marécages marquent une frontière entre les vivants et les morts - Charon et Psyche par John Roddam Spencer Stanhope
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Les tombes sont d'ailleurs toujours orientées SE-NW chez les Iakoutes. « pour mémoire »
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Bibliographie
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frissonnant » d'Homère à Dante : topographie, nature, valeur et fonction, p. 53-62 dans Sajaloli B. et ServainCourant S., Zones humides et littérature, Actes de la 8e Journée d'études du Groupe d'Histoire des Zones Humides, Paris, GHZH, 2013.
Pitte J.-R., Une géographie sacrée de l'eau, dans
Actes du Festival International de Géographie, L'eau, source de vie, source de conflits, trait d'union entre les hommes 2002, http : //archives-fig-st-die.cndp.fr/ actes/actes_2003/pitte/article.htm, 2003.
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regards complémentaires
Les réflexions sur l'évolution de la perception d'une zone humide
L'exemple de la Sologne (XVIIe - XIXe siècles)
Bernard HEUDE, Docteur vétérinaire, docteur en histoire, Membre fondateur et actuel président du Groupe de
Recherches Archéologiques et Historiques de Sologne (GRAHS)1
D'une superficie d'environ 500 000 hectares, la Sologne est une vaste cuvette d'argile et de sables disposés en couches irrégulières et mélangées, aux nombreux étangs et aux rivières au cours paresseux qui, les années pluvieuses, ont bien des difficultés à drainer le pays. Elle est située entre la Loire au nord et la rivière du Cher au sud. À l'est, elle est bordée par le Pays Fort, tandis qu'à l'ouest elle rejoint la Touraine. Pays aux sols acides et humides, la Sologne est entourée de régions nettement plus riches où le calcaire permet des cultures nobles. Avec sa longue réputation de contrée miséreuse, la Sologne serait-elle alors un « milieu extrême, une marge inhospitalière 2 »? L'humidité de la Sologne est dans tous les écrits et un choix de sources significatives a été effectué pour cerner, autant que possible, l'évolution de la perception de l'humidité de cette contrée au cours des siècles, c'est-à-dire, le ressenti des observateurs étrangers à la contrée et des autochtones. Un rappel historique réduit permettra aux lecteurs peu habitués à la Sologne d'avoir des éléments de comparaison avec d'autres zones humides. Cet article a pour but de proposer des pistes de réflexions et des jalons sur un sujet qui mérite de bien plus longs développements, qui n'auraient pas trouvé place dans ce numéro spécial de Pour mémoire.
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Quels observateurs pour la Sologne ?
Il est inutile de se poser la question de la valeur des constats des observateurs étrangers au pays. Leur perception est soumise à de multiples facteurs, dont le milieu social, les penchants philosophiques, les représentations de l'époque, les acquis intellectuels. Ainsi, deux scientifiques de la fin du XVIIIe siècle, l'abbé Tessier et Lavoisier, considèrent la misère la Sologne avec des regards différents. Ni l'un, ni l'autre n'habitaient la région. L'abbé Tessier est considéré par les historiens comme le grand spécialiste de la contrée, alors que les analyses de Lavoisier plus générales et moins critiques sont oubliées. Que penser également du témoignage d'Arthur Young, ce célèbre agronome anglais, qui traverse la Sologne au printemps 1787 ? Imprégné de la révolution agricole de son pays, il ne peut pas comprendre l'élevage ovin extensif solognot 3 . Par ailleurs, les géographes parisiens de salon n'hésitent pas à se recopier les uns les autres jusqu'au milieu du XIXe siècle. Quant aux grands propriétaires
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Site internet : www.grahs.1901.org Angevin ( Raphaël) et Schemmama (Valérie), 2015 Young (Arthur), 1790
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fonciers philanthropes de la fin du XVIIIe siècle, leurs témoignages devraient pouvoir être pris à la lettre. Or, même un scientifique et agronome, comme Bigot de Morogues 4 , se laisse aller à un misérabilisme excessif. Et que dire de Félix Pyat ? Journaliste aux idées très avancées qui participe à toutes les révolutions (1830, 1848, 1870), il est de Vierzon, en limite sud de la région, et l'on pourrait penser que du fait de sa proximité son avis soit qualifié. Or il est dans l'excès. Les grands oubliés sont les métayers et les locaturiers. Leurs témoignages sont exceptionnels. Et quand leurs opinions sont transcrites, il faut également les analyser à l'aune de leurs destinataires et de ce qu'ils pensaient en obtenir. Il en est ainsi des Cahiers de doléances où les plaintes envers l'humidité de la région ont pour but de payer moins d'impôts, d'avoir des chemins et des ponts entretenus pour se rendre aux greniers à sel les plus proches. Alors, fort de ces mises en garde, il ne reste plus qu'à analyser et croiser les sources pour essayer de démêler, d'un côté ce qui relève de l'humidité, notamment des maladies qu'elle induit chez les Solognots et leurs bestiaux, et, sur un autre versant ce qui est en relation avec le régime foncier, le bâti, les régimes alimentaires insuffisants, les problèmes démographiques et l'absence d'infrastructures jusqu'au milieu du XIXe siècle. La tâche est ardue car tous les facteurs qui conduisent à la misère s'imbriquent les uns dans les autres. Ne serions-nous pas alors face à un malentendu, dans une confusion, un raccourci du type humidité = misère ?
Un pays qui bascule dans les eaux pesantes au XVIIe
Comme on pourrait le penser de prime abord, habiter un pays humide n'est pas forcément une malédiction, à condition cependant de pouvoir le valoriser, ne serait-ce qu'avec une démographie suffisante. Au XVIe siècle, il est admis par les historiens que la Sologne a pu connaître un âge d'or, relatif étant donné la nature acide des sols, leur faible fertilité et leur humidité. La région semble alors bien cultivée avec une population nombreuse en majorité propriétaire de ses propres terres, les fossés d'écoulement des eaux étant entretenus. Dès la fin de la guerre de Cent Ans et au cours du XVIe siècle, de nombreux étangs en chapelet sont créés sur les petites rivières, et dans les bas-fonds transformant alors les marécages en étendues d'eau régulées et productives. Notons qu'en Sologne, les étangs font partie de la réserve seigneuriale et que le produit de la vente du poisson, qui assure de confortables revenus, n'est pas partagé avec la population. Cependant, les paysans tiennent à ces étangs sur lesquels ils ont des droits
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Bigot de Morogues (baron Pierre Marie Sébastien), 1822. Annuaire du département de Loir-et-Cher pour l'an 1806, Blois, imp. Verdier. Voir la description de la Sologne, p. 10.
Extrait de la carte de l'Annuaire du département de Loir-et-Cher pour l'an 18065 . Cette partie de la Sologne, à l'est de Contres, est la plus riche en étangs, souvent en chapelets. « pour mémoire »
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d'abreuvement, de pacage des bestiaux dans les prairies toujours vertes des abords et de coupe de végétaux pour la litière 6 . Or, au début du XVIIe siècle, les petits propriétaires surchargés de dettes foncières vendent leurs terres à des bourgeois, qui les cèdent ensuite à la noblesse. Elle se constitue de grands domaines aux vastes métairies peu productives. La démographie s'écroule, les terres et les fossés ne sont plus entretenus et le pays devient une lande marécageuse 7. Seul l'élevage extensif du mouton permet d'en tirer parti et de procurer aux métayers les rentrées pécuniaires pour payer le bail à moitié fruit avec le propriétaire, la taille et autres impôts, ainsi que les artisans dont ils ne peuvent se passer, charron et maréchal-ferrant notamment. Au XVIIe siècle apparaissent des descriptions peu idylliques, telle celle de Pierre d'Avity, un géographe de salon, qui a cependant puisé ses sources chez de bons observateurs : « Les boeufs, vaches et chevaux y sont foibles et petits. Ils ne labourent qu'avec des boeufs, et péniblement, parce qu'ils vont fort autant dans la terre, et la haussent de peur des eaux... L'air n'y est pas bon, non plus que les eaux qui sont pesantes, d'où peut procéder que les habitans ont la face plombée ou safranée, y sont ventrus et forts petits... 8 » Á juste titre, l'auteur fait la relation entre la mauvaise qualité de l'air associée aux « eaux pesantes » et à la constitution maladive des bestiaux et des habitants « avec leur face plombée ou safranée » (des signes du paludisme, sait-on aujourd'hui). Á la jonction avec le XVIIIe siècle, la description de la Sologne par le prieur de Sennely est tout aussi collée au terrain, d'autant plus que son origine picarde, lui permet de comparer des terres bien différentes : « Le terroir en est maigre et infertile, ne rapporte que du seigle, du bled noir et du millet, et quelque peu d'avoine... Chaque pièce de terre est entourée de fossés pour égoutter les eaux ; car, comme le fond
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du terroir est de la glaise et qu'il n'y a au plus qu'un demi pied de bonne terre au-dessus, l'eau se conserve comme dans des pots, ce qui oblige à relever les terres en billons et à les entourer de fossés pour les tenir plus sèches, ce qui n'empêche pas qu'elles ne soient toujours humides...9 » Cependant, l'infertilité et l'humidité de la région ne rebutent pas les seigneurs et les gentilshommes « charmés de l'agréable variété de la Sologne, qui forme le plus délicieux paysage du monde en été », d'y bâtir de très belles maisons, qu'ils aiment « à cause de la chasse qu'ils disent être des plus belles du royaume10 ». Leur perception de la région est en complète opposition avec celle de la population qui subit cet environnement aqueux aux pires saisons. Ce n'est pas nouveau et cela restera une constante. Cependant, la proximité de l'eau, même dans un pays trop humide, est nécessaire pour la vie courante. Les habitants recherchent des endroits bas pour y installer les fermes, avec une source proche des bâtiments pour les besoins courants en eau et la possibilité de creuser une mare pour abreuver les bestiaux11 . N'oublions pas non plus l'influence des facteurs climatiques liés au petit âge glaciaire dont les hivers rigoureux et les étés pluvieux provoquent des disettes frumentaires récurrentes. Dans ce pays, devenu peu cultivé, si la misère s'abreuve aux eaux stagnantes, elle se nourrit aussi de bien d'autres éléments. Et le XVIIIe siècle sera encore pire.
Ce sera une constante. Après la Révolution, les étangs font encore partie de la réserve du propriétaire qui les exploite lui-même ou les afferme, octroyant toujours les mêmes droits pour le bétail des métayers. 7 Poitou (Christian ), 1969. 8 Avity (Pierre d'), 1652. 9 Sauvageon (Christophe), circa 1700. 10 Idem, p. VI-VII. 11 Témoignages oraux d'anciens Solognots. Voir aussi Edeine(Bernard) , 1974, tome 1, p. 258-260.
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Des observateurs sous la coupe de théories médicales antiques
Á l'époque des Lumières les régions humides sont encore perçues comme particulièrement néfastes, autant pour les humains que pour les animaux et la végétation. Il est à noter que les observateurs et les scientifiques, sont imprégnés de théories antiques sur la constitution de l'univers et de tout ce qui vit sur terre. Ces constructions intellectuelles, venues vraisemblablement d'Orient et reprises par Hippocrate et Galien, nourrissent la pensée médicale occidentale jusqu'au milieu du XIXe siècle. L'idée principale est cette notion de quatre éléments à l'origine de l'univers : l'eau, le feu, la terre et l'air. Chaque entité a sa correspondance chez l'homme et les animaux sous la dénomination d'« humeurs », dotées chacune de deux qualités. Ainsi, l'eau, humide et froide, correspond au phlegme ; l'air, chaud et humide, est porté par le sang, etc. À ces causes constitutionnelles s'ajoutent d'autres facteurs particulièrement importants dans la perturbation de l'état de santé : l'air ambiant, la nourriture et la boisson. Cet ensemble, même s'il n'est pas nommément mentionné, est sous-jacent dans les exposés sur les régions humides. Deux exemples suffisent à illustrer ces théories. Ils se rapportent aux moutons, principale spéculation en Sologne : leur « constitution molle les prédispose aux hydropisies, parce qu'ils transpirent peu et se nourrissent d'herbes aqueuses12 ». Dans la « cachexie aqueuse », maladie ovine la plus fréquente et la plus mortelle dans la contrée, les spécialistes de l'époque expliquent que le sang se transforme en eau. On est bien dans la vision du déséquilibre des 4 éléments et des 4 humeurs. Cette affection sera expliquée plus tard comme une infestation par des « douves », parasites du foie. Les Solognots, comme les agronomes du XVIIIe siècle, incriminaient à juste titre l'humidité du sol, sans avoir l'étiologie exacte, mais qu'importe, ils connaissaient les terrains dont il fallait se méfier13 . Dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, différents personnages proposent des solutions pour mettre en valeur la contrée et améliorer le sort des Solognots. Des propriétaires locaux, présentent des mémoires, tels ceux de Gruau de Blangy14 et de Du Buat15 . L'abbé Tessier, médecin et agronome reconnu des milieux scientifiques parisiens, fait deux courts voyages d'étude en 177716 et en 1780 17, qu'il consigne dans plusieurs mémoires. Sans tous les citer, prendront aussi la plume, Autroche18 , Lavoisier19 et Huet de Froberville 20 . Ce dernier fait état « qu'un pareil terrain doit naturellement entretenir les eaux et faire de la Sologne un pays aussi insalubre que stérile » et il met en avant que les moyens d'améliorer l'agriculture de la Sologne passent par une action gouvernementale ce sera réalisé bien plus tard ! et que les propriétaires doivent multiplier les fourrages et les bestiaux pour augmenter les récoltes céréalières. Comme tous les érudits qui se penchent sur la « triste Sologne », il tient comme préalable à son amélioration la résolution de l'écoulement des eaux.
Quelle perception les Solognots ont-ils de l'humidité de leur contrée ?
Les Solognots, quand on leur donne ou qu'ils prennent la parole ce qui est rare sont critiques sur l'humidité de leur région, comme nous pouvons le vérifier dans
Tessier (Abbé), 1782-1783. Questions sur les différentes espèces de bêtes à laine (circa 17851788) ; Heude (Bernard), en 2011 et en 2014. 14 Gruau de Blangy (Jacques), 1768. 15 Du Buat (Comte de), 1769. 16 Tessier (Abbé), 1777. 17 Tessier (Abbé), 1780. 18 Autroche (Comte de Loynes d'), 1786. 19 Lavoisier (Antoine Laurent de), 1787. 20 Huet de Froberville, 1788. Pour quelques développements et références sur ces mémoires, consulter HEUDE, 2012.
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un certain nombre de Cahiers de doléances. Dans celui de Bonneville, il est écrit « que cette paroisse est si aquatique que les hommes n'y sont jamais robustes, ni en bonne santé, sujets à des maladies annuelles et qui souvent deviennent épidémiques 21 ». À Loreux, Mur-de-Sologne, Salbris, Romorantin le constat est le même : « les eaux croupissantes... corrompent la pureté de l'air » ce qui engendre « des maladies épidémiques qui désolent et ravagent [le pays] 22 ». D'autres paroisses mettent aux premiers plans la stérilité du sol 23 et la pression fiscale trop forte, avant l'environnement aqueux, démontrant implicitement que la pauvreté procède de causes multiples. En l'an III, le témoignage de Durand, « agent national près le district de Romorantin », est tout aussi intéressant parce qu'il émane également d'un Solognot du cru. Il écrit que son pays est « placé sous une atmosphère humide, exhalant un air putride procédant des substances végétales et animales qui se décomposent dans les étangs desséchés, les fondrières, les plaines marécageuses dont cette partie de la République est couverte ». Il fait parfaitement la différence entre les « amas » d'eaux stagnantes « que les chaleurs corrompent » et qui sont une des causes des maladies des bestiaux qui s'y abreuvent, et les étangs dont les « eaux sont beaucoup plus propres parce qu'elles se renouvellent au moyen de déchargeoirs 24 ». Ainsi, il est bon de répéter qu'il ne faut pas se tromper de cible. Même si elle peut y participer, l'humidité n'est pas synonyme de misère comme cela traîne sous la plume d'observateurs superficiels, elle n'en est qu'une composante.
Le ressenti des grands propriétaires solognots du début du XIXe siècle
Chez les agromanes du début du XIXe siècle, le constat de l'humidité régnante passe au second plan. Elle n'est plus considérée comme un obstacle insurmontable et sa perception devient moins péjorative qu'à la fin du XVIIIe siècle. Et pourtant, le tableau dressé par Bigot de Morogues sur les champais de Sologne est affligeant. N'oublions pas qu'il a un penchant pour le misérabilisme ! Il constate que les parcours de dépaissance sont sous l'eau pendant 4 ou 5 mois de l'année, faute d'assainissement par des fossés, et qu'en été les bestiaux s'abreuvent « dans des mares fangeuses, d'une eau détestable et stagnante ». Pour rester dans le domaine de l'élevage, l'auteur fait part
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Extrait de la carte de Cassini (circa 1757-1760). Voir les chapelets d'étangs, les grandes étendues de landes et les quelques bois.
Cahiers de doléances, Loir-et-Cher, Tours, Denis Jeanson, 1989, t. 2, p. 438. 22 Cahiers de doléances, Loiret, Tours, Denis Jeanson, 1989, t. 2, Marcilly-en-Villette, p. 224. 23 Notice sur la commune de Pierrefitte, 1824. 24 AN, F/10/505. Observations générales sur les bestiaux en l'an III, par Durand, agent national près le district de Romorantin. Ce document non daté est vraisemblablement du 5 frimaire de l'an III (25 novembre 1794), comme la « statistique des bestiaux » qui l'accompagne.
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des brouillards « dont la pernicieuse humidité cause des maladies qui enlèvent quelquefois des troupeaux entiers 25 ». Ces obstacles n'empêchent pas de grands propriétaires agromanes de s'engager dans la mise en valeur agricole de leur domaine et démontrer que la contrée n'est pas condamnée à rester un pays pauvre. Certes, ces précurseurs de la régénération du pays (qui n'aboutira que bien plus tard), constatent que la contrée est humide, mais qu'elle peut être relevée par un cercle vertueux d'amélioration. Ainsi Lockhart 26 et Mallet de Chilly27 multiplient les cultures fourragères pour accroître la quantité de bétail, et donc la production de fumier, afin d'augmenter les surfaces céréalières et leur rendement sur des terres drainées. Le boisement des plus mauvaises terres est alors entrepris par valoriser les espaces incultivables dans une optique de revenus à long terme 28 . Cependant, les belles cultures novatrices ne seront pas poursuivies. Les partisans d'une agriculture moderne, type anglaise, ont-ils préjugé de leurs théories et de la rentabilité espérée ? Il ne faut pas oublier que l'humidité va de pair avec l'acidité des terres et que les solutions doivent prendre en compte les deux éléments, ce qui ne pouvait se faire qu'en limite de la Sologne, là où des marnières étaient exploitables. De surcroît, outre le drainage, il fallait des engrais, mais on ne le saura, et ils n'arriveront que plus tard. exhalaisons délétères. Suivant cette doctrine, qui va persister jusqu'au milieu du XIXe siècle, les substances ou éléments immatériels qui se dégagent des eaux stagnantes sont à l'origine des fièvres paludéennes. Miasmes et fièvres se déclinent en de multiples variétés, chaque scientifique ou médecin y allant de sa propre palette pour composer un tableau à sa manière. Ainsi, selon Fabre 29 , « partout où l'homme respirera un air chargé d'effluves provenant des lagunes, des étangs, des marais ou d'autres amas d'eau, il sera atteint de la fièvre intermittente... ». Alors que cette dernière serait provoquée par les miasmes dégagés par les substances végétales en putréfaction, les fièvres continues, décrites sous le nom de typhus, seraient dues aux miasmes de nature animale 30 . Une distinction qui est dans la ligne de la compréhension pré-scientifique de l'origine des maladies et qu'il ne faut surtout pas lire à l'aune de nos connaissances actuelles. Trois publications, parmi d'autres, traitent des « fièvres de Sologne ». L'abbé Ménard met en cause la nature du sol qui empêche l'eau de s'infiltrer et qui croupit par la décomposition des herbes, exhalant des miasmes putrides. À cela il rajoute la multitude des étangs, les inondations par les grandes pluies et l'action du soleil qui assèche les étangs en été et empêche les miasmes trop lourds de s'élever : « le soir comme le matin, ils sont aspirés par les habitants du pays. De là les maladies31 ». Monfalcon 32 traite principalement de la Dombes qu'il compare avec la Sologne, ce qui lui vaut un prix par la « Société des Sciences d'Orléans ». En 1858, le docteur Burdel33 , « médecin de l'hospice de
Bigot de Morogues (baron Pierre Marie Sébastien), 1822 (déjà cité), p. 42-43. 26 Lockhart (Charles de), 1811. 27 Mallet de Chilly, 1812. 28 Heude (Bernard), 2010. Sur des novateurs blésois et de la Sologne centrale, voir p. 151-161. 29 Fabre, Docteur, 1841. 30 Idem, édition de 1832, tome 8, p. 132. 31 Menard, Abbé, 1823. 32 Monfalcon (J.-B.), 1826. 33 Burdel (Edouard), 1858. « pour mémoire »
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L'humidité considérée à travers le prisme des multiples facettes des miasmes
Au XVIIIe siècle, la théorie des quatre humeurs se reconstruit en un « néo-hippocratisme » selon lequel un grand nombre de maladies viennent du sol qui communique à l'air ses miasmes et autres
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Vierzon », consacre un ouvrage entier à la région, pour critiquer la genèse couramment admise des miasmes marécageux, et leur attribuer une origine électrique. Son explication savante ne convainc personne, mais ses propositions pour l'assainissement de la Sologne sont d'une assez bonne veine. Jusqu'au milieu du XIXe siècle, la Sologne apparaît comme la région par excellence des miasmes et de la misère. Il faut dire qu'elle est, par sa superficie, la plus importante des régions humides de France et qu'elle focalise toutes les attentions par sa situation proche de la capitale. Pourtant, le niveau de vie progresse. La vision trop exaltée de Félix Pyat 34 , qui déclare que la Sologne est « la Sibérie française... qui produit une population chétive et triste comme sa végétation », ne peut franchement pas être prise en compte. Des témoignages plus posés, tels ceux de Berthereau de la Giraudière en 1826 35 et de Beauvallet en 1844 36 font le constat d'une amélioration. Les Solognots se nourrissent mieux, notamment avec la consommation de pommes de terre. Leurs habitations deviennent plus saines par le remplacement du torchis dégradé par de la brique. Progressivement, on parle moins des miasmes marécageux et d'une population affaiblie par les « fièvres ». L'humidité n'est bientôt plus perçue comme un facteur de maladies, mais comme une entrave économique au développement de la région. Certes, il y aura encore du chemin à parcourir pour que la Sologne, tout en gardant une certaine humidité on ne peut pas régler tous les problèmes imposés par la nature devienne une région économiquement viable. En attendant son amélioration, la communauté scientifique et médicale délaisse progressivement les miasmes pour se tourner vers d'autres horizons.
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Les théories hygiénistes au secours de la Sologne
L'intérêt porté à la lutte contre l'humidité se déplace en fonction des théories médicales et des préoccupations, tant des élites que des médecins. Ainsi passe-t-on de la théorie des miasmes, un concept qui se voulait explicatif de la mauvaise santé des habitants des régions humides, à un courant de pensée politique et moral, hérité du néo-hippocratisme, l'hygiénisme qui a pour but de veiller à la bonne santé des humains. Né au milieu du XIXe siècle, il s'intéresse principalement aux villes avec des préoccupations sanitaires, mais également dans le but de lutter contre l'alcoolisme, la débauche et autres causes de dégradation des citadins. Burdel, cité précédemment, se convertit rapidement à l'hygiénisme, d'autant plus qu'il voit mourir de paludisme les ouvriers chargés de la construction du chemin de fer Orléans-Bourges et qu'il constate la multiplication des débits de boisson dans Vierzon 37. L'hygiénisme s'applique également aux régions rurales, mettant en garde leurs habitants des mirages des villes où règne la misère des ouvriers. Une région pauvre comme la Sologne entre tout à fait dans ce cadre et des ouvrages traitent de la propreté des maisons et de tout ce qui permet à l'homme d'être en bonne santé38 . Ainsi, le drainage des rues de Lamotte-Beuvron (Loiret-Cher) et de La Ferté-Saint-Aubin (Loiret), réalisé avec succès en 1856 par l'ingénieur des Ponts-et Chaussées Delacroix, assure un bon assainissement de ces deux bourgades39 . Un autre objectif de l'hygiénisme dans une région pauvre comme la Sologne est celui de l'amélioration de la boisson des habitants par l'usage du vin. Les Solognots boivent de l'eau puisée le plus souvent dans des puits ou des mares pollués par les fumiers. Pour y remédier la culture de la vigne en Sologne est fortement encouragée, dans les années 1860, pour substituer le vin aux eaux nuisibles à la santé de l'homme40 .
Pyat (Félix), 1841. Berthereau de la Giraudiere, 1826. 36 Beauvallet (Adolphe), 1844. 37 Burdel (Edouard), 1854. 38 Fousset (B. A.), 1880. 39 Delacroix (S. C.), 1859. 40 Poitou (Christian) , 2013.
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Quand l'humidité se fait oublier avec la régénération de la Sologne
Sous le Second Empire, l'action gouvernementale se conjugue aux investissements individuels pour arriver à cette régénération de la Sologne si attendue depuis la fin du XVIIIe siècle, et qui ne pouvait se réaliser faute de capitaux et d'incitations d'envergure à l'échelle de la contrée. Nous pouvons les résumer en quatre points essentiels. Chronologiquement le premier est la création du Comité Central Agricole de la Sologne41 en 1859. Le gouvernement va l'officialiser comme un organe consultatif qui comporte en son sein les présidents et vice-présidents des comices agricoles de toute la contrée, et « tous les savants et agriculteurs distingués que le Ministre de l'Agriculture, du Commerce et des Travaux publics jugera utile d'y appeler ». Deux autres volets de cette action sont le financement par le gouvernement de travaux destinés à favoriser l'écoulement des eaux, notamment par le curage des rivières, et l'attribution de subventions pour le transport de la marne, afin que l'amendement des terres puisse se réaliser sur l'ensemble de la Sologne. À cela s'ajoute un programme de développement d'un réseau de routes agricoles qui sort chaque village de son isolement. Désormais, des « entrepreneurs agricoles » innovants ne considèrent plus les terres humides de Sologne comme un frein au développement d'une agriculture moderne. Il suffit de prendre les mesures nécessaires : curer les rivières, creuser de nouveaux fossés, entretenir ceux qui existent déjà, drainer les meilleures terres, les marner, puis d'y ajouter les engrais, les landes les plus stériles étant boisées. Vu le coût peu élevé des terres, en partie lié à la nécessité de lourds investissements pour les mettre en valeur, les pionniers d'une agriculture nouvelle achètent des domaines de quelques centaines d'hectares42 pour se livrer à des exploitations modernes, tandis que la bourgeoisie industrielle investit le pays, faisant fi de l'humidité, qui a certes diminué, mais reste néanmoins présente.
Paysage de Sologne par Théodore Rousseau (1812-1867, cofondateur de l'Ecole de Barbizon).
Sa perception va se jouer de plus en plus en termes économiques. Finis les miasmes, finies les hypothèses médicales hasardeuses, l'ère médicale scientifique bénéficie des découvertes de Pasteur. Si la santé et l'hygiène des Solognots préoccupent encore les édiles et les politiques, ce sont désormais l'enseignement, la constitution de sociétés de secours mutuel, les assurances contre la grêle, l'épargne qui sont en ligne de mire. Quand une région s'assainit et s'enrichit, les objectifs changent. Désormais, les raisonnements deviennent financiers et les calculs de rentabilité sont monnaie courante dans les publications, prenant le pas sur cette fameuse humidité qui n'est plus considérée comme une opposante majeure au développement économique de la contrée. En revanche, l'humidité
Deux publications font l'apologie de l'action du Comité Central Agricole de la Sologne : Denizet (Henri), 1900 et le bulletin spécial n° 2 de 1959 des Annales du CCAS. 42 Lecouteux (Edouard), 1854 et 1881 ; Goffart (Auguste), 1883. « pour mémoire »
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occupe encore le devant de la scène pour les paysans. Le drainage est loin d'être réalisé sur toutes les terres cultivées de Sologne et les baux de ferme ont une clause qui stipule l'entretien des fossés par le preneur, preuve que les terres restent gorgées d'eau. Quoiqu'en disent certains esprits chagrins 43 , le système agropastoral n'est plus la seule voie de développement de la Sologne. Le boisement, entrepris timidement dans les années 1820, se développe à vive allure à partir des années 1840-1850, la sylviculture devenant plus rentable que l'agriculture. En 1852, Adolphe Brongniart projette le boisement des sols les plus pauvres de la Sologne, soit 300 000 hectares ; 42 000 hectares étant en prés, 100 000 hectares en culture et 8 000 hectares en étangs 44 . Mais c'était compter sans les lentes mutations rurales : en 1889, les terres cultivées couvrent encore 310 400 hectares 45 ! Cependant, par l'entretien des fossés et par les arbres qui puisent de fortes quantités d'eau dans le sol, l'abaissement de la nappe phréatique fait disparaître une bonne partie des marécages et rend le pays beaucoup plus sain. Progressivement, il ne sera plus question de paludisme46 . Il disparaît de la Sologne entre 1870 et 1880 (Basonnière, 1914, Poitou 1978) et la contrée n'est plus du tout perçue comme une région maudite. Seuls les paysans souffrent véritablement de leurs terres mouillées qu'ils tentent de drainer quand ils sont propriétaires. Et quand viennent des années extrêmement pluvieuses, comme celles de 1910 et de 1911 qui déciment les troupeaux de moutons et entraînent la ruine d'un certain nombre de paysans, les aléas climatiques rappellent aux humains qu'ils ne sont pas maîtres du jeu sur leurs pauvres terres agricoles. Rappelons que, dans les années 1920-1930, des fermiers de Chaumont-sur-Tharonne (Loir-et-Cher) drainent leurs cours de ferme et une partie de leurs champs. En creusant des tranchées d'une largeur d'un fer de bêche et en y mettant des fagots recouverts de plaques de mousse, ils espèrent une efficacité d'au moins deux décennies 47. Imaginez ce travail fait à la main et à la sueur de leur front, faute de pouvoir payer des entreprises spécialisées ! Demandez aux paysans de Saint-Viâtre (Loir-et-Cher) ce qu'ils pensaient de l'humidité de leurs terres dans les années 1965-1970. Ils débouchaient à la pelle les « évières » de leurs champs pour faire couler l'eau vers les fossés, évitant aux grains de pourrir en terre dans les hivers et printemps trop pluvieux. Dans ces mêmes années, à Pierrefitte-surSauldre (Loir-et-Cher) et à Brinon-sur-Sauldre (Cher), des communes aux sols pourtant bien plus sains, les paysans drainaient leurs terres, mécaniquement, pour espérer de meilleurs rendements céréaliers.
Le rappel à l'ordre de l'humidité
Sous la Troisième République, l'impulsion donnée sous le Second Empire se poursuit. Le développement économique de la contrée fait oublier en grande partie l'humidité dans les bourgs rénovés. Les vastes territoires de chasse sont en vogue et l'humidité n'est pas un fléau pour les propriétaires de domaines destinés à des invitations de prestige où se nouent et s'affermissent des relations d'affaires. Certes, les couvées de perdrix et de faisans sont détruites quand les pluies s'installent durablement, mais l'enjeu cynégétique ne met pas en danger l'exploitation forestière des domaines.
[Anonyme], « Une excursion en Sologne », 1854. Brongniart (Adolphe), 1852. 45 Accas, 1959, p. 25. 46 Laveran découvre le protozoaire du paludisme en 1880. À noter que le paludisme des régions marécageuses françaises est dû au Plasmodium vivax, beaucoup moins dangereux que le Plasmodium falciparum des régions chaudes. 47 Témoignage oral en juillet 2016 de Jean-Claude Couvret, Chaumont-sur-Tharonne.
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Un étang au printemps et sa bonde, Lamotte-Beuvron © Frédéric Auger
Conclusion
Malgré tout ce que l'on a pu dire et écrire sur l'assainissement de la Sologne, elle est encore considérée par ses habitants comme une zone humide. Les caves sont rares. Dans les années 1975, on s'embourbait en hiver avec sa voiture dans les chemins d'accès non goudronnés des fermes. De nos jours, des engins de terrassement sont encore avalés par des « rézans ». Les fossés sont pleins d'eau en hiver. La forêt domaniale de Lamotte-Beuvron a de bons chemins, mais ceux des bas-fonds sont impraticables aux mauvaises saisons. Cependant la région est agréable. Aujourd'hui, on y vit confortablement dans des habitations saines et on se nourrit comme partout en France. Les routes sont bonnes et les bourgs sont fleuris. L'humidité demeure et les Solognots, qui ne sont plus dans l'agriculture, s'en accommodent. Le gros gibier a envahi les propriétés et les chasseurs sont contents, la mode n'étant plus aux faisans, perdrix ou lapins. Les écologistes n'en sont pas satisfaits, mais globalement la contrée n'est pas en danger. Les touristes qui ne viennent qu'à la belle saison sont charmés par les visions d'étangs dont la bonde est devenue quasiment un emblème de la Sologne.
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Recherches Archéologiques et Historiques de Sologne, publie 4 bulletins par an avec des articles de qualité filtrés par un comité de lecture exigeant. Ils sont une source incontournable de documentation sur la contrée. Voir La Sologne et son passé 8, « L'eau et les étangs », tome 12, n° 3-4, 1990, 59 p.
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Burdel (Edouard), - De l'ivrognerie, de ses effets désastreux sur l'homme, la famille, la société et les moyens d'en modérer les ravages, édit. Vermeil, 1854, 102 p. - Recherches sur les fièvres paludéennes, suivies d'études physiologiques et médicales sur la Sologne, Paris, Masson, 1858, 240 p. Delacroix (S. C.), Faits de drainage. Débit des terres
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géographie, université d'Orléans, EA 1210 CEDETE et Groupe d'Histoire des Zones Humides. Parmi la production de l'auteur seules ont été citées trois références en rapport direct avec la Sologne et le sujet de notre article : - « L'histoire des étangs de Sologne », Recherches Naturalistes en région Centre, Hors série, décembre 2005, p. 12-15. - « La Sologne et la Beauce aux XVIIIe et XIXe siècles. Examen clinique d'un couple sain-malsain », Vincennes, Publications du Groupe d'Histoire des Zones Humides, Collection Journées d'études, p. 24-38. - Sajaloli (Bertrand) et Arnaud (Cécile), « Géohistoire des paysages de 1700 à nos jours en Sologne du Nord.
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Poitou (Christian). Parmi la très importante production de l'auteur consacrée à la Sologne, seules ont été citées quelques références en rapport direct avec le sujet de notre article. Toute la bibliographie de l'auteur est sur son site internet, http://www. christianpoitou.fr.
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- Observations sur plusieurs maladies des bestiaux, telles que la maladie rouge et la maladie du sang, qui attaquent les bêtes à laine, etc., Paris, Veuve Hérissant et Th. Barrois, 1782, 16 + 200 p. - « Mémoire sur les avantages des migrations des troupeaux pour les préserver des maladies », Histoire et Mémoires de la Société Royale de Médecine, années 1782-1783, p. 557-558. - « Mémoire sur les bestiaux de la Sologne », Histoire et mémoires de la Société royale de Médecine, année 1776, Paris, imp. Ph-D. Pierres et chez Didot, 1779, p. 324-339. - « Mémoire sur la Sologne », Histoire et Mémoires de la Société royale de Médecine, année 1776, Paris, imp. de Ph-D. Pierres et chez Didot, 1779, p. 61-72.
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Les services rendus par les zones humides
entre affrontements et « bien public »
Concilier les usages productifs, les usages sociaux et les régulations naturelles
Les zones humides et les conflits dans l'Histoire : L'apport de l'expérience historique des associations syndicales de marais aux enjeux actuels de la gestion des zones humides Le groupe de référents en zones humides
Comment a-t-il développé depuis 25 ans des questionnements multidisciplinaires pour la revue « Zones humides info », éditée par la Société nationale de protection de la nature
Les conflits d'usage dans les zones humides du delta du Rhône (Camargue)
De gauche à droite : Francis Muller, Bernard Picon, Paul Allard, Patrick Fournier, Jean-Marie Gilardeau © comité d'Histoire MTES-MCT
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services rendus
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Introduction et animation
par Paul
ALLARD, Professeur des universités en histoire contemporaine, Université d'Aix-Marseille Méditerranée
En guise de brève introduction je proposerai quelques remarques à propos de la notion de services rendus. Cette notion fut inaugurée par une étude de R. Costanza1 . Elle est employée au niveau international depuis 2001/2005 et le lancement du programme « Évaluation des Écosystèmes pour le Millénaire » (MA) afin de caractériser les interactions entre le fonctionnement des écosystèmes et le bien-être social et économique. On peut définir la notion de services rendus comme « l'ensemble des biens et services fournis aux sociétés humaines par les systèmes écologiques anthropisés ou non ». Les services rendus sont généralement répartis selon la nomenclature suivante : · Les services de support (production primaire, la photosynthèse...). · Les services d'approvisionnement (air, eau, nourriture...). · Les services de régulation des écosystèmes (les inondations, filtrage des eaux...). · Les services culturels et sociaux (esthétiques, récréatifs, symboliques...). L'utilisation de cette notion présente de nombreux avantages pour gérer l'environnement, mais elle doit être complétée par une réflexion critique pour en montrer les limites en termes de gestion et d'éthique. L'approche en termes de services
Les interactions entre écosystèmes, usages socio-économiques et bien-être humain 2 d'après le Millennium Ecosystem Assessment
écosystémiques évite que la science économique externalise ses effets sur la biodiversité et le fonctionnement des systèmes écologiques. En effet, l'externalisation de tout ou d'une partie des effets de l'activité économique sur l'environnement revient à ne pas les intégrer dans les budgétisations en minorant, voire en ignorant, les impacts écologiques d'un investissement et en transférant le coût des impacts environnementaux sur la collectivité.
1
Costanza R. (et al.), « The Value of the Worlds Ecosystem. Services and Natural Capital », Nature, vol. 387, n° 6630, 15 mai 1997, p. 253-260. Elle est répliquée inlassablement depuis : ainsi, É. Laurent, Social-écologie, Paris, Flammarion, p. 72, écrit quau sein de la richesse des nations, le capital naturel représente « 44 trillions de dollars » au titre de « la valeur commerciale des terres cultivées, des forêts, des minéraux et de lénergie du monde » 2 Bruno Maresca, Xavier Mordret, Anne Lise Ughetto et Philippe Blancher, (2011), « Évaluation des services rendus par les écosystèmes en France », Développement durable et territoires [En ligne], Vol. 2, n° 3 | Décembre 2011, mis en ligne le 05 décembre 2011, consulté le 28 octobre 2016. URL : http:// developpementdurable.revues.org/9053 ; DOI : 10.4000/developpementdurable.9053 « pour mémoire »
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Au contraire dans le cadre de la notion de service écosystémique, chaque service est évalué et peut entrer dans une budgétisation. Pour cela il est nécessaire de rechercher des indicateurs pour mesurer les services, et donc de faire appel à la communauté scientifique et à des approches très pluridisciplinaires qui mettent l'accent sur la complexité et les interdépendances ce qui n'est pas sans poser de nombreux problèmes scientifiques étant donné entre autres les incertitudes des mesures et des modèles environnementaux 3 L'enjeu macroéconomique essentiel est l'intégration du « capital naturel » dans la comptabilité nationale, ce que l'on appelle le « PIB vert ». Les Nations Unies cherchent à promouvoir cette approche4 . Les enjeux microéconomiques concernent en particulier les choix publics : Il s'agit d'intégrer le coût des dommages à la biodiversité dans l'évaluation des impacts des aménagements et de calibrer la « compensation » des impacts résiduels. La dimension judiciaire n'est pas absente, en particulier en évaluant les dommages non intentionnels des aménagements à l'environnement, elle permet des recours. En s'appuyant sur l'évaluation des services rendus les politiques publiques peuvent promouvoir des mesures encourageant la préservation, et envisager l'augmentation du capital naturel en introduisant le paiement des services environnementaux (PSE) 5 . Le recours à la notion de services rendus est un enjeu scientifique. Il nécessite de construire des modèles performants,
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d'approfondir la connaissance des systèmes et des interdépendances avec des approches pluridisciplinaires, de maîtriser les incertitudes, il nécessite également une vision prospective et du fait des enjeux planétaires une collaboration internationale est nécessaire. La notion de services rendus au niveau international permet des échanges et des collaborations entre les États et les organismes internationaux. Elle permet de concrétiser et de mesurer, même imparfaitement, l'impact des sociétés humaines sur leur environnement et elle est désormais très fréquemment employée aussi bien par les scientifiques que par les gestionnaires. L'emploi de cette notion soulève toutefois de nombreuses questions que j'évoquerai rapidement en utilisant divers travaux et les réflexions développées dans des séminaires scientifiques 6 . Il est parfois difficile de distinguer les services de support (production primaire, photosynthèse...) et les services de régulation (bénéfices indirects du fonctionnement des écosystèmes, cycle de l'eau...) Les services d'approvisionnement posent la question de la distinction entre les services intangibles produit par les écosystèmes et les biens stockables et renouvelables en particulier issus de la production agricole. D'une manière générale les bénéfices que les êtres humains tirent des écosystèmes entraînent le risque d'une marchandisation de la nature qui réduirait les problèmes environnementaux à leur
simple impact économique négatif sur les activités des sociétés humaines. Les services culturels auxquels la notion de services rendus donne à juste titre une grande place sont perçus différemment d'une société à l'autre. Certaines sociétés intègrent traditionnellement la nature dans leur culture, d'autres, souvent issues de la première révolution industrielle, ont longtemps considéré que la maîtrise de la nature était un des objectifs de la modernité. La prise de conscience des effets de cette politique de modernisation/destruction a entraîné la création d'espaces protégés sous la forme de parcs et d'une législation protectrice. Il faut également faire la part du relativisme : un même écosystème peut apparaître comme une nuisance pour un groupe donné et un bénéfice pour un autre groupe. En Camargue au milieu du XIXe, une partie des propriétaires souhaitaient laisser inonder le delta pour avoir du limon qui fertilisait les sols alors que d'autres propriétaires ainsi que les industriels saliniers souhaitaient
Allard P., Fox D. , Picon B., 2008, Incertitude et environnement. La fin des certitudes scientifiques , Edisud, Aix-en-Provence, 350 pages. 4 Integrated Environmental and Economic Accounting 2003 (SEEA 2003) sur le site des Nations unies 5 Etrillard Claire, (2016), « Paiements pour services environnementaux : nouveaux instruments de politique publique environnementale », Développement durable et territoires , Vol. 7, n° 1 | Avril 2016. 6 Maris Virginie, (2013), Nature à vendre. Les limites des services écosystémiques, Quae, Versailles.
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une protection totale contre le fleuve pour faire de l'agriculture spéculative et développer des activités industrielles7. Une approche diachronique de la notion de services rendus est certainement une piste de recherche intéressante pour les années à venir, notamment dans le domaine des zones humides. Je propose quelques rapides remarques sur les services rendus par les zones humides au fil des siècles. Les services écosystémiques ont été perçus et reçus de manière différente dans le temps selon les sociétés et les usages économiques et culturels. L'action de l'homme a pu s'exercer en fonction de ses intérêts à un moment donné, en détruisant des écosystèmes et en en construisant d'autres. Dans le cas des zones humides par exemple : les destructions massives ont été nombreuses : les Landes par exemple au XIXe siècle sous le second Empire ont été asséchées et transformées en une immense forêt d'un million d'hectares.. Mais il y eut également des créations, comme les Dombes au Moyen Âge ou les aménagements très importants du marais poitevin et de la Camargue qui forment des écosystèmes d'origine anthropiques qui rendent des d'importants services écosystémique. L'état actuel des zones humides a souvent été atteint à partir de conflits d'intérêts entre particuliers et entre les particuliers et l'État, tel est le cas de la Camargue 8 , mais les exemples sont nombreux. Dans les années 1640 Van Ens assèche les marais d'Arles, en 1646, le Seigneur des Baux, Honoré de Grimaldi de Monaco, lui fait détruire son oeuvre pour protéger les gens modestes qui vivaient des marais en exploitant les ressources naturelles produites par cette zone humide. En guise de conclusion, les quatre présentations qui vont suivre mettent en évidence le rôle des conflits d'intérêts dans la constitution des zones humides à diverses époques. Aux conflits d'usage sur les services productifs des zones humides est venu progressivement s'ajouter des conflits nés du désir de préserver la nature, que ce soit des raisons culturelles ou des raisons de conservation des fonctions régulatrices et de la biodiversité. La prise de conscience progressive des services écosystémiques est désormais présente dans tous les projets d'aménagements nouveaux et suscite parfois des mesures pour limiter les conséquences d'aménagements anciens. Cette évolution fait apparaître d'autres problématiques parfois conflictuelles entre des nécessités économiques et de nécessaires mesures de préservation de l'environnement.
Bibliographie
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services rendus
Les zones humides et les conflits dans l'Histoire : entre affrontements et « bien public »
Patrick Fournier, Maître de conférences d'histoire moderne à l'université Blaise Pascal Clermont-Ferrand II, EA 1001 CHEC, président du Réseau universitaire de chercheurs en histoire environnementale de 2011 à 2015
Ma communication s'inscrit dans une perspective historique de longue durée, entre les époques moderne et contemporaine. Elle prend le relais de ce qu'a présenté Raphaël Morera. Je tenterai d'axer la réflexion sur la question des conflits. Si les zones humides se trouvent au coeur des interrogations environnementales, c'est par leur richesse intrinsèque en termes de biodiversité et d'usages multiples, à la rencontre de la terre et de l'eau, mais c'est aussi parce qu'elles interrogent avec une acuité particulière la société humaine sur la gouvernance de l'espace et des ressources. Les différentes lois concernant la protection des littoraux et de l'eau, qui ont été prises à la fin du XXe siècle (loi littoral de 1986, loi sur l'eau de 1992), ainsi que la jurisprudence qui les a suivies ont, par leurs dispositions concernant les zones humides, mis en perspective l'intérêt collectif représenté par ces espaces. Au cours de l'histoire,
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ceux-ci ont fait l'objet de regards multiples, souvent contradictoires. J'insisterai sur le rôle intrusif de l'État dans la gestion des zones humides. Il ne faut pas confondre ce rôle avec les gestions collectives. L'État a joué un rôle de réorientation ou d'aggravation de certains conflits, ce qui a pu avoir des effets complexes dans le temps long. Si les interventions étatiques étaient porteuses de nombreuses ambiguïtés, l'enjeu étant davantage un contrôle du territoire et de ses potentialités qu'une destruction systématique des zones humides comme le prouvent l'aménagement de zones militaires inondables et les constructions de canaux, elles n'en bouleversaient pas moins la façon dont était conçu le rapport entre le « collectif » et le « public ». J'essaierai de montrer comment, à travers le jeu des différents acteurs concernés, des particuliers à l'État, s'est construite la notion de « bien public » à propos des zones humides.
Les usages collectifs des zones humides, anciens et multiformes, ont été largement évoqués ce matin. Je n'y reviendrai donc pas mais je souhaite montrer les enjeux de ces usages. Il faut bien distinguer les marais littoraux et les marais situés à l'intérieur du pays : les formes de gestion peuvent s'avérer très différentes. Les marais littoraux français servaient de protection au royaume en cas de conflits internationaux. De ce point de vue, ils ont intéressé assez précocement l'État monarchique, notamment à travers l'édit de Moulins de février 1566 et la grande ordonnance royale de la marine d'août 1681. Ces textes renforçaient l'emprise du pouvoir étatique sur le domaine maritime, et donc sur les littoraux, de façon à protéger les côtes françaises et à favoriser la constitution de bases portuaires pour la marine. Nous avons vu ce matin l'exemple de Rochefort, importante création du règne de Louis XIV.
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Dans le cas des marais intérieurs, les affrontements sont repérables dès la période médiévale, avec un temps fort bien document allant du milieu du XIIe siècle à la fin du XIIIe siècle. Nous avons vu ce matin l'implication de groupes de personnes extérieures aux sociétés paysannes qui, originellement avaient des droits d'usage sur ces espaces : il s'agit d'entrepreneurs privés, nobles ou bourgeois, qui se lancent dans des opérations de bonification. C'est d'ailleurs souvent l'intrusion extérieure qui provoquait les conflits les plus violents. Il ne faut pas oublier la disparition d'un échelon historiquement important, dont on doit se demander quel rôle il a exercé dans l'aménagement des zones humides sur la longue durée. Jusqu'à la Révolution, le droit seigneurial jouait un rôle majeur dans la gestion des zones humides. Avec l'édit d'Henri IV de 1599 sur le dessèchement des lacs et marais de France, qui fut à l'origine de tout un ensemble d'opérations, l'intervention de l'État s'est accrue, au bénéfice de sociétés particulières : des compagnies de dessèchement aux attributions d'abord très large la première, celle d'Humphrey Bradley (mort en 1639) et de ses associés, a le privilège de l'assèchement des lacs et marais dans toute la France puis circonscrites à des périmètres définis au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. Un autre phénomène a été étudié par l'historien Antoine Follain : la fiscalisation des communaux. En effet, l'État, au XVIIe siècle, a fiscalisé les communaux, ce qui contraignait souvent les communautés à se défaire de leurs communaux ou à changer les modalités de leur gestion. Cette affaire provoqua aussi un certain nombre de conflits entre anciens et nouveaux ayants droit. Aux XVIIIe et XIXe siècles, l'État a encore renforcé son emprise sur les espaces communaux, en lien avec le développement de l'expertise technique, qui s'imposait de plus en plus. Il faisait appel à des groupes d'experts et d'ingénieurs, qui étaient amenés à jouer un rôle décisif dans l'aménagement des zones humides. Ces deux siècles ont constitué un moment important dans la conflictualité concernant ces zones car ils étaient au coeur d'une réflexivité croissante sur l'impact des transformations et des aménagements de ces espaces. L'observation des conséquences de la déforestation sur les phénomènes d'inondation ou sur l'amoindrissement de certaines ressources tirées de territoires drainés, avait parfois émergé dès le XVIIe siècle, mais elle se traduisait alors souvent par des remarques ponctuelles, sans grande portée théorique. Des changements plus déterminants se produisirent à partir du milieu du XVIIIe siècle. Ils nacquirent à la fois d'un renforcement de la pression démographique, économique et politique sur les espaces naturels et de l'apparition d'une expertise fondée sur un savoir technique, attentif à la gestion des ressources et plus seulement à la maîtrise du territoire. À partir du XVIIIe siècle au moins, ce sont les nécessités techniques qui contribuent à l'évolution du droit de l'environnement, notamment dans les zones humides, et génèrent de nouvelles formes de rapports sociaux, entre conflits et régulation. Au contraire, dans les sociétés médiévales et au cours de la première modernité, on peut considérer que le droit primait davantage sur la technique : il avait pu contribuer à la modernisation des techniques, notamment pour mieux maîtriser le droit d'alluvion, hérité du droit romain et théorisé dès le XIVe siècle par le juriste Bartole (illustration page suivante). Le droit d'alluvion donnait lieu à une jurisprudence destinée à régler les conflits pour l'appropriation des berges et des cours d'eau, mais il pouvait également contribuer à créer d'autres formes de conflit. En effet, les aménagements des berges ont pour objectif des modifications empiriques des profils d'alluvionnement. Il s'agit d'une source classique, bien que diffuse, de la conflictualité traditionnelle en zones humides. Les conflits pour les droits d'usage se renforcèrent avec l'impulsion plus forte de l'État, quelle que soit la nature des régimes politiques, en faveur d'une gestion plus rationnelle du territoire. L'objectif était principalement fiscal, car les profits des particuliers et des communautés étaient taxés. L'État avait également tout intérêt à ne pas perturber trop fortement les sociétés locales, susceptibles de créer des désordres, à ne pas épuiser les ressources et à ne pas modifier trop profondément les équilibres environnementaux fragiles.
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nous a laissé furent poursuivis par des ingénieurs militaires ou civils. On peut ainsi penser au théoricien de l'hydraulique Bernard Forest de Bélidor (1697-1761). Ces ingénieurs hydrauliciens perfectionnaient la maîtrise de l'eau et des zones humides, en même temps qu'ils créaient de nouveaux déséquilibres, facteurs de conflits. La rectification du cours des rivières était à l'origine d'engorgements et d'inondations de territoires. On constatait souvent que, même lorsque l'opération était bien pensée, les aménagements nécessitaient un entretien qui n'était pas toujours bien réalisé sur le long terme. L'utopie planificatrice était portée à un degré encore supérieur au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. On peut citer une figure emblématique, celle de Gaspard de Prony (1755-1839), directeur de l'École des Ponts et Chaussées à partir de 1798. Il s'agit d'une figure essentielle. Ses projets d'assainissement et de bonification des marais poitevins puis des marais pontins étaient caractéristiques de la volonté d'appliquer des découvertes scientifiques notoires sur les lois d'écoulement des fluides à des territoires marqués, selon lui et le milieu technique et politique qu'il représentait, par une inertie apparente. Le retard économique et l'insalubrité de ces régions étaient rendus d'autant plus insupportables que débutait l'âge de l'économie politique et de l'hygiénisme. La volonté d'appliquer une ambition scientifique au gouvernement d'espaces jugés archaïques apportait potentiellement des perturbations
Bartolus de Saxoferrato (1314 ? -1357), Tractatus de fluminibus, seu tyberiadis, Lyon, frères Senneton, 1546, fig. XVI et XVII
La prise de conscience progressive de la nécessité d'arbitrer entre ces différentes exigences a constitué une entrée dans la modernité, faite à la fois d'une volonté de contrôle des populations, des territoires, des ressources, et d'une libéralisation par l'encouragement donné aux initiatives individuelles. La notion de « public », incarnée par l'État, ne se confond pas avec celle de « collectif ». Son renforcement s'est nourri d'une mise en relation plus directe de l'État avec les acteurs privés jugés les plus novateurs et les plus utiles à la collectivité. Quelques étapes théoriques et pratiques peuvent baliser ce parcours historique.
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Á la fin du XVIe siècle, Vauban (16331707) récupérait le long héritage des ingénieurs de la Renaissance et de l'âge classique pour opérer une synthèse qui faisait de la maîtrise des techniques hydrauliques un instrument de construction des territoires. Les frontières telles qu'il les concevait et les structurait correspondaient à des zones de défense mais aussi de vie. L'objectif n'était pas le dessèchement mais bien la maîtrise de l'eau et la transformation de l'environnement, pour recréer par l'artifice une nature idéale, adaptée aux besoins politiques et sociaux. La réalité était souvent complexe. Les actions de Vauban et l'héritage qu'il
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Carte du Cours de la Rivière d'Aa depuis St. Omer jusqu'à Gravelines et de celui de la Colme depuis Watte jusqu'à Bergues et du canal de Bergues à Dunkerque (sans date, XVIIIe siècle) © Gallica / Bibliothèque Nationale de France
encore plus puissantes que celles qui avaient précédé le XIXe siècle. Cela se construisait très largement dans l'héritage des propositions de Prony, avec des ingénieurs et des agronomes qui cherchaient à penser les questions hydrauliques dans leur globalité. Cette attitude induisait des interrogations majeures sur les relations entre le drainage et l'irrigation.
Jean-Augustin Barral (1819-1884), directeur du Journal d'agriculture à partir de 1850, et Alfred Durand-Claye (1841-1888), ingénieur des ponts et chaussées et spécialiste des questions d'assainissement et d'hydraulique agricole au début de la IIIème République, menèrent des travaux d'expertise, rédigèrent des synthèses qui se fondaient sur l'expérience accumulée
et tentèrent de conjuguer l'irrigation, le drainage et l'assainissement. L'intérêt de ce type d'approche était de bien mettre en évidence la recherche d'intérêts complémentaires. À travers ces travaux, la bonification restait malgré tout l'affaire de spécialistes. L'objectif des experts était surtout de déplacer et de contrôler les zones humides, en supprimant les excès d'humidité de
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nombreuses nuances à ce schéma, voire des contradictions. Elles montrent le dynamisme de l'économie agricole dans différentes régions de zones humides, de plus en plus spécialisées au cours de l'époque moderne, aptes à utiliser les atouts des marais ou des étangs pour développer différentes activités. Les conflits étaient certes nombreux mais les exemples historiques montrent qu'il ne faut pas nécessairement les considérer comme des entraves au développement. Ils traduisent souvent le renouvellement des préoccupations économiques et sociales des acteurs concernés. Par la négociation qu'ils induisent, ils font l'objet de compromis qui permettent un aménagement des territoires. Un autre exemple montre la façon dont s'articulaient les enjeux des conflits dans le domaine de la santé publique, soit une notion qui devient une composante majeure de la conception du bien public à partir du XVIIIe siècle. Les archives de la Société royale de médecine nous montrent ainsi l'exemple d'une crise épidémique qui a frappé en 1776 le bourg languedocien de Villeneuve-lès-Avignon, en bordure du Rhône, face à la ville pontificale d'Avignon. Cette épidémie survenait au début de la mise en oeuvre de la grande enquête médicale voulue à la fois par le pouvoir politique et par le pouvoir médical de l'époque. L'enquête révèle de quelle manière les enjeux sanitaires, avec une surmortalité relative réelle, étaient instrumentalisés par ceux qui voulaient lutter contre l'aménagement
« Description générale du projet des travaux à exécuter sous Rethy [commune d'Arendonk, Belgique], pour convertir en prairies une surface de 257 hect. 90 ares 80 cent. de bruyère », Joseph Keelhoff, Traité pratique de l'irrigation des prairies, Paris, Librairie agricole de la Maison rustique, 1856, 2 vol., pl. V, fig. 3
certains espaces et en créant ailleurs des zones arrosées, comme par exemple dans les plaines d'irrigation du Comtat (département de Vaucluse) ou, au nord de Paris, dans la plaine de Gennevilliers avec des champs d'épandage destinés à recycler les boues de Paris. La question du partage des communaux et de leur mode de mise en valeur a été souvent l'objet de conflits dans l'histoire. Avec les aménagements évoqués précédemment, elle pose directement la question du bien public. Traditionnellement, l'objet des conflits était moins la propriété des zones
humides, qui est une notion assez confuse sur le long terme, que la qualité d'ayant droit. L'ordonnance des eaux et forêts de 1669 prévoyait par exemple des procédures de triage, c'est-à-dire de partage des communaux entre le seigneur et les habitants de la communauté. Il s'agissait d'une solution qu'elle n'inventait pas mais qu'elle contribuait à encourager et à développer. Certains historiens ont vu dans le manque de clarté lié à la notion de propriété un frein à l'aménagement des zones humides et à leur mise en valeur. Des thèses plus récentes apportent de
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de broutières le long du Rhône, c'est-à-dire d'espaces de pâturage construits progressivement grâce à l'alluvionnement du fleuve, dont le cours changeait. Les modifications résultaient d'ailleurs aussi des interventions humaines, une action complémentaire de plantation de végétation hydrophile permettant d'accélérer le phénomène de colmatage. Cet épisode montre comment se nouait le dialogue entre les acteurs locaux, les acteurs provinciaux, l'État monarchique et ses représentants ainsi que le pouvoir médical. On assistait à des conflits de nature scientifique qui avaient un impact sur la gestion du territoire et montraient la complexité des motivations lorsqu'il s'agissait de faire des choix sur l'utilisation des zone d'alluvionnement. Les calculs économiques sur la rentabilité des drainages et des dessèchements restaient toujours théoriques. L'expérience révolutionnaire, telle qu'elle a été analysée pour la législation de l'an II (la loi du 10 juin 1793 sur le partage des communaux, le décret du 4 décembre 1793 sur l'assèchement des étangs) montre la difficulté à mettre en oeuvre une législation prise dans la précipitation, même si elle correspondait à une réflexion menée depuis plusieurs décennies. La focalisation sur les questions sociales, en l'absence de véritables considérations environnementales, entraînait de nouveaux conflits et des catastrophes environnementales locales par surpâturage, surpêche ou disparition de digues qui assuraient la protection des terres cultivées contre les inondations et qui facilitaient les communications. Le coût économique de ces bouleversements est très difficile à évaluer. Nous pouvons porter un regard similaire sur les lois suivantes : la loi de 1807 sur le dessèchement des marais, les lois de 1854 et de 1856 sur le drainage, la loi de 1860 sur la mise en valeur des marais et des terres incultes appartenant aux communes, qui visent à intensifier la bonification tout en luttant contre les inondations par un meilleur entretien des digues. L'État entend toutefois mieux associer les populations locales à la gestion des zones humides. Je conclurai en disant que l'histoire des conflits pour l'usage et l'appropriation des zones humides constitue un cas particulièrement intéressant pour penser l'évolution de la conception du bon gouvernement et du bien public. Elle permet de comprendre que, si le concept de la tragédie des communs, formulé par Garret Hardin en 1968, est dépassé, le renversement opéré par Elinor Ostrom en 1990 ne résout pas tous les problèmes posés par la mise en oeuvre de solidarités collectives. Les conflits témoignent d'une tension perpétuellement rejouée entre intérêts collectifs et intérêts individuels. Le rôle de l'État a pu être de servir de médiateur et de participer à un rééquilibrage dans les rapports de force, en prenant en compte à la fois les aspirations sociales des ayants droit traditionnels et la nécessaire adaptation aux évolutions économiques, politiques et culturelles. Historiquement, il a consisté également à endiguer la violence qui a caractérisé à de nombreuses reprises la remise en cause de l'appropriation privée de biens collectifs en zones humides, non sans difficultés ni ambiguïtés toutefois. Le conflit exprime souvent un besoin de régulation sociale et de mise en oeuvre d'une économie morale. La nouveauté de notre époque, après les multiples constats de diminution des superficies des zones humides au cours des XVIIIe, XIXe et XXe siècles, soit par action volontaire, soit par négligence, est peut-être de prendre davantage en compte les exigences du respect de la nature dans nos approches culturelles, en considérant que l'environnement ne peut pas faire l'objet d'un forçage technique et scientifique sans que les sociétés humaines finissent par en payer le prix. L'observation fine des conflits en zones humides sur la longue durée montre que les acteurs locaux ont souvent eu une conscience empirique des bonnes pratiques qui permettaient de concilier des usages variés, même si les inégalités sociales ont entraîné des différences dans les profits qui étaient tirés de ces espaces.
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Débat
De la salle
Ma question a trait à l'actualité puisque l'un des grands axes du Commissariat général au développement durable consiste à développer le dialogue environnemental. Elle est également très directement historique. Vous avez parlé du rôle des acteurs provinciaux et régionaux. Aujourd'hui, nous nous interrogeons sur l'amélioration de la gouvernance régionale. Je sais bien que les mots n'ont pas le même sens. Les nouvelles régions pourraient ressembler à certaines provinces. Jusqu'où pouvonsnous faire cette comparaison ? qui étaient les héritiers de l'Ancien Régime. C'est cet affaiblissement qui a entraîné une confrontation directe entre la population et l'État, sans corps intermédiaire. empêchait l'exploitation des marais qui furent asséchés pour alimenter le canal] . Ceci illustre le décalage entre l'État, les communautés rurales et les gestionnaires locaux. Tout à l'heure, j'en parlais avec une personne du parc naturel régional de Scarpe-Escaut, où des projets sont mis en place, sans être nécessairement appropriés ni appliqués au niveau local. Voilà un décalage, que nous retrouvons au niveau historique.
De la salle
Tout à l'heure, vous avez évoqué la question du problème d'entretien des structures de drainage. Mon travail de thèse porte sur la vallée de L'Escaut, qui constitue un des points de conflit ressortant majoritairement. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, un système de drainage avait été mis en place dans la vallée de L'Escaut, entre Valenciennes et Condé. Toutefois, son entretien régulier sur le long terme n'était pas réalisé, ce qui conduisit à un échec presque total de l'assèchement. S'y ajoutait la question des inondations défensives. Comme le système de drainage n'était pas entretenu, d'énormes problèmes d'inondations récurrentes survenaient. De plus, il y avait des pratiques illicites de ruptures de digues ou d'aménagements de petits ponts de manière illégale. L'État était obligé d'intervenir pour arbitrer et imposer de mettre des ouvriers au travail. Il mettait également en place un impôt dédié à l'entretien des structures. La canalisation de L'Escaut, qui avait été construite au XVIIIe siècle, rencontrait de nombreuses oppositions. Les communautés rurales s'opposaient à ce que l'Escaut soit canalisé, au motif que les travaux empêcherait l'exploitation des marais qu'il fallait assécher pour alimenter le canal, ce qui s'est effectivement passé [qui
Patrick Fournier
Ces éléments perdurent en effet tout au long des siècles. En même temps, l'État lui-même, y compris dans l'Ancien Régime, a organisé parfois des travaux que, par la suite, il n'est pas capable d'entretenir.
Patrick Fournier
Il est difficile de faire une comparaison directe entre les instances du passé et les instances présentes. Jusqu'au XVIIIe siècle, un certain nombre de médiations étaient assurées par des états provinciaux, par les communautés villageoises et par les juridictions qui donnaient des capacités aux communautés de résister aux interventions extérieures. Au XIXe siècle, cela avait quelque peu périclité, en raison du triomphe de l'expertise technique. De ce fait, les possibilités intermédiaires étaient moindres. Aujourd'hui, nous assistons à un retour des lieux de dialogue entre les associations et les collectivités publiques pour parler de ces questions.
De la salle
Quel regard portez-vous sur la Révolution ? Dans une vision environnementale, la Révolution est parfois jugée de manière très sévère, pour au moins deux raisons : la libéralisation totale de nombreuses activités et le principe du droit inviolable et sacré d'une propriété très forte. Cela se traduisait par l'abolition de tous les règlements qui, sous l'Ancien Régime, limitaient par exemple la charge du pâturage.
Patrick Fournier
Cette question est assez compliquée. La Révolution avait adopté des législations que, dans l'immédiat, elle n'était peutêtre pas capable de faire respecter. On ne peut affirmer que les règles de l'Ancien Régime aient été oubliées au XIXe siècle. Dans le Midi par exemple,
Paul Allard
Au XIXe siècle, l'État utilisait les experts pour affaiblir les notables locaux,
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il existait dans l'Ancien Régime des associations de gestion des roubines ou de canaux d'irrigation. Ces structures se réorganisèrent et perdurèrent au XIXe siècle sous l'appellation de syndicats. Les traités qui abordaient le droit de l'eau au XIXe siècle faisaient beaucoup référence à la jurisprudence de l'Ancien Régime. De plus, la Révolution avait mis fin au droit seigneurial. Certains historiens y ont vu une façon de libérer l'énergie et l'initiative privées, ce qui a renforcé une forme d'individualisme. Ce changement des rapports sociaux a pu avoir un impact important en termes de gestion. À court terme, les résultats environnementaux de la période révolutionnaire ne paraissent pas très brillants. En même temps, il s'agit quand même de l'héritage de la pensée de la fin de l'Ancien Régime et la Révolution constitue un temps court peu propice à l'évaluation de politiques de longue durée.
Découverte de la nature en milieu scolaire
Paul Allard
Merci Patrick. Nous passons à présent à la communication suivante, de JeanMarie Gilardeau, Président de la Fédération nationale des associations syndicales de marais : « Quel peut être l'apport de l'expérience historique des associations syndicales de marais aux enjeux actuels de la gestion des milieux humides ? ».
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services rendus
L'apport de l'expérience historique des associations syndicales de marais aux enjeux actuels de la gestion des zones humides
Jean-Marie Gilardeau, Président de la Fédération nationale des associations syndicales de marais
Un apport à nul autre pareil
Les associations syndicales de propriétaires sont des vieilles dames ainsi qu'en atteste leur existence, constatée dès le Haut Moyen Âge. La dénomination utilisée est trompeuse dans la mesure où il ne s'agit ni d'associations ni de syndicats au sens habituel de ces termes. En réalité, les associations syndicales sont dotées d'un statut à nul autre pareil. Inutile de chercher les règles par lesquelles elles sont régies au sein de l'un des multiples codes qui peuplent l'univers juridique. Longtemps les associations syndicales ont été gouvernées par une loi du 27 juin 1865. Aujourd'hui, elles sont
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placées sous l'autorité de l'ordonnance n° 2004-632 du 1er juillet 2004 complétée par le décret n° 2006-504 du 3 mai 2006. Selon leurs modalités de création, les associations syndicales sont libres (ASL), autorisées (ASA) ou constituées d'office (ASCO). Toutes réunissent exclusivement les propriétaires des terrains situés dans leur orbite géographique Oublions les premières (ASL) qui sont des structures de droit privé pour nous intéresser aux associations syndicales autorisées (ASA) et aux associations syndicales constituées d'office (ASCO), variétés qui ont pour particularité d'appartenir à la catégorie des établissements publics. Tantôt le Préfet se contente d'agréer l'association
syndicale instituée à l'initiative d'une majorité qualifiée de propriétaires. Tantôt le représentant de l'État dans le département ordonne autoritairement la mise en place d'un groupement du même type. Que l'association syndicale soit autorisée ou constituée d'office, le régime juridique par lequel elle est gouvernée est identique. En raison de leur âge, les associations syndicales sont les gardiennes de la tradition, ce qui ne leur interdit pas de marcher du pas de la modernité. Elles sont l'incarnation du changement dans la continuité.
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La modernité de la tradition
Au regard des principes hérités de la Révolution, les associations syndicales représentent une anomalie. L'article 544 du Code civil enseigne que « la propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue ». Il en résulte que chacun est a priori libre d'user et d'abuser des biens lui appartenant. L'intérêt commun est le parent pauvre d'un tel dispositif ; raison pour laquelle la nécessité a été ressentie d'encourager, voire d'imposer, le recours à des formules associatives. En présence d'enjeux territoriaux qui intéressent de multiples propriétés privées, il est indispensable de pouvoir fédérer les énergies au service d'un projet global. Pour ce faire, la première opération consiste à délimiter le périmètre à l'intérieur duquel, les détenteurs du sol sont contraints d'agir ensemble plutôt qu'isolément. Dès lors qu'une association syndicale est autorisée ou constituée d'office, les propriétaires fonciers n'ont pas d'autre solution que d'être membre du groupement. Autrement dit, la dissidence n'est pas tolérée. De gré ou de force, chacun est astreint au respect de la discipline collective. Plus que les personnes, ce sont les biens qui sont la raison d'être de l'association. Légalement « les droits et obligations qui dérivent de la constitution d'une association syndicale de propriétaires sont attachés aux immeubles compris dans le périmètre de l'association et les suivent quelque main qu'ils passent ». Les associations syndicales de propriétaires ont fleuri là où les ouvrages, aménagements et travaux revêtent nécessairement un caractère commun. Tel est le cas des secteurs de marais où la gestion de l'eau ne saurait dépendre du bon vouloir de chacun. Originellement, les associations syndicales ont eu pour mission de contribuer au « dessèchement des marais et à l'assainissement des terres humides et insalubres ». En cela elles sont filles du naturaliste Buffon qualifiait les territoires où se mêlent terre et eau de lieux « pestilentiels où le crapaud va chercher son venin » et préconisait de les « transformer en magnifiques prairies où les moutons auraient plaisir à gambader ». Il ne faut pas s'y tromper, dans leur quasi totalité, les marais, tels que nous les connaissons aujourd'hui, sont l'oeuvre moins de la nature que des hommes. Citons, à titre d'exemple, le marais de Brouage, résultat de l'envasement progressif du Golfe de Saintonge. À l'exploitation de salines prospères fit suite une période de déclin caractérisée par l'insalubrité, vecteur d'épidémies. La situation était devenue à ce point catastrophique qu'au lendemain de la Révolution, mission fut confiée au souspréfet de Marennes - Charles-Esprit le
Le marais de Brouage © bernezac.com « pour mémoire »
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Terme - de redresser la barre. Le constat était clair : « si la perte des marais salants provient de celle des canaux qui les alimentaient, celle-ci ne résulte-t-elle pas non moins évidemment de la négligence à entretenir et récurer convenablement ces canaux ? de la difficulté d'y faire concourir les nombreux intéressés, difficulté que vous éprouvez pour le moindre travail qui concerne plusieurs propriétaires ». Une fois la remise en état réalisée au prix d'aménagements colossaux - plus de 1 500 kms de canaux et de fossés furent creusés pour assurer l'évacuation de l'eau excédentaire et le réapprovisionnement en période déficitaire - le choix fut fait de combattre « l'égoïsme, l'inertie, la jalousie et les ressources insuffisantes » de chacun et de confier non pas à l'administration mais aux propriétaires, le soin de « gérer en commun leurs affaires ». Ainsi naquirent les associations syndicales toujours en charge aujourd'hui de la gestion hydraulique du marais de Brouage. Dotées de la personnalité morale, les associations syndicales sont propriétaires des installations : réseaux primaire et secondaire ; écluses ; vannes ; prises d'eau ; digues ; levées ; chaussées... à la création desquelles elles sont à l'origine ou dont elles assurent l'entretien. Il s'en déduit une dualité de propriétés sur des éléments physiquement indissociables ; situation d'une « sombre clarté » pour le profane. Ainsi dédiées à la défense de l'intérêt commun, les associations syndicales
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de propriétaires étaient avant-gardistes. Il suffit pour s'en convaincre de consulter l'article L 210-1 du Code de l'environnement : « l'eau fait partie du patrimoine commun de la nation » et l'article L 101-1 du Code de l'urbanisme selon lequel « le territoire français est le patrimoine commun de la nation ». Prisé par le droit romain, le concept de bien commun n'a jamais cessé d'accompagner le parcours des associations syndicales. En cela elles sont au coeur de la modernité. Les associations syndicales auraient été des coquilles vides si elles n'avaient pas été dotées de moyens en adéquation avec les missions qui leur sont assignées. Le fonctionnement des associations syndicales est marqué du sceau de la démocratie. À une assemblée générale composée de tous les propriétaires et contrainte de se réunir au minimum tous les deux ans, il revient de désigner les membres de la commission administrative chargée de définir les actions à conduire. En cela, l'organisation des associations syndicales ne diffère pas de celle d'une personne morale quelconque. De manière tout aussi classique, l'association peut faire appel aux services de salariés. En pratique, il n'est pas rare que la tâche de manoeuvrer les ouvrages soit confiée à un éclusier et que la surveillance du marais, où les activités tant diurnes que nocturnes sont diverses et variées, incombe à un garde.
Parmi les outils dont dispose l'association pour arriver à ses fins et remettre dans le droit chemin les adeptes de l'école buissonnière, figurent les servitudes dont il convient de rappeler qu'elles pèsent non pas sur une personne mais sur un fonds. Pour les besoins de leur cause, les associations syndicales bénéficient de servitudes de passage qui les autorisent à conduire les engins nécessaires à la réalisation de travaux là où le besoin s'en fait sentir ; de dépôt des boues de curage et plus généralement de toutes celles dont mention est faite dans leurs statuts. Le procédé est d'une redoutable efficacité en ce qu'il permet de contraindre tout propriétaire à se plier aux exigences de l'association syndicale. Pour n'être pas nouvelle, la méthode n'en est pas moins toujours d'actualité. Il suffit pour s'en convaincre de consulter les lois récentes. De ce point de vue, la situation des cours d'eau est significative : libre circulation des sédiments et des poissons migrateurs, entretien du lit, implantation d'une bande enherbée sur les berges ; maintien d'un débit minimum... sont autant de devoirs qui revêtent la forme d'une servitude. La loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, n° 20161087 du 8 août 2016 n'est pas en reste en ce qu'il prévoit la création d'une obligation réelle environnementale, cousine des servitudes. Sur ce terrain, les associations syndicales sont en avance. Il suffit de consulter leurs statuts pour s'apercevoir qu'elles n'ont pas attendu l'explosion récente du phénomène pour se doter d'une arme
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apte à leur permettre de tenir en respect leurs éventuels ennemis. Une chose est d'avoir des projets; autre chose est de passer à l'acte. Joindre le geste à la parole suppose des moyens financiers. De ce point de vue, les associations syndicales ne sont pas démunies dans la mesure où faculté leur est offerte d'exiger de leurs membres le versement d'une taxe annuelle. Les redevances sont perçues comme en matière de contributions directes. L'intervention du Trésor Public est gage d'efficacité. D'une part, les débiteurs ont tendance à faire preuve de davantage de diligence lorsque leur interlocuteur est l'administration fiscale ; d'autre part, les procédures contraignantes sont aisément actionnées en cas de défaillance. En outre, les associations syndicales, en leur qualité d'établissement public, ont accès aux aides de l'État et des collectivités territoriales. Concrètement, là où chaque propriétaire privé doit supporter seul le coût des travaux à effectuer, l'association a vocation à se voir allouer des fonds publics. Les modalités de financement des associations sont adaptées à la réalisation d'actions d'intérêt général. Il est symptomatique de constater que la loi n° 2014-58 du 27 janvier 2014, par l'intermédiaire de laquelle la compétence en matière de gestions des milieux aquatiques et de prévention des inondations (GEMAPI) a été transférée aux communes et à leurs groupements, a assorti le dispositif de la perception d'une taxe auprès des habitants du secteur territorialement couvert. A l'évidence la tradition dont les associations syndicales sont les gardiennes n'est pas dépourvue de modernité. Symétriquement, les mêmes associations, contrairement aux idées reçues, ont une tradition de modernité. Le changement de cap est total. Le bien d'hier est devenu le mal d'aujourd'hui et inversement. L'irrigation et le drainage ont cessé d'être à l'ordre du jour. Ils ont été remplacés par la préservation des habitats naturels, des paysages et de la ressource en eau. L'heure n'est plus au labourage, mais au pâturage et au développement du tourisme et des loisirs verts (chasse, pêche, randonnée...). Qu'à cela ne tienne, les associations syndicales ont changé leur fusil d'épaule Il faut se garder de perdre de vue que la richesse du patrimoine commun que constitue le bon état écologique des eaux, la biodiversité et les paysages est étroitement dépendante du comportement des détenteurs du foncier privé qui leur sert de support. L'hostilité et/ou l'indifférence de quelques propriétaires suffisent à ruiner les efforts consentis par les autres. Qui mieux qu'une association syndicale, dotée d'un pouvoir de coercition, est à même de faire régner un ordre environnemental dès lors que celui-ci est inscrit dans ses statuts ? L'autorité de l'association syndicale est d'autant moins contestable, qu'elle constitue un bel exemple de démocratie participative. La collectivité des propriétaires regroupe des personnes privées et publiques en provenance de multiples horizons. Éleveurs, céréaliers ; chasseurs, pêcheurs, ostréiculteurs, associations de protection de la nature, mais aussi communes ; conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres,
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La tradition de la modernité
Lors de leur mise en place, les associations syndicales ont représenté un moyen de lutte contre le classicisme du droit de propriété. Au fil du temps, il leur a fallu évoluer sous peine de devenir obsolètes. Lorsque les marais ont cessé d'être bannis pour devenir bénis, elles ont su accomplir leur mue. Au moment où il était inscrit dans la loi n° 2005-157 du 23 février 2005 que « la préservation et la gestion durables des zones humides sont d'intérêt général », l'objet des associations syndicales a été substantiellement modifié. Depuis l'entrée en vigueur de l'ordonnance n° 2004-632 du 1er juillet 2004, leur mission consiste à « prévenir les risques naturels ou sanitaires, les pollutions et les nuisances; préserver, restaurer ou exploiter des ressources naturelles; aménager et entretenir des cours d'eau, lacs ou plans d'eau, voies et réseaux divers; mettre en valeur des propriétés ».
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conservatoire des espaces naturels et quelques autres s'y côtoient. La composition des associations syndicales ressemble à s'y méprendre à celle des comités de pilotage qui fleurissent chaque fois qu'il s'agit de réfléchir à la définition d'un programme d'intérêt général et à ses modalités de mise en oeuvre. La cohabitation de représentants de catégories sociales et professionnelles variées est garante de l'expression de chaque sensibilité et de la détermination d'un modus vivendi acceptable par tous. L'affirmation est particulièrement vraie dans le domaine de la détermination des niveaux d'eau. Le compromis est permanent entre les partisans d'une évacuation rapide du trop plein et les adeptes d'une humidité maximale. Les associations syndicales présentent en outre l'avantage d'être composées d'acteurs proches du terrain. L'éleveur qui vient régulièrement surveiller son troupeau ; le chasseur à l'affût du gibier d'eau ; l'ornithologue préposé au baguage des oiseaux ont une connaissance fine des lieux qu'ils fréquentent assidûment. Au gré des événements : obstruction d'un canal ou d'un fossé de nature à entraver le cheminement normal de l'eau, effondrement d'un pont, affaissement d'une berge, chute d'un arbre, fissure d'une digue, ils sont aptes à déclencher immédiatement l'alerte. À l'identique, en cas d'urgence, l'éclusier peut être mobilisé à tout moment en vue de manoeuvrer de manière appropriée les ouvrages afin de parer au risque d'inondation ou de submersion marine. Ce qui est vrai pour les biens, l'est
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également pour le comportement des personnes. L'utilisation d'un véhicule sur une chaussée détrempée, un pompage intempestif en période de pénurie, le rejet d'effluents polluants dans un émissaire, l'ouverture malencontreuse d'une barrière, la divagation d'un chien sont autant de dysfonctionnements que les représentants de l'association syndicale qui sillonnent le marais au quotidien aident à juguler. La démocratie préside aussi à la réalisation des travaux. Les entreprises spécialisées sont mises en concurrence par l'intermédiaire d'un appel d'offre. Au vu d'un cahier des charges conforme aux besoins tels que définis par les acteurs de proximité, la mieux disante l'emporte. Ensuite, qu'il s'agisse de l'ouverture du chantier ou de sa surveillance, des visites fréquentes sont organisées ce qui garantit un suivi de qualité. Regroupés au sein des associations syndicales, les propriétaires ont compris depuis longtemps que l'union fait la force. Ils savent qu'à eux seuls ils pèsent d'un poids insuffisant ce qui les conduit à rechercher des alliances, des partenariats. Dans la perspective de conduire des opérations d'envergure, les associations syndicales n'hésitent pas à se regrouper ou à adhérer à des syndicats mixtes dont leur statut d'établissement public les autorise à franchir les portes. La loi n° 2014-58 du 27 janvier 2014, en ce qu'elle a affirmé que « les communes sont compétentes en matière de gestion
des milieux aquatiques et de prévention des inondations » a jeté le trouble. Appliqué à la lettre, le dispositif aurait été annonciateur de la disparition prochaine des associations syndicales. Telle n'est pas la volonté des pouvoirs publics qui ont eu l'occasion de préciser « qu'il n'est en aucune façon question d'ôter des droits et devoirs aux propriétaires ou à leurs associations » dès lors que les intéressés s'acquittent de manière satisfaisante des obligations qui leur incombent; solution récemment confirmée par le ministère de l'écologie et du développement durable dans le cadre d'une « foire aux questions ». L'heure n'est pas à l'affrontement. Au contraire, collectivités territoriales et associations syndicales ont tout intérêt à coopérer en vue de défendre, valoriser et promouvoir ce qui mérite de l'être. Au surplus, à l'égal des autres intervenants, les associations syndicales ont leur place là où se décident de manière directe ou indirecte l'avenir des marais. Qu'il s'agisse des comités de pilotage (COPIL) Natura 2000, des commissions locales de l'eau (CLE) ou des autres instances compétentes dans les zones humides, les associations syndicales doivent pouvoir faire entendre leur voix. Les travaux du groupe national « milieux humides » (GNMH) enseignent que la survie du marais est subordonnée au maintien de l'élevage extensif. L'axiome est à rapprocher des conclusions de la loi d'avenir pour l'agriculture n° 20141170 du 13 octobre 2014 qui prône
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le développement de l'agro-écologie à travers les groupements d'intérêt économique et environnemental (GIEE). Composés majoritairement d'agriculteurs, les GIEE peuvent accueillir toute personne physique ou morale, privée ou publique, les associations syndicales de propriétaires comprises. L'agro-écologie, c'est-à-dire le mariage d'une activité productive et de la préservation des ressources naturelles, paraît particulièrement adaptée aux caractéristiques des milliers humides. Gestion quantitative et qualitative de l'eau, préservation de la biodiversité et maintien de l'élevage extensif y sont étroitement imbriqués. En l'absence d'animaux, les marais sont voués à être labourés, urbanisés ou livrés à la friche ; autant de solutions nuisibles au bon état des eaux et à la diversité biologique. La présence de troupeaux dans les prairies humides requiert la mise à la disposition des éleveurs de surfaces compatibles avec leurs besoins. Par le biais d'associations foncière pastorales (AFP), variété particulière d'associations syndicales, il peut être remédié à l'émiettement de la propriété foncière. Abstraction faite de l'appartenance de chaque parcelle, sont constitués des lots économiquement et géographiquement attractifs. Déchargé du poids de la recherche d'un hypothétique locataire, le propriétaire se contente d'encaisser le fermage perçu en son nom et pour son compte par l'association. Au surplus, les baux conclus par le canal d'une association foncière pastorale peuvent être agrémentés de clauses environnementales garantes de la pérennité du caractère humide des biens loués. L'interdiction de retourner les prairies, la limitation ou l'interdiction des apports en produits fertilisants et phytosanitaires, la prohibition de l'irrigation, du drainage et de toutes formes d'assainissement, le maintien et l'entretien des haies, talus, bosquets, arbres et fossés sont mobilisables pour contraindre le preneur en place à ne pas bouleverser les équilibres préexistants. Parallèlement, les exploitants sont invités à rejoindre un GIEE dont l'un des sièges peut être occupé par les propriétaires réunis en association. Le recours au groupement présente l'avantage de faciliter la mise en place d'équipements collectifs (parcs de contention, ateliers de découpe, magasins de vente...) et la valorisation des produits à travers la création de signes distinctifs de qualité et l'organisation de circuits de distribution appropriés (commerce de proximité ; restauration collective...). Autant de solutions bénéfiques pour la survie de l'élevage et, par ricochet, pour la biodiversité, les paysages et le bon état des eaux. Plutôt que la voie de la constitution d'un groupement, le partenariat peut emprunter celle de la contractualisation. Nul besoin de faire émerger une personne morale pour participer à une action commune. En matière de fourniture réciproque de services, la convention a fait ses preuves. Comme tout un chacun, les associations syndicales de propriétaires sont des contractantes potentielles. Dans le cadre du réseau Natura 2000, l'option a été choisie, à l'échelon national, de privilégier la concertation plutôt que la coercition. La protection des habitats qui abritent des espèces animales et/ ou végétales remarquables a vocation à être assurée par l'intermédiaire de la conclusion de contrats entre l'État et tous titulaires de droits réels ou personnels, au premier rang desquels figurent les propriétaires du sol inclus dans le périmètre à préserver. Concrètement, l'association syndicale, en considération des canaux et fossés soumis à son autorité, peut accepter d'apporter sa pierre à la préservation de la faune et de la flore. En contrepartie de l'adoption de méthodes et de périodes de curage compatibles avec la vie aquatique et rivulaire, l'association perçoit une rémunération. Le procédé est reproductible à l'infini. Une autre illustration en est fournie par les contrats territoriaux de marais. Autour de la table de négociations, sont réunis l'agence de l'eau, le Conseil régional, le Conseil départemental, les établissements publics de coopération intercommunal (EPCI), les communes, les associations syndicales et plus généralement toute personne susceptible de contribuer à la réussite du projet. L'entretien des ouvrages et du réseau hydraulique, la lutte contre la prolifération des espèces invasives, la protection contre les inondations et les submersions marines, la gestion des eaux pluviales, le soutien de l'élevage sont autant d'actions qui peuvent être
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mises au menu. En fonction des besoins et des attentes de chacun ainsi que des contraintes techniques et financières, il est procédé à une répartition des rôles entre les divers protagonistes. Dès l'origine, les signataires de la convention connaissent avec précision leurs droits et leurs obligations. Le principe du contrat est que les parties rédigent ellesmêmes le texte appelé à devenir leur loi. La conséquence en est que seuls sont engagés ceux qui en manifestent la volonté et que chaque clause est adaptable, eu égard aux circonstances de l'espèce. Qui peut le plus peut le moins. La conclusion d'un contrat complexe n'exclut pas celle de conventions à spectre plus réduit. Tel est le cas de l'accord par le biais duquel est organisé entre le comité régional des pêches et une association syndicale le repeuplement des canaux et fossés en anguilles. Le contrat peut également servir de support au développement des activités de tourisme et de loisirs. Les conditions d'utilisation d'un canal syndiqué par une association de pêcheurs ou d'un parcours de découverte de la nature par les promeneurs seront conventionnellement définies ce qui réduira à due concurrence les risques de fréquentation anarchique des lieux et d'exactions subséquentes.
L'espoir fait vivre
Il ne fait pas de doute que les associations syndicales de propriétaires sont à la croisée des chemins. Á l'évidence, les propriétaires ont vocation à occuper les premiers rôles sur la scène des milieux humides. Par essence, ils sont conservateurs, ce qui les prédispose à apporter leur pierre à la sauvegarde des marais auxquels ils sont attachés non seulement patrimonialement mais, plus encore, culturellement. Forts d'un indéniable savoir-faire, les propriétaires ne doivent pas s'endormir sur d'hypothétiques lauriers. Les associations syndicales qui choisiront de camper sur un passé révolu sont condamnées à disparaître, celles qui accepteront de se tourner vers le futur, auront voix au chapitre. Par-delà les associations syndicales c'est l'avenir des milieux humides qui est en jeu. Les schémas, les plans, les zones, les mesurwes incitatives et coercitives se superposent et s'entrecroisent à un rythme effréné sans que soit stoppée l'hémorragie dont sont victimes les marais. Les remèdes sont connus. Le premier a pour nom simplification et harmonisation. Les milieux humides ploient sous
le poids des réglementations : zones humides d'intérêt environnementale particulier (ZHIEP), zones stratégiques pour la gestion de l'eau (ZSGE), zones de protection quantitative et qualitative des aires d'alimentation des captages d'eau potable, zones d'érosion, zones de rétention temporaire des eaux de crue et de ruissellement, zones de mobilité du lit mineur des cours d'eau en amont des zones urbanisées, parcs naturels régionaux, sites classés, réserves naturelles, sites Natura 2000, arrêtés de biotope, trames vertes et bleues se chevauchent au point que les associations syndicales - et pas qu'elles - ne savent plus à quel bureau d'études se vouer lorsque la moindre initiative oblige au respect préalable de procédures longues et coûteuses au titre des incidences hydrauliques (police de l'eau), écologiques (Natura 2000) et paysagères (sites classés). Les éleveurs sont logés à la même enseigne, empêtrés qu'ils sont dans l'imbroglio des mesures agroenvironnementales (MAE), des indemnités compensatrices de handicap naturel (ICHN), des bonnes conditions agronomiques environnementales (BCAE) et des exonérations fiscales. La multiplication tant de comités de pilotage et de suivi pléthoriques que des formalités inhérentes à toute tentative de sortir de l'ornière dans laquelle
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s'enlisent les milieux humides suffit à décourager les plus téméraires. Afin d'éviter la cacophonie, le pouvoir de décision doit être concentré en un lieu unique. Pendant qu'il est encore temps, il importerait de procéder à une purge drastique du dispositif réglementaire disparate auquel obéissent les marais. Tous ceux qui sont farouchement opposés à la disparition des milieux humides formulent le voeu d'une mise en chantier d'une loi en leur faveur. La montagne (L. n° 85-10; 9 janvier 1985), le littoral (L. n° 86-2 ; 3 janvier 1986) et la forêt (L. n° 85-1273, 4 décembre 1985) n'ont dû leur survie qu'à l'adoption de mesures législatives dont ils étaient l'unique cible. Plus de trente ans plus tard, il est « urgentissime » de concevoir un régime spécifique à destination des lieux de rencontre entre terre et eau. À défaut, le constat sera dramatique : les marais se meurent, les marais sont morts.
L'agro-écologie - Élevage dans les Deux-Sèvres
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services rendus
Le groupe de référents en zones humides
Comment a-t-il développé depuis 25 ans des questionnements multidisciplinaires pour la revue « Zones humides info », éditée par la Société nationale de protection de la nature
Francis Muller, Fédération des Conservatoires d'espaces naturels, Président du groupe de réflexion sur les zones humides1
Le titre de mon intervention est effectivement quelque peu tarabiscoté, mais il est difficile d'introduire ce propos, qui aurait pu se placer dans l'une ou l'autre des trois séances. Parallèlement aux recherches du Groupe d'histoire sur les zones humides, le groupe de référents en zones humides que je préside apporte une expertise sur les sujets qui sont en rapport avec les zones humides. En discutant avec des collègues de ce groupe pour cibler ce qui pouvait s'avérer déterminant dans le cas des zones humides, les questions de service rendu et de perception reviennent souvent dans nos approches. Nous pouvons noter qu'une certaine déconnexion s'est produite dans le courant du XXe siècle. Une rupture s'est
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ainsi opérée en bien des endroits, pas pour tout heureusement. De ce fait, nous devons désormais revoir ce qui fonctionne encore, réinventer et mieux appréhender les zones humides. Le groupe « zones humides » a été créé en 1991, il y a donc 25 ans, à la demande du ministère de l'Environnement, avec 16 experts. Il s'agissait d'oeuvrer, au-delà de toute chapelle, à la sauvegarde des zones humides. Depuis lors, la Société nationale de protection de la nature a soutenu dans la durée le secrétariat et les autres fonctions nécessaires à ce groupe, puisant dans ses fonds propres pour compléter les subventions reçues du ministère. Le groupe disait en 2010 dans sa fiche de présentation, que ces écosystèmes « si particuliers et utiles, croisent tant
de politiques publiques, sans être inclus dans aucune. » La situation a peut-être changé. Quelques années plus tard, elles ont fini par avoir une place dans les politiques publiques. Ce groupe était apparu à un moment de creux. Nous voyions déjà poindre la montée d'une prise de conscience des menaces qui pèsent sur la nature. Nous constations que la politique de l'eau privilégiait surtout les usages économiques. Le ministère de l'Environnement s'appuyait alors principalement sur les espaces protégés. Au fil des 25 ans passés, maints sujets ont été abordés. En 1991, le projet de loi sur l'eau était examiné au Parlement.
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Le Groupe « Zones humides », agitateur d'idées depuis 1991 : http://www.snpn.com/IMG/pdf/ 4pages_Groupe_Zones_Humides.pdf
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Assez rapidement, au début des années 1990, notre groupe réfléchissait, avec le ministère de l'Environnement, aux éléments constitutifs du plan d'action gouvernemental en faveur des zones humides, dans le prolongement du plan national de recherche concernant ces milieux, volet recherche qui n'a pas été repris dans les trois plans opérationnels, même si la recherche y est restée sous-jacente. Je souligne les débats et les essais destinés à faire passer une indemnité spéciale liée aux zones humides. Plus récemment, après une participation au Grenelle de l'Environnement, a été mis en oeuvre le travail pour le troisième plan d'action pour les milieux humides, qui est désormais en vigueur. Une difficulté pour la visibilité de notre groupe vient sans doute du fait que le ministère de l'écologie a créé récemment un groupe national « zones humides ». Nous sommes un groupe informel, qui peut s'autosaisir de divers sujets et qui n'est pas en rapport avec un plan d'action en tant que tel. Un des outils principaux de notre groupe est la revue « Zones Humides Infos »2 . Je vous propose de vous y abonner, sous format papier ou bien en ligne, c'est gratuit 3 . Le nombre d'abonnés est assez important, avec 2 769 destinataires. Si notre production est partie d'une petite feuille de chou pour devenir une vraie revue, c'est aussi parce que la matière a toujours été abondante. Notre groupe a toujours été à l'affût des sujets, qu'ils concernent l'actualité du moment ou que nous nous permettions de développer des thèmes indépendamment de cette actualité. « Zones Humides Infos » fonctionne avec une ouverture et une transversalité importantes. La revue permet à tous types d'auteurs de venir croiser leurs regards. Les questions sont fort variées. Elles vont de l'approche des territoires à des prospectives de politique de gestion. La démarche participative est vraiment présente puisque chacun apporte ce qu'il a et ce qu'il est. L'approche est plurielle et opérationnelle puisque nous essayons de chercher des expérimentations stratégiques et locales. L'élément marquant est l'ancrage dans le réel. Ainsi, nous allons voir ce qui se fait dans les territoires, en apportant des faits, des critiques et des informations. La foison des sujets abordés reflète celle du monde des zones humides. Nous avons eu l'idée de disséquer les différentes pratiques en rapport avec les zones humides. Nous avons produit des numéros originaux, par exemple sur les zones humides sacrées ou leur place dans la littérature. Si vous-mêmes êtes intéressés, vous avez la possibilité de nous proposer des sujets et des articles. Deux exemples illustrent la manière dont nous pouvons aborder un sujet, avec, toujours, des regards scientifiques, techniques et juridiques qui sont développés : · Le tout dernier sujet traité est le rapport entre l'épuration et les zones humides 4 , avec une contribution des agences de l'eau à l'éditorial. Ainsi, l'agence de l'eau Artois-Picardie parle des rivières eutrophisées. · L'autre exemple concerne les formes de pâturage où on constate l'importance
La Loire à Orléans - Les zones humides et leur place dans la littérature
Découvrir la revue et télécharger ses dossiers : http://www.snpn.com/spip.php?rubrique23 3 Pour s'abonner : http://www.snpn.com/spip. php?article1616 4 ZHI n°86-87, 2015, Zones humides et épuration. http://www.snpn.com/IMG/pdf/ZHI_86-87_Epuration_et_zones_humides_v1.pdf « pour mémoire »
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de l'utilisation des zones humides. Dans la préface, Jean-Louis Joseph, président en 2012 de la Fédération des parcs naturels régionaux de France, posait la question : « Peut-on vivre de l'élevage en zones humides ? ». Dans notre revue 5 , nous avions recueilli les témoignages de quatre éleveurs et mis en avant la nécessité d'avoir une vision des zones humides en tant que zones utiles, en arrivant si possible à la mise en oeuvre d'une indemnité compensatoire, qui n'a pas encore été obtenue. Qu'est-ce qui peut motiver le public dans ses interfaces avec les zones humides ? La biodiversité est un des sujets que nous avons tendance à mettre en avant, mais il en existe bien d'autres. Au fil des 25 années d'existence du groupe, nous nous sommes rendu compte que des évolutions positives sont apparues. On ne parlait alors guère des zones humides dans la politique de l'eau. Ce n'est plus le cas. Pour terminer, quels sujets pourraient nous occuper pour les prochaines années ? Nous nous sommes déjà interrogés sur les zones humides en ville et sur l'évolution des images des zones humides dans le public. Parvenir à toucher un plus large public sera un des buts que nous allons poursuivre, tout comme le maintien des enjeux agricoles. Le triptyque « éviter, réduire, compenser » nous inquiète : il va nous falloir envisager la manière dont nos zones humides vont passer à travers cela.
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ZHI n°75-76, 2012, L'élevage en zone humide. http://www.snpn.com/IMG/pdf/ZHI_75-76_Elevage_en_zone_humide.pdf
Paturage équin : importance et utilisation des zones humides n° hors série - printemps 2017
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Débat
Paul Allard
Nous avons le temps pour une question. effet dans le cas typique de la mauvaise application de la pensée totalisante que propose aujourd'hui la pensée des services écosystémiques, qui oublie qu'une typologie dépend déjà du type d'usage et services écosystémiques utilisés. Aujourd'hui, il me semble que nous rencontrons de nombreux cas de contradictions des politiques publiques.
Guillaume Werber
La vision de l'approche écosystémique qui nous a été présentée est très positive. Je crains l'approche totalisant: elle laisserait penser que c'est ce qui permet de tout faire, en oubliant qu'en de nombreuses situations, elle peut entrer en contradiction avec d'autres politiques publiques, notamment au titre de la conservation de la biodiversité. Nous n'avons pas encore établi de typologie qui permettrait de déterminer dans quel type de situations ces approches, les services écosystémiques et la conservation de la biodiversité, sont absolument incompatibles ou compatibles. Par exemple, dans une situation où un habitat est extrêmement dégradé du fait de l'agriculture intensive, il n'y a aucune difficulté à mettre en place une approche écosystémique pour servir les approches de conservation de la biodiversité. Il s'agit typiquement de la mise en place du paiement de services environnementaux. Les indemnités spéciales pour les zones humides qui visent à encourager l'élevage extensif dans les marais paraissent légitimes et efficaces. Sur France Ô, un reportage vient de proposer l'épuration secondaire des eaux usées par les mangroves naturelles. Il convient de nous montrer prudents en la matière. Nous nous trouvons en
Francis Muller
Dans les différents usages des zones humides, il y a heureusement des cas où les différents intérêts se recoupent. Je lisais récemment un excellent rapport suisse sur le cas des tourbières, avec des usages possibles permettant à la fois la préservation de la biodiversité, le maintien et l'augmentation du stock de carbone et d»autres services au public. Nous devons nous montrer attentifs, lorsque nous examinons des projets, à mentionner les cas où la compatibilité s'avère impossible.
Paul Allard
Les services écosystémiques ne sont évidemment pas la panacée. Comme le sujet est à la mode, tout le monde en parle. Je vais maintenant passer la parole à Bernard Picon, directeur de recherche émérite au CNRS en sociologie, qui va évoquer les conflits d'usage dans les zones humides dans le delta du Rhône, plus particulièrement en Camargue.
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services rendus
Les conflits d'usage dans les zones humides du delta du Rhône (Camargue)
Bernard Picon, Directeur de recherche émérite CNRS en sociologie, UMR 7300 ESPACE, Arles, université de la méditerranée.
complexité qui en résulte à l'aide une approche interdisciplinaire mêlant les sciences de l'homme et les sciences de la nature. On peut aussi y interpréter la Camargue comme une part symbolique de l'histoire coloniale de la France, la violence en moins. Au XIXe siècle, le géographe Elisée Reclus écrivait dans sa géographie universelle1 : « Si la France a l'ambition d'utiliser les recherches que la terre la plus féconde lui offre spontanément, il faut qu'elle sache assainir et mettre en culture les plaines aujourd'hui redoutées de la Camargue. Depuis des milliers d'années, les Égyptiens savent profiter des trésors du Nil. Il serait convenable que les Français apprissent à se servir aussi des présents du Rhône. Les solitudes de la Camargue, comme celles de la Crau, peuvent être changées en campagnes riches et peuplées. Elles le seront dès que, à la suite de l'assainissement, l'âpre travail du petit cultivateur y sera sollicité par la possession du sol. Actuellement, toutes ces étendues
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Camargue © J-E Roche (PNRC)
Cette intervention sur les conflits d'usage qui ont configuré la Camargue peut, au-delà de son aspect monographique, nourrir une réflexion plus générale sur le devenir des zones humides. Les conflits d'usage y sont indissociables des conflits de représentation qui s'y sont succédé dans le cadre de
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contextes économiques et idéologiques évolutifs et souvent contradictoires: l'économie de l'adaptation, l'économie de la transformation, la préservation de la nature, le développement durable. Aucun des nouveaux usages n'ayant fait disparaître les anciens, il est intéressant d'interpréter toute la
E. Reclus, Géographie universelle, Hachette, Paris, 1877
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se composent de vastes domaines, que nul paysan n'a intérêt à mettre en culture ». Le géographe pensait qu'une réforme agraire résoudrait le problème. L'idéologie de la colonisation apparaît alors à travers de multiples références au delta du Nil et à l'outre-mer. Des propriétés en Camargue se nomment « Louisiane », « Cameroun », « Tonkin » ou « Japon ». De plus comme dans toute conquête coloniale, il est nécessaire, pour justifier l'appropriation du sol, de dévaloriser l'indigène. L'ingénieur des ponts, François Poulle 2 , qui avait été missionné pour mettre ce territoire en valeur, affirmait : « Tel est l'habitant des Saintes, rien n'est ni sain ni sacré pour lui. Comme homme civilisé, il n'a que les vices de l'état social. Comme homme de la nature, toute vertu lui est étrangère. C'est un être essentiellement immoral, qui souffre impatiemment toute domination et dont la liberté farouche ne rêve que de pillages et ne respire que la rapine ». Les rapports des officiers partis à la conquête du Maroc et du Sahara affirmaient exactement la même chose. La très grande propriété a survécu, car elle a pu profiter d'une innovation technologique considérable, la machine à vapeur, qui permettait aux propriétaires d'utiliser des pompes et des canaux pour puiser et répartir l'eau douce du Rhône pour dessaler les sols de Camargue. Contrairement à ce qui se produit pour toutes les zones humides atlantiques, avec le déficit hydrique méditerranéen de 500 mm, ici, c'est l'homme qui met en eau, c'est la nature qui assèche ou qui parfois inonde. Pour maîtriser les inondations du Rhône, on a progressivement établi des digues le long du fleuve, achevées par les grandes digues de 1869 sous le règne de Napoléon III. Mais on s'apercevait que la protection contre les inondations constituait un facteur limitant majeur de la mise en culture. En effet, la région présente un fort déficit hydrique. Les nappes phréatiques sont salées. Le déficit hydrique se traduit par une évaporation de l'eau salée des nappes, qui remonte à la surface du sol et stérilise la Camargue. Au temps où le Rhône inondait naturellement la plaine, l'eau douce permettait les cultures. Puis la construction des digues bloquant les crues, les pompes à vapeur ont permis de compenser artificiellement le mécanisme naturel des crues du Rhône et de créer une inondation artificielle. Actuellement, on introduit dans ce delta jusqu'à environ 400 millions de mètres cubes d'eau douce par an pour les besoins de la riziculture qui s'est développée après la dernière guerre. La conquête agricole, qui coûte très cher quand il faut creuser des canaux d'irrigation et des canaux de drainage, fut d'abord rentabilisée par la viticulture. À l'époque de la crise du phylloxéra, la seule solution pour lutter contre l'insecte consistait à submerger les vignes en hiver. La Camargue se couvrait de vignes, ce qui permit de rentabiliser le système artificiel de mise en eau et de drainage. Cette importante mise en valeur, comme dans les processus coloniaux, générait des formes de résistance des acteurs locaux contre les énormes opérations d'appropriation du territoire par des compagnies privées. Cette résistance prit une forme culturelle. Le Félibrige, en Provence, était un mouvement culturel savant qui visait à maintenir à tout prix la langue et la culture provençales. De ce point de vue, la résistance des marais à la mise en valeur agricole de la Camargue symbolisait pour une part la résistance de la Provence à la France. Le chef des Félibrige, qui mettait en valeur l'idée de résistance de la Camargue, le marquis de Baroncelli3 , écrivait : « En Camargue, il faut bien se le dire, deux ennemis acharnés sont aux prises : d'un côté, ce que l'on veut bien appeler le progrès, avec son cortège de machines et de destructions, ses nivellements, ses défrichements, ses digues, ses soldats ; de l'autre, la nature, la terre vierge, mère des taureaux et des chevaux sauvages, des flamants, des mirages, des légendes, de la poésie, avec ses soldats aussi, moins riches d'argent mais plus riches de coeur et de mémoire, les poètes, les savants, les gardians, les pêcheurs, les gitans ». Cet affrontement entre l'idée productiviste et protectionniste, sans aucune nuance, n'a pas abouti à une situation comportant un vainqueur et un vaincu mais à une complexification du territoire.
M.Poulle, Etude de la Camargue ou Statistique du delta du Rhône, Arles 1837 3 F de Baroncelli-Javon, préface de la Camargue gardiane, de D'Elly, 1938 « pour mémoire »
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Lors de la politique d'aménagement du territoire des années 1960, pour compenser les nuisances générées par les zones industrielles, il fallait offrir aux citoyens des zones naturelles de détente. Ainsi, Olivier Guichard se battit pendant six ans pour obtenir que la Camargue soit classée comme parc naturel régional, en même temps qu'était créée la zone industrialo-portuaire de Fos-sur-Mer. Les propriétaires de Camargue, qui s'étaient lancés dans la riziculture industrielle, s'opposèrent à l'idée de parc. Leur résistance dura six ans. À l'issue de cette période, le parc fut créé, avec le statut très particulier de « fondation privée ». Cette situation a perduré pendant 30 ans. Ce système de gestion a cependant bougé très fortement avec le retour des inondations : les digues de Camargue ont cédé trois fois à la force des eaux en 1993, en 1994 et en 2003. Ces ruptures de digues ont créé des conflits de représentation absolument phénoménaux. Avec le parc était entrée dans les têtes l'idée que la Camargue était un espace naturel. D'espace naturel protégé, la Camargue devenait, notamment dans les représentations faites par les médias, un polder agricole et salinier à risques. En effet, le fleuve, plus haut que la plaine, la remplit quand il déborde. Nous sommes alors entrés dans une toute nouvelle phase de gestion de la Camargue. Jusque-là, les digues de Camargue étaient gérées sous la forme d'associations territoriales, selon un système censitaire hérité du Second Empire, impliquant de posséder plus de 100 hectares de terres pour avoir un droit de regard sur leur gestion des digues. C'était donc les grands propriétaires qui les géraient. Lorsqu'elles cédèrent, les zones les plus inondées furent les lotissements abritant les couches populaires, qui habitaient dans les zones basses. Ces personnes créèrent une association de Camarguais et de sinistrés, qui représentait une rémanence de la lutte des classes. Ils s'apercevaient que les grands propriétaires géraient non seulement les digues du Rhône mais aussi le parc de Camargue. Dès lors, ils revendiquaient l'idée que le parc de Camargue devrait entrer dans le statut normal de tous les parcs. Ils obtinrent la création d'un groupement d'intérêt public mais la décision fut annulée devant les tribunaux saisis par un propriétaire. Au bout de deux à trois ans, on a abouti au statut de syndicat mixte du parc de Camargue. En quelque sorte, les inondations et l'arrivée du risque « ont remis les pendules à l'heure » dans la gestion de la Camargue. Je m'interroge cependant sur un point. Dans les salins du Midi, les agriculteurs
Salins-du-midi © Arnaud Bouissou - Terra n° hors série - printemps 2017
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amènent de l'eau douce pour dessaler les sols. Cette eau est drainée vers l'étang de Vaccarès, qui se trouve au centre de la Camargue. Cet étang et les étangs inférieurs ont été achetés par la compagnie des Salins du Midi, Péchiney à l'époque, pour y faire du sel. Il y avait donc une incompatibilité de gestion de l'eau entre l'industrie salinière au sud, qui amenait de l'eau salée, et les agriculteurs, qui drainaient les eaux douces. Après des conflits et des procès, l'État, avec l'aide de la Société nationale d'acclimatation de France, a eu l'idée de créer une réserve intégrale de la nature dans cette zone conflictuelle. Nous pouvons dire qu'un acteur agricole a conquis le delta, qu'il s'est trouvé en opposition avec un deuxième acteur économique, l'acteur salinier. Le conflit entre ces deux acteurs économiques a donné lieu à la création d'une réserve naturelle. Ceci est très intéressant : nous nous trouvons dans le cadre d' une « production sociale de la nature ». Aujourd'hui, l'industrie salinière vient de vendre 6 000 hectares limitrophes de la réserve nationale au Conservatoire du littoral, et l'on a la sensation que l'on est en train de fabriquer une Camargue à deux vitesses : une Camargue complètement protégée au sud, une Camargue agricole au nord et sur les bourrelets du Rhône. La Camargue agricole est en train de développer des formes très bizarres de maraîchage intensif, avec l'introduction d'intrants, qui finissent par arriver dans le système de Vaccarès. Lorsqu'on nous parle de la nécessité de la gestion intégrée, je me dis que nous faisons machine arrière. En effet, nous sommes une fois de plus en train de laisser une zone agricole assez polluée cohabiter avec une réserve intégrale, ce n'est pas cela le développement durable.
Débat
Raphaël Morera
Pour revenir sur la colonisation, en 1639, Louis XIII avait repris la politique d'assèchement. Il affirmait que, dénuée d'un vaste territoire colonisé dans les Amériques, la France devait assécher les marais. Au niveau de l'implication de l'État et des autorités, pouvons-nous faire un parallèle entre ce qui se passait en Camargue et dans le Languedoc, avec l'aménagement de la Grande-Motte au cours des années 1960 ?
évolutions successives très marquées. Pendant une quarantaine d'années, nous avons vécu un effet d'aubaine, notamment ces dernières années. Les terres de riz conventionnelles, c'était le « jackpot ». Toute autre culture était disqualifiée. Comme la politique agricole commune a changé, les cartes sont désormais revues. Nous comprenons que la culture du riz est amenée à être remplacée par le maraîchage industriel.
Bernard Picon
La mise en parc de la Camargue s'explique à la fois par la création de la zone industrielle de Fos et par le plan Racine de mise en valeur touristique du littoral du Languedoc. Il était hors de question, pour Olivier Guichard, que les zones résidentielles touristiques et balnéaires se mélangent aux zones industrielles. La Camargue avait donc été érigée en coupure verte, entre le littoral languedocien et le secteur de Fos.
De la salle
Vos analyses sont toujours passionnantes et éclairantes. Nous nous trouvons à un moment intéressant. Comme vous l'avez évoqué, la Camargue a connu des
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regards complémentaires
Comment le Conservatoire du littoral a-t-il agi en faveur de la préservation des zones humides des territoires français d'Amérique ?
Alain Pibot, Délégué adjoint Outre-mer, Chargé des rivages français d'Amériques
Zones humides et territoire humide
Lors d'un récent entretien d'embauche pour un poste destiné à la promotion des zones humides en Guyane, alors que nous posions à un candidat la question « Qu'est-ce qu'une zone humide », celui-ci nous regarda interloqué et le plus naturellement du monde nous répondit que la question lui semblait difficile étant donné que toute la Guyane est une zone humide. Réponse tout à fait pertinente.
La notion de zone humide sur ces territoires bénéficiant d'un régime climatique équatorial ou tropical insulaire est en effet complexe et la définition de ces espaces qualifiés d'humides varie selon le point de vue d'où l'on se place. Que l'on considère la définition proposée par la Convention de Ramsar qui projette les zones humides en mer jusqu'à des fonds de 10 m ou les applications phytosociologiques qui définissent des micro-stations hydromorphes de quelques centimètres carrés, le champ d'application des zones humides au sein des rivages français d'Amérique n'exclut finalement que peu d'espaces, les zones de déserts secs comme la
Pripris de Yiyi Commune de Sinnamary Guyane © Alain Pibot - Conservatoire du littoral
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plaine des pétrifications en Martinique, les plages, les zones artificialisées et les quelques forêts sèches devenues rares en versants sous le vent et mornes secs entrecoupées de bas fonds humides. Autant dire que la gestion des zones humides au sein des territoires français d'Amérique relève tout simplement de la gestion globale des territoires. C'est là une notion bien différente de la perception européenne dont la biogéographie permet plus de clivages entre ce qui relève d'une zone humide ou non. Une bonne manière d'évaluer l'importance des zones humides pour les populations gouvernantes est de relever leur représentation et prise en compte dans les principaux textes de planification territoriale que sont les schémas d'aménagement régionaux (SAR) de chacun de ces territoires, ou les plans locaux d'urbanisme pour Saint Martin et Saint Barthélemy. Si l'on prend l'exemple du SAR de Guyane, le terme de « zone humide » y apparaît 81 fois, mangroves est cité à 164 reprises, et marais à 138 reprises, illustrant ainsi le constat d'un profond et omniprésent encrage de ces écosystèmes au sein du territoire. Il est même précisé que 99 % de la frange littoral sont occupés par des zones humides, mangroves et marais (Pripris), y compris en façade des principales zones urbaines que sont Cayenne et Kourou. Mais malgré ce constat, les zones humides disparaissent littéralement de l'identification des enjeux régionaux. Quant aux préconisations, elles portent sur 3 domaines : · la gestion des risques (limitation de l'implantation d'enjeux humains à proximité de zones humides) ; · la gestion de la qualité des masses d'eau (politique de l'eau centrée sur l'approvisionnement des populations humaines en eau potable) ; · la gestion des accès, les cours d'eau représentant en Guyane des infrastructures importantes de communication. Pour ce qui est de la gestion écologique des zones humides, « il est recommandé aux collectivités et aux gestionnaires d'espaces de caractériser leur état de conservation, se fondant sur un système d'évaluation adapté à la Guyane, et par le développement des réseaux de mesure »1 . Il est de plus précisé page 284 que les préconisations du SAR ci-dessus, n'ont pas de portée prescriptive... Ce document, pourtant sans doute le plus avancé en matière de prise en compte des écosystèmes de zones humides, illustre parfaitement le cadre général des zones humides dans les territoires français d'Amérique, omniprésentes, aujourd'hui globalement reconnues pour leur importance structurelle et pour les services qu'elles rendent à nos sociétés (pour les principaux d'entre eux), mais profondément incomprises, méconnues et finalement bien embêtantes. Alors, à défaut de les gérer, on préconise de les étudier un peu plus, et de viser quelques-uns des objectifs cartésiens et bien pratiques imposés par les textes les plus complets que sont la loi et la directive cadre sur l'eau. Quant à l'occupation surfacique, il est généralement rappelé qu'il est interdit de changer la destination d'une zone humide, mais il faut être expert pour en trouver une formulation qui incite les collectivités locales à reprendre cette préconisation comme un pilier inébranlable de la structuration du territoire. Autre indicateur intéressant et permettant d'illustrer la négligence institutionnalisée à l'égard des zones humides sur ces territoires ultramarins, la promotion et la reconnaissance par la labellisation et l'inscription au patrimoine mondial, notamment via l'inscription au registre des zones humides d'importance internationale. Avec plus de 83 000 km², la Guyane compte 3 sites Ramsar, (à titre de comparaison, l'Irlande avec ses 70 000 km² en compte 45), la Guadeloupe 1, la Martinique 1 et Saint Martin 1 (en très mauvais état pour ce qu'il en reste).
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Schéma d'Aménagement Régional de la Guyane - Projet de SAR arrêté le 15 janvier 2014 - p281
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Bref, les zones humides structurent les territoires français tropicaux d'Amérique, mais aucun acteur hors parcs nationaux et régionaux n'est encore prêt à y consacrer les moyens nécessaires à une conservation à la hauteur des enjeux engagés et des services rendus.
Comment dire !
La première loi nationale sur l'eau (Loi 64-1245) est adoptée en France en 1964 suite au constat de dégradation accélérée de la qualité des eaux dans le contexte d'industrialisation d'après guerre. Cette loi propose de découper le territoire en six bassins hydrographiques disposant chacun d'un comité de bassin regroupant tous les acteurs de la gestion des eaux et des milieux aquatiques. Sur chacun de ces six bassins une agence de l'eau est créée pour établir, percevoir et redistribuer la redevance sur la consommation de l'eau. Cette redevance doit servir à financer toutes les opérations de dépollution, en particulier le financement du réseau des stations d'épuration, mais aussi les réseaux de distribution et de collecte. L'outre-mer sera totalement oublié par cette démarche et il faudra attendre 30 ans et la nouvelle loi sur l'eau de 1992 pour que des comités de bassins soient créés en outre-mer, avec le premier en 1996 en Martinique, le dernier en 2005 à Mayotte 2 . Mais sans agence perceptrice de redevance, le comité n'a qu'une fonction consultative, autant dire un souffle d'alizés dans les frondes de palétuviers. Ce n'est qu'en 2000 que la loi d'orientation pour l'Outre-mer prescrit la création, dans chaque département d'outre-mer, d'un office de l'eau et que trois ans plus tard, la loi de programmation pour l'outre-mer autorise les offices de l'eau à percevoir la redevance eau. Mais encore faut-il avoir la volonté et les moyens de le faire (en 2017, une grande partie des consommateurs ne paient pas leur eau, et donc leur redevance dans ces territoires). Afin de mettre en oeuvre l'ensemble de la politique de l'eau, un Office de l'eau et des milieux aquatiques (ONEMA) est créé par la loi sur l'eau de 2006. L'une des missions de ce nouvel établissement devait porter sur l'exercice de la police de l'eau en relation étroite avec
2 Outre-mer : les oubliés des lois sur l'eau. 2011, Gérard Borvon http://seaus.free.fr/spip.php?article11
Quelle gouvernance des zones humides dans ce contexte spécifique ?
Le contexte d'omniprésence des zones humides sur ces territoires français tropicaux d'Amérique a poussé très légitimement peuples et gouvernants à lutter contre leur présence et tenter de les dominer, de les domestiquer et même le plus souvent de les faire disparaître pour imposer des espaces jugés plus favorables aux activités humaines et aux bien être des populations. En ces régions tropicales, les zones humides ont très longtemps, et sont encore souvent synonymes de risques sanitaires liés au paludisme, à la dengue, au chikungunya, à la bilharziose, aux amibiases, autant d'endémies attribuées, à tort ou à raison, aux zones humides et qui ont contribué à l'émergence de nombreux contes et mythes généralement péjoratifs sur les zones humides. Djenn, Soukounian, Volants, Bet a mam ibé, Mamanglo, Krapo Kadnasé, Chouval twa pât, et autres démons sortis des eaux parsèment le chemin des gestionnaires d'espaces naturels de ces régions aux cultures riches et fortes. C'est ainsi que partout où l'homme a pu déraisonnablement combler, drainer, assécher les zones humides, il a engagé des travaux individuels ou collectifs pour domestiquer cette nature « hostile ». Mais cette situation n'est pas exceptionnelle et a été observée à peu près sur tous les continents et sous toutes latitudes tempérées et tropicales. Alors pourquoi les zones humides restent-elles encore à ce jour malmenées dans nos territoires d'outre-mer ?
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les services de l'État et notamment les DREAL, DEAL en outre-mer, jusqu'alors seules à porter cette action. À partir de 2008, deux équivalents temps plein ont été affectés par l'ONEMA dans chaque département d'outre-mer, au sein de services mixtes de la police de l'environnement constitués entre l'ONEMA et l'Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS). On y était presque. Il ne manquait « plus que » la base réglementaire d'application de la police de l'eau, l'arrêté fixant la définition des zones humides en contextes profondément différent du contexte métropolitain, l'adaptation de l'arrêté ministériel du 24 juin 2008 au contexte tropical. Mais là encore, comme le précise le site eaufrance, « dans les territoires d'Outre-mer, il n'existe pas de critère réglementaire complémentaire à la définition de l'article L.211-1 du code de l'environnement »3 . Qu'à cela ne tienne, nous ferons avec la définition nationale, et courage aux deux ETP ONEMA pour faire face à la mission titanesque qu'ils ont devant eux. Avec cette double casquette, le Conservatoire disposait d'atouts considérables pour agir avec beaucoup d'efficacité sur les champs croisés de la maîtrise foncière, de l'aménagement et de la gestion des sites d'une part et sur l'ensemble de la chaîne de réflexion et d'action autour des zones humides d'autre part. Dans le contexte spécifique décrit ci-dessus de carence institutionnelle en matière de protection et de gestion des zones humides en outre-mer, le Conservatoire a développé une stratégie basée assez classiquement et sans originalité sur : · la maîtrise foncière et la défense de son intégrité ; · la connaissance et la compréhension des écosystèmes et des sociosystèmes associés ; · la création ou l'adaptation d'outils et de méthodes spécifiques de gestion et d'évaluation ; · la sensibilisation et la formation des différents acteurs ; · la valorisation par l'aménagement, la promotion, le partage de l'espace .
Que pouvait apporter le Conservatoire du littoral aux zones humides dans ce contexte ?
Le Conservatoire du littoral est un établissement public administratif créé en 1975 et ayant pour principale mission de protéger le littoral par une action de maîtrise foncière. En outre-mer, l'établissement a doublé cette mission par la création et l'animation de l'un des 5 pôles relais zones humides dédiés, au niveau national, à la promotion des zones humides, à la diffusion des connaissances sur ces écosystèmes et à l'animation des gestionnaires de ces espaces.
La maîtrise foncière et la défense de son intégrité
Dans un contexte foncier particulièrement dynamique, notamment aux Antilles, il convenait d'agir rapidement pour soustraire le maximum d'espaces patrimoniaux aux griffes des promoteurs et autres bâtisseurs individuels ou collectifs. À Saint Martin, l'essentiel des zones humides ont été maîtrisées. Malheureusement, le défaut de gestion d'une part, l'extrême concurrence sur le peu de foncier disponible d'autre part, ont engendré une grave atteinte aux zones humides existantes dont on peut dire aujourd'hui que l'essentiel a soit disparu, soit perdu ses fonctions écologiques principales. En Guadeloupe et en Martinique, l'essentiel des zones humides littorales ont été protégées par une maîtrise foncière par le Conservatoire. La carte ci-après montre la couverture réalisée à ce jour en Guadeloupe. 90% des mangroves et forêts marécageuses sont à ce
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http://www.zones-humides.eaufrance.fr/identifier/delimiter-pour-la-reglementation
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constituées des gardes du littoral accompagnés des agents de l'Office national des forêts (ONF), du service mixte de la police de l'environnement (SMPE) ou de la DEAL, traquent les comblements, les remblaiements, voire les constructions et usages non conformes sur ces espaces fragiles. Les démarches sont longues, fastidieuses, politiquement sensibles, mais les résultats permettent d'espérer aujourd'hui une défense efficace de ces trésors naturels et une reconquête progressive de ce qui peut être restauré.
L'acquisition et le partage de connaissance sur les écosystèmes et sociosystèmes associés
Carte de la Guadeloupe avec les zones littorales protégées
jour protégés. Les eaux non marines anciennement classées dans le domaine public lacustre sont en cours d'expertise pour être également protégées. Quant aux zones humides de montagne, elles sont pour l'essentiel protégées par le Parc national de Guadeloupe. Reste les zones humides qui sont ni en montagne, ni sur le littoral, tels que les Grands fonds et les mares temporaires éparses de Grande Terre qui pâtissent encore à ce jour d'un manque de protection et subissent d'important dommages quotidiens. Une intervention urgente est nécessaire sur ces espaces. Une fois acquis, ces espaces naturels restent à défendre et le Conservatoire engage depuis plusieurs années une politique de défense et de reconquête des espaces, en Guyane, en Martinique et surtout en Guadeloupe où l'histoire a généré une forte atteinte aux zones humides, à l'exemple des mangroves et forêts marécageuses de Jarry qui accueille aujourd'hui, après comblement des zones humides, 60 % de l'activité économique du département. On pourrait également citer les villes de Pointe à Pitre et Fort de France entièrement bâties sur des marais de fonds de baies. Sur l'ensemble des sites qui ont été confiés au Conservatoire du littoral, les équipes techniques
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On peut aisément considérer que face à un tel niveau de pression exercé sur les zones humides, l'urgence est à l'action plus qu'à la compréhension. Le Conservatoire et le Pôle tente ainsi en permanence de rechercher le meilleur équilibre entre la nécessaire connaissance pour agir avec pertinence et la pragmatique nécessité d'agir pour protéger ce qui reste d'un patrimoine déjà lourdement endommagé. Lorsque le Conservatoire et le pôle identifie une lacune de connaissance qui entrave l'action efficace, ils tentent alors : · d'aller rechercher l'information là où elle peut se trouver ; · de provoquer des rencontres d'experts pour plancher sur la question et capitaliser de la connaissance ; · si besoin de produire de la connaissance brute soit en régie soit en externalisation. C'est ainsi que plusieurs travaux ont été réalisés avec en général une contribution importante du Pôle et du Conservatoire : · La production d'une typologie harmonisée des mangroves à destination de la cartographie de ces habitats par télédétection. Ce travail, conduit en étroite
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Construction non autorisée sur zone humide : Ilet La Biche Guadeloupe © Alain Pibot - Conservatoire du littoral
Dépôts et remblais sur l'étang de l'aéroport Saint Martin © Alain Pibot - Conservatoire du littoral « pour mémoire »
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collaboration entre l'Université de Nantes et le pôle relais zones humides a conduit à un travail complet et précis de cartographie de ces écosystèmes. Le Réseau d'observation des mangroves (initié avec le soutien de l'Ifrecor - Initiative Française pour les Récifs Coralliens, de l'Université de Nantes et de la fondation Procter et Gamble pour le littoral), s'appuie dès à présent sur ce premier chantier pour conduire un travail de recherche sur l'application de la télédétection à la connaissance des mangroves (critères quantitatifs et qualitatifs). Ce travail permet de suivre l'évolution surfacique des mangroves et ainsi détecter les anomalies structurelles (sorte de radio des mangroves pour détecter certaines maladies) · MANG : gros projet méthodologique labellisé BEST et financé par l'Agence française de développement (AFD) et l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) dont l'objectif a été entre 2014 et 1016 d'étudier 8 zones humides représentatives sur 8 territoires différents (Réunion, Mayotte, Guadeloupe, Martinique, Guyane, Saint Martin, Saint Barthélemy et Saint Pierre et Miquelon), puis d'en conclure des principes méthodologiques, des standards d'analyse, de suivi et de gestion. · E-Mang est quant à lui un programme développé dans le cadre du programme de connaissance piloté par l'Office de l'eau de Martinique, la DEAL, l'Agence française de la biodiversité (AFB) et la Collectivité via son parc naturel régional. Ce programme est constitué » de 4 volets : - une étude sur la sociologie des populations martiniquaise à l'égard des mangroves ; - une étude sur l'évaluation économique des services rendus par les mangroves ; - un travail d'élaboration d'indicateurs d'état de santé des mangroves et de production d'un atlas des mangroves de Martinique ; - un chantier de production d'outils de communication et de valorisation de ces travaux à destination de divers publics.
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L'ensemble des connaissances produites que ce soit par le Conservatoire et le Pôle ou par tout autre contributeur, sont bancarisées et les mises à disposition des acteurs. Le recueil se fait par prospection auprès des différents publics producteurs de connaissance sur les zones humides, gestionnaires, techniciens, scientifiques, mais aussi en parcourant l'information web sur les différents canaux et réseaux spécialisés. La bancarisation est organisée sur une base de donnée dédiée et standardisée au format de l'Office International de l'Eau afin d'être requêtable et utilisable par le plus grand nombre pour une plus grande efficacité de la gestion et de la protection des zones humides. Un portail unique permet d'accéder soit à la base de données documentaire, soit à l'information générale sur les sites, les programmes et actualités. L'information générale est délivrée en français, anglais et espagnol. Le site internet du Pôle relais zones humides Tropicales a été ouvert par le Conservatoire fin décembre 2014. Il est depuis animé, enrichi, traduit et régulièrement actualisé. http://www.pole-zh-outremer.org/. Fin 2016, la base de données documentaire du pôle compte plus de 1700 documents référencés.
Informer, sensibiliser et animer les acteurs concernés par la gestion des zones humides
L'expérience du Pôle montre que l'information et la sensibilisation des acteurs reste en enjeu crucial de l'action à conduire en matière de protection des milieux humides. La plupart des acteurs socio-économiques qui utilisent ou exploitent ces milieux n'en connaissent pas la richesse, la fragilité, les fonctions. Les décideurs (élus, responsables administratifs) ainsi que leurs services techniques, pourtant amenés à prendre des décisions clés en matière de conservation et de valorisation de ces espaces naturels sont globalement peu informés. Enfin, nombre de gestionnaires pâtissent
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d'un manque de connaissances fondamentales sur le fonctionnement des zones humides et le mode de gestion à adopter. Le Pôle et le Conservatoire ont donc mis une énergie toute particulière à poursuivre et amplifier l'effort de sensibilisation et de formation des acteurs cibles à l'importance de la conservation des zones humides. Ce volet a poussé le Pôle à développer son niveau d'expertise et son propre jeu d'outils de communication afin de pouvoir répondre parfaitement aux enjeux ultramarins. Ce travail a également nécessité de structurer un réseau opérationnel d'acteurs en fonction du message et du niveau de communication souhaité. Basé sur ce réseau d'acteur, le Pôle a mis en place une stratégie visant à être là où il faut pour entendre, comprendre, savoir, puis digérer la connaissance, compléter ou faire compléter autant que nécessaire et être à nouveau là où il faut pour partager, livrer, diffuser, sensibiliser. Le pôle est aujourd'hui présent dans la plupart des groupes de travail spécialisés, bien sûr au sein du groupe national zones humides et sa déclinaison ultramarine, mais aussi dans le Groupe UICN au sein duquel de nombreux échanges ont lieu, au Comité national Ifrecor qui est un des pivots de l'action du pôle, au groupe de travail pour la directive cadre sur
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l'eau (GT DCE « mangrove ») qui réunit les principaux spécialistes de ces habitats. L'objectif est à ce niveau d'être à l'écoute des informations, des nouveautés, des progrès techniques et scientifiques. Coeur de métier du pôle, le travail de partage de la connaissance et de l'expertise s'est structuré autour des principales cibles homogènes de communication : · les décideurs : nous avons clairement noté un impact très significatif du manque de sensibilité des élus et autres décideurs à l'égard des zones humides. Le manque de connaissance sur les fonctions remplies et services rendus par ces écosystèmes a été identifié comme source de ce manque de considération. Plusieurs outils ont donc été développés et mis en oeuvre parmi lesquels on peut citer en particulier : - Le séminaire zones humides Antilles Guyane organisé en Martinique en mai 2016 ; - Le séminaire national mangrove à destination des élus en juin 2016 à Paris dans le cadre du congrès national des maires ; - La production d'une pochette de fiches spécialisées sur les mangroves dédiée aux élus et services techniques ;
Digérer l'information pour mieux la partager
L'information captée au sein des différentes instances, des groupes de travail, des sorties terrain, des formations doivent être synthétisées, validées, souvent vulgarisées et adaptées aux différents publics cibles. Ce travail a été réalisé à diverses occasions ; c'est ainsi que des documents et outils de communication ont été produits. On citera par exemple le livret de fiches sur les mangroves à destination des élus et décideurs ou encore le guide de valorisation du programme MANG très attendu et d'une exceptionnelle richesse.
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· le jeune public : fondé sur la logique d'un investissement d'avenir, l'action du pôle sur ce jeune public s'oriente vers des manifestations autour d'événements comme la journée internationale des zones humides, la semaine de l'environnement. Différents outils ont été réalisés (jeux, puzzles, posters, animations et visites) pour sensibiliser les enfants à la fragilité de ces milieux et l'intérêt de les préserver ; · les gestionnaires et techniciens : ce public cible a été principalement concerné par les formations organisées dans le cadre du programme MANG. Il reste beaucoup à faire sur ce public qui reste peu formé et qui manque d'animation en réseau. Ce sera l'une des priorités des années à venir ; · enfin le grand public, bien que cette cible ait été jugée à ce stade moins prioritaire. Ce n'est en effet pas directement ce public qui peut agir sur la conservation des zones humides, même si une grande partie des dégradations viennent de ce public. Les décisions portant sur ces pratiques inciviques doivent émerger des décideurs pour une application collective et équitable. Le Conservatoire du littoral complété par le pôle relais zones humides a ainsi oeuvré depuis plusieurs années pour la protection des zones humides du littoral des territoires français d'Amérique. Ces protections font l'objet d'un important chantier de surveillance, et lorsque c'est nécessaire, de police administrative pour défendre au mieux ces espaces fragiles, patrimoniaux mais très convoités.
Polder rizicole de Mana Savanes Sarcelles Guyane © Frédéric Larrey - Conservatoire du littoral « pour mémoire »
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Les zones humides, les milieux humides : quels héritages pour demain ?
Animée par Thierry Lavoux, Membre permanent du Conseil général de l'environnement et du développement durable honoraire avec
Jean Jalbert, Directeur général de la Tour du Valat, centre de recherche pour la préservation des zones humides méditerranéennes Odile Gauthier, Directrice du Conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres Jérôme Bignon, Sénateur de la Somme, Président de l'Association Ramsar France Geneviève Gaillard, députée, vice-présidente de l'Association Ramsar France, Présidente du Comité national trame verte et bleue Paul Allard, Professeur des universités en histoire contemporaine, Université d'AixMarseille Méditerranée
De gauche à droite : Jean Jalbert, Jérôme Bignon, Geneviève Gaillard, Thierry Lavoux, Odile Gauthier, Paul Allard © comité d'Histoire MTES-MCT
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table ronde
Thierry Lavoux
Nous allons poursuivre ce colloque par une table ronde finale, consacrée à la fois à la mise en perspective historique passionnante de ce matin et à l'inscription de l'enjeu des milieux humides dans l'avenir. Deux parlementaires participent à cette table ronde, une députée et un sénateur, qui ont la caractéristique d'être rapporteurs du projet de loi relatif à la biodiversité en cours de discussion au Parlement. Ils aborderont évidemment des points de politique publique et leur manière, en tant qu'élus, d'envisager l'avenir des zones humides. Après avoir entendu ce qui a été dit jusqu'à tout à l'heure, j'ai envie de dire que les zones humides reviennent de loin. Si elles ont été longtemps martyrisées, elles se trouvent cependant sur la voie de l'amélioration et de la libération. On a dit que les politiques publiques étaient additionnées, formatées, adaptées, tronçonnées, avec les risques naturels, la gestion de l'eau, la biodiversité. Tous les zonages spécifiques forment un mille-feuille, dont on se demande s'il est véritablement efficace. Quelqu'un a même suggéré tout à l'heure que l'on édicte une loi dédiée aux milieux humides, comme on a fait des lois sur le littoral et la montagne. Nous avons même un plan national de protection des zones humides. J'ai eu l'honneur de faire partie de la mission du Conseil général de l'environnement et du développement durable qui a procédé à l'évaluation de ce plan national. Je vous rassure tout de suite : nos propositions, qui étaient excellentes, n'ont quasiment pas été retenues. Nous en avons l'habitude. Les zones humides sont partout. Elles ont des tailles extrêmement variées. Elles se trouvent en milieu urbain, en milieu rural. Elles se croisent, subissent des pressions. En même temps, elles offrent des opportunités, à la fois pour les gestionnaires de l'urbanisme (nous avons vu que les zones humides ne sont pas des territoires nauséabonds pestilentiels et dangereux, mais aussi des opportunités pour les aménageurs) et pour l'agriculture, qui est une source de pression importante. Nous venons de le voir à l'instant avec la Camargue. Elles participent également à la valorisation de l'image du tourisme autour de l'élevage, du pâturage et de l'utilisation de l'herbe. Á chaque fois, nous avons des visions contrastées quand nous parlons des zones humides. Nous voyons de bonnes choses et de moins bonnes. Cette dialectique entre les pressions et les avantages donne du grain à moudre aux gestionnaires. Je vais passer la parole à Madame la députée Geneviève Gaillard, qui est rapporteur du projet de loi sur la biodiversité à l'Assemblée Nationale, et qui a beaucoup à nous dire sur les questions que je me suis permis d'introduire.
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Geneviève Gaillard
Le projet de loi sur la biodiversité dont je suis rapporteur reviendra à l'Assemblée Nationale le 15 mars. Nous sommes en train d'étudier les bonnes et les mauvaises choses que le Sénat, de notre point de vue, a incluses dans ce texte. Pour mener des combats identiques ensemble, Jérôme Bignon et moi, nous sommes très attachés à la problématique des zones humides. Avant d'aborder en détail certains points, je souhaite revenir sur ce que j'ai entendu tout à l'heure concernant une loi qui traiterait spécifiquement des « zones humides ». Nous avons pensé à sa création à un moment donné. Toutefois, vous avez bien compris que la pression des élus n'est pas la même que celle exercée par les élus de la montagne, par exemple, ni même celle des littoraux. Nous voyons bien au Parlement que les parlementaires intéressés et concernés par les zones humides sont beaucoup moins nombreux. Les zones humides sont de taille variable, avec des enjeux différents. En revanche, en ce qui me concerne, elles restent une préoccupation chaque fois que nous étudions les textes, qu'il s'agisse de la loi agricole, de la loi biodiversité ou d'autres lois par le passé. Quelqu'un a cité une loi de 2005 dont un amendement dont j'étais à l'origine permettait de souligner que les zones humides devaient être préservées en matière d'agriculture. J'ai également entendu un autre propos : Qu'est-ce qui retient le public ? Avec mon expérience
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Cette question suscite le débat. Je parlais l'autre jour avec un collègue du sud de la France qui me demandait de me rendre sur son territoire, où lequel un noeud ferroviaire est en projet, dans une zone en grande partie humide et pour laquelle de grandes dépenses ont été faites en vue de sa conservation, depuis une vingtaine d'années. Ce type de situations m'agace. Probablement aurions-nous pu placer ce noeud un peu plus loin. Cela pose des questions importantes sur les études d'impact, la genèse du projet, le dialogue environnemental, qui ne trouveront pas de solution demain, mais qui vont progresser, je l'espère. Il en va de même pour la réduction. Jusqu'à quel degré de réduction sommes-nous obligés de compenser ? Les sénateurs, comme nous, ont réfléchi à ce sujet . Nous pouvons certainement avancer encore. Enfin, M. Gilardeau a parlé de contrat. Je crois, moi aussi, à une société de contrats, à condition que ces contrats soient respectés, bien évidemment. En 1998, avec Philippe Duron, j'avais produit un rapport intitulé « Du zonage au contrat »1 . Nous parlions évidemment des zones humides. Je n'ai jamais changé d'avis. Au niveau de la dotation globale de fonctionnement, nous devons en effet examiner de près comment se passent les choses. Dans certaines communes rurales, qui ont une politique en faveur des zones humides et qui ne peuvent pas faire grand-chose en termes d'urbanisme en raison du caractère protégé de leur
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Marais poitevin : le paysage enjeu des zones humides
du marais poitevin (je pense que ce doit être la même chose dans le marais de Brouage), je dirais que ce sont aussi les paysage, et ce que nous y voyons. Les paysages sont extraordinaires. Certes, on ne les retrouve pas partout, quelle que soit la dimension de la zone humide. J'ai également noté que quelqu'un a dit : « Nous allons voir ce que donne la compensation pour les zones humides ». Sachez une chose : nous sommes en train de travailler sur le triptyque « éviter, réduire, compenser » A l'heure actuelle, 50 % des infrastructures nationales recouvrent tout ou partie des zones humides. Il est donc nécessaire de pouvoir intervenir. À la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire, nous avons mené une table ronde sur ce sujet.
La compensation est une question difficile. Je souhaite que le texte de loi conforte l'évitement et la réduction. Il est toutefois compliqué de savoir comment s'y prendre. Je souhaite également que la compensation ouvre l'accès à tous les outils possibles, ce qui est très controversé par les uns et par les autres. D'une part, nous ne souhaitons pas introduire un droit à détruire la nature, d'autre part, nous ne voulons pas financiariser cette dernière. Vous voyez donc que l'équilibre est très compliqué. Je serais assez partante pour que celles et ceux qui ont des idées sur le sujet m'envoient par courriel des formes de solution. Par exemple, faut-il inscrire dans la loi qu'aucune infrastructure ne doit traverser une zone humide ? Peutêtre vais-je un peu loin.
Du zonage au contrat une stratégie pour l'avenir, Geneviève Perrin-Gaillard, Philippe Duron, la Documentation française, 2002. « pour mémoire »
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zone, l'État doit pouvoir compenser d'une façon ou d'une autre. Cela fait 20 ans que nous en parlons. Je pense que nous allons ajouter quelque chose sur le sujet dans la loi sur la biodiversité. Nous nous sommes déjà battus avec les ministres du budget pour maintenir l'exonération de taxe sur le foncier non bâti dans les zones Natura 2000 et dans les zones humides. Beaucoup de questions interrogent la biodiversité mais aussi l'urbanisme et l'agriculture. Des politiques publiques extrêmement transversales concernent les zones humides. Nous devons les inclure dans des textes nombreux et variés, où cette dimension est parfois oubliée. C'est un travail assez considérable. Je demande à ceux qui ont des éléments à ajouter de me contacter. C'est encore le moment dans cette loi. Nous pouvons parfaitement avancer sur le sujet. Merci de m'avoir fait parler en premier. Je dois vous quitter à 17 heures précises, vous pouvez d'ores et déjà me poser des questions. renvoie aussi aux cas des communes du littoral, qui font l'effort de ne pas construire et de ne pas urbaniser, versus d'autres, très proches, qui ont fait un autre choix. Comment rééquilibrer les efforts écologiques des collectivités territoriales, à travers la dotation ? Je me permets, en tant que président de séance, d'affirmer que j'ai été très intéressé par cette suggestion. de ce que vous nous transmettrez pour l'inscrire dans la loi, pourquoi pas? Nous devons en discuter entre nous et avec le gouvernement. Nous ne savons pas encore qui sera le prochain ministre de l'Environnement. S'il s'agit de Ségolène Royal, elle est sensible aux zones humides. Elle est issue du même département que moi, dans lequel se trouve une zone humide pour laquelle elle s'est battue. Elle en connaît les faiblesses mais aussi les forces. Nous avons donc cette chance. Si nous en changeons dans peu de temps, nous n'aurons peut-être pas la même écoute.
Geneviève Gaillard
C'est sûrement compliqué, mais je pense que ce n'est pas infaisable. Cela peut concerner certaines communes du littoral, mais pas toutes. Il existe des communes vraiment rurales, sans un littoral. Il y a là des choses à faire, qui pourraient s'inscrire dans un contrat de plan. Il faut voir l'état de ces communes aujourd'hui. Comment voulez-vous que les maires, pleins de bonne volonté, tiennent le coup, s'ils n'ont plus rien ? Il faut trouver le moyen de les encourager et souligner qu'ils se trouvent dans la bonne voie. Ce sont des politiques publiques d'intérêt général. Il est d'intérêt général de maintenir sur le territoire national des zones humides, eu égard aux services qu'elles rendent.
Thierry Lavoux
Très bien. Y a-t-il des questions dans la salle ?
Jean-Marie Gilardeau
Je saisis la balle au bond. L'idée de flécher la dotation globale de fonctionnement me paraît très séduisante. Encore faut-il être sûr qu'elle ne finisse pas dans les frais globaux de la commune. Je suggère donc la création d'un fonds commun spécial, qui permettrait de dédier ces deniers à des actions positives pour les zones humides.
Thierry Lavoux
Merci infiniment, madame Gaillard. Vous êtes présente pour encore 25 minutes, ce qui nous laisse le temps de dialoguer. Peut-être qu'autour de la table, quelqu'un souhaite réagir, avant de passer la parole à la salle. J'ai été très intéressé par ce que vous venez de dire sur le rééquilibrage de la dotation globale de fonctionnement pour des communes qui présentent des « handicaps ». Cette question
Thierry Lavoux
Vous nous dites que les questions peuvent parvenir dans les semaines à venir.
Thierry Lavoux
Prenons une autre question, puis je vous laisserai répondre.
Geneviève Gaillard
Oui, ce peut être aussi des réflexions, des suggestions. Loin de moi l'idée de vous dire qu'elles seront systématiquement incluses dans la loi. Toutefois, si nous pouvons nous nourrir
De la salle
Comment la compensation sera-telle appliquée ? Nous avons eu un exemple tout à l'heure, présenté par le représentant de l'agence de l'eau Artois-Picardie, qui disait que le choix d'une compensation de 150 % donnait
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lieu à un débat. Lorsque j'entends cela, je pense déjà que l'application est hautement critiquable, car elle pose comme base que tout est équivalent à 150 %. On considère ainsi que la destruction d'une zone humide d'une grande valeur écologique ou d'une zone hautement dégradée est équivalente, étant décompensée à 150 %. J'ai été très surpris que les cadres soient aussi normatifs. Je m'étonne donc de cet exemple, dans le cadre d'un schéma d'aménagement des eaux. décembre, pour Natura 2000, 25 % de remboursements sont accordés aux communes. Si nous n'y prêtons pas gare, lorsque l'exonération sera réintroduite pour les zones humides, nous ne sommes pas à l'abri du fait que le coefficient de minoration soit inclus dans la loi de finances, avec un renforcement de 25 %. Par conséquent, les communes sont directement impactées, alors qu'elles ont sur leur territoire des zones humides et des sites Natura 2000, et donc un patrimoine naturel à préserver. de compensation, la loi ne dit rien. Ce point relève d'un travail à faire avec le ministère au sujet de la réglementation (décrets, accords travaillés en amont, etc.).
De la salle
Je suis étudiant et je rédige un mémoire sur le tourisme fluvial. J'ai lu des choses sur la loi de gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations (GEMAPI). Il me semble qu'elle permette la contribution des communes sur des questions environnementales dans les zones humides.
Thierry Lavoux
Nous allons prendre une troisième question.
Geneviève Gaillard
Nous sommes conscients de tout cela. Nous devons approfondir cette réflexion. Comment faire pour aboutir à une situation qui permette à la fois de maintenir des zones humides sans taxer certains propriétaires plus qu'ils ne l'étaient, tout en préservant la capacité des communes à avoir des recettes ? Nous devons travailler sur le préjudice écologique, un sujet compliqué dont je ne parlerai pas aujourd'hui. Nous souhaiterions mettre en place un fonds affecté pour réparer les préjudices créés mais ce n'est pas facile. S'agissant de la compensation, je répondrais que la loi n'entre pas dans ce type de détail. La loi fixe des grandes directions concernant les opérateurs de compensation, qui peuvent être des structures privées, publiques, des personnes privées, des maîtres d'ouvrage eux-mêmes ou un autre type de structure avec des actifs de compensation. Ce n'est donc pas restrictif. Toutefois, s'agissant du degré
Geneviève Gaillard
La loi GEMAPI donne la possibilité aux collectivités et aux intercommunalités de gérer des zones humides, mais ce n'est pas une obligation. Par ailleurs, les obligations réelles environnementales dont vous avez parlé ne constituent pas non plus une obligation, mais une possibilité que la loi offre pour avancer sur les zones humides. Il en est de même pour les espaces de continuité écologique. Les pressions sur ces sujets sont très fortes.
Thierry Mougey
Merci pour le travail accompli au niveau de l'Assemblée Nationale et pour votre implication sur le sujet. Vous parliez de la dotation globale de fonctionnement. Je souhaite vous alerter sur un point. À priori, l'exonération de la taxe sur le foncier non bâti devrait être restaurée dans le projet de loi sur les zones humides. Par ailleurs, l'exonération concernant les zones humides qui avait été supprimée en 2014 sera réintroduite. Ceci concerne directement la dotation globale de fonctionnement car, comme vous le savez, il existe aujourd'hui une sorte de « peine » pour les communes qui ont des zones humides ou qui sont classées Natura 2000. Il y a en effet une exonération de la taxe foncière et les communes ne sont remboursées que partiellement par l'État. Avec le coefficient de minoration instauré par la loi de finances en
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Thierry Lavoux
Merci pour toutes ces réponses. Je vais passer la parole à monsieur le sénateur Jérôme Bignon, qui est impliqué très étroitement en tant que rapporteur au Sénat sur le projet de loi relatif à la biodiversité. Pouvez-vous nous donner votre sentiment d'élu proche du terrain, sur la protection des zones humides et sur l'efficacité des politiques publiques ?
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dernières n'avaient pas grande valeur. Aujourd'hui, l'histoire fonctionne bien, car les femmes se sont retrouvées avec des zones qui valent beaucoup d'argent à cause de l'héliotropisme et les hommes avec des zones de montagne, qu'ils ont du mal à valoriser. J'ignore si ces affirmations sont vraies mais elles prouvent la réalité de la dépréciation. Par ailleurs, comme ces zones humides n'ont pas, symboliquement une valeur formidable car elles ne sont ni agricoles ni aquatiques, elles sont une proie facile pour ceux qui veulent aménager. Dès lors, on remblaie, on comble. Je me souviens avoir eu une réunion très tendue avec les directeurs des grands ports, qui considéraient que le Conservatoire du littoral était un empêcheur de tourner en rond, puisqu'il empêchait les ports de s'étendre par le remblai ou la construction de routes ou de voies ferrées voire de traverser les zones acquises par le Conservatoire. Ils pensaient notamment qu'il allait être possible de s'arranger, oubliant le fait que, lorsqu'un territoire est acquis par le Conservatoire, il devient inaliénable. De hauts représentants de l'État s'étaient eux-mêmes déplacés pour tenter d'influencer nos positions. Les visions des enjeux des zones humides peuvent donc parfois être violentes pour elles. J'ai présidé il y a peu de temps un schéma d'aménagement et de gestion des eaux (SAGE) dans la vallée de la Bresle. J'animais la rédaction de ce schéma, s'appuyant sur l'établissement public territorial de bassin (EPTB) Bresle, concernant ce petit fleuve côtier entre la
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Baie de Somme, zone humide protégée par la Convention de Ramsar
Jérôme Bignon
Par définition, nous essayons de rendre efficaces les politiques publiques. Comme Geneviève Gaillard, j'ai un engagement assez important concernant les zones humides. Cela tient au fait que la Somme, dont je suis un élu, est un département qui comprend de nombreuses zones humides, notamment dans le lit majeur du fleuve et le bassin hydraulique qui l'entoure. La Somme constitue la plus grande vallée tourbeuse du nord de l'Europe. La faune et la flore très particulières liées à cette tourbe vont d'ailleurs très probablement être reconnues au titre de la convention de Ramsar. C'est déjà le cas pour la baie de Somme. J'espère que ce sera le cas pour la moyenne vallée dans le courant de l'année 2016.
Les zones humides m'intéressent depuis un moment. Les enjeux sont fantastiques. Historiquement, les zones humides ont toujours été dépréciées. Ce n'était pas des zones de rendement formidable pour les agriculteurs. Elles ont été impaludées très longtemps et le sont encore dans certains secteurs. Une des raisons du manque d'intérêt pour les littoraux en France était liée au fait que ces zones n'étaient pas considérées comme saines. Il a fallu des travaux d'irrigation et de drainage, opérés au Moyen-Age par les moines et leurs aides. En Corse, on disait souvent que les hommes héritaient des terres de montagne, où l'on trouvait de la châtaigne et des cochons, et que les femmes se voyaient attribuer les zones humides du littoral, au motif que ces
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Somme et la Seine-Maritime. Un jour, on m'a demandé de réunir la commission permanente du SAGE pour rendre un avis sur un projet de construction d'une station d'épuration. La station d'épuration était construite le long du lit mineur de la rivière. J'ai demandé naïvement quelles étaient les solutions qui avaient été imaginées pour l'éviter ou la réduire. On m'a alors regardé comme si j'étais un martien. On n'avait pas imaginé autre chose, que de construire la station d'épuration et que, dès lors l'éviter n'avait pas de sens ! Lorsque l'on voit le niveau de préoccupation sur ces sujets, on peut penser qu'il existe un grand danger pour les zones humides. Vous connaissez les enjeux fantastiques qu'elles représentent pour les écosystèmes qu'elles constituent, que ce soit pour le climat, la faune, la flore, etc. Ce sont des endroits magnifiques, ce qui justifie que nous nous soyons engagés. La convention de Ramsar ne concerne pas toutes les zones humides. Mais, si nous n'avons pas de leader dans une politique publique, c'est très compliqué. En effet, les zones humides sont tellement anonymes que l'on a du mal à les identifier. En regroupant les zones humides que nous avons définies comme celles qui avaient été désignées au titre de la convention de Ramsar, nous avons fédéré les gestionnaires de sites et nous nous sommes positionnés en tant que partenaires et interlocuteurs de l'État. Le fait d'avoir des zones humides ne constitue pas nécessairement un inconvénient. Il peut exister des perspectives utiles pour les villes.
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J'ai participé aux ateliers sur l'urbanisme et les zones humides. En complément de la désignation de la vallée de la Somme au titre de la convention de Ramsar, la ville d'Amiens, qui présente une activité de maraîchage bien connue, les hortillonnages, s'est positionnée pour devenir une « ville humide », désignable, le cas échéant, au titre de la convention de Ramsar. La ville de Niort a également indiqué qu'elle serait intéressée. Il existe donc une prise de conscience qu'en termes de qualité de vie et de richesse de biodiversité, les zones humides sont essentielles. Pour autant, les politiques publiques qui sont menées sont-elles satisfaisantes ou suffisantes ? Je viens de vivre une semaine particulière au Parlement, entre ceux qui sont poussés par les lobbys, ceux qui se prononcent en faveur de l'huile de palme ou la cosmétologie, et mettent en jeu l'emploi en regard de l'avenir des océans. Face à eux, d'autres adoptent des positions contraires de manière véhémente. Il se pose là des problèmes d'équilibre très compliqués, y compris pour la ministre. On peut tout imposer lorsque l'on a une majorité en démocratie. En même temps, les tensions qui existent dans les grandes démocraties aujourd'hui obligent les gouvernants, quelle que soit leur position politique, à trouver des modes d'acceptation par la société des politiques qu'ils mènent. Je vais prendre pour exemple un problème très concret. Au Sénat, des collègues étaient venus me voir en s'excusant de voter contre la loi de reconquête de la biodiversité. Je leur
répondais qu'en démocratie, chacun fait ce qu'il veut, et heureusement. C'est une des richesses de cette vie de liberté. Préservons-la le plus possible. L'obligation réelle environnementale était comprise par certains d'entre eux comme étant une catastrophe : être « obligé » est insupportable. Les collègues n'avaient pas compris que le mot « obligation » désignait un contrat et que, pour qu'une obligation soit valable, il fallait qu'elle ait une durée maximum de 99 ans, faute de quoi le défaut de limite lui faisait perdre toute validité. Un autre collègue était venu me voir en me disant qu'il aurait bien voté la loi. Toutefois, le fait que les agences de l'eau soient fusionnées dans la future Agence française pour la biodiversité lui posait problème. Il a été compliqué d'expliquer aimablement que les agences de l'eau ne faisaient pas l'objet de la fusion malgré tout ce qu'on lui avait apporté. Sur ces sujets, des tensions se créent. Il faut tenter d'être pédagogue, mais sans être méprisant. Les zones humides intéressent franchement. Toutefois, une partie de l'opinion publique ignore ce dont il s'agit, une autre s'en fiche complètement, une troisième a plutôt intérêt à leur destruction. Nous pouvons probablement progresser par petites touches. Le retour à l'exonération de la taxe foncière constitue plutôt un signal favorable. Le recours à la dotation globale de fonctionnement est une bonne idée. Cependant, celle-ci me paraît curieuse
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aujourd'hui, alors que nous mettons en place l'intercommunalité pour la gestion de l'eau et des inondations. La GEMAPI donne en effet aux communes la compétence sur la gestion de l'eau et des inondations, mais elles ne les obligent pas à la transférer à une intercommunalité. des politiques environnementales de l'eau et de la biodiversité, on s'intéressait aux zones humides pour des questions environnementales et d'équilibre écologique. Finalement, la zone humide, parfois en déshérence agricole, devenait une friche ou bien elle était « cabanisée », avec de petits habitats de loisirs. La friche ou la cabanisation sont souvent des étapes qui sont le prélude à la transformation d'espaces agricoles. Les zones humides sont souvent moins valorisées en termes agricoles sur le littoral. D'ailleurs, les espaces agricoles diminuent plus que les espaces naturels sur le littoral. Finalement, nous constatons aujourd'hui qu'environ 30 % des 160 000 hectares protégés sont des zones humides, ce qui en fait une part significative. Nous tentons encore d'accélérer le mouvement, car les espaces naturels et agricoles sont beaucoup plus convoités sur le littoral que dans les espaces ruraux non littoraux dont parlait Madame Gaillard. Nous assistons à une forme de bipolarisation de l'espace littoral. Nous avons d'un côté la ville et la périurbanisation, de l'autre l'espace naturel ou agricole, mais de moins en moins d'activité primaire au sens large. Dans le cadre de la stratégie du Conservatoire à l'horizon 2050, nous avons réalisé un travail important sur la détermination de zones humides d'intérêt prioritaire, notamment avec les agences de l'eau, dans l'objectif de répondre aux objectifs communs aux schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) et à la politique foncière du Conservatoire. Evidemment, il ne s'agit pas d'acheter partout, notamment sur le territoire des grands marais de l'ouest de la France, dont nous parlions tout à l'heure. Ce sont des surfaces très importantes. On est obligé de sélectionner les interventions. Vous pouvez me demander pourquoi nous continuons à acheter. Je vous répondrai que c'est peut-être parce que les autres outils ne sont pas encore toujours efficaces. Au Conservatoire, nous tentons toujours de mener des projets avec les collectivités, dans l'idée de valoriser les espaces naturels. Depuis une dizaine d'années, nous nous apercevons que nous arrivons mieux, sur l'espace du littoral, à faire comprendre qu'avec une zone humide, nous pouvons procéder à une valorisation globale du territoire, que ce soit par le maintien de l'agriculture ou la réinstallation d'agriculteurs, l'accueil du public, des espaces de ressourcement pour les habitants locaux, la valorisation touristique, etc. Cette valorisation, spécifique au littoral, ne peut peut-être pas se reproduire partout. Il y a là, en tout cas, une possibilité d'accélérer, pendant les dix années à venir, la sauvegarde d'une grande partie des zones humides du littoral, à des coûts qui ne sont pas nécessairement prohibitifs pour la collectivité. Je m'explique en quelques mots. Avec les questions comme le changement climatique, la submersion marine ou les zones d'expansion des crues, nous
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Thierry Lavoux
Le temps nous presse malheureusement. Je vais laisser la parole à Odile Gauthier, directrice du Conservatoire de l'espace littoral.
Odile Gauthier
Merci. Je souhaite rebondir sur une partie du titre de la journée : « d'hier à aujourd'hui » Le Conservatoire du littoral est surtout un acteur de terrain. Avec les parlementaires, nous nous attachons à tenter de faire avancer la cause dans les territoires. Á sa création en 1975, le Conservatoire avait d'abord pour mission principale de lutter contre l'urbanisation et d'ouvrir les espaces littoraux au public. Il ne s'intéressait guère aux zones humides. Il s'agissait d'abord d'agir pour empêcher de gros projets d'aménagement préjudiciables aux espaces littoraux tels que de grands paysages rocheux ou des dunes mais pas nécessairement de grands marais. Pendant une vingtaine d'années, le Conservatoire fut, à mon sens, assez peu actif pour l'acquisition de zones humides. Ce n'était pas sa priorité d'action. Par la suite, avec l'émergence plus forte, pendant les années 1990 notamment,
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avons une acquisition foncière qui n'est pas si coûteuse que cela collectivement par rapport à une destruction définitive des espaces les plus vulnérables. Cette destruction ferait qu'ils ne pourraient plus rendre les fameux services écosystémiques dont nous parlions, sans bien sûr pour autant parler de valorisation financière de ces services. En tout cas, l'analyse coûtsbénéfices montre une action qui reste avec des coûts d'acquisition entre 30 centimes et 1 euro le mètre carré, à un coût économique très mesuré par rapport aux bénéfices rendus. Cette remarque ne s'applique pas nécessairement à tout l'espace de métropole, ni d'outre-mer, où la perception des zones humides et l'intérêt de leur protection restent globalement plus complexes qu'en métropole.
Les mangroves : zones humides à reconquérir et préserver
Thierry Lavoux
Merci beaucoup, Odile. À ce stade, je me tourne vers la salle. C'est à vous de poser des questions, si vous en avez.
De la salle
Pourriez-vous nous apporter des précisions sur la stratégie que vous avez développée pour les zones humides dans les territoires d'outre-mer ?
forte fréquentation du littoral. Pour les espaces arrières littoraux humides, cette pression induit la nécessité de gérer en pratique l'impact de cette sur-fréquentation. Objectivement, la politique générale n'a rien de spécifique en tant que telle, chaque territoitre est particulier bien sûr.
De la salle
J'imagine que vous ciblez votre action sur les mangroves.
Odile Gauthier
Celle-ci n'est pas spécifique. Notre stratégie vise à fixer, à l'horizon 2050, des zones dans lesquelles nous voulons intervenir. Nous nous intéresserons surtout aux zones humides à reconquérir. Outre-mer, se pose une difficulté particulière, liée à la très
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Odile Gauthier
Evidemment. Les mangroves relèvent du domaine public. Elles ne représentent donc pas une acquisition foncière ; mais nous poursuivons également un objectif de préservation à long terme
des mangroves. Il s'agit notamment de protéger un tiers des mangroves françaises d'ici à l'année prochaine. Toutes les mangroves en bon état et non urbanisées seront protégées, en Martinique et en Guadeloupe. Nous avons encore un travail en cours à Mayotte. En Guyane, il ne s'agit pas nécessairement de zones très menacées à court terme. Qui plus est, ces zones sont très soumises aux aléas d'érosion et d'agression. Certes, les mangroves sont très convoitées, mais nous allons y arriver. Tout à l'heure, il a été dit que l'épuration des eaux par la mangrove n'était pas souhaitable. Certes, mais à choisir entre cela et le remblaiement, je préfère encore l'épuration des eaux.
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Jean-Marie Gilardeau
J'ai une remarque à faire sur la législation relative à la gestion des milieux aquatiques et à la prévention des inondations (GEMAPI), en tant qu'élu communautaire de la communauté d'agglomération de Rochefort. La protection contre les inondations ne pose pas de difficulté : tout le monde s'en est saisi. Quant aux milieux aquatiques, nous n'avons pas imaginé ce que cela pouvait être. Il me semble très important, pour que les zones humides ne soient pas le parent pauvre quand les collectivités territoriales s'impliquent dans la GEMAPI, que les intercommunalités soient sensibilisées à ces questions. Je m'adresse aussi au sénateur Bignon. Je me suis rendu compte que cette question était complètement ignorée des maires des communes dont une grande partie du territoire se trouve en zone de marais. maire seul ne peut tout faire ni tout savoir. Petit à petit, les élus s'emparent de ces sujets. Je pense que nous pouvons élever le niveau. Il s'agit d'un des défis principaux à relever. précaire assez admirable... et puis tout s'est emballé au cours du XXe siècle. Aujourd'hui, nous nous trouvons dans une situation compliquée, dont nous ne voyons pas l'issue, avec une progression très forte de la pression sur les ressources en eau et avec une démographie qui continue à croître. Pendant les années 1990, nous avons assisté à une structuration de la gouvernance des institutions environnementales qui a été assez encourageante. Mais en 2008-2011, avec la crise économique et les conséquences du printemps arabe, tout ceci a été mis à mal. À l'heure actuelle, l'agenda environnemental est passé dans les tréfonds des politiques publiques, avec toutefois un bénéfice collatéral. Ainsi, le printemps arabe a vu naître l'émergence d'une société civile plus structurée. C'est aujourd'hui un acteur plein et entier, sur lequel nous pouvons compter. Si nous ne pouvons plus beaucoup compter sur les pouvoirs publics, nous avons là un acteur alternatif qui a une vraie envie et qui peut faire beaucoup de choses. La situation en Méditerranée est compliquée. Nous sommes incapables d'alimenter des politiques publiques par des connaissances suffisamment établies et synthétiques. Nous avons de nombreuses connaissances mais peu d'informations utiles, notamment si nous voulons alimenter et comparer des éléments au niveau international. Depuis plusieurs années, nous mobilisons ces connaissances pour les rendre utiles
« pour mémoire »
Thierry Lavoux
Merci beaucoup. Nous allons maintenant laisser la parole à Jean Jalbert, qui est directeur général de la Tour du Valat, le centre de recherche pour la préservation des zones humides méditerranéennes. Retournons en Camargue. Il serait intéressant de vous entendre sur les recherches qui sont menées à la Tour du Valat. Savons-nous tout sur les zones humides ?
Jean Jalbert
Heureusement non. Je pense que plusieurs générations de personnes pourront encore oeuvrer utilement pour connaître un peu mieux les zones humides. Mais plutôt que de parler de la Camargue, je souhaite prendre un peu de recul pour mieux me projeter vers le futur. Pour nous, les zones humides méditerranéennes concernent bien l'ensemble du bassin. Nous rencontrons le même antagonisme sur les trois rives de la Méditerranée, entre une grande convoitise des zones humides, mais également une grande relégation. Le bassin méditerranéen est le lieu où l'agriculture a émergé il y a plusieurs millénaires et où les civilisations hydrauliques, notamment dans le bassin du Nil, se sont développées. Pendant tous ces millénaires, ces zones humides étaient gérées selon un équilibre
Odile Gauthier
Je pense qu'il s'agit effectivement d'une vraie difficulté. Le report de la date de mise en oeuvre de la compétence GEMAPI doit permettre de continuer à porter ce message. Les intercommunalités peuvent confier cette gestion aux associations syndicales de marais. La compétence se trouve aujourd'hui chez vous. Mais elle est complexe, que ce soit en termes techniques, écologiques ou politiques.
Jérôme Bignon
L'intercommunalité oblige au recrutement de personnels compétents. Un
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à la gestion et alimenter utilement des politiques publiques. De ce point de vue, la France se trouve dans une bonne configuration. Le plan d'action national pour les milieux humides est porté par le ministère. Il est co-animé avec de nombreux acteurs impliqués dans les zones humides. Certes, je déplore un manque de portage politique sur ce plan. Néanmoins, il a le mérite d'exister. Nous avons également vu tout à l'heure que le groupe Zones humides Infos, agitateur d'idées depuis 1991, jouait bien son rôle. L'association Ramsar France, en partenariat avec le ministère, anime par ailleurs le réseau. Le dispositif des pôles relais, dont la mise en place a été compliquée, fonctionne bien désormais. Il joue son rôle d'interface entre gestionnaires, scientifiques et décideurs, entre niveau local et niveau national. Nous disposons donc d'une structuration très originale, qui semble efficace et efficiente. Au-delà de cette situation, nous nous trouvons aujourd'hui dans une posture meilleure qu'il y a quelques années, même s'il manque encore un portage politique. Parmi les enjeux, il nous manque l'expression du thème des « zones humides » en termes de communication. Il nous faut une dénomination qui parle au gens, une appropriation sociale. Le terme « terre d'eau » est certainement beaucoup plus porteur. Peut-il être accepté internationalement, sachant que le terme « zone humide » est sacralisé par la convention de Ramsar ? Il existe
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un réel enjeu en termes de lisibilité et de communication. Pour susciter et alimenter la demande sociale, le travail sur les services rendus représente un vecteur important. Je reste cependant très prudent quant à l'approche des services écosystémiques, qui ne considère que la partie de la biodiversité utile à l'homme, laissant dans l'ombre l'essentiel de ce qui fait ce tissu vivant de la planète. Enfin, les effets du changement climatique nous rendent, hélas, un fier service. En effet, si les zones humides, comme les autres milieux, en pâtissent, dans le même temps, l'écoulement de l'eau représente un problème. Or la gestion durable des zones humides, de la tête de bassin jusqu'aux zones côtières, représente une vraie solution peu chère et efficace. L'érosion côtière devient également prégnante dans l'esprit de tous. Les fonctions jouées par les zones humides sont utiles à la collectivité, pour un coût nul. Voilà une occasion à ne pas manquer pour plaider la cause de ces milieux aussi importants pour la biodiversité qu'utiles à l'homme !
de la place de l'histoire. Comme il n'était pas prévu que j'intervienne, je proposerai simplement quelques idées Il est ressorti des communications que nous évoluons dans une nature façonnée, construite. Les historiens essaient de clarifier la manière dont ces zones ont été construites, non seulement autour des paysages mais aussi par rapport à l'évolution de la pêche et aux types de poissons. Avec des naturalistes, nous menons des enquêtes assez complexes. Nous étudions également l'histoire des techniques. Nos connaissances nous permettent de mieux nous situer dans ces zones humides construites et de comprendre les mécanismes actuels. Je mettrai également l'accent sur l'idée d'adaptation, qui est très importante. En effet, une des grandes caractéristiques de l'humanité, des animaux, de la vie en général, est de s'adapter. Effectivement, les zones humides montrent à quel point l'adaptation des sociétés s'est avérée cruciale. Dans les marais de Lavau, nous avons été frappés de constater que l'agriculture avait au départ utilisé des zones de marais qui n'étaient pas en eau. Lorsque l'eau est arrivée, on a construit des digues pour conserver l'état originel. On a donc parfois agi à rebours de ce que l'on pouvait imaginer. Par ailleurs, nous retrouvons l'idée de l'importance des conflits. Quoi qu'il arrive, nous nous trouvons toujours dans des situations conflictuelles. Il ne faut pas toujours imaginer le conflit comme étant une dispute très violente, encore que les intérêts défendus le
Thierry Lavoux
Merci, Jean Jalbert. Pour résumer, les zones humides ne coûtent pas cher et rapportent gros. Pour terminer, je vais laisser la parole, non à Madame Anne Rivière-Honegger, qui est hélas souffrante, mais à Monsieur Paul Allard, que nous allons réentendre avec plaisir, sur la question des paysages.
Paul Allard
Je vais parler des paysages, mais aussi
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soient parfois de manière ardente. La conflictualité consiste aussi à faire émerger des différences de point de vue et d'intérêt, qui passent souvent par des différences sociales importantes au travers de l'histoire. Souvent, notre héritage est le fruit de conflits, de questions qui n'avaient pas de réponse a priori, de rapports de force construits de manière aléatoire. Maintenant, nous en héritons. Nous essayons parfois de conserver le produit de choses qui se sont faites. Ceci me fait penser à la Déclaration des droits de l'homme de 1789, dont certains articles avaient été décidés à la dernière minute et que l'on ne touche pas 200 ans plus tard. Tout s'est parfois passé de manière un peu rapide et aléatoire. Or c'est un élément important pour notre époque. Nous trouvons une réserve d'exemples dans l'histoire, notamment en termes d'impact des politiques. J'ai fait de la loi de 1807 mon cheval de bataille car elle a diminué la capacité des propriétaires à aménager leurs propres terres humides. Il suffisait que des personnes extérieures souhaitent faire des travaux, notamment pour des raisons sanitaires. Si l'État donnait son accord, le propriétaire ne pouvait rien dire. Une partie de l'histoire de la Camargue au XIXe siècle s'est construite par la menace permanente que la loi de 1807 soit appliquée. Parfois, les locaux tentaient de s'en protéger. L'autre aspect important est la production de culture des historiens. On parle beaucoup de tourisme. Les musées, très intelligemment conçus et très fréquentés, mettent en valeur ce qui se faisait autrefois, sous l'éclairage très argumenté d'historiens. Cette patrimonialisation est à mettre à l'actif des travaux d'histoire. La compréhension de tous les mécanismes qui ont produit la situation actuelle nous indique que cette situation peut être tout à fait transitoire. Elle nous ouvre des perspectives d'avenir. Faire de l'histoire, ce n'est pas s'enfermer dans le passé. En revanche, cela nous aide à comprendre les mécanismes actuels et nous donne quelques idées pour les aménagements à venir. Nous participons pleinement à la prise de décision et à l'image que nous souhaitons donner.
Odile Gauthier
Nous avons des étangs piscicoles sur le site du Conservatoire, avec une pisciculture adaptée.
De la salle
J'ai une remarque et une question. Ma remarque porte sur le concept d'adaptation. Il faut faire attention au scientisme et ne pas appuyer la notion de changement climatique sur les problématiques d'adaptation car on ne s'adapte pas. En effet, les espèces se sont adaptées ou bien elles sont mortes. Ma question est la suivante. Au Conservatoire du littoral, compte tenu du changement climatique, le littoral sera amené à se déplacer. Comment la perspective de l'adaptation d'achat est-elle gérée ? Achetez-vous déjà des espaces en arrière du littoral actuel ?
Thierry Lavoux
Merci beaucoup, monsieur Allard. Avezvous des questions dans la salle pour les derniers intervenants ?
Odile Gauthier
Un mètre ou deux mètres d'élévation de la mer sont à peu près équivalents en termes d'impact. Sur 100 ans, cela correspondrait à la submersion régulière de l'ensemble du marais poitevin. Comme il s'agit potentiellement de surfaces énormes, nous ne pouvons pas systématiquement intervenir. Nous essayons de réfléchir mais le concept n'est pas complètement abouti pour passer de la bande des 100 mètres à la bande des 100 ans. Nous avons encore tendance, même avec les outils de la prévention des risques, à trouver de l'urbanisation à proximité du rivage. Nous restons dans l'idée qu'il faut conserver des zones naturelles « tam« pour mémoire »
De la salle
Vous avez parlé d'histoire. Nous pouvons également y ajouter l'archéologie. Il suffit de lire la presse en GrandeBretagne, où il a été question de Pompéi pour les zones humides. En France, nous pouvons citer le musée archéologique du lac de Paladru à Charavines. Là aussi, il y a du tourisme, des musées et des rentrées d'argent. Ma deuxième remarque concerne un sujet dont nous avons très peu parlé au cours de la journée. Pourquoi ne pas remanger du poisson d'eau douce, à la table, tous les jours, et relancer cette production ?
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pon » entre les enjeux économiques et la mer, afin de limiter les risques et donc de permettre de s'adapter et de mener une politique à moindres coûts. La bande des 100 ans reste une réflexion compliquée, qui s'étend sur de nombreux hectares. Je crois que la priorité reste d'acheter là où l'on souhaite empêcher les gens de s'installer dans les 10 à 20 ans, afin d'éviter des désastres humains et économiques ultérieurs. Dans ce cas, l'écologie peut venir au service direct de l'humain. Par exemple, en cas de brèche de digue, la sédimentologie permet à l'espace de ne pas partir à la mer. Tout ceci relève de l'expérimentation de terrain.
Thierry Lavoux
Je pense que nous sommes tous d'accord. Cependant, lorsque vous jouez aux échecs, vous jouez au même jeu et vous utilisez les mêmes pièces que vos adversaires. Sur le fond, nous sommes totalement d'accord. Jean Jalbert, nous n'avons pas évoqué les questions de santé.
Jean Jalbert
La relation entre la santé humaine et les zones humides est effectivement un enjeu émergent que nous n'avons pas véritablement évoqué aujourd'hui. Par le passé, les zones humides ont toujours été perçues comme porteuses de miasmes, de maladies. Or, dans un contexte où les changements climatiques et les échanges commerciaux et humains amèneront à un nouveau brassage des agents pathogènes et des vecteurs de ces agents, les zones humides risquent de redevenir des boucs émissaires et des victimes expiatoires privilégiées. Nous l'avons constaté dans le cas de la crise de la grippe aviaire il y a quelques années, qui émerge à nouveau aujourd'hui. Alors que tout ce qui relevait de la santé humaine et vétérinaire était bien maîtrisé, tout le monde disait que le problème venait de la nature. Or, le problème provient, non de la nature mais bel et bien des actions humaines. Dans le cas de la grippe aviaire, c'était le commerce, en grande partie illégal, de la volaille, qui était à l'origine de tous ces problèmes.
Bernard Picon
Je reviens sur les propos de Jean Jalbert, qui souhaite lui-même revenir sur le terme de « zones humides ». En ce qui me concerne, deux autres termes me déplaisent, à commencer par les « services rendus ». Je pense que cette expression suppose une sorte d'extériorité de la nature par rapport à nous-mêmes. Un autre terme que je n'aime pas beaucoup est celui des « coûts-avantages ». Je reprendrai le même argumentaire. Lorsque mon coeur est malade, dois-je me poser la question d'une opération en termes de coûts-avantages ? Voilà des raisonnements qui nous viennent de segmentations héritées de théories de la modernité et qu'il nous faudrait revoir.
Si nous ne nous préparons pas et que nous ne comprenons pas le rôle de la nature dans la circulation des agents pathogènes, nous allons au-devant de grandes déconvenues. Nous aurons du mal à empêcher une destruction qui constituera une solution simple et radicale. Il a été démontré récemment que des zones humides fonctionnelles constituent de bons remparts. Plus un écosystème est dégradé, plus ses vecteurs et ses pathogènes se répandent vite. Anticipons, développons de la connaissance et de l'argumentaire pour démontrer que des écosystèmes fonctionnels et des zones humides fonctionnelles ne sont, non des zones de miasmes et une menace pour l'humanité, mais au contraire un rempart contre l'expansion de ces pathogènes.
Thierry Lavoux
Merci beaucoup. Je trouve que c'est une très bonne conclusion scientifique, originale et utile pour cette table ronde. Je vais à présent donner la parole à François Mitteault pour la conclusion finale de notre journée. Je remercie les participants de cette table de ronde.
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Aménagement urbain et préservation de la zone humide
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Allocution de clôture
François Mitteault, directeur de l'eau et de la biodiversité à la DGALN
Je voudrais d'abord remercier les organisateurs de cette journée d'étude sur les zones humides, le Comité d'histoire du ministère et ses partenaires de la recherche. Nous vivons en ce moment une séquence très intéressante par rapport à la biodiversité en général, qui a commencé avec les négociations climatiques. Les zones humides sont des réservoirs majeurs de biodiversité pour notre pays. Tous les sujets liés à l'eau, aux milieux marins et à la biodiversité ont accompagné les conférences annuelles des parties sur le réchauffement climatique, qui ont abouti à cet accord historique obtenu le mois dernier. Dans notre pays, ceci arrive après le passage du projet de loi sur la biodiversité au Sénat la semaine dernière1 , qui nous place dans une forte dynamique autour de la biodiversité.
Je ne reviendrai pas sur les différents articles de la loi qui touchent directement les zones humides, Jérôme Bignon en a déjà parlé. S'agissant des outils, vous avez cité les ORE (obligations réelles environnementales). Nous pourrions également parler des réserves d'actifs, dont on n'a sans doute pas encore exploré toutes les capacités. L'ancienne directrice de la nature à la Commission européenne considère que la France est en train de se doter d'un corpus législatif parmi les plus avancés d'Europe en ce qui concerne la protection de la biodiversité. Au coeur du sujet, se trouve l'Agence française de la biodiversité. De mon point de vue, de nombreux aspects vont se jouer au niveau territorial, notamment au niveau régional. L'enjeu est majeur. En effet, la
biodiversité pourrait initier une nouvelle forme de politique publique, en créant un partenariat intelligent entre l'État et les régions qui, progressivement, deviennent de très importants donneurs d'ordre (parcs naturels régionaux, réserves naturelles régionales, transfert de la gestion des fonds européens, etc.). Une différenciation stratégique est donc en train de se jouer au niveau des régions. Avec l'Agence française de la biodiversité, nous allons tenter de créer, au niveau régional, une plate-forme partenariale avec les régions et d'autres partenaires, pour proposer une offre très ouverte. Il n'existe aucun exercice imposé en termes de contenu de mission. Nous voyons bien que sur l'ensemble des sujets concernant la biodiversité
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(zones humides, Natura 2000, trame verte et bleue, etc.), nous avons un enchevêtrement de compétences et de sources de financement. Il faut être de plus en plus initié pour y voir clair. En mettant en place un partenariat région par région sur ces questions, nous pouvons clarifier les différentes attributions vis-à-vis des maîtres d'ouvrage et de l'ensemble des acteurs. Nous pouvons également mettre en place des protocoles de gestion sur tous ces sujets, pour vérifier qu'il n'existe ni superposition ni concurrence mais bien complémentarité. Tout est en train de bien s'organiser. Les préfets, les DREAL et les services de l'État sont bien engagés dans la dynamique. Les régions, par le biais de l'Association des régions de France, commencent à comprendre
les enjeux. Cette évolution sera un des éléments essentiels de ce que nous qualifions de transition écologique, qui s'appuie sur les mêmes moteurs que la transition énergétique. Les leviers sont souvent les mêmes. Pour réussir la transition énergétique, nous nous appuyons sur l'initiative des territoires, des PME, des collectivités, etc. Nous avons complètement changé de paradigme par rapport à la gestion de la politique énergétique de notre pays, avec le concept de territoire à énergie positive et de croissance verte. Nous injectons du développement local dans la politique énergétique. Avec la transition énergétique, l'idée est d'associer la société civile à l'accompagnement de la résilience liée au monde du vivant.
Les changements qui sont en train de se mettre en place sont très intéressants. Pour les acteurs des zones humides, il faudra être attentif aux scénarios qui se dessinent, région par région. Avec la biodiversité, nous sommes en train d'initier une autre pratique de politique publique, où l'État tente de trouver un partenariat avec les régions. Aujourd'hui, je pense que c'est une voie indispensable pour réussir la mise en oeuvre de nos politiques publiques.
1
La loi n° 2016-1087 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, a été promulguée le 8 août 2016 et publiée au Journal officiel du 9 août.
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Créé en 1995, le comité d'Histoire ministériel développe des activités dans les domaines du développement durable, de l'environnement, de la transition énergétique, du climat, de la prévention des risques, des transports et de la mer mais aussi dans ceux de l'urbanisme, du logement et de l'aménagement du territoire. Afin de valoriser le patrimoine historique du ministère et de contribuer au sentiment d'appartenance à ce ministère de chacun de ses agents, quelle que soit son origine, le comité d'Histoire s'appuie sur un Conseil scientifique, composé de chercheurs et de spécialistes reconnus, pour définir ses priorités d'intervention en matière d'histoire et de mémoire des administrations, des politiques publiques menées ainsi que des techniques, des métiers et des pratiques professionnelles qui ont été développés. Il cherche également à répondre aux attentes exprimées par les services, les opérateurs et les partenaires du ministère. Un programme prévisionnel de thèmes prioritaires (risques et catastrophes, innovations, territoires et milieux, mobilités et modes de vie) et de journées d'études a été arrêté pour les années 2012 à 2017. Le comité soutient et accompagne scientifiquement et financièrement des études et des recherches historiques. Il publie la revue semestrielle « Pour mémoire » (3 000 exemplaires). Il organise des séminaires et des journées d'études dont il peut diffuser les actes dans des numéros spéciaux de la revue. Il peut favoriser la publication d'ouvrages de référence. Pour les besoins de la recherche, il constitue un fonds d'archives orales d'acteurs des politiques ministérielles. Il gère un centre documentaire ouvert au public doté de plus de 4 000 ouvrages. Il diffuse sur internet et sur intranet un guide des sources accessibles, la revue et les actes de journées d'études et de séminaires. Il peut participer à des manifestations avec des partenaires publics ou privés.
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Le comité d'Histoire du ministère
L' ORGANISATION DU SECRÉTARIAT DU COMITÉ D'HISTOIRE
Secrétaire Philippe CARON secrétaire général du Conseil général de l'Environnement et du Développement durable Tél. : 01 40 81 68 23 Fax : 01 40 81 23 24 emmanuel.rebeille-borgella @developpement-durable.gouv.fr Secrétaire-délégué Patrick FÉVRIER administrateur général Tél. : 01 40 81 21 73 patrick.fevrier @developpement-durable.gouv.fr Adjointe au secrétaire délégué recueil de témoignages oraux Christiane CHANLIAU chargée de mission Tél. :01 40 81 82 05 christiane.chanliau @developpement-durable.gouv.fr Événementiel, édition Lorette PEUVOT chargée de mission Tél. : 01 40 81 15 38 lorette.peuvot @developpement-durable.gouv.fr Études-recherches Samuel RIPOLL chargé de mission Tél. : 01 40 81 26 63 samuel.ripoll @developpement-durable.gouv.fr Documentation communication électronique Nicole BOUDARD-DI-FIORE documentaliste Tél. : 01 40 81 36 83 nicole.boudard-di-fiore @developpement-durable.gouv.fr Assistance à la coordination et à la publication N.... secrétaire de rédaction Tél. : 01 40 81 .. ..
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LE CONSEIL SCIENTIFIQUE
Dominique BARJOT Professeur d'histoire contemporaine à l'Université Paris IV Bernard BARRAQUÉ Directeur de recherche émérite, au CNRS, CIRED-AgroParisTech Alain BELTRAN Directeur de recherches CNRS, Université Paris 1, laboratoire IRICE Alain BILLON Ancien secrétaire délégué du Comité d'histoire Florian CHARVOLIN Chargé de recherche au CNRS, Centre Max Weber Université Jean Monnet de Saint-Étienne Kostas CHATZIS Chercheur à l'École nationale des Ponts et Chaussées (LATTS) Florence CONTENAY Inspectrice générale de l'Équipement honoraire Andrée CORVOL DESSERT Présidente d'honneur du Groupe d'Histoire des Forêts Françaises Directeur de recherche honoraire CNRS Membre de l'Academie d'Agriculture de France Gabriel DUPUY Professeur émérite à l'Université de Paris I Jean-Michel FOURNIAU Directeur de recherches à l'IFSTTAR Stéphane FRIOUX Maître de conférences en histoire contemporaine à l'Université Lumière de Lyon 2 Philippe GENESTIER Professeur à l'ENTPE, chercheur au laboratoire RIVES-CNRS Vincent GUIGUENO Conservateur en chef du patrimoine, musée de la Marine Anne-Marie GRANET-ABISSET Professeur d'histoire contemporaine, Université Pierre Mendès-France Grenoble André GUILLERME Professeur émérite d'histoire des techniques au CNAM Bertrand LEMOINE Directeur de recherche au CNRS Alain MONFERRAND Ancien secrétaire-délégué du Comité d'histoire
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Arnaud PASSALACQUA Maîtres de conférences en histoire contemporaine à l'université Paris-Diderot Antoine PICON enseignant-chercheur à l'École des Ponts ParisTech, LATTS, Professeur à l'Université de Harvard Anne QUERRIEN Ancienne directrice de la rédaction de la revue « Les Annales de la Recherche urbaine » Thibault TELLIER Professeur d'histoire contemporaine à l'Institut d'études politiques de Rennes Hélène VACHER Professeur à l'ENSA de Nancy Loïc VADELORGE Professeur d'histoire contemporaine à l'Université de Paris-Est, Marne-laVallée, directeur du Laboratoire ACP
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Activités du Comité d'histoire
Depuis 2006, 18 numéros de la revue semestrielle Pour mémoire ont déjà présenté un panorama diversifié d'articles sur l'histoire de l'administration et des cultures professionnelles. Pour 2016-2017, les thématiques principales concernent les fonds photographiques, l'impact des transformations numériques sur les politiques ministérielles, le tricentenaire du corps des Ponts et Chaussées et les enjeux transfontaliers. www.ecologique-solidaire.gouv.fr/Pour mémoire-la-revue-de-Comite-d/html Depuis 1995, le Comité d'histoire a organisé ou co-organisé des journées d'études et des colloques, le plus souvent en partenariat avec des chercheurs, des acteurs et des experts. Les événements programmés en 20162017 portent sur les zones humides, les rapports entre aménageurs et les populations, les conférences de l'ONU sur l'habitat, les nuisibles et le cinquantenaire de la loi d'orientation foncière. www.ecologique-solidaire.gouv.fr/ Prochaines-manifestations-du.html Les actes des journées d'études organisées par le Comité d'histoire sont publiées dans des numéros spéciaux de la revue. D'autres types de journées d'études sont publiées sur internet, dans la revue, ou dans des livres. www.ecologique-solidaire.gouv.fr/ Prochaines-manifestations-du.html Le comité peut apporter son soutien à l'édition d'ouvrages issus de thèses dont les sujets ont un rapport avec les politiques ministérielles. www.ecologique-solidaire.gouv.fr/Despublications-en-partenariat.html Depuis sa création, le comité a recueilli près de 300 témoignages oraux destinés à préserver la mémoire de personnalités de ces ministères. Il s'est intéressé à l'évolution des métiers, des cultures professionnelles, et des bouleversements qui ont touché l'administration. www.archives-orales.developpementdurable.gouv.fr
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Vous souhaitez consulter les ressources du secrétariat du comité d'Histoire... Vous pensez que votre témoignage peut éclairer l'histoire du ministère de la Transition écologique et solidaire et des administrations dont il est l'héritier... Vous avez connaissance d'archives, de documents divers, d'objets intéressant l'histoire de ces administrations, alors...
N'HÉSITEZPASÀNOUSCONTACTER OU NOUS RETROUVER ?
Secrétariat du comité d'Histoire Conseil général de l'Environnement et du Développement durable Tour Séquoia - 92055 La Défense cedex tél : 33 (0) 01 40 81 21 73 Internet : http://www.ecologiquesolidaire.gouv.fr/memoire-du-ministere http://www.archives-orales. developpement-durable.gouv.fr/index. html Intranet : http://intra.comite-histoire. cgedd.i2/
courriel : comite.histoire@developpement-durable. gouv.fr
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la revue du comité d'Histoire
rédaction Tour Séquoia - bureau 30.05
92 055 La Défense cedex téléphone : 01 40 81 15 38 comite.histoire@developpement-durable.gouv.fr Pierre Chantereau et Alain Billon
fondateurs de la publication
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ISSN ressource en ligne
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imprimé sur du papier certifié écolabel européen
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COMITÉ D'HISTOIRE Tour Séquoia 92055 L a DéfenSe ceDex
www.ecologique-solidaire.gouv.fr / www.cohesion-territoires.gouv.fr
INVALIDE)